40.

L’ŒIL DU FAUVE (5)

Elle venait enfin de sortir du chalet principal, alors qu’il n’osait même plus l’espérer – des heures entières qu’il faisait le guet, ici. Il avait vu l’aurore arriver et avec elle, les perspectives de chasse auraient dû s’évanouir. Mais pas cette fois, non. Il lui restait trois heures avant de devenir un homme, et c’était amplement suffisant pour s’occuper de celle qu’il attendait.

Kate-l’usurpatrice, générale de réserve d’une armée presque en déroute. Elle avait travaillé toute la nuit et toute la matinée dans le bureau de McIntyre. Elle prétendait diriger leur Institut, comme si ses connaissances scientifiques, les règles, les lois pouvaient suffire ; comme si le pouvoir n’était pas à prendre, tel n’importe quelle proie. Kate-l’intérimaire, Kate-la-provisoire.

Elle se trompait. La Grande Prédation le lui avait confirmé. Tout se prend. On ne possède vraiment que ce que l’on arrache.

Il était imprudent de frapper au grand jour, mais la prudence n’est rien. Il était fou de penser que l’histoire basculait sur un coup de dents – mais sinon, comment ? Kate-l’usurpatrice était le dernier obstacle, sans doute. Ines l’avait manquée. Bjorn l’avait manquée. Par hésitation, maladresse, reliquat de conscience humaine ? Lui ne la manquerait pas.

Il était un superprédateur. La louve Ines n’occupait que le troisième niveau de sa chaîne alimentaire, tandis que lui, il était au-delà. Cinquième niveau dans la classification des zoologistes – puissant, très puissant. Sans rival. Seul concurrent : l’homme. Et il était un homme, également. Tout-puissant, qu’on le veuille ou non.

Maintenant, il était là pour que l’histoire bascule, que le pouvoir ne leur échappe plus, qu’ils s’emparent de tout ce qui leur appartenait : leur bibliothèque, leur Institut. Ils méritaient ce pouvoir, ils avaient expérimenté l’ultime vérité, la Grande Prédation. L’infini pouvoir sur la vie. Ils étaient des anthropes, pleinement.

La mort donnée. Il y avait goûté. Il ne voulait plus s’en passer. À chaque fois qu’il redevenait lui-même, les images de Silvio mis en pièces affluaient dans son cerveau. C’étaient des flashes, de véritables trips auxquels il voulait revenir – comme une drogue dure, addictive.

La porte centrale du chalet principal, celle du bureau de McIntyre, s’ouvrit de nouveau. Le remplaçant de Bjorn sortit à son tour, Marco-le-renégat, Marco-la-conscience-effarouchée, comme ils disaient entre eux. Lui aussi venait du bureau de McIntyre, et puisque le superprédateur ne l’avait pas vu arriver, c’est qu’ils avaient passé la nuit ensemble, Kate-l’usurpatrice et Marco-le-renégat. Avaient-ils travaillé à leur prochain plan pour éradiquer la menace ? Avaient-ils parlé et ressassé toute la nuit leur terreur de devoir diriger un Institut trop grand pour eux, parce que le pouvoir échappe à ceux qui n’ont pas la puissance ?

Ou bien s’étaient-ils contentés de s’enfermer dans le bureau, verrouillés à double tour, de peur de sortir, la nuit, au milieu d’eux ?

Désormais, les prédateurs étaient les maîtres de l’Institut, la nuit. Le jour, les équipes de Marco faisaient encore illusion, mais dès que l’obscurité tombait, ceux du Hameau s’enfermaient avec leur arsenal, en espérant que rien n’arriverait.

Trois meurtres, en trois jours. Enfin, les prédateurs se mettaient à sa suite. Il leur avait ouvert la voie avec Silvio et enfin, ils comprenaient, l’un après l’autre, l’infinie ivresse de la prédation. Plus rien ne les retenait. Ce qui se produisait était irréversible, inscrit dans leur nature. Pourquoi se terrer dans une pièce rouge, quand leur nature était de vivre au grand jour ? Pourquoi chercher la maîtrise, la supranoïa, alors qu’il suffisait de suivre ce que disait l’esprit, sans chercher à le maîtriser, le canaliser, l’endiguer – le châtrer ?

Ils découvraient tout ça, l’un après l’autre, ceux qui frappaient, ceux qui s’apprêtaient à le faire. Et ceux qui s’enfermaient le savaient aussi, sans doute. Les livres de Kate-la-biologiste devaient appeler ça « prédation intraguilde » : la concurrence des espèces sur un territoire clos, qui voyait le triomphe des plus forts. Des plus carnassiers.

Leurs livres à eux, à leur étage de la bibliothèque, appelaient autrement ce qui survenait : « malédiction » ou « révélation ». « Destin ». « Élection ». « Pouvoir ». « Mythe ».

Ils étaient des êtres mythiques, des chimères, des cauchemars pour autrui. Bientôt, dans deux ou trois nuits, tous leurs adversaires, tous ceux qui osaient concurrencer leur guilde, auraient fui, ou bien ils seraient morts.

Kate-l’usurpatrice s’approcha du jeune type armé qui prétendait empêcher l’irréparable avec ses quelques gardiens effarouchés. Elle se pencha vers lui et l’embrassa furtivement.

Ainsi donc, c’est cela qu’ils avaient fait, cette nuit, dans le bureau verrouillé : ils s’étaient aimés. Pour conjurer la peur, parce qu’ils se savaient perdus, ou parce qu’ils se voyaient encore un avenir ?

Lui allait une fois de plus ouvrir la voie. La partie humaine de son cerveau l’ordonnait. L’instinct le réclamait. L’histoire était en marche… En plein jour, au vu et su de tous, et face à deux proies, dont l’une était armée, l’attaque n’avait strictement rien à voir avec ce que son esprit avait planifié la veille, avant qu’il provoque la métamorphose. Mais son autre cortex, sa part d’ombre et de sang réclamait son écot. Son autre cerveau voulait une proie, voire même plusieurs. Et il s’était juré qu’il obéirait toujouts à cette part de lui-même.