L’ŒIL DU FAUVE (6)
Kate-l’usurpatrice écarquillait les yeux, la bouche grande ouverte dans un cri muet. Elle n’avait plus de larmes, plus de voix, plus rien – elle ne pouvait même plus crier, mais ses cris, de toute façon, ne représentaient aucun danger. Prévenir qui ?
Clouée contre le mur du chalet, trop loin de la porte pour espérer pouvoir s’y engouffrer avant qu’il bondisse, elle attendait, tétanisée, épinglée comme un insecte – en elle, sans doute, l’horreur et la certitude de l’inéluctable avaient remplacé la peur. Le chasseur s’en délectait.
Là-haut, agglutinés derrière les baies vitrées des trois étages de la bibliothèque, ils devaient tous regarder la scène. Ils avaient déjà vu la première mise à mort. Kate-l’amoureuse avait hurlé lorsqu’il s’était jeté sur l’autre. Forcément, tous l’avaient entendue – c’était une heure où ils pensaient être à l’abri. Ils s’étaient précipités sur le balcon du chalet principal. Mais aucun n’avait osé en sortir. Pas un seul n’avait cherché à les défendre – parce que ceux de l’Alpage étaient là, dans la bibliothèque, avec eux ? Parce qu’ils avaient trop peur pour agir, qu’ils étaient paralysés ? impuissants ?
Kate-la-victime pouvait crier, hurler encore, désormais, cela ne servait plus à rien – personne n’interviendrait. Des lâches, des empêchés, voilà ce qu’étaient devenus les anthropes à l’école de McIntyre-l’agneau-bêlant. Même de jour. Même avec des armes.
L’arme de sa première proie, dont les restes n’avaient plus rien d’humain, gisait par terre, là, à deux mètres. Les restes ? Cette fois, il ne redoutait plus les enquêteurs de McIntyre ; il n’avait pas pris la peine de masquer sa signature, comme il avait dû le faire pour Silvio. Alors, il avait attaqué directement à la tête, mordu l’occiput pendant que sa proie hurlait, ses canines avaient percé le crâne – silence de la proie, quand les crocs avaient atteint le cerveau. Sa signature : deux trous nets dans le crâne de Marco. Parmi les superprédateurs de l’Institut, il était le seul à posséder des mâchoires suffisamment puissantes pour faire cela. Une tête, un visage lacéré et percé par les dents.
Kate-la-générale-déchue savait maintenant qui il était. Elle avait eu le temps de le reconnaître, et sans doute que tout s’éclairait pour elle.
Qu’importe, puisqu’elle allait mourir. Elle ne portait pas d’arme sinon elle aurait tiré, déjà, depuis longtemps ; c’était le risque à prendre. Kate avait beau refuser sa puissance et n’être qu’au deuxième niveau de sa chaîne alimentaire, elle était une créature décidée. Si elle l’avait pu, elle l’aurait empêché de déchiqueter le garçon qu’elle aimait.
Elle l’aurait tué, tout en sachant qui il était. Mais elle n’avait pas d’armes, et plus rien que ses yeux pour voir ce qui restait de l’autre – le garçon qui avait osé penser qu’avec des fusils, on les arrêterait. Rien ne les arrêterait. Une fois de plus, son intuition prédatrice l’avait guidé au moment de prendre sa décision ; et l’instinct avait eu raison. Après cette démonstration, ce soir, l’Institut serait vidé de leurs ennemis. Il ne resterait plus que les disciples, les croyants, Les initiés de la Grande Prédation, et ceux qui s’initieraient. Sur leurs traces, derrière eux.
Il releva ses yeux dorés, d’un froid métallique. Kate-la-proie-suivante n’avait pu se détacher du massacre, pendant tout le temps. Ce qu’il accomplissait devant eux tous était effrayant, mais fascinant. Il prenait une vie et la réduisait en lambeaux de viande rouge. Il commençait par percer l’esprit, qui s’enfuyait du crâne. Puis il mettait en pièces tout le reste. Il n’y avait plus d’âme là-dedans, plus de principe vital, d’éternité ni de vanité humaine, aucune pseudo-supériorité de la race humaine sur les autres espèces, aucune conscience éclairée ; pour lui, il n’y avait plus que de la nourriture.
Mais à dire vrai, il n’avait plus faim.
A cette minute, il avait juste envie de tuer, un désir impérieux, une pulsion inhumaine – mais tellement humaine, pourtant, sans rapport aucun avec l’instinct de son autre espèce. Le meurtre de Kate-l’amie-de-McIntyre n’aurait rien à voir avec l’instinct animal. C’était une vengeance, la fin de l’ennemi. C’était le pouvoir.
Il reculait encore l’instant de tuer. Cela, ce n’était pas une pensée animale. L’animal ne se délecte pas de ce qu’il inspire : il tue. Mais l’esprit humain, la cruauté humaine, pouvaient le guider aussi bien que la faim. Il retroussa les babines. La salive vint dans sa bouche, merveilleuse mécanique des fluides, pour préparer la manducation.