36.

SUR LES RIVES DU LAC TAHOE

Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre, en espérant que Flora trouverait un indice, le lendemain, dans les messageries de McIntyre, de Julien et de Matthew, ou à l’intérieur des agendas électroniques d’AC Hemato Inc. et ShylocK. Sinon, comment procéder ? Sonner à la porte du siège de WarDogs, d’un air candide : « Bonjour, on vient rechercher notre ami qui a disparu en enquêtant sur votre came et vos relations avec des tueurs qui se transforment en panthères…» ?

Rien à faire, sauf essayer d’emboîter les éléments du puzzle.

– Tu penses que mon père voulait faire quoi, en emportant les disques ? Les échanger contre les preuves accusant Paul ?

– J’ai du mal à le croire. Clauberg était le commanditaire des chasseurs… Le professeur ne lui aurait jamais livré des informations comme ça.

– Alors, il faut qu’on trouve à quoi les disques devaient lui servir, pourquoi il les a emportés. C’est peut-être une des clés de sa disparition. Il faudrait arriver à penser comme lui…

– Tu es le mieux placé pour ça, Shariff.

Shariff le regarda fixement pendant quelques secondes, plein de reconnaissance. Le compliment lui était allé droit au cœur. Puis le samouraï se leva, glissa son colt 45 dans sa poche, et demanda à Tim une liasse de francs suisses pour aller faire des courses en ville.

– Tu ne vas pas acheter un lance-roquettes, au moins ? Histoire de te sentir en pleine maîtrise…

– Plantigrade !

 

———

 

Ils étaient seuls de nouveau, désœuvrés, incapables de se parler.

– Ça t’ennuie si je regarde ce que tu as collecté sur tes ordis, maintenant ? Tu préfères que je t’attende ?

La chatte le toisa. Elle paraissait sur le qui-vive, prête à griffer, à mordre, peut-être. Elle cligna des yeux, dans une incontestable mimique d’approbation, tel un sphinx égyptien. Dingue…

Tim refit le tour des fichiers téléchargés par Flora concernant l’ennemi. Peut-être avaient-ils oublié un indice évident, quelque chose ?

Le contenu des dossiers AC Hemato Incorporated, filiale militaire – WarDogs : des recherches pour permettre aux soldats de résister à une guerre biologique – injections, sérums ; des recherches sur les hépatites ; des recherches sur les « cocktails » utilisés dans les obus à tête chimique, à tête bactériologique, les armes de projection, les gaz, les germes… Légal, cent fois légal. Officiellement, la compagnie WarDogs ne développait aucune arme bactériologique, chimique ou biochimique ; elle travaillait exclusivement sur les contre-mesures – comme on fabrique des missiles antimissiles. WarDogs ne s’intéressait pas à la façon d’inoculer les virus de la peste, du choléra, de l’Ebola, du sida, elle rendait les combattants capables d’évoluer en milieu infecté.

D’autres faisaient le sale boulot illégal, mortel, auquel WarDogs s’enorgueillissait de ne pas toucher. Payés par les mêmes gouvernements qui pouvaient ainsi infecter la zone et lancer leurs soldats, seuls capables d’y évoluer, vainqueurs par élimination ? Ou par les gouvernements ennemis, les « voyous » ?

Comment WarDogs se procurait-elle les germes de l’ennemi ? Fabriquait-elle clandestinement les armes d’infection ? Fournissait-elle en réalité le poison et l’antidote ?

Un programme sur les biotechnologies, intitulé Cyborg. Il était question d’implantation de puces électroniques, d’implantation d’oreilles numériques, de recherche sur la stimulation électronique du nerf optique, sur les micro-caméras implantées dans le crâne, sur la vision nocturne… Objectif : rendre les super-combattants capables de voir, d’entendre, d’enregistrer nuit et jour et de transmettre ces informations, comme des ordinateurs dotés d’une webcam, pour que d’autres les interprètent. Les soldats brevetés cyborgs de WarDogs sauraient évoluer en terrain hostile sans équipement, recevoir des données numériques via des satellites, transmettre les données recueillies sur place. Ils seraient des centres de technologies transportables, des sortes d’émetteurs-récepteurs.

L’enregistrement permanent et indiscutable de tous les actes de guerre, en vue d’éventuelles transmissions à des juridictions internationales, permettrait officiellement de vérifier la légalité de ceux perpétrés par les troupes. Ce motif légitimait la recherche. Des financements avaient été demandés aux instances juridiques nationales et internationales.

Légal, donc.

Mais existait-il d’autres utilisations de telles implantations ?

Il ne voulait pas se perdre en conjectures et en ruminations. Cela ne servait à rien, et pas davantage d’explorer les activités obscures du groupe de Clauberg. Ce qui comptait, c’était McIntyre. Tim hésita un instant, avant d’ouvrir le dossier suivant : ShylocK. De toute façon, penser qu’il pourrait trouver une clé dans toute cette masse d’informations relevait de l’illusion.

Il se tourna vers la chatte noire maigrelette, qui depuis quelques instants tournait autour de lui, l’agaçant, bondissant sur la table, donnant des coups de patte vers le clavier. OK, ils avaient besoin de prendre l’air.

– On sort ? Tu as envie d’aller voir le lac ?

 

———

 

C’était étrange de marcher ainsi, la jeune chatte à ses côtés, légère, silencieuse, comme son ombre. Leurs pas les menaient naturellement vers la rive, là où une promenade aménagée attendait les visiteurs, les touristes, les flâneurs. L’heure n’était pas encore aux grandes foules d’été, mais même en ce jour de semaine, il y avait quelques enfants et leurs mères, quelques passants aussi, qui profitaient du soleil d’avril.

Que faisaient-ils là, si loin de l’Institut et de ses luttes intestines, de ses règlements de comptes, si loin surtout du professeur ? L’espace d’un instant, Tim se trouva ridicule. Qui promène ainsi son chat, même en ville ? Mais ce n’était pas un animal domestique. C’était Flora.

Sur le vaste quai dégagé, il y avait une aire pour les enfants et quelques sculptures d’un art moderne à l’esthétique discutable. Tim alla vers une sandwicherie : la bise des bords de lac, ou l’inquiétude et un sentiment de vacuité, lui creusaient l’estomac. Il commanda un hamburger, un double cheese, que le patron de la paillotte confectionna en quelques instants, dans le crépitement du grill.

La viande sentait bon. Il prit le sandwich enveloppé d’un papier trop mince tâché de gras, puis se retourna vers Flora :

– Tu en veux ?

Elle cracha. Elle ne voulait pas de ses miettes. Sans ajouter un seul mot, tout en avalant son cheeseburger, il se dirigea vers les jardins publics, installés sous des grands cèdres et jalonnés de statues plus figuratives. Une jeune femme de bronze, nue, agenouillée, les bras tendus devant elle comme pour une offrande, avait une élégance triste, juvénile, qui le toucha. Il se retourna. La chatte trottinait toujours derrière lui. Flora et la statue devaient avoir le même âge, elles avaient cette même grâce émouvante. Qu’était-elle venue faire dans ses bras, cette nuit ?

Tim s’assit sur un banc, la féline en fit le tour, décrivant deux ou trois sinusoïdales autour de ses pieds comme pour inspecter les lieux, avant de sauter à côté de lui.

– Sans regret ?

Il lui présenta le reste du sandwich. Elle détourna la tête, mais sans cracher cette fois.

Une dizaine de mouettes attendaient sur le quai qu’ils veuillent bien s’en aller pour s’occuper des miettes. Une bande de corbeaux volait entre les mâts du port et leur disputait parfois l’espace aérien. De fréquentes querelles éclataient entre les oiseaux noirs, et seule l’arrivée d’une nouvelle mouette paraissait les réconcilier – ils se liguaient alors contre elle. Avec le ciel bleu, ils ne parvenaient pas tout à fait à conférer au lieu un air sinistre.

– Quand j’avais quatorze ans, je suis allé dans un endroit comme celui-là… Au bord du lac Tahoe, en Californie. Il est à peu près aussi grand, et l’eau a la même couleur gris glacé, comme si la neige des sommets s’y reflétait…

Il venait de parler à voix haute, sans trop savoir pourquoi. Il n’avait pas prévu d’évoquer ce souvenir. Cette réminiscence remontait de sa mémoire enfouie, et là, en cette minute, ils étaient tous les deux, elle l’écoutait ; voilà tout.

– Nous étions allés skier avec Ben, à Squaw Valley. Nos parents nous avaient laissés partir seuls pendant plus d’une semaine. Il y avait aussi Neve, sa petite amie… Je suppose que cela rassurait maman. Elle devait penser qu’avec une fille, nous tenterions moins le diable… Et pour une fois, nous avions réservé deux nuits à l’hôtel, à la fin du séjour, pour se reposer au bord du lac. Un hôtel d’étudiants, tu vois, rien à voir avec celui du professeur…

 

———

 

C’était la première fois qu’il lui parlait de Ben et de ses parents. La première, en dehors de tous ces flashs qui ne concernaient que la nuit du 2 juillet. Flora entendait sa voix lointaine, comme s’il racontait une légende à la veillée, comme s’il récitait un poème – comme si tout cela ne le concernait pas, lui, son passé, et qu’il évoquait les souvenirs d’un autre, de quelqu’un d’un autre siècle.

Elle ne bougeait pas, immobile sur ses pattes.

Elle savait que s’il la regardait à cette minute, il saurait lire dans ses yeux toute l’attention, tout le respect qu’elle y mettait – même dans ses yeux de chatte mêlés de métal et d’agate.

– Plus tard, on est allés visiter un petit musée, tenu par un descendant des Indiens Washoe qui y exposait des souvenirs de sa tribu… Et ensuite, Neve a voulu qu’on descende jusqu’à San Francisco, à plusieurs centaines de kilomètres, pour voir le Golden Gate Park. Elle adorait les plantes, elle voulait boire un thé au Japanese Tea Garden avec son chéri, disait-elle, et aussi flâner dans l’arboretum. Et Ben a suivi, bien sûr… Elle le menait par le bout du nez… Moi, les fleurs m’ennuyaient, tu penses, alors je suis allé dans le parc saluer l’ours Monarch, le dernier des grizzlys de Californie, qu’ils ont empaillé… Tu sais, celui qui a servi de modèle pour le Bear Flag… Quelle dérision, tu ne trouves pas ?

Il se tourna vers elle. Elle ignorait jusque-là qu’il y avait un drapeau californien. Pour se donner une contenance, elle pencha la tête sur le côté, lui offrant son meilleur profil. Et elle bâilla, lentement, exagérément, à la manière d’un lion de pierre, d’un air qui voulait dire : « Continue, je t’écoute. »

 

———

 

– J’aimais bien Neve… Et je crois que Ben aussi… Je veux dire, il l’aimait vraiment beaucoup. Je ne sais pas pourquoi ils se sont séparés, finalement, je crois qu’à l’époque, elle allait terminer sa fac de botanique à San Francisco, justement.

Il regardait très loin devant lui, maintenant, jusqu’à l’autre rive dont on apercevait les contreforts plus accidentés, presque chaotiques, dans un reliquat de nuages d’un gris de fusain.

– Il était heureux d’être avec nous deux, je le voyais. Son petit frère et sa petite amie. Et je le comprends.

Une pause.

– Je suis sûr qu’il t’aurait adorée, Flora… Il aurait été tellement heureux de te connaître.

 

———

 

Il ne disait plus rien. Il regardait le lac depuis au moins cinq minutes, sans un mot. Sa voix s’était brisée dans la dernière phrase. Et maintenant, il se perdait dans le lac. Pleurait-il ? Pensait-il au fantôme de son frère ?

Timidement, à pas de loup, Flora parcourut le mètre qui les séparait, sur le banc, et vint se frotter contre lui, d’abord lentement, puis plus franchement. Il se tourna vers elle, la regarda – oui, il y avait une buée de larmes dans ses yeux.

La main de Tim fut sur elle, sur son échine, dans son dos, elle sentit l’électricité statique, et l’autre électricité, celle de l’émotion, de la surprise – la caresse.

Elle avait failli se cabrer, mais elle le laissa faire. Il avait fait ce geste, sans y penser, sans doute.

Il y avait dans son regard une infinie tristesse, quand il dit :

– Mais cela n’aurait jamais pu se faire… Parce qu’il a fallu qu’il meure. Il a fallu qu’il meure pour que je te connaisse, Flora.

Elle comprit qu’il énonçait une équation maudite, une malédiction – une réalité dans laquelle il se débattait.

– Et c’est moi qui l’ai tué.