LA MORT DU HÉROS SACRIFICIEL
Ils furent à Ecublens vers 15 h 30. Le siège de WarDogs était en périphérie, en banlieue de la banlieue, dans une zone industrielle. Ils garèrent la berline grise, trop semblable à celle de Matthew, à environ deux kilomètres de l’objectif, devant un lotissement. Ils n’indiqueraient pas d’emblée à l’ennemi qu’ils allaient lancer l’assaut.
Tim était sombre, préoccupé. Flora comprenait pourquoi : il n’y avait pas de stratégie, presque aucune chance. La dernière fois, ils s’étaient fourvoyés du tout au tout. Sous le bunker, leur opération commando avait provoqué la mort de Véronique, leur incarcération, puis la reddition de McIntyre. Et cette fois ? Cette fois, McIntyre avait besoin d’eux, alors ils se comportaient exactement comme huit mois plus tôt : ils se jetaient dans le gueule du loup, en espérant un miracle. Sauf que les miracles ne se reproduisent pas deux fois en une année.
Ils trouvèrent une sorte de promontoire, à trois cents mètres environ du siège. Il y avait une haie épaisse. De là, ils pourraient voir sans être vus.
Tim sortit ses jumelles pour faire le tour du propriétaire. Le bâtiment ressemblait au siège d’une filiale high-tech d’un groupe international ayant pignon sur rue. Un petit immeuble moderne, d’acier et de verre, un logo neutre et rassurant, une cinquantaine de voitures relativement neuves, relativement chères, garées sur un parking devant l’entrée. Manifestement, les salariés de WarDogs gagnaient bien leur vie, pour se payer ce genre de jouets. Deux types assuraient la sécurité, les habituels vigiles en tenue sombre qu’on voit partout, même devant les grands magasins, oreillette et lunettes fumées.
– C’est tout ? dit Shariff, armé de ses propres jumelles.
– Tu t’attendais à quoi ? Des sacs de sable et des mercenaires en gilet pare-balles ? Ces mecs-là sont dans la légalité, Shariff. Du moins ils voudraient en persuader le monde entier.
– OK. Donc, comment on accède aux sous-sols parfaitement légaux de ce siège légal ?
– No lo sé. On regarde ce qui se passe pendant les quelques heures qui viennent, on attend la nuit, et on voit si une occasion se présente.
– Une tactique déjà éprouvée, par vrai ? D’ici là, moi, je vais aller faire mon crustacé.
———
Flora s’était allongée à côté de Tim, sans un mot. Elle avait repris les jumelles de Shariff. Cela faisait presque dix minutes qu’elle scrutait le bâtiment, et toujours pas un commentaire. Tim chuchota :
– Qu’est-ce que tu en penses ?
– On n’a pas une chance sur mille, bien sûr… Ils sont puissants, riches, sans doute extrêmement dangereux. Et en plus, en ce moment, ils doivent être méfiants… Trente-six heures après, ils savent forcément que leur petite expédition avec Matthew vers l’Institut a échoué. Ce qui veut dire qu’ils attendent sans doute de la visite. Peut-être même qu’Hugo les a prévenus que nous avons quitté l’Institut depuis trois jours.
– Je ne pense pas qu’Hugo leur en ait parlé. S’ils étaient vraiment si proches, Hugo leur aurait tout simplement indiqué l’emplacement de l’Institut.
– Non, Shariff a raison, il est peut-être prêt à leur vendre des informations, mais je ne pense pas qu’il leur vendrait sa Grande Bibliothèque. N’empêche, il ne faut pas trop compter sur l’effet de surprise.
Tim avait fait le même bilan que la jeune fille : pas beaucoup de cartes de leur côté, pas même un seul atout dans leur jeu.
– Écoute, je ne crois pas que cela serve à grand-chose de nous sacrifier tous les trois. La dernière fois qu’on s’est retrouvés enfermés, Shariff a pu s’évader, mais là, ça risque d’être plus compliqué. Et si on tente l’affaire à trois, personne ne pourra prévenir l’extérieur de ce qui se passe.
– Et donc ? demanda Flora au bout d’un moment de silence.
– Donc, je vais essayer de pénétrer là-dedans, cette nuit, et pendant ce temps, toi et Shariff, vous resterez en arrière. Si dans vingt-quatre heures personne n’est ressorti, vous préviendrez la police. Vous expliquerez tout ce qui se passe là-dedans, les liens avec les quatre morts de Lutry. Ils seront obligés de t’écouter, puisque tu possèdes le portable avec lequel tu les as avertis pour les cadavres.
– OK, mais même si les flics osaient déplaire à une entreprise qui est la quatrième puissance financière du pays, tentaient immédiatement une perquisition, et parvenaient par miracle à vous retrouver tous les deux vivants, comment on leur expliquerait ce qui se passe vraiment ?
– Tu préfères quoi : préserver le Grand Secret ou sauver la vie du professeur ?
– Je ne sais pas. Si McIntyre a choisi de faire sans la police, on doit respecter les risques qu’il a pris, non ?
Un long silence.
– De toute façon, je ne te laisserai pas y aller seul.
Elle s’appuya sur un coude et le dévisagea longuement. Sans aménité.
– Tu vas m’écouter une minute… Tu te la joues héros sacrificiel, Tim, et ça ne m’étonne pas. Ça fait huit mois que tu te la joues comme ça…
Elle changea de voix, et ses doigts dessinèrent des guillemets dans l’air. L’imitation fut mauvaise, et délibérément mélodramatique.
– « Plutôt que de vivre, je sacrifie ma vie pour ceux que j’aimais, pour ceux que j’aime, pour ceux que j’aimerai… J’expie mes fautes, et celles du monde entier. C’est mon destin, je dois mourir… Et si je ne meurs pas, je dois payer, quitter ceux que j’aime pour repartir tout seul à Missoula affronter Dieu sait comment une prétendue vérité. » Comme toujours…
Elle revint à sa voix normale, sauf que son ton charriait une colère froide, recuite, vieille de… huit mois ?
– Mais ça te ferait mal de nous demander notre avis, parfois ? Si on avait envie de s’embarquer avec toi dans cette galère ? Si nous, ce qui nous intéressait, c’était toi, ta vie, et qu’on préférait perdre la nôtre avec toi plutôt que de pleurer le héros magnifique ? Si en fait de héros, assumant seul les responsabilités du monde entier, tu te comportais comme un putain d’égoïste suicidaire ?
Ses yeux étaient des têtes chercheuses, qui le vrillaient comme pour percer ses protections, ses carapaces. Des yeux noirs pouvaient-ils être à la fois si pâles et si brillants ?
– Tu ne comprends pas ce qu’on a essayé de faire depuis neuf mois ? Il faut te faire un dessin ?
Il n’y avait aucun mépris dans ces mots, juste une immense frustration qui explosait dans un chuchotement.
– Shariff qui se casse la tête pour trouver une façon de nous libérer de notre trouille ? McIntyre qui essaye de te préserver des remords ? Et moi, moi qui… Putain, mais quelle conne ! Moi qui étais dans ton lit, cette nuit… Ça non plus, ça ne veut rien dire dans ta petite tête ? C’était juste en passant, histoire de se distraire gentiment avant le grand sacrifice du héros ?
Il ne savait quoi répondre. Il aurait dû lui demander de se taire, lui dire qu’elle était injuste, qu’il essayait de la préserver, de lui offrir la chance de faire sa vie avec quelqu’un d’autre qu’un tueur. Contre son gré, contre lui-même… Mais elle s’en fichait, elle continuait.
– Tu ne t’appartiens pas, Tim. Tu n’es pas seulement à toi, quoi que tu en penses. Maintenant, tu te dois à ceux que tu aimes, et d’abord aux vivants. Tu entends : aux vivants. Tu te dois plus à moi, à Shariff, à McIntyre même, qu’à Benjamin, John ou Geneva Blackhills. Pour eux, tu ne peux plus rien. Pour nous, tu comptes. Alors tu arrêtes de te complaire dans ton héroïque rumination, et tu assumes l’idée qu’on fait les choses ensemble, qu’on prend les risques ensemble, qu’on vit et qu’on meurt ensemble.
Elle se redressa, elle estimait en avoir fini. Mais non, finalement, elle s’allongea de nouveau et se tourna vers lui. Toujours aussi froide.
– Ou alors, peut-être que la vie avec moi te fout la trouille, Tim ? Peut-être que tu regrettes de m’avoir donné ce diamant, de m’avoir embrassée ? Dans ce cas, il suffit de le dire, je te rends ta bague, et tu vas foutre en l’air ta vie où tu veux, comme tu veux… Mais si ça ne t’ennuie pas, puisque j’ai le droit d’avoir encore un avis, en ce qui concerne McIntyre, j’en suis. Parce qu’il est autant mon ami que le tien.
La main de Flora glissa, prit le pistolet automatique que Tim avait posé devant lui.
– Donc, c’est moi qui prends les commandes parce que, de toute façon, tu es parfaitement incapable de te servir d’une arme, comme tu nous l’as brillamment démontré au pied du col de Bise.
Tim allait répondre, mais une voix l’interrompit, derrière lui, en anglais :
– I guess it’s yours…1
———
Trois cyborgs en contreplongée. Ils venaient de les surprendre dans l’obscurité, lourdement armés, et les toisaient de très haut. En dépit de leur impressionnant attirail, ils s’étaient approchés sans un bruit. Tenue de camouflage, lunettes de vision nocturne, fusils d’assaut, système de télécommunication. Leurs silhouettes noires, ombres chinoises sur le bleu de la nuit, se hérissaient d’antennes, d’appareils, d’armes.
Les cyborgs étaient en fait, probablement, des simples humains ; mais alors de véritables commandos, égarés en pleine zone industrielle. Comme si la guerre s’invitait ici. Ils allumèrent leurs trois lampes torches à la même seconde, obéissant à un ordre muet. Flora et Tim furent aveuglés un instant.
Celui des trois qui venait de parler, la peau noire, massif, carré comme une poutre, le crâne rasé, tenait dans sa main un homard bleu breton qui agitait ses pattes et ses pinces comme un diable.
1- « J’imagine que c’est à vous… »