34.

EFFRACTIONS

Tim revint dans la suite quelques instants seulement avant le retour à l’humanité de Shariff. La nuit était tombée depuis longtemps sur Lausanne. Flora, roulée en boule sur le lit, ne dressa même pas une oreille quand il poussa la porte de la chambre, feignant peut-être le sommeil. Il ne chercha pas à la réveiller.

Ils en étaient là.

 

– Salut les monte-en-l’air… Voici Gentleman Thief !

Shariff-le-gentleman-cambrioleur portait le sweat noir, le baggy noir et les chaussures montantes noires de Ghost Dog. Il avait le calibre 45 dans sa main droite. Il tendit l’autre paume, ouverte, vers Tim.

– Tu me rends les munitions, maintenant ? Il est trop léger comme ça.

Il esquissa une chorégraphie de kung-fu.

– Pas question que tu te balades avec un flingue chargé dans l’hôtel, rétorqua Tim, et encore moins alors qu’on effectue un cambriolage.

– Ça, mon pote, c’est à moi d’en juger. La dernière fois qu’on a croisé une panthère, tu étais plutôt content que je ne me déplace pas à blanc.

– Tu aurais moins fait le malin si Bjorn avait été humain. Il t’aurait désarmé en moins de deux.

– Possible. Mais toi, tu aurais moins fait le malin si j’avais été un homard, il y a vingt-trois heures. Allez, donne.

Shariff gardait la paume tendue, le regard fermé. Tim lut une tension réelle sur le visage de son ami. Shariff ne plaisantait pas, il voulait plus que tout son revolver avec ses balles. Lorsqu’il obtint satisfaction, il sortit de sa poche une petite caméra numérique.

– Tu as une lampe frontale ? On va tout filmer, comme ça, on pourra vérifier qu’on n’a pas oublié un truc qui aurait dû nous sauter aux yeux… Et Flora pourra regarder le film. Au fait, on l’emmène, le matou ?

Flora en deux bonds se plaça devant la porte, afin de ne pas leur laisser le choix.

 

———

 

Ils fouillèrent consciencieusement, systématiquement, pendant deux heures, la chambre du professeur puis celles de Matthew et de Julien. Dans les placards des deux premières, ils trouvèrent des vêtements de rechange, leurs bagages, un nécessaire de toilette. Rien d’autre : pas de notes, pas d’ordinateur, pas de disques « empruntés » à l’Institut. Pas d’agenda où aurait pu figurer, en rouge et entouré d’un geste ferme, le lieu du kidnapping, ou l’endroit où McIntyre avait prévu de détenir Clauberg.

Rien. Nada. Un coup d’épée dans l’eau.

Dans la troisième chambre, celle de Julien, il n’y avait même plus d’affaires, de vêtements. Rien de rien.

 

———

 

Flora était revenue dans la première pièce. Elle sentait l’odeur de McIntyre partout ; il l’avait laissée sur les meubles, sur le lit, dans ses bagages, sur la porte de la salle de bains… Il avait été ici pendant plusieurs heures, peut-être pendant plusieurs jours. Mais il y avait eu d’autres gens, aussi, d’autres empreintes. Bien sûr, dans un hôtel, cela ne voulait rien dire : les valets, le personnel d’entretien. Sauf qu’il y avait également ce drôle d’effluve… qu’elle connaissait… qu’elle avait respiré quelquefois, lorsque Shariff, au cours de ces derniers mois, était venu la trouver dans sa chambre… L’odeur de graisse, caractéristique, saturée, écœurante, que dégagent les armes parfaitement huilées, prêtes à être utilisées.

S’agissait-il des armes que McIntyre, Matthew et Julien avait emportées en vue de l’enlèvement ? À moins qu’on ait fouillé cette chambre. C’était possible : des hommes armés avaient pu la visiter. Mais dans quel but ?

Flora aurait pu suivre cette odeur, elle aurait sans doute pu la pister dans l’hôtel, et quelques mètres au dehors. Mais les chats ne peuvent se fier à leur flair, une semaine après une disparition, à la manière des chiens d’arrêt. Les chats ne peuvent traquer des gens qui sont sûrement montés dans une voiture pour se rendre à des galas de charité, des laboratoires secrets, des planques.

Elle était inutile. À moins que…

L’idée de flairer la piste de la voiture ouvrit une porte dans son esprit. Et la logique humaine prit le relais des sensations félines. Décortiqua la question. Offrit des hypothèses. Les valida. Les agença. Leur donna des réponses, fermes, définitives.

Flora savait désormais comment retrouver la trace du dernier endroit où McIntyre s’était rendu, avec Matthew et Julien. Ils le sauraient dans vingt-quatre heures, quand elle serait redevenue une jeune fille.

 

———

 

Peu avant 3 heures, ils se séparèrent enfin. Tim tombait de sommeil, Shariff retournait à l’océan. Leur « plan » consistait à effectuer quelques recherches légales sur les différents sites des filiales de la holding d’Aribert Clauberg, et sur les activités officielles de ShylocK – bref, à distraire l’attente, et à ne pas s’avouer totalement impuissants, jusqu’au retour de Flora parmi eux. Ils comptaient sur elle pour trouver des indices, et ainsi l’endroit où avait disparu McIntyre.

Une fois dans la suite, Tim tourna en rond quelques instants, tendit les draps qu’on lui avait remis sur le canapé du salon, hésita une fois de plus à gratter la tête du petit animal qui dormait à côté, sur le fauteuil. Flora sommeillait, sans un mouvement, sinon quelques variations infimes de sa queue, parfois, comme si elle était autonome, électrisée. Il s’abstint de la toucher, finalement, ne voulant pas la surprendre contre son gré.

Ce corps était celui de son amie, pas seulement celui d’un animal. Ce corps était celui de la jeune fille qu’il avait aimée… qu’il aimait. Tim voulait qu’elle soit heureuse et elle ne pouvait l’être avec lui. Vraiment ? Bonheur, Malheur, il ne savait plus…

Il avait mis toute la distance du silence entre eux, depuis une semaine, ce n’était plus l’heure de faire marche arrière. Il commença de se déshabiller pour la nuit. Il était déjà torse nu quand il vit la chatte noire relever le nez et le regarder, attentive, les yeux mi-clos, elle qui semblait dormir l’instant d’avant.

Il se sentit stupidement gêné par ce regard inquisiteur qui le transperçait, et s’empourpra.

– Voyeuse !

En secouant la tête, entre sourire et sentiment d’habiter chez les dingues, il alla s’enfermer dans la salle de bains, se doucha, et décida de dormir en jean. Quand il revint dans le salon, Flora avait regagné sa chambre.

 

———

 

Il avait mis un abîme entre eux deux, elle le sentait dans l’électricité de l’air, dans les nuances de son regard, dans chaque hésitation de sa main, cette façon qu’il avait d’être trop gentil, trop délicat. Tout était pensé, calculé pour ne pas la blesser, sans doute, mais aussi parce qu’il retenait quelque chose – ou que quelque chose le retenait. Il n’y avait plus aucune spontanéité joyeuse dans sa voix et dans ses gestes. Il n’était plus cloîtré dans sa chambre, comme lors des six, sept jours précédents, mais demeurait tout aussi inatteignable. Chaque instant depuis la fin du conseil semblait lui répéter ceci : « Tim part sans toi. Il te quitte. Il t’abandonne. »

 

———

 

Ces derniers mois, Tim faisait de plus en plus de rêves extrêmement signifiants, extrêmement angoissants aussi, et presque trop explicites ; des « rêves à la con », comme disait Shariff qui ne croyait plus à la psychanalyse, lui préférant désormais l’art moins sibyllin du katana. À 3 h 10 du matin, Tim avait déjà sombré dans le sommeil, et rêvait de laboratoires secrets aux cornues et aux becs bunsen alambiqués bleus ou rose fluo. Dans les reflets des instruments, plus proches d’une vision gothique à la Frankenstein que d’une représentation moderne, il apercevait, infiniment diffracté, le visage de McIntyre. Mais, chaque fois qu’il se retournait, le professeur avait disparu, comme un fantôme, un reflet, une production mentale insaisissable.

Peut-être Tim aurait-il perdu la mémoire de ce songe, si l’intrusion ne s’était produite à ce moment de son sommeil.

À 3 h 10 du matin, donc, un petit carnivore noir, aux oreilles pointues, souple sur les coussinets élastiques de ses quatre pattes, et aussi silencieux qu’un mensonge, bondit du lit où il dormait en boule. Il se glissa, par l’embrasure de la porte qui séparait la chambre du salon.

Ni les volets, ni les rideaux n’étaient tirés. Mais la nuit était noire, sans lune, et aucune lumière ne filtrait dans la pièce. La jeune chatte au corps de liane se dirigeait pourtant avec sûreté.

Elle s’arrêta au pied du canapé, parut hésiter quelques secondes. Elle bondit finalement à côté de Tim qui rêvait d’un sommeil hanté mais immobile. Elle ne toucha ni ne frôla le dormeur. Elle était si légère que le canapé ne trembla même pas.

Timothy Blackhills sut que Flora Argento avait choisi de venir dormir avec lui, lovée dans ses bras, contre lui, seulement à l’instant où elle le décida. Le petit fauve sombre comme la nuit se glissa sous sa main, et frotta sa tête contre le cou du jeune homme torse nu. Puis, la chatte posa le museau sur cette main et ne bougea plus.

Tim mit longtemps avant de savoir si c’était son seul cœur qui battait ainsi, comme un oiseau affolé dans la cage de sa poitrine, ou s’il sentait également celui de Flora. Que faisait-elle ? Qu’espérait-elle ? À cet instant, il aurait dû lui dire la vérité, à elle qu’il aimait plus que tous : ils n’avaient pas d’avenir ensemble, parce que lui, Tim n’en avait pas tout court. Contrairement à ce qu’elle semblait vouloir, il ne pouvait rien partager. Il tuait, c’était sa nature, comme la nature du félin était de se pelotonner… Mais avoue-t-on cela à une chatte noire qui s’endort, au cœur de la nuit, dans vos bras ? Et l’avoue-t-on à la fille qu’on aime malgré tout ?

Perdu, éperdu. Tim ne songea pas à la chasser. Et il n’eut pas la cruauté, la loyauté ou le courage de se dérober, de quitter le lit. Si vraiment il avait cru la promesse qu’il se fit de remettre au lendemain les explications, si vraiment sa décision de quitter le pays avait été ferme, sans doute Timothy Blackhills aurait-il réussi à se rendormir avant l’aube.

 

Quand il ouvrit les yeux, éveillé par le franc soleil, la chatte n’était plus entre ses bras. Elle s’était évanouie comme un songe, ou un mirage.