57.

PLAN DE VOL

Elle voyait tout avec une netteté sidérante. C’était une liste d’informations, une mosaïque de fichiers image et son qui défilaient, exactement comme lorsqu’ils l’avaient descendue la première fois au deuxième sous-sol ; et la seconde fois, lorsqu’elle avait agi, devant l’ascenseur. Elle se sentait d’une lucidité froide, celle de la hackeuse : mais d’une lucidité désespérée. Où était l’issue ?

Ils étaient dans une sorte de bulle confinée : l’appareil, militaire à l’origine, était aménagé pour accueillir des patients en quarantaine. Une structure de plastique isolait l’habitacle du cockpit. Deux bancs latéraux, comme dans les transporteurs de troupes, et une large place dégagée à l’arrière pour les civières qui servait d’« hôpital de campagne ». Les sacs à perfusion se balancèrent au décollage, au-dessus de leurs têtes.

Les deux policiers en combinaison de cosmonaute s’étaient assis à ses côtés, leurs fusils courts sur les genoux. Impossible de s’emparer des armes, même avec une volonté farouche. En face, Shariff et Tim, et deux des médecins, la regardaient.

Deux des autres secouristes venaient de sortir de la bulle, mais restaient derrière le rideau qui les séparait du poste de pilotage. Ils communiquaient par radio, sans doute avec l’hôpital, micros et oreillettes dans leurs casques d’intervention. Le rotor hurlait, les pales battaient continûment – mais qu’auraient-ils pu se dire, de toute façon, sous le nez des flics ?

À l’avant, on précisait bien sûr leur arrivée à l’héliport, on mettait en place les protocoles de quarantaine pour ses amis. On prévenait les flics, pour elle. Ce soir, dormirait-elle déjà en prison ?

Derrière eux, un praticien s’était agenouillé à côté du carcajou toujours en état de catatonie – il prélevait des fluides dans des fioles pour de futures analyses.

Elle avait l’impression d’être dans un film, où les soldats sont héliportés vers leur mission ou exfiltrés loin des combats. Flora ne savait pas exactement s’ils allaient se réfugier à l’arrière ou s’ils volaient vers une nouvelle zone de guerre. Il n’était pas question d’agir avec la même violence que contre Kofer et Clauberg. Mais que faire d’autre ?

Le samouraï le savait-il ?

 

———

 

Tim avait jeté à Shariff plusieurs coups d’œil, en espérant ne pas alerter les flics. Shariff semblait calme, presque souriant malgré son air éreinté. Il avait les mains profondément enfoncées dans les poches de son treillis, les jambes tendues, l’air goguenard.

De nouveau, après une minute de vol, le gamin lui fit un nouveau clin d’œil… Que voulait-il dire avec ses grimaces ? Avait-il vraiment une solution ? Pensait-il pouvoir tromper toute la police suisse sur l’identité d’une hackeuse alors qu’elle était déjà démasquée ?

Tim se sentit perdu. Brutalement, son corps à bout de forces se mit à peser une tonne. Il tenta de regarder devant lui, fixement, sans plus croiser les yeux de Shariff, évitant aussi ceux de Flora. Garder les paupières grandes ouvertes était une épreuve. Mais chaque fois qu’elles se fermaient, malgré lui, les images de la cage de verre l’assaillaient.

 

———

 

Shariff se pencha vers les flics qui encadraient Flora. Allait-il agir maintenant ? Pourrait-elle l’aider ? Il parla au policier le plus proche de lui en hurlant pour se faire entendre :

– Si je vous dis que je serai un homard dans deux heures trente, vous me croyez ?

Il mit ses deux mains en porte-voix, pointa sa poitrine de son index.

– Moi… Un homard breton.

Les deux gardiens de Flora échangèrent un regard : comment devaient-ils répondre à ce garçon jusque-là sain d’esprit, et qui venait manifestement de décompenser ? Était-ce une conséquence de son virus ? Ils partagèrent un sourire, gênés.

Le samouraï avait remis les mains dans ses poches. C’était fini ? Que préparait-il, une diversion ?

Trente secondes passèrent, puis il hurla de nouveau, à tue-tête :

– Et si je vous dis que nous aimerions traverser le lac, là, et qu’il faudrait que vous nous déposiez plutôt de l’autre côté de la frontière, dans la montagne française…

Les deux flics s’étaient raidis, mais souriaient encore, en secouant la tête, comme à une bonne plaisanterie.

– Parce que j’ai dans la main une grenade dégoupillée, et que le temps de vous servir de vos armes, il sera trop tard… Nous n’avons rien à perdre.

Au moment où Shariff ressortait la main droite de sa poche, Flora se souvint des grenades quadrillées de Kofer. Le pouce du samouraï avait retiré la goupille, ses autres doigts maintenaient la cuillère de l’explosif. Un geste, un seul, pour relâcher la pression, et ils devenaient tous les passagers d’une bombe volante. Elle eut envie de l’embrasser sur le champ, mais s’en abstint : kérosène inflammable, embrassade et grenade… Un mauvais cocktail.

 

———

 

Les deux policiers avaient posé leurs fusils d’assaut à leurs pieds. Ils avaient les mains derrière la nuque, comme les médecins à qui Shariff avait indiqué de se diriger vers l’arrière de l’appareil.

Le gamin tendit sa grenade à Flora.

– Tiens ça en gardant les doigts sur la cuillère et en faisant très, très attention, ma belle…

Il sortit un énorme revolver de sa poche gauche.

– L’avantage d’être contagieux, c’est qu’on n’est pas fouillé… Tim, tu passes devant. Si le pilote donne l’alerte par radio, s’il se passe quoi que ce soit, tu lui expliques que je sais tirer et que je dispose d’un 357 Magnum de fabrication américaine… Tu repères un lieu à moins de vingt minutes d’ici, en pleine montagne, où l’on pourrait se poser, tu étudies les plans et les cartes, et tu nous prépares une longue virée en montagne. Ça ira ? Tu récupères ?

Tim hocha la tête. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Shariff s’était déjà tourné vers les policiers

– Je suis désolé, messieurs, mais ce que je vous disais est exact. Je me transforme en homard dans un peu plus de deux heures… À cause des expérimentations de monsieur Clauberg, qui nous a considérablement irradiés. Vous le constaterez de visu sur les clichés de l’IRM, si la mémoire de l’appareil n’a pas été endommagée…

 

Depuis le cockpit, Tim ne l’entendait plus baratiner… Mais à travers le plastique, il le vit sourire, puis faire un moulinet avec le colt, comme un cow-boy. Un peu plus tard, Shariff chantait, apparemment. La Walkyrie ? D’ici, Tim pouvait voir le comédien en action, mais il n’avait plus la bande-son. Derrière lui, Floria riait. L’appareil avait viré de cap et laissait Lausanne qui s’allumait déjà, loin derrière lui.