SUR LES TRACES DU CHIEN
Lorsque Shariff les rejoignit dans la suite, à l’aube, ils étaient déjà habillés, et à l’ouvrage depuis un bon moment ; plusieurs tasses vides, striées de café, jonchaient la table de la suite.
Le samouraï perçut immédiatement l’intensité électrique qui régnait dans la pièce. Comprit-il le reste, ce qui avait précédé ?
Tim était penché sur une carte routière. Flora, devant son écran, pianotait. Elle se retourna et dit :
– On sait où se trouve la bagnole de McIntyre. Elle a stationné à Ecublens, le siège de WarDogs, entre dimanche dernier, 9 h 45, et hier matin…
Tim compléta, en montrant des points sur la carte.
– Elle est garée depuis hier dans la campagne, en plein dans les champs de vignes, à une vingtaine de kilomètres d’ici, vers la frontière française… Sur les hauteurs de Lacroix, commune de Lutry. À l’exact opposé du siège de WarDogs.
Shariff écarquilla les yeux :
– Comment vous pouvez… ?
– Un traceur de GPS, le coupa Flora. Après les événements de l’été dernier, j’avais suggéré à Matthew d’enregistrer en continu les déplacements des huit véhicules de l’Institut en reliant leurs GPS à un serveur ; histoire qu’on puisse retrouver rapidement une voiture manquante. On n’en a jamais reparlé, et je ne m’en suis souvenue qu’hier, comme une idiote. Ça nous a fait perdre quarante-huit heures… Je viens d’éplucher l’historique des relevés, dans l’ordi de l’Institut.
– Mevlut et Bjorn le savaient ?
– Possible…, répondit Tim. Si ça se trouve, c’est ce qui leur a permis de pister le professeur, et en voyant l’adresse où ils se rendaient à Lausanne, ils ont tiré des conclusions.
– Peu probable, objecta Shariff. Paul Hugo est intelligent, mais comment veux-tu qu’il ait déroulé une pareille pelote, juste avec des coordonnées GPS ?
– En attendant, ça veut dire qu’on peut tomber sur les amis d’Hugo, tout à l’heure.
Le samouraï comprit, sortit le colt 45.
– On ne sait pas sur quoi on va tomber, Shariff… Cela peut être n’importe quoi.
Tim ne précisa pas sa pensée. Mais Shariff traduisit : « n’importe quoi », même les cadavres du professeur, Julien et Matthew, discrètement évacués dans leur véhicule, à plusieurs dizaines de kilomètres de WarDogs, une semaine après leur tentative de kidnapping sur Clauberg – hypothèse plausible, dans la mesure où ils n’avaient pas donné signe de vie depuis sept jours. À moins que Clauberg n’ait été chargé par son complice Paul Hugo de « simplement » retenir ses visiteurs jusqu’à la fin du conseil de guerre élargi ? Les dates collaient.
Mais dans ce cas, pourquoi la voiture était-elle arrêtée en plein champ ?
– On y va ?
Flora enfilait déjà son blouson. Tim tendit la main vers Shariff.
– Tu me passes un de tes deux flingues, Shariff ?
– Promets-moi de t’en servir, cette fois, répondit le samouraï en clignant de l’œil.
———
– Pourquoi sont-ils allés à Ecublens ? Ils ont voulu préparer le kidnapping, un dimanche, devant WarDogs ?
– Va savoir, Shariff… Clauberg était au gala de charité, le même soir, c’est tout ce qu’on sait. Mais imagine ce que Paul ferait d’une pareille information : cela ressemble vraiment à son idée d’un rendez-vous secret, arrangé entre le professeur et Clauberg, disques contre preuves…
La tension, à son comble, avait noué Shariff, Tim le percevait : sans doute était-il parvenu aux mêmes conclusions funestes que lui, concernant le sort de McIntyre. Dans un cliquetis métallique, il armait et désarmait machinalement le colt, assis sur la banquette arrière. Flora se contentait de commenter laconiquement l’itinéraire, en suivant les coordonnées sur son ordi relié au Web par une clé 3G. C’était inutile, le GPS de la berline fonctionnait. Mais contrairement au samouraï, Flora n’avait pas de pistolet automatique pour s’occuper les mains.
Et Tim, que ressentait-il ? Il n’aurait su le dire. De l’effroi. De l’excitation. De l’impatience. Et le désir de les protéger, tous les deux, de protéger aussi le souvenir de la nuit tout juste écoulée, sans savoir ce qu’elle présageait. Quoi d’autre ?
Ils parvinrent sur les lieux en moins de vingt minutes et virent la voiture, au pied d’un arbre, sur un sentier de terre sinuant entre deux champs dont les premières pousses sortaient à peine de terre. Au-dessus s’étageaient les coteaux de vignobles, où le vert tendre s’annonçait sur les ceps.
– On y va en douceur… Je me gare ici, on reste groupés, vous me suivez.
– Chef, oui chef…
La dernière fois que Flora avait plaisanté ainsi aux ordres de Tim, c’était au col de Bise ; et leur opération avait viré à un fiasco sans nom.
De loin, ils n’avaient pas pu voir que le capot avant du break gris était encastré dans l’arbre. Flora arrêta d’un geste le gamin de treize ans en apercevant deux silhouettes affaissées, et la couleur écarlate sur les vitres, côté gauche.
– Shariff… Attends.
Tim prit une inspiration, sa main serra la crosse du pistolet automatique. Il fit seul les quelques pas qui restaient pour contourner la voiture grise, ouvrir la portière avant, du côté opposé, celui du passager.
Il y avait deux hommes dans l’habitacle, deux morts dont le premier, le conducteur, avait sans doute été tué dans l’accident : son crâne aux cheveux très courts, très blonds, presque blancs, avait laissé une large tâche sanglante dans le cercle de givre du pare-brise explosé.
Ce n’était pas, loin de là, la seule trace de sang.
Toute la fenêtre de la porte arrière gauche était maculée de rouge éclatant. La banquette arrière était d’un carmin plus sombre, déjà bruni. Le deuxième cadavre n’avait plus de visage, celui-ci avait probablement été emporté par une arme de gros calibre – qui n’était plus dans la voiture. Ce deuxième corps n’était pas davantage celui de McIntyre, de Julien ou de Matthew. La peau de la gorge et des mains étaient d’un noir d’ébène.
« Regarde, regarde attentivement. Essaye de comprendre… »
Tim était en apnée. Ces images crues en appelaient des dizaines d’autres – le carnage du bunker défilait dans sa tête comme un film en accéléré. Et cette voiture démolie en évoquait une autre : la Ford accidentée du 2 juillet. Tous ses souvenirs, ses cauchemars. Ne pas penser, respirer, voir, comprendre.
– Tim !
Flora avait crié, derrière lui. Il se retourna. Elle montrait une traînée de sang qu’il n’avait pas vue, hypnotisé par la voiture. La piste sanglante partait devant eux, vers un bosquet de grands arbres, un peu plus loin sur le sentier de terre.
Matthew Landen était assis à même le sol, appuyé contre un arbre, la chemise ensanglantée. Encore une autre nuance de vermillon. Au bout de son bras droit, le revolver qu’il tenait semblait trop lourd pour lui. Il avait dû les voir arriver sur le sentier, sans doute les avait-il même entendus tourner autour de la voiture.
Tim remarqua presque immédiatement que le bras gauche de Matthew se terminait par un pansement maculé, trop court pour cacher une main – un moignon ? Sur le visage livide du rouquin, aux cheveux trempés de sueur, il y eut un fantôme de sourire lorsqu’ils furent à portée de voix, qui s’évanouit aussitôt.
– Matthew !
– Si j’avais été un ennemi, vous… Morts depuis longtemps. Il faudra être plus prudent.
– Tu es blessé ? Où est le professeur ? Et Julien ?
– Je suis…
Il grimaça, il semblait vouloir humecter ses lèvres.
– De l’eau… Dans la voiture…
Tim courut jusqu’à la berline accidentée, trouva une bouteille d’eau minérale à côté du siège du conducteur. Il revint, toujours en courant. Flora l’arrêta à quelques mètres de la scène :
– Il a pris deux balles dans la poitrine… Il va mourir, Tim.
Shariff, accroupi devant Matthew qui essayait de parler, leva la tête vers eux :
– Le professeur… Il est toujours prisonnier de WarDogs… Ils sont en train de l’utiliser comme cobaye.
L’histoire était simple : ils avaient été donnés. Dans la nuit du samedi au dimanche, les mercenaires de Clauberg s’étaient introduits dans leur hôtel et avaient kidnappé les kidnappeurs. Ils les avaient emmenés, lui et McIntyre, dans leur propre voiture jusqu’au siège de WarDogs. Dans les sous-sols.
– Et Julien ?
– Je… Je ne sais pas… Ils l’ont pris en même temps que nous… Mais emmené ailleurs… Ou alors… Il a pu fuir ?
– Et depuis ?
– Ils nous ont transformés… Le professeur, les injections… Moi, ils attendaient… Mon cycle… Ils savaient, pour nos… luxna. Le professeur est resté, enfermé dans une cage. Et… moi, je devais… emmener… l’Institut…
– L’Institut ? C’est là que vous alliez ?
– Et tu as préféré provoquer un accident plutôt que de les consuire jusqu’à nous, c’est ça ?
Les choses s’éclairaient pour Tim : les deux morts dans la berline étaient les gardiens de Matthew. Quand celui-ci avait lancé son attaque, provoquant l’accident, le premier était mort sur le coup. Le deuxième avait eu le temps de tirer deux balles sur Matthew avant qu’il ne s’empare de son arme.
– Tu as réussi à les tuer tous les deux, n’est-ce pas ? Tu voulais y retourner ?
– Il y en a… un troisième… là…
Son bras désigna les fourrés, puis retomba. Les quelques phrases que Matthew venait de prononcer semblaient l’avoir épuisé. Son visage avait encore pâli – maintenant, il verdissait. Tim alla voir à l’endroit indiqué, trouva un troisième cadavre avec deux impacts de balles dans le dos. Le type n’avait plus de pouls. Trois morts, alors que Matthew était un prisonnier sans arme, sans main gauche, et coincé dans une voiture ! Tim revint sur ses pas.
– On va t’emmener à l’hôpital, dit-il à Matthew. Tout de suite…
– Non… Impossible… Je suis trop…
Matthew eut un rictus, puis un seul mot jaillit, douloureusement :
– … mort.
Shariff, toujours accroupi, se tourna vers ses amis :
– Il a raison, on ne peut pas le transporter.
Flora, penchée sur le rouquin, lui humectait le visage avec une écharpe trempée dans l’eau fraîche. Matthew murmura, à bout de forces :
– Le professeur… Il faut…
– Oui, dit Tim. Nous allons le libérer. Ne t’en fais pas. Où étiez-vous retenus ? Au siège de WarDogs ?
Nouveau hochement de tête, nouveau murmure :
– Les souterrains…
– OK. On t’emmène aux urgences, et ensuite, on…
Un non de la tête. Matthew ferma les yeux, sembla puiser dans ses dernières ressources. La voix fut à peine plus haute, mais le débit mieux maîtrisé :
– Non… Je suis mort, et le professeur est… Nous ne sommes pas des… hommes… pour eux… juste des… animaux… laboratoire.
Il ferma les yeux, de nouveau.
– Et les disques ? Ils les ont pris ?
– Les… disques ?
Moins d’une demi-heure passa, ils étaient tous les trois accroupis autour de lui. Flora lui tenait la nuque, l’aidait à soutenir sa tête brinquebalante, tentait régulièrement de la rafraîchir.
Matthew se mit à claquer des dents. Les deux garçons empilèrent leurs blousons comme des couvertures. Ils ne prononçaient rien d’autre que des paroles de réconfort, inutiles. Finalement ils se turent.
Matthew ne disait plus rien. Lors des dernières secondes : il écarquilla ses yeux clairs, et sembla voir plus loin, beaucoup plus loin qu’eux.
– Fiona… Webster… Kathlyn… Je n’ai… pas… voulu…
Sa tête retomba. Les yeux demeurèrent ouverts. La main de Tim passa sur le visage du rouquin, pour qu’il cesse de regarder la mort et ses remords en face.