32.

LES FUGITIFS

– J’ai réfléchi… Vous ne pouvez pas partir seuls. Je ne peux pas l’autoriser.

– Qui te dit qu’on te demande la permission, Kate ?

Tim venait de répondre comme le leader du commando. Shariff attendait, un élève devant son prof le plus sévère : debout, sagement, les bras dans le dos. Il avait son pistolet à la ceinture, même s’il était évident qu’il ne s’en servirait pas, cette fois.

– Je ne peux pas me priver de Marco en ce moment, mais acceptez au moins d’emmener quelqu’un comme chauffeur. Tim n’a pas son permis, il n’a même pas l’âge légal pour conduire, et…

– Kate, tu ne comprends pas, répliqua froidement Flora. Nous n’avons aucune intention de respecter la loi. Nous t’informons simplement que nous prenons une voiture de l’Institut, et que nous allons chercher McIntyre. Seuls.

– Mais pourquoi vous voulez… ?

– L’Institut aura besoin de toutes les forces disponibles dans les jours à venir. Nous, nous ne pourrons pas servir à grand-chose, et Shariff est devenu une cible vivante, depuis le conseil. Donc, officiellement, on prend la fuite… Officieusement, on va exfiltrer McIntyre, Matthew et Julien, où qu’ils soient, et on revient dès que possible. OK ?

La jeune fille dévisageait la biologiste avec un air résolu.

– OK. Je n’ai pas le choix… Vous êtes armés ?

– Toujours, mademoiselle la directrice, sourit Shariff. Comme de vrais porte-avions.

– Quand partez-vous ?

Tim regarda sa montre :

– Il est minuit… Nous décollons dans deux heures.

 

———

 

Si la police les avait interpellés pendant les trois heures de route qui les séparaient de la frontière, elle aurait constaté que le jeune homme au volant du break gris violait non seulement le code de la route et la réglementation sur les permis de conduire, mais également la législation sur les armes. Il possédait deux revolvers enregistrés au nom de l’Institut de Lycanthropie, un colt 45 automatique de très gros calibre, et un calibre 38, tous deux de marque Smith & Wesson.

Il y avait également, dans une sacoche noire, deux ordinateurs qui avaient servi à hacker quelques-uns des sites les plus sécurisés du monde.

La dernière bizarrerie de ce véhicule, la plus grande sans doute, ne tombait pas, en revanche, sous le coup de la loi. La présence d’un aquarium d’eau salée occupait toute la malle de la berline. Le homard breton, Homarus gammarus, qui s’y reposait à cette minute, ne faisait pas partie de la liste des espèces protégées ou interdites. Il était même de consommation courante, au point que n’importe quelle poissonnerie de supermarché en proposait quelques spécimens au moment des fêtes.

Et si le homard était enfermé dans le coffre, peut-être était-ce à cause de l’élégante chatte noire, menue, gracile, qui parfois s’ébrouait, bondissait d’un siège à l’autre dans la grosse Mercedes silencieuse et climatisée, puis revenait se mettre en boule sur la place du passager, à l’avant, affectant le sommeil.

En cas d’interpellation, au moment de verbaliser, les policiers ignoreraient que le félin aurait dû mettre sa ceinture de sécurité ; ils reprocheraient peut-être au conducteur de ne pas avoir placé l’animal dans un panier fermé, sans plus. Ils estimeraient que le fait de parler à un chat à haute voix ressortait d’une forme de pathologie mentale très répandue, et tout à fait bénigne – après tout, certains s’adressent bien à leur chien, leur poisson rouge ou leur plante verte.

 

– Tu n’es pas bavarde, Flora… Et moi non plus, je sais. Tu penses que Shariff a raison de vouloir jouer le coup à trois, juste à trois ?

La chatte le regarda, les yeux écarquillés, fixes, telle une statue.

– Ceux que nous allons affronter ont des moyens illimités… Et nous, nous n’avons qu’un samouraï. Et une Catwoman.

Elle ferma les yeux.

« Et toi, Tim, tu ne comptes pas ? Tu t’es embarqué dans notre équipée dans quel but ? Juste pour suivre le mouvement ? Pour McIntyre ? Ou parce que c’était un bon prétexte, finalement, pour ne pas t’enfuir ? »

 

———

 

La transformation de Flora avait eu lieu dans la nuit. Par pudeur, elle s’était réfugiée dans sa chambre, après avoir préparé des vêtements pour cinq jours, et ses deux ordis prêts à être embarqués. En un sens, cela soulageait Tim. Qu’aurait-il pu lui dire, à cette minute ? Elle savait, pour les États-Unis, son retour à Missoula. Qu’ajouter à cela ?

Il avait attendu que Shariff soit appelé par les marées pour prendre le départ. Shariff avait prévu assez de matériel pour préparer des milieux « marins » pendant une semaine, partout où il trouverait une baignoire, une bassine, n’importe quel récipient susceptible de contenir un océan miniature. Sinon, en l’absence répétée de bains de mer, le homard étouffait…

Il l’avait placé dans son aquarium et avait embarqué les bagages.

En montant dans le break à la place du conducteur, Tim avait prudemment déchargé le colt 45 de Shariff et dissimulé les munitions ; puis, il avait ouvert la porte au félidé farouche et filé avec sa ménagerie vers les grandes grilles de l’Institut.

 

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Le passage le plus délicat du voyage consistait à traverser Saint-Gingolph, sur les rives du lac Léman. Cet ancien village de pêcheurs, aujourd’hui bourg-dortoir pour les travailleurs frontaliers profitant des salaires suisses et des loyers français, était littéralement coupé en deux par la frontière.

Tim s’arrêta une heure avant d’y arriver, pour permettre au homard de revenir parmi les humains. Il ne pouvait pas risquer de rester bloqué ne fût-ce que quelques heures à la frontière, et de laisser les douaniers découvrir un samouraï de treize ans, entièrement nu, enfermé dans le coffre de la voiture à côté d’un aquarium.

 

– Tu penses qu’ils vont te prendre pour un adulte ? Tu aurais dû te laisser pousser la barbe, au moins, ou t’en coller une fausse !

– Arrête Shariff. Le seul vrai problème, ce n’est pas ma barbe, mais ta coupe de cheveux. Tu ressembles de plus en plus à un maffieux !

– Oui, et j’aime ça, mon pote. Ça me dirait même assez de me les tresser à l’africaine, comme Ghost Dog. Tu saurais natter tout ça ?

– Tu crois qu’on n’a que ça à faire ?

Shariff bouda quelques instants, fouilla la boîte à gants, et déclara :

– Tim, tu as vidé mon arme. Je suis capable de m’en rendre compte, juste au poids. J’aimerais que tu me rendes les munitions.

– Négatif. Ta fascination pour les armes, ton trip de samouraï, ça commence à nous faire flipper, Flora et moi. Et ce qu’on va affronter n’a rien à voir avec un jeu ou un film.

– Je sais. Mais je ne peux me préparer que comme ça… Et c’est mon père qu’on va chercher, Tim. Mon père, tu comprends ?

Il n’y avait plus d’arrogance dans sa voix, comme lors du conseil. Juste une immense angoisse, presque enfantine.

– Cet homme… m’a tiré du néant… et m’a permis de devenir quelqu’un, juste quelqu’un, tu vois. Je n’aurai pas une vie heureuse, pas une belle vie… Je ne suis pas comme toi et Flora, je n’ai même pas la possibilité de tout foutre en l’air, de gâcher un grand amour, comme vous.

Shariff lança un coup d’œil en coin au conducteur, au moment où précisément celui-ci regardait Flora dans le rétroviseur.

– Ouais, elle entend sûrement, même si elle fait semblant de dormir…

Shariff sourit, mais ses yeux étaient tristes, vides, il le sentait. Des yeux secs, tout juste capables de fixer le vague.

– De toute façon, que tu le veuilles ou non, Flora est faite pour toi. Mais moi, ce n’est pas la même chose…

Pas de CD. Du doigt, Shariff manipula l’autoradio, à la recherche d’une station de radio qui diffusait de la musique potable.

– Moi, je n’ai que mon père, et la sagesse… Quand vous partirez, il ne me restera que ça. Alors, laisse-moi jouer au samouraï si ça m’amuse, parce que c’est la seule chose qui me permet de garder mes nerfs dans le bordel actuel. La seule chose qui me permet de croire que je peux changer le cours des événements et lui sauver la vie. Tu comprends ?

– OK, Shariff. Mais primo, je ne te laisserai pas tomber, même si Flora veut encore de moi après cette histoire de départ pour Missoula. Et deuxio, je te rends tes munitions dès qu’on a passé la frontière. Pas avant.

Shariff se retourna vers la banquette arrière et dit :

– Il joue un peu au chef, ton fiancé, tu ne trouves pas, ma belle ?

Le petit carnivore leva le museau, et le gratifia d’une sorte de sourire qui souleva ses moustaches, dans un bâillement théâtral.

– Tu vois, elle n’a pas arrêté de nous écouter.

 

———

 

Un jeune homme de dix-sept ans et un gamin de treize ans passèrent sans encombre la frontière, sous la falaise ; la chatte noire feignait à nouveau de dormir sur le siège arrière.

Le poste frontalier avait heureusement été déserté par les douaniers ce matin-là – ils abordèrent environ une heure plus tard les faubourgs de Lausanne, la grande ville suisse des bords du lac Léman.