55.

LE RETOUR DU SAMOURAÏ

– Shariff ? Tu… tu es sorti… comment ?

– Par le haut, comme toujours… J’ai entendu qu’ils évacuaient, alors je suis sorti de l’appareil, j’ai grimpé le long du bras hydraulique de l’IRM pendant que les petits soldats me tournaient le dos et s’occupaient de Tim. Et j’étais hors de la cage avant que l’ami albinos ne se pointe. Coup de bol pour toi… Tu es d’autant plus chanceuse qu’il y a une heure, j’étais un homard, et que j’aurais aussi bien pu ne pas retrouver mon pantalon dans les affaires de nos bourreaux…

Un sourire narquois – Shariff saisit les deux poches de son treillis trop large, fit une sorte de révérence. Puis il montra l’homme électrocuté à terre.

– Après, il m’a suffi de profiter de sa distraction… Ce type voulait vraiment te tuer, on dirait, il ne pensait pas à regarder derrière lui. Mais il a fallu que je fasse du bruit…

Il poussa le cadavre du pied, comme une chose répugnante.

– Un albinos en armes… C’était Prince Kofer ?

– Tu l’as dit.

Le garçon contempla le tueur au-dessus duquel une fumée bleue continuait de monter, dégageant une forte puanteur de chair calcinée.

– « Dans un étang, il n’y a pas de place pour deux dragons. »

– Flora ! Shariff !

Tim les appelait depuis sa cage.

– Reste là ! lança le samouraï à Flora.

Il se pencha, poussa le fusil d’assaut du pied pour le dégager du corps fumant, puis s’en empara.

– J’arrive, Tim ! Écarte-toi !

Deux brèves rafales suffirent pour faire sauter la serrure de la cage de verre. Shariff n’entra pas, il contourna la cellule, alla ramasser les vêtements du prisonnier rassemblés en tas, dans un coin, près des écrans d’ordinateurs et des appareils de mesure. Il les balança par-dessus la paroi de verre, resta dans cette partie obscure de la pièce, fouillant, cherchant quelque chose.

 

Quand Flora se présenta devant la cage, Tim était presque habillé. Elle entra. Il avait l’air épuisé, vide, de celui qui vient de pleurer toutes les larmes de son corps. Les yeux hagards.

Elle vit qu’il serrait quelque chose dans sa main. Elle s’approcha et il tendit son poing fermé, qui s’ouvrit. Il présentait l’œil de chat et la chaîne d’argent, qu’il devait avoir glissés dans une poche avant de partir. Il regardait Flora, paume ouverte, tendue. Elle prit le bijou, lui passa la chaîne autour du cou, puis reboutonna lentement sa chemise.

– Flora…

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Elle eut la sensation de son poids mort, comme s’il s’appuyait entièrement sur elle.

Shariff entra à son tour, deux ou trois boîtes de comprimés dans les mains. Il avait enfilé ses chaussures mais restait torse nu, tel un guerrier mythologique.

– Je cherchais des remontants ou des vitamines, mais je n’ai pas trouvé grand-chose. À part de la viande crue, et j’imagine que ça ne te tente pas…

– Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

C’étaient les premiers mots de Tim depuis qu’il avait crié. Il avait posé la question en regardant Flora, attendant qu’elle décide. La jeune fille passa la main le long de sa joue, doucement, très doucement. Sa voix aussi fut tendre, et retenue.

– Les flics vont arriver, et ils vont vous libérer… Je les ai prévenus par Internet, c’est ça qui a provoqué la débandade. Vous serez interrogés. Et moi, ils m’emmèneront.

– Toi, tu… ?

– Ils savent que je suis Catwoman. Je n’avais pas le choix.

Tim la regarda, fit deux pas en arrière, encore hébété ; puis il se massa les tempes en fermant les yeux, comme pour mieux appréhender la situation, pour chercher ses mots, aussi. Cela revint vite.

– Le coup du héros sacrificiel, hein… Va te faire foutre, Flora… On sort tous les trois, ou on ne sort pas…

– Tous les trois ? Et lui ?

Shariff désignait du doigt le carcajou qui continuait sa folle course contre les parois, dans la première cage.

– On ne peut pas le laisser ici. Même s’il a perdu l’esprit, même si on doit lui trouver un médecin, on ne peut pas l’abandonner… C’est mon père, quand même.

Flora consulta sa montre.

– OK, mais alors on trouve une idée tout de suite… Les flics vont arriver d’une minute à l’autre.

– Non, les accès sont verrouillés. On a encore le temps.

 

———

 

Ils entrèrent dans la première cellule, prudemment – Tim tenait le bâton électrique devant lui, Flora avait à la main une seringue de liquide hypodermique, dont Shariff avait identifié sans mal le nom, et calculé la dose en fonction du poids du carcajou. Ce gamin savait-il tout faire ?

Derrière eux, le samouraï ne cessait de répéter les mêmes phrases, pour ouvrir quelque chose dans le cerveau de son père adoptif, provoquer le début de la maîtrise :

– C’est nous, professeur. Timothy, Flora… Et moi, Shariff… Votre fils, papa-shogun… Vous vous souvenez… Tu quoque, vous vous souvenez ?

La voix de Shariff tremblait comme une feuille sous le vent. On le sentait au bord des larmes, de la stupéfaction – qu’étaient-ils en train de faire ? L’animal ne semblait rien entendre, en proie à une peur panique irrépressible, agressive.

Ils l’acculèrent progressivement dans un coin de la cellule de verre. Le carcajou crachait, sifflait, lançait des coups de dents dans le vide, mais ses pertes de contrôle, répétées encore et encore, l’avaient amoindri.

Ses gestes étaient moins vifs, ses crocs et ses griffes moins rapides.

Cela aurait été simple de le maîtriser, en fait, s’il ne s’était agi de McIntyre – un animal qu’ils ne voulaient pas blesser davantage, qu’ils ne pouvaient se résoudre à humilier.

Quand Flora planta enfin l’aiguille, elle sentit les côtes sous la peau, qui semblait flotter. Le carcajou portait les stigmates de ses heurts contre les parois, son museau était barbouillé de son sang, séché ici, ailleurs encore frais.

Shariff s’agenouilla devant le corps inanimé du carnivore et le caressa, les mains s’enfonçant dans la fourrure. Il pleurait.

Il leva les yeux, soudain perdu :

– Il est complètement anémié… Qu’est-ce qu’on fait ? On le transfuse ?

Il regardait, autour de lui, les appareils médicaux qui avaient servi à déclencher les métamorphoses.

– Pas le temps, et c’est trop risqué, répondit Flora. Si les flics nous chopent, ils constateront simplement que cet animal est en train de mourir.

– OK, alors on l’emporte, décréta Shariff en se relevant. Il ne nous quitte pas.

De nouveau, il eut des yeux de noyé :

– Il m’a adopté, Flora…

– Je sais, Shariff. On va le sauver.

Tim prit le carcajou dans ses bras. Il ne pesait pas plus d’une dizaine de kilos. Il se tourna vers Flora.

– On fait quoi, maintenant ? Pour les flics ?

Elle ne savait pas comment consoler Shariff. Elle ne savait que proposer à Tim. Elle était celle dont ils attendaient les réponses, mais elle n’avait prévu que la façon de mettre l’ennemi à terre, pas celle de fuir en sauvant McIntyre. Elle ouvrit la bouche, deux fois, mais Ghost Dog avait déjà réinvesti l’esprit de Shariff. Il avait un plan :

– Tu poses mon daimyo, pour l’instant. On agit calmement. On commence par se travestir, on trompe l’ennemi. Puis, on va créer le chaos. Mais d’abord, Flora, tu nous résumes ce que sait la police.

 

———

 

Pendant les minutes suivantes, Shariff écouta Flora, puis agit selon un plan qui s’échafaudait au fur et à mesure dans son esprit. La stratégie était mère de la tactique, mais la tactique, parfois, commandait la stratégie.

Le temps jouait contre eux, l’urgence devait devenir une alliée. Il commença par préparer l’arsenal : il courut vers l’ascenseur, se pencha sur Kofer, prit dans sa ceinture un couteau de chasse, les deux grenades offensives accrochées sur sa poitrine. Un coup d’œil à son holster. En dépit de tout, l’angoisse, l’urgence, il ne put réprimer un sifflement admiratif :

– Pfffiiit, un sacré bon calibre. Un colt Python 357 Magnum… de quoi s’amuser !

Il récupéra le revolver, revint vers eux, en courant toujours. Tim semblait essayer de comprendre où il en était. Shariff tendit le couteau à Flora :

– Tu veux te couper les cheveux toi-même, ou je m’en occupe ?

Pendant qu’elle s’activait, ils brisèrent l’essentiel des machines, appareils et ordinateurs, à grands coups de crosse, ou en provoquant des courts-circuits et d’impressionnantes gerbes d’étincelle avec le bâton électrique.

« Ils ne doivent pas retrouver de traces de nos métamorphoses… »

En deux ou trois endroits, les machines brûlaient en dégageant une fumée noire. Mais la destruction n’était pas tout à fait maîtrisée, Shariff le sentait. Une colère vengeresse montait en lui, l’envie de faire payer aux machines ce qu’ils avaient vécu pendant presque six jours. Respirer, se calmer. Penser chaque geste, n’être gratuit dans rien, ne pas se disperser. Style interne, style externe.

Dix minutes plus tard, ils avaient fini. Flora avait une tignasse à la garçonne, si l’on osait baptiser ainsi le résultat de sa coupe au couteau. Tim continuait d’arborer un air concentré, essayant visiblement d’appréhender ce qui se passait, comme s’il avait des absences.

Shariff regarda Flora, l’air mutin.

– OK… Ce coup-ci, les flics vont arriver. Donne-moi le couteau, et soulève ta manche gauche…

Elle s’exécuta, une question dans les yeux, toutefois. Sans la prévenir, Shariff s’empara de son bras dénudé, et, à toute vitesse, il pratiqua une très longue estafilade sur son biceps, de l’épaule au coude. L’entaille se mit à saigner sérieusement.

– Ne t’en fais pas, c’est superficiel, c’est dans le gras du bras, si j’ose dire, ma belle. Mais ça impressionne… Tu devrais te barbouiller aussi un peu le visage, histoire de les convaincre tout à fait.

Désormais, elle avait un masque rouge, sanguinolent, effrayant, sous ses cheveux noirs taillés comme les chaumes. Shariff se recula, contempla son œuvre, eut un sourire satisfait. Tim, toujours hagard, caressait le carcajou d’un geste machinal.

– OK, ma belle, ça devrait passer si le désordre est assez grand… Tu as l’air d’une grande blessée. En tout cas, tu fais peur. Sur la photo du labo que tu leur as envoyée, on voyait bien Tim et le professeur dans leurs cages ?

Flora hocha la tête. Il se tourna vers Tim :

– Allez, tu portes mon père, et vous passez tous les trois devant dans l’escalier… Et quand on rencontre les flics, vous me laissez parler, j’improvise… Faites-moi confiance, je vais créer le chaos nécessaire. « Un ennemi surpris est à moitié vaincu », Sun Tzu.