37.

GHOST LOBSTER

Retour aux ordis, aux dossiers de WarDogs. Dans les fichiers protégés XX, double niveau de sécurité, accessibles aux seuls dirigeants de l’entreprise : un programme sur l’agressivité et la mémoire intitulé Cold Blood, « Sang-Froid ». Sécrétion d’adrénaline, d’endorphine. Colère artificielle et traitement abrasif de la mémoire. Rage développée, ciblée, maîtrisée – on supprime la peur des combattants, on la transforme en colère ; puis, ils l’oublient. Les molécules développées étaient expérimentées depuis sept mois sur des commandos infiltrés en milieu hostile, sur les conseillers spéciaux de la firme privée Blackrain aussi, envoyés sur les terrains de jeu des armées modernes : Irak, Afghanistan. Résultats effectifs : suppression des sentiments de compassion, capacité à torturer, manipuler, violenter sans état d’âme, sans aucune retenue, pendant soixante-douze heures, puis suppression de tout souvenir et de toute image résiduelle des actes commis lorsque la molécule se dissipait dans le sang.

Une sorte de programme deux en un – je cesse d’avoir tout sentiment humain, puis j’oublie que j’ai été inhumain. Simple, carré, fonctionnel : toutes les armées du monde rêveraient d’avoir des hommes de main sans interdit ni mémoire.

Officiellement, ces recherches servaient précisément à réparer le syndrome post-traumatique du soldat revenu du front. Les protocoles se poursuivaient dans les hôpitaux militaires français, anglais, américains…

Atrophie de la mémoire, ciblée sur les souvenirs de violence :

Les tueurs redevenaient des agneaux, une fois le sang « nettoyé ». Autoamnistie psychologique de groupe. C’était légal, moral. Jouissant d’une parfaite respectabilité, d’une totale impunité.

Quelque chose clochait. Pourquoi sept mois, seulement ? La Tiger Eye existait depuis plus longtemps. Un labo pouvait-il prendre le risque de mettre d’abord une drogue illégale en circulation, de fabriquer quelques tueurs civils, pour ajuster ensuite sa molécule avant de l’expérimenter officiellement sur des militaires ? Tim ne parvenait pas à y croire tout à fait.

Il glissa sur le dossier de ShylocK – une agence de sécurité tout ce qu’il y avait d’officiel, qui promettait des services facturés très cher : protection physique, électronique, forces d’appoint militaires, opérations amphibies… Elle exploitait le marché, sûrement juteux, de la guerre, de la violence armée. Étaient-ce les mercenaires de ShylocK qui détenaient leurs amis ?

Tim revint au dossier plus général, consacré à AC Hemato Inc. Des photos d’Aribert Clauberg lors de l’inauguration de sa fondation philanthropique, à des soirées de charité, à des dîners de gala. Tim sentit une bouffée de colère, de haine même monter en lui. Cet homme en smoking était « le commanditaire », se pouvait-il qu’il ait ignoré les méthodes des chasseurs ? Avait-il choisi de fermer les yeux et de ne rien savoir ? Ou avait-il lui-même donné l’ordre d’éliminer tout le monde ?

Qu’importe. Clauberg était le véritable responsable de l’assassinat de Véronique, c’était à cause de lui que Flora, Shariff, le professeur et lui s’étaient retrouvés enfermés dans le bunker – et donc à cause de lui que des images de meurtres hantaient son cerveau depuis huit mois.

– Salut, c’est le homard fantôme !

Shariff était entré sans frapper. Il revenait de son expédition en ville, le crâne entièrement tressé de fines nattes africaines ramenées vers l’arrière de son crâne, la mine infiniment satisfaite. Sans doute se trouvait-il maintenant un air de ressemblance flagrant avec son Ghost Dog. Sans doute était-il le seul.

– Le coiffeur n’en finissait pas ! À un moment, j’ai bien cru que je n’allais pas pouvoir quitter son salon avant la marée haute, et que je finirais en crustacé au milieu des lotions capillaires et des serviettes chaudes.

– Tu vis dangereusement, Shariff.

– Et toi, pendant ce temps-là, j’imagine que tu as trouvé comment on allait délivrer notre daimyo ? Qu’est-ce que tu regardes, une collection des photos mondaines de notre ennemi en chef ?

– Il n’y a aucun indice, dans les dossiers.

– Attends Flora, mon pote. Attends qu’elle nous revienne.

 

———

 

– Tu… Tu crois que mon père se doute qu’on le cherche ?

– J’en suis certain, Shariff. Il doit penser que c’est une folie, mais je suis sûr qu’il nous attend. Comme nous l’attendions, dans le bunker.

– Et s’il est mort ?

Que répondre à cela ?