56.

ZONE DE CONTAMINATION

Lorsqu’ils parvinrent au rez-de-chaussée, Flora avait envoyé ses premières vidéos depuis moins de deux heures. Elle risqua un œil par l’entrebâillement de la porte en acier brossé, dans la paroi du hall, qu’ils avaient déverrouillée. La réception de WarDogs grouillait de policiers, il y avait là toute une bridage d’intervention – casques, boucliers, snipers, gilets pare-balles. Cela faisait une demi-heure que la police helvétique cherchait à débloquer les accès de l’ascenseur, ou à trouver l’entrée de l’escalier de secours, celle qu’elle venait d’entrouvrir.

C’est elle qui avait provoqué tout cela.

Shariff passa devant, poussa en grand la porte d’acier. Trois dizaines d’hommes casqués, étonnamment semblables par leur attirail et leur attitude, comme des robots ou des clones, se tournèrent vers eux dans un seul mouvement, en braquant leurs armes sur eux. Trente fusils, trente pistolets qu’on arme font un bruit du tonnerre. Et trente canons noirs les prenaient pour cible.

Tim s’immobilisa, le carcajou sur l’épaule. Le samouraï s’avança, toujours torse nu, les mains en l’air.

– Ne tirez pas… Nous sommes les cobayes… Les victimes… Nous sommes blessés… Kofer est en bas, il est mort ! Et Clauberg aussi !

Cinq hommes avancèrent vers eux à pas chassés, les pistolets noirs toujours braqués sur eux. Shariff recula et prit un air brillamment paniqué :

– N’approchez pas ! Par pitié ! Ils nous ont injecté des germes… la peste… Ebola, je crois… Et des trucs radioactifs…

Les flics se figèrent. L’acteur-samouraï continuait :

– Je vous en prie, reculez ! Ils portaient des combinaisons quand ils nous manipulaient…

On leur indiqua, par un mouvement de fusil, par des cris, le centre du hall sans cesser de les tenir en joue. On établit autour d’eux un périmètre de sécurité, de plus en plus large au fur et à mesure que Shariff répondait aux questions en lançant par bribes des informations effrayantes.

Flora, intérieurement, faillit sourire : le petit frère était-il fou, ou génial ? Quelle était exactement la différence ? Les gradés qui l’interrogeaient s’éloignaient pour informer leurs supérieurs, puis revenaient vers lui. Toutes les radios, toutes les communications en surchauffe. L’information du péril se propageait. On convoquait de nouvelles équipes. On consultait les spécialistes. Shariff savait créer le chaos. Définitivement génial.

Les flics travaillaient à rétablir le système de vidéosurveillance. Ils y parvinrent en quelques minutes, eurent des questions nouvelles, plus précises : en bas, les cages de verre étaient vides, pourquoi ? Les deux cadavres étaient-ils l’albinos et le play-boy qu’ils recherchaient, officiellement, depuis deux heures ? Apparemment, dans leurs têtes, cela corroborait les propos du samouraï. Apparemment, on ne leur reprochait pas ces meurtres. Étaient-ils en train d’emporter le morceau ?

Flora n’osait y croire. Les flics avaient d’autres questions plus inquiétantes pour eux : il manquait la fille, Flora Argento, une hackeuse… L’avaient-ils vue ? En se serrant tous les trois, l’un contre l’autre, dans le hall, cernés par les flics, par leurs armes, leurs questions, le mustélidé haletant dans son sommeil artificiel au milieu d’eux, ils n’avaient pas besoin de se forcer beaucoup pour avoir l’air innocents. Ils grelottaient comme des victimes. Flora, avec le froid, sentait pour la première fois la fatigue. Tim ne disait rien. Shariff répondait aux policiers, à intervalles de plus en plus espacés.

Catwoman voyait bien que, de temps en temps, c’était elle que les flics regardaient, différemment… Ils avaient trois mandats d’amener : Clauberg, Kofer, Argento. Il leur fallait trois gibiers, morts ou vifs.

Elle ne savait pas ce que les troupes d’intervention attendaient pour descendre dans le labo et découvrir qu’elle n’y était pas. Elle comprit, finalement, lorsque arrivèrent les équipes en combinaison NBC de l’armée suisse : ils craignaient les menaces chimiques et bactériologiques, ils gobaient tous les mensonges de Shariff.

Cela leur donnait-il une chance ? Que se passait-il, après ?

Autour d’eux, c’était un enchevêtrement de procédures, d’ordres et de contre-ordres indescriptible, compliqué encore par la multiplication des foyers de guerre : le commandant des opérations suivait par radio les nouvelles de l’affrontement entre ses commandos et les mercenaires en fuite de Kofer, dont les trois 4×4 roulant à tombeau ouvert avaient été repérés et accrochés juste avant la frontière française. Le chaos.

Les équipes médicales les prirent finalement en charge. Vu la nature des vidéos envoyées sur le Net, elles avaient été dépêchées sur les lieux en même temps que la brigade, et s’étaient tenues en retrait pendant l’assaut. Des hommes en combinaison bactériologique s’approchèrent d’eux, les « victimes » assises par terre au milieu du hall ; les suspects entourés de soldats.

 

———

 

On avait tendu un rideau de plastique autour d’eux, maintenant, pour une sorte de quarantaine improvisée, d’urgence. Comme une nouvelle cage de verre. Les soldats qui les avaient approchés de trop près subissaient l’un après l’autre des injections, dans un PC médical, à l’autre bout du hall, par précaution. Peut-être les antidotes qu’on leur injectait avaient-ils été créés et commercialisés par WarDogs ? Tim se souvint : dans la chambre d’hôtel, en explorant les recherches de WarDogs, il avait songé à cela. Mesures et contre-mesures, qui produisait quoi ?

La mémoire revenait, s’assemblait comme un puzzle.

Un flic plus courageux, plus consciencieux ou plus inconséquent que les autres, essayait de les interroger, simplement muni d’un masque chirurgical ; il hurlait des questions de loin, par l’ouverture du rideau de plastique, pendant qu’on prenait leur tension, qu’on bandait le bras de Flora, qu’on vérifiait ses propres et multiples pansements, là où les chercheurs l’avaient intubé. Des images revenaient, un album souvenir à rebours : lui en grizzly, dans la cage de verre ; les tuyaux qui sortaient de son corps ; les seringues pleines de son propre sang qu’on lui réinjectait. Il revoyait cela quand il fermait les yeux. Les métamorphoses, leur succession. Les ténèbres.

Shariff lançait de temps en temps au flic un mensonge de plus, pour parfaire le désordre. Celui qui le questionnait voulait savoir ce qu’on leur avait inoculé. Shariff prétendait l’ignorer.

Tim sentit monter une panique irrépressible. Les rideaux de plastique ressemblaient vraiment à une nouvelle cellule de laboratoire. Bientôt, si le stratagème prenait, on allait de nouveau les percer de seringues, de tuyaux, pour découvrir ce qui avait été expérimenté sur eux. Tim n’était pas sûr de supporter cela. Même si c’était indispensable, dans le plan de Shariff. Les images de la prison, des expériences affluaient… Cobaye. Il ne voulait plus qu’on le touche, qu’on le manipule.

Pour l’heure, les médecins en combinaison se souciaient seulement de maintenir stables leurs paramètres vitaux. Ils lanceraient les expertises poussées, les recherches épidémiologiques, sanguines, virales et bactériologiques en fonction des produits qu’on trouverait en bas, dans le labo.

 

———

 

– La fille, là… Comment tu t’appelles ?

Un deuxième flic était venu rejoindre le premier, à la porte de leur espace de confinement, un plus haut gradé. Ça y était. Ils avaient compris. Flora ferma les paupières, une brève seconde, se rendit compte qu’elle n’avait rien prévu, pas même une identité de rechange. Elle rouvrit les yeux, son regard se posa sur l’animal que Tim avait posé sur ses genoux :

– Maria… McIntyre. Je suis la sœur de Shariff, la fille du professeur McIntyre.

– Non, tu es Flora Argento. Catwoman.

– Ouais, et elle a subi les mêmes injections que nous… Et elle vient de nous sauver la vie en vous attirant ici et en tuant Prince Kofer.

Shariff s’était levé, il se plaça entre elle et l’officier, les mains dans les poches, et défia le flic. Tim se leva à son tour, mais ce n’était déjà plus nécessaire : le gradé reculait devant le samouraï de treize ans, chétif, à moitié nu, parce qu’il était contagieux.

– OK, gamin, ça va… Tu défends ta sœur, ou qui qu’elle soit. Mais j’ai un mandat d’arrêt contre elle…

Il se retourna vers son sous-officier :

– On a des ordres. On les évacue sous escorte jusqu’à l’hôpital de Lausanne où la quarantaine est prête, et la criminelle prendra le relais là-bas.

Deux hommes en combinaison bactériologique entrèrent dans l’espace délimité par le rideau de plastique, des fusils d’assaut à la main. Le gradé montra Flora d’un coup de menton.

– Vous ne la perdez pas des yeux. Les États-Unis, la France et l’Italie, entre autres, nous la réclament…

 

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Les deux policiers empêtrés dans leurs combinaisons bactériologiques encadraient maintenant Flora. Les médecins ne s’occupaient plus d’elle, seulement de lui et de Shariff, leur frôlant le coude pour s’assurer qu’ils n’allaient pas tomber.

Effectivement, Tim se sentait vaciller.

Deux victimes, une coupable. Plus un carcajou toujours inanimé, que deux médecins portaient sur une civière. Nul ne se souciait des paramètres vitaux de l’animal-professeur, mais on devait procéder également à des analyses sur lui. Il portait, pensait-on, des germes infectieux d’une extrême dangerosité.

Les pales de l’hélicoptère médical gros porteur tournaient déjà quand ils l’aperçurent à une centaine de mètres du siège de WarDogs. Ecublens était devenu zone de guerre, puis zone de contamination.

Urgence. Pour les médecins, ils étaient des malades, bientôt, on les réduirait de nouveau à l’état de cobayes… Et pendant ce temps, ils enfermeraient Flora. Retour à la case départ : la prison pour elle, les cages pour eux.

Le jour entamait son déclin, loin vers l’ouest, vers le petit lac.

En montant dans l’appareil, Tim vit Shariff consulter sa montre. Le gamin se tourna vers lui, puis fit un clin d’œil. Apparemment, Ghost Dog trouvait que la tournure des événements leur était favorable. Il était bien le seul.