12.

TAJINE-DE-LA-MORT

Shariff regardait Tim et Flora avec malice, par en dessous, comme un comploteur.

– Alors, selon vous, c’est qui, l’assassin de Silvio Muller ? Bjorn ?

– Non, répondit Tim. Ou alors, ce type a des nerfs en acier trempé, et un timing de fou… Lorsque je suis revenu du pic de Mémise, je l’ai croisé dans la réserve. À cette heure-là, Silvio était mort depuis cinq heures, grand maximum.

– Ouais. Et moi, il me semble l’avoir aperçu en début d’après-midi à la bibliothèque, en discussion avec saint Paul, déclara Shariff. Ce qui lui laisserait vraiment trop peu de temps. Alors, qui ? Mevlut ?

– Bon, tu nous as invités pour jouer au Cluedo ? siffla Flora. Parce que dans ce cas, il fallait nous prévenir, on aurait cherché des indices sur le chandelier du colonel Moutarde, dans la véranda !

Elle venait de casser l’ambiance qu’il essayait d’installer, alors que Tim faisait semblant de rien. Pas douée pour les mondanités entre amis, la Catwoman… Stressée, peut-être, ne sachant pas ce que Shariff avait prévu. Peut-être n’avait- elle aucune envie de penser à ce meurtre, commis par un initié.

– Vu que c’est mon anniversaire, je propose que Shariff nous parle tout de suite de ses projets.

– OK, tu nous fais le coup de la fille insensible et revenue de tout. Comme tu veux, ma belle…

 

———

 

Shariff les observait, tous les deux, avec des yeux brillants, amusés, comme elle ne lui en avait pas connu depuis un bon moment. Cela faisait deux jours qu’il arborait cette mine, celle d’un garnement qui prépare un mauvais coup et s’en frotte les mains.

L’odeur qui venait de la cuisine était enivrante, le « samouraï » avait dressé le mezze, l’apéritif habituel, dans leur salon, tout était donc en place selon le rituel et la mise en scène qu’il avait certainement prévus. Il se passait quoi, maintenant ? Shariff posa sur la table basse le colt 45 avec lequel il jouait depuis une minute, le manipulant comme un musicien fait ses gammes. Tim la regardait, elle ; attentif, légèrement tendu. Craignait-il la suite, lui aussi ?

Il portait sa chemise à carreaux de montagnard, et le même pantalon que… Flora se souvint que la première fois qu’elle avait vu Tim, elle était assise exactement au même endroit. Il était entré, et elle s’était dit : « Merde. Il est beau. Fragile et beau. » Ou quelque chose de ce genre… Et aujourd’hui, qu’en pensait-elle ? Était-il toujours aussi fragile maintenant qu’elle connaissait son effroyable puissance de grizzli ? Était-il encore beau, malgré le sang versé ?

– Tenez, puisque Flora Argento, tout juste seize ans aujourd’hui, veut que nous évitions les circonvolutions préliminaires. « Le plus grand obstacle à la vie est l’attente, qui espère demain et néglige aujourd’hui », Sénèque.

Tel un prestidigitateur, Shariff avait fait apparaître deux boîtes minuscules en cuir rouge, qu’il leur présentait, dans ses deux paumes ouvertes. Deux minuscules écrins.

– Considérez cela comme un cadeau d’anniversaire pour Flora, à ouvrir à quatre mains. À vous d’imaginer l’usage que vous pouvez en faire…

Il avait un sourire publicitaire aux lèvres, on aurait dit une réclame vivante pour un dentifrice. Elle fut la première à prendre l’écrin qu’il lui offrait, en haussant les épaules. Elle l’ouvrit, regarda sans comprendre, puis saisit entre deux doigts la bague qui s’y trouvait.

 

Tim, bien sûr, ne disait rien. Il attendait.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Flora au bout d’un moment.

– Ton cadeau d’anniversaire, je te l’ai dit… Savez-vous que dans son traité médiéval, Jean d’Outremeuse prétendait qu’on pouvait amollir toutes les pierres précieuses en les plongeant pendant plusieurs jours dans la graisse fondue et le sang d’un ours ? Toutes, sauf une : le diamant.

– Shariff, je répète ma question : qu’est-ce que c’est ?

– Une bague, ma belle. Un anneau d’argent sur lequel j’ai fait monter une variété de chrysobéryl que les gemmologues appellent « œil de chat », ce qui n’est pas sans intérêt. Comme tu le noteras, cette bague est un peu trop grande pour toi, elle a en revanche très exactement le diamètre de l’annulaire gauche de Timothy Blackhills, ici présent. Ça te parle ?

Flora leva les yeux vers Tim. Il tenait dans la main une bague, lui aussi, qu’il venait de sortir de son écrin. Elle brillait d’un éclat dur et blanc.

– Quant à cet autre anneau, il s’agit d’un diamant, le seul, je vous l’ai dit, qui résiste au sang de l’ours… Les croyances populaires européennes du XVIe siècle lui prêtaient également la vertu d’éloigner les fantômes et les animaux sauvages, un pouvoir qui peut s’avérer précieux à l’occasion… Sauf erreur, il a le diamètre de l’annulaire gauche de Flora.

– Et donc, Shariff, one more time : qu’est-ce que c’est ? Ou, si tu préfères : pourquoi tu nous offres ces bagues maintenant, en te gourant de destinataire au passage ?

– Je ne me suis pas trompé, Flora. « L’homme sage apprend de ses erreurs, l’homme plus sage apprend des erreurs des autres », Confucius.

Elle essaya de ne pas perdre patience.

– Et donc ?

– Donc, je me suis dit qu’on allait tout de suite passer au dernier acte, celui où le gentil fiancé offre une bague à la jolie fiancée pour lui déclarer sa flamme, tu vois ? Parce que si j’attends que vous vous bougiez, on ne sifflera jamais la fin de la partie. Alors, hop, voilà. Je fournis les bagues et les pierres. Vous procédez à l’échange, vous arrêtez de vous regarder en chiens de faïence, vous vous embrassez, et…

Elle comprit enfin, entra en ébullition et explosa dans la même seconde.

– Putain, Shariff ! Tu t’imagines que tu peux nous forcer la main comme ça, et que la vie se passe comme…

– Flora, attends, il…

– Tais-toi, Tim !

Tim s’était levé, l’air grave et emprunté, le minuscule anneau d’argent surmonté du petit diamant au bout des doigts. Visiblement, il ne savait qu’en faire. Flora sentit une colère gigantesque monter, qui avait besoin d’éclater, qui allait la faire crier ou pleurer comme une madeleine, un raz-de-marée... Et elle ne voulait pas se contrôler. Il s’imaginait quoi, le Shariff ? Que les semaines de bilans, d’hésitations, de doutes et toutes les questions se réglaient simplement comme ça, en balançant deux écrins ? Quand il le décidait ? Comme il le décidait ?

La voix de Flora fut railleuse, méchante ; c’était sa seule parade pour éviter de hurler :

– Et donc, simplement parce que tu nous les fournis, on va faire l’échange des bagues, et tout sera résolu comme ça, d’un claquement de doigts ?

– Flora, Shariff a…

– Ouais, toi, Tim, tu as oublié de m’offrir un cadeau, et Shariff, lui, s’est dit que la vie pouvait se passer comme dans les séries télé à deux balles, et qu’il suffisait d’y penser… Des bagues, bon sang, mais c’est bien sûr ! Pourquoi on n’y a pas songé plus tôt ? Qu’est-ce qu’on est con, des fois !

– Il a cru que…

– Arrête de prendre sa défense, Timothy Blackhills… Parce que je te préviens… Je te préviens…

Brutalement, sa colère changea du tout au tout, de motif, de destinataire, d’objet et de raison ; et les mots qu’elle prononça allèrent plus vite que sa pensée.

– Je te préviens… Tu fais ce que tu veux, mais si tu ne m’offres pas ce diamant maintenant, après, il sera trop tard…

– Flora…

– Trop tard pour nous, Tim…

Sa voix disparut dans un murmure, et elle fondit en larmes de rage.

 

———

 

– Flora. Tu veux bien que je t’offre ce diamant, comme cadeau d’anniversaire. Maintenant. Et à jamais ?

– Ta pierre, ça résiste au sang d’ours, hein ? Et moi, ce truc que je dois te donner s’appelle un œil de chat, c’est ça ?

Flora pleurait toujours, doucement, sans hoquets. Mais elle lui tendit la main gauche, et il y passa l’anneau d’argent surmonté du minuscule solitaire.

Mazel tov ! Vive les mariés ! Champagne ! applaudit Shariff en sortant une bouteille qu’il avait planquée sous la table basse.

– Les enfants en bas âge ont le droit de boire de l’alcool, ce soir ?

– Je veux, je l’ai acheté en contrebande, sur le compte de Tim ! Et ce soir, même les filles au caractère de phacochère ont quelque chose à fêter. Bon, tu lui offres ta bague, toi aussi, ou tu te la gardes pour une meilleure occasion ?

Pour la première fois depuis que Shariff avait sorti les écrins, Tim vit Flora sourire dans ses larmes. Ses yeux brillaient, mais ce n’était ni de colère, ni de tristesse. Elle secoua la tête, l’air incrédule, puis prit l’écrin ; il tendit la main, paume ouverte pour recevoir la bague mais Flora secoua de nouveau la tête, cette fois en signe de dénégation. Elle dit :

– À ma façon…

Puis elle retira la fine chaîne d’argent qu’elle portait autour du cou, y glissa la bague en pendentif. Tim pencha la tête en avant, elle lui passa la chaîne autour du cou, la ferma sur sa nuque. Dans le mouvement, il vit le diamant briller sur la main gauche de Flora. Shariff, goguenard, regardait la fille-chat inventer sa propre cérémonie. Elle se tourna vers lui.

– Et t’as prévu quoi, ensuite, Shariff ? La robe de mariée et les grandes orgues ?

– Mieux que ça, ma belle… Beaucoup mieux… Un tajine-de-la-mort.