DEUXIÈME SOUS-SOL
– Remarquable, n’est-ce pas ?
Flora porta ses deux mains à la bouche pour ne pas crier. L’espace, ici, n’était pas découpé en salles de laboratoire, en pièces distinctes – c’était une immensité sans aucune cloison, de 1 500 mètres carrés au moins comme à l’étage du dessus, mais offerts d’emblée, éclairés par des néons bleutés au plafond à six mètres de hauteur.
Flora n’eut d’yeux, cependant, que pour trois cages de verre ou de plexiglas, parfaitement transparentes, crûment illuminées par des plafonniers, trois cages circulaires d’environ vingt mètres carrés chacune, les trois premières d’une série de vingt ou trente en enfilade, installées au centre du deuxième sous-sol. Leurs parois s’élevaient jusqu’à trois mètres cinquante, elles n’avaient pas de plafond. Autour de ses trois premières cages, une dizaine de chercheurs en blouse blanche tournaient, maniant une batterie d’appareils volumineux, impressionnants, qui glissaient sur des vérins, ce qui devaient permettre de les déplacer d’une cage à l’autre. Aucun des chercheurs n’avait relevé la tête ni même semblé remarquer l’irruption de visiteurs.
Des lumières clignotaient, les systèmes de veille et d’alerte qu’on trouve dans les services de réanimation des hôpitaux, des écrans, des courbes, des mesures qui permettent aujourd’hui de dessiner les lignes de vie et de mort des patients.
Dans les deux premières cages, Flora aperçut deux silhouettes parfaitement identifiables. La troisième créature, un peu plus loin, disparaissait sous un impressionnant appareil d’IRM, autour duquel deux scientifiques semblaient suivre des évolutions qui les captivaient. Julien ou Shariff ?
– Souhaitez-vous que nous nous approchions un peu, mademoiselle Argento ?
Se forcer à regarder. Se forcer, malgré tout… Ne rien céder devant eux, et emmagasiner toutes les informations qui lui manquaient, dans sa cellule-prison de l’étage supérieur.
Derrière les parois transparentes de la première cellule, il y avait un homme entièrement nu, offert aux regards de tous. Il se tenait debout et sembla observer quelques instants de pause, hagard, avant de se remettre à marcher comme lorsque Flora était entrée – en cercle continu, obsessionnel, longeant les parois de verre comme le font les animaux habitués aux grands espaces lorsqu’on les encage.
Syndrome de captivité. La tête légèrement baissée dodelinait, regardait ses pieds, suivait des yeux un itinéraire apparemment connu de lui seul.
Il releva le visage vers eux quand ils s’approchèrent, s’arrêta de nouveau, les contempla longuement, douloureusement, avec dans le regard cette infinie détresse, ce même air inquiet et perdu qu’ont les personnes très âgées dans les maisons de retraite où elles attendent la mort, sans plus savoir qui elles sont ou qui leur rend visite. Flora sut immédiatement que McIntyre ne la reconnaissait pas. Un instant, elle eut du mal à faire coller cette image avec celle du professeur qu’elle connaissait, qu’elle avait laissé quinze jours plus tôt. Pourtant il n’y avait aucun doute – n’était-ce la maigreur impressionnante, les traits, la stature étaient les siens.
Quelque chose semblait s’être brutalement éteint en lui.
Flora posa une main sur la vitre, lentement.
L’homme nu et hâve hésita, leva la main, posa sa paume sur celle de la jeune fille, seulement séparée de celle-ci par la paroi de verre épais. Flora sentit une boule monter dans sa gorge, les larmes également – dans ce geste d’une profonde intimité McIntyre semblait n’accomplir qu’une imitation impersonnelle, vaguement incrédule, du geste de l’humaine en face de lui, comme un grand singe aurait imité un visiteur dans un zoo.
– Nous lui laissons quelques minutes de pause encore… de peur que son organisme ne se dégrade trop vite. Puis nous procéderons à une nouvelle métamorphose.
Clauberg montrait, sur un chariot, le matériel nécessaire à une transfusion.
– Ne soyez pas surprise s’il ne manifeste guère de joie à vous voir… Nous avons observé que la succession à intervalles très rapprochés des métamorphoses entraîne une sorte d’abrasion de la mémoire humaine… Une amnésie. Le cobaye semble oublier d’abord son passé récent, puis son passé plus ancien, et enfin sa propre identité. À ce stade, il est probable que le langage humain ait totalement disparu. J’imagine que nous pourrions voir cela comme un mécanisme de protection, de préservation de l’espèce… Cette perte de santé mentale est un phénomène intéressant, quoique totalement anecdotique en ce qui concerne nos recherches.
Ne pas crier, ne pas craquer. Flora se mordait les lèvres. Elle enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains, à se faire saigner.
– Ce qui nous inquiète davantage pour la poursuite des expériences est son refus total de s’alimenter, lorsqu’il est humain comme lors de ses métamorphoses. Nous allons le perdre très vite, j’en ai peur. Mais passons…
Clauberg se dirigeait déjà vers la deuxième cage, comme un visiteur pressé.
Tim était allongé, sanglé dans sa cellule, sur une sorte de lit chirurgical imposant qui le maintenait bras et jambes écartés, pattes antérieures et postérieures écartées. Tim-le-grizzly était ligoté. Tim-le-grizzly était relié à des dizaines de perfusions. Certaines lui prélevaient des fluides, du sang rouge sombre, d’autres injectaient des fluides dans son corps. Tim-le-grizzly était devenu un réservoir, au centre d’un dispositif qui le vidait et l’emplissait à la fois.
– Celui-là n’en est qu’à sa quatrième métamorphose. Nous attendons…
Clauberg désignait du stylet qu’il utilisait sur sa tablette numérique, des appareils de mesure, des écrans de scanners, des appareils à rayons X, des caméras à très grosse focale et d’autres instruments dont elle ignorait la fonction et qui surplombaient l’ours crucifié sur son chevalet.
– Mais le processus de métamorphose ne dure que quelques dixièmes de secondes, comme vous le savez… Et il ne se reproduira pas, dans son cas, avant…
Il jeta un coup d’œil au compte à rebours affiché sur un ordinateur qui enregistrait apparemment les données du scanner.
– … vingt-huit heures, lorsqu’il redeviendra un cobaye humain.
L’ours qui semblait inconscient, yeux clos, tourna lentement la tête vers Flora.
Elle vit qu’il n’avait pas totalement sombré : il la regardait de ses petits yeux bruns aux éclats rougeâtres, trop rapprochés, profondément enfoncés dans le fouillis de sa fourrure brun-gris. Elle lut un éclair de gratitude au fond de la pupille – quelque chose s’alluma. L’instant d’après, comme frappé par une révélation, l’ours souleva la tête, autant que la sangle de cuir qui la maintenait le lui permettait ; il sembla vouloir tendre tout son corps emprisonné vers elle.
Flora se précipita contre la vitre, les deux paumes et le front plaqués contre le verre.
Il entrouvrit la gueule, deux, trois fois, sembla vouloir parler.
– Tim ! Timothy Blackhills !
L’ours ferma les yeux, les ouvrit de nouveau, comme s’il refusait de croire ce qu’il voyait. Il secoua la tête pour s’arracher à la sangle, se cabra, son énorme corps électrisé, dans une violence inouïe.
Sursaut brutal, désir de liberté : lui aussi voulait la rejoindre, maintenant, tout de suite.
Sa gueule s’ouvrit cette fois franchement, découvrant des crocs ivoire, effrayants, aiguisés comme des armes.
Le grognement qu’il poussa hésitait entre plainte et colère, gémissement et fureur.
– Éloignez-la, éloignez-la ! cria un scientifique en blouse blanche qui arrivait en courant.
Il saisit une sorte de fusil à harpon et entra dans la cage. Le fusil était en fait un bâton électrique, qui envoya des éclairs bleutés quand il frôla le lit chirurgical de Tim. L’ours vit les éclairs, mais ne se calma pas. Il se cabra encore.
L’homme à la blouse blanche toucha deux fois l’énorme animal au ventre, là où la fourrure était plus claire, le poil moins épais. Deux fois, l’animal sursauta, littéralement soulevé de son lit, tressauta, puis retomba, pantelant, inerte, les yeux fermés.
– Salauds, salauds… Que lui avez-vous fait ?
Kofer avait posé ses deux énormes mains grises à la peau squameuse sur ses épaules, comme deux étaux. Il l’avait tirée en arrière aux premiers cris du scientifique.
Elle n’avait même pas cherché à résister. Elle continuait de fixer Tim, les mains sur le visage, le regard entre les doigts – horrifiée par le spectacle dont elle ne pouvait se détacher.
– Je peux comprendre votre émotion, c’est effectivement très… impressionnant, je suppose, la première fois. Mais rassurez-vous, nos chercheurs respectent scrupuleusement la législation suisse, l’une des plus strictes au monde croyez moi, concernant l’utilisation d’animaux de laboratoire. Nous n’infligeons aucune souffrance à nos cobayes, sinon celles rendues nécessaires par la réussite de nos recherches.
– Vous êtes un malade, Clauberg. Un criminel, une ordure, un…
Sa voix tremblait de rage, mais elle avait réussi à ne pas crier, à ne pas…
– Ne confondons pas, mademoiselle Argento, voulez-vous ? Vous êtes une criminelle, internationale de surcroît, ce dont nous allons parler tout à l’heure. Quant à moi, je ne suis que le capitaine d’une industrie dynamique, un homme soucieux de produire et de calibrer l’offre en fonction de la demande. Voulez-vous que nous passions au homard ou est-ce suffisant ?
Elle serra les dents. Voir, tout voir, emmagasiner les informations. Ne plus répondre. Ne pas parler. Elle alla d’elle-même vers la troisième cage, suivie comme son ombre par l’albinos. Le play-boy soupira et leur emboîta le pas.
« Le homard »…
Flora s’appuya contre la paroi : Shariff était invisible, enfermé dans l’appareil d’IRM qui occupait le centre de sa cellule, et autour duquel trois chercheurs s’affairaient, enregistrant des dizaines de clichés. Derrière elle, Clauberg avait déjà évacué sa lassitude, il avait repris son bagout de VRP des labos pharmaceutiques.
– Le homard, donc, est…
– Il s’appelle Shariff.
– Oui, certainement… Si vous voulez… Shariff pas-de-nom-de-famille. Il est véritablement une bénédiction pour nos recherches. Des métamorphoses toutes les six heures, ce qui nous permet d’obtenir des observations très régulières. Une taille suffisamment petite pour permettre l’utilisation d’appareils conventionnels. Et nous profitons de ses phases animales pour examiner la structure de son exosquelette, ce qui pourrait ouvrir la voie à des applications formidables et très utiles dans nos recherches sur le soldat ultime.
Des milliers de clichés défilaient sur l’ordinateur installé dans la cage, à côté du tube de l’IRM devant lequel les trois scientifiques discutaient. Toute la structure osseuse de Shariff, ses pinces, son abdomen, ses pattes, étaient photographiés constamment, puis analysés sur l’écran. Mais lui était invisible, enfermé dans le tube blanc. Elle aurait voulu le voir. Le voir.
– Si nous pouvions nous procurer deux ou trois cobayes de cette qualité, nos recherches aboutiraient tellement plus rapidement… Hélas, si j’en crois les listings de McIntyre, le homard est l’unique individu aussi remarquable de votre petit cercle, le seul chez qui les métamorphoses soient si fréquentes.
La voix s’était éloignée. Flora se retourna. Aribert Clauberg était déjà à dix mètres, longeant la cage de verre suivante, tout aussi illuminée, mais totalement vide. Il poursuivit sa marche jusqu’à un bureau, simple ombre chinoise dans l’obscurité, qu’il éclaira et derrière lequel il s’assit.
– Monsieur Kofer, voulez-vous inviter mademoiselle Argento à s’approcher ? demanda-t-il d’une voix impérieuse. Nous devons avoir une conversation décisive, maintenant.
En allant vers le bureau, Flora longea la quatrième cage. À côté, il y avait une table à roulettes sur laquelle on avait posé un bac transparent ; un aquarium empli d’une solution bleutée, gazeuse ou aqueuse, qui fumait. Flora vit deux choses : devant elle, Aribert Clauberg avait branché sa tablette numérique à un écran LED ; dans le bac d’azote liquide, à sa droite, une main humaine, une main gauche, qui flottait.