48.

SUR L’ÉCRAN LED

– Bien… Ce que j’ai à vous expliquer va nous prendre quelques minutes, au cours desquelles je souhaite que vous m’écoutiez attentivement, mademoiselle Argento.

Ce n’était qu’une formulation de politesse. Elle n’avait pas le choix.

– J’imagine que nos travaux vous procurent pour l’heure une impression détestable. Vous vous sentez sur l’île du docteur Moreau, ou d’un quelconque apprentisorcier. Mais je vous prie de croire que rien de tout cela ne relève de la sorcellerie. Nous sommes des professionnels, mademoiselle Argento, les meilleurs, je peux vous l’assurer. C’est la raison pour laquelle je vous demande de faire un pas de côté, et de considérer tout cela sous un angle plus… raisonnable.

Il venait de croiser les mains sous son menton et la dévisageait avec une sorte d’attention séductrice, concentrée, exclusive. C’est ainsi qu’il devait agir lorsqu’il avait face à lui un interlocuteur difficile à convaincre, au cours de ses négociations.

– Ce que les listings de votre cercle intitulent « métamorphanthropie » représente un véritable gisement de diamants à ciel presque ouvert et, pour l’instant, stupidement négligé. Les perspectives qu’ouvre ce phénomène biologique sont évidemment incalculables, dans tous les domaines. Les travaux menés par mademoiselle Bidgelow ces trois dernières années, et les deux brevets que nous lui avons achetés au prix fort, ne sont évidemment qu’un début…

Kate ? Clauberg connaissait Kate ? Il fit quelques gestes sur sa tablette numérique, et deux brevets portant sur la structure cellulaire du vivant apparurent sur l’écran, illustrant son propos. Flora se souvenait… Paul Hugo avait dit pendant la séance du conseil que Kate avait vendu des brevets à Clauberg.

– J’imagine que la publication de ces travaux, qui ne sont qu’un millième de la partie émergée de l’iceberg, était nécessaire pour financer la vie et la pérennité de votre cercle. Mais en publiant ces travaux et en déposant les premiers brevets, mademoiselle Bidgelow a commis l’imprudence d’attirer notre attention. Nous avons cherché à en savoir davantage sur cette personne, aux résultats remarquables, pour éventuellement la débaucher. Malheureusement, les seules coordonnées que nous avons pu trouver étaient celles d’un mystérieux Institut de Lycanthropie, dont l’existence paraissait hypothétique…

Nouvelle manipulation de la tablette : le site officiel de l’Institut, que Flora connaissait bien, apparut à l’écran. Il présentait des photos qui n’avaient rien à voir avec les lieux réels de leur vie d’anthropes, et qui correspondaient parfaitement à l’idée qu’on se fait d’une clinique de luxe pour célébrités fatiguées ou toxico-dépendantes à la recherche d’une cure de sommeil.

– Comme vous le savez sans doute, l’adresse officielle de l’Institut ne correspond qu’à celle d’une anodine clinique privée de psychiatrie à Chamonix. Une surveillance assidue du lieu nous a appris que son fondateur, actuellement détenu dans la cage de verre derrière vous, ne la visitait que très exceptionnellement… Ce qui semble logique, puisque aucun malade n’y demeure. Une coquille vide, donc.

Nouvelle manipulation, d’autres images apparurent. Flora se concentrait sur l’écran, par habitude, et parce que pour elle, la vérité, les solutions, les issues venaient toujours de là. Ou était-ce pour oublier les cages de verre dans son dos ?

– Chaque fois que nous sommes tombés sur une adresse IP ou un numéro de téléphone portable, comme ceux que fournissait mademoiselle Bidgelow dans ses dépôts de brevet, ils nous ont conduit à une adresse introuvable ou résiliée, un appartement fermé, une impasse… Même chose, encore tout récemment, concernant le véhicule de messieurs McIntyre et Landen, qui était enregistré au nom d’une société grenobloise fictive, comme celui que vous avez utilisé, j’imagine. Je dois avouer que ces petits secrets ont aiguisé ma curiosité.

Encore un jeu de doigts sur la tablette.

– J’ai donc lancé certaines de mes équipes, spécialisées dans l’intelligence économique, sur les traces de mademoiselle Bidgelow, et sur celles de l’Institut de Lycanthropie et de son fondateur, tout en essayant de les contacter directement… et discrètement, sous prétexte de développer de nouveaux brevets ensemble. Ils n’ont jamais répondu à mes avances, et le résultat de nos recherches a été décevant. Nous n’avons finalement trouvé qu’un début de piste peu fiable. Des sortes de fous mystiques, quelque part en Europe centrale, qui croyaient dur comme fer à des fables tout droit sorties des légendes et prétendaient chasser des « loups-garous ». Une conviction hors de tout propos scientifique, et difficilement bankable, dans ma partie… Mais une coïncidence m’amena à les contacter toutefois : leur chef, un certain monsieur Sfax, qui se faisait appeler le Taxidermiste, s’intéressait à l’Institut de Lycanthropie, et se vantait sur un de ses forums de pouvoir la localiser.

La photo d’un petit homme rachitique, portant lunettes et, de toute évidence, une perruque, apparut sur l’écran.

– J’ai rencontré ce singulier personnage à deux occasions, et j’ai feint de croire à ce que je pensais être des délires. Je lui ai expliqué que l’Institut développait des recherches qui m’intéressaient. Monsieur Sfax m’a dit être soucieux de financer ses activités mythologico-cynégétiques, et je lui ai proposé un marché : qu’il croise en personne mademoiselle Bidgelow ou le professeur McIntyre, qu’il obtienne de leur part le contenu de leurs recherches quels que soient les moyens mis en œuvre pour parvenir à ses fins, et je lui promettais un demi-million de dollars. Je me doutais bien entendu qu’il réclamerait davantage s’il réussissait, mais je n’en avais cure, ce dont nous parlions valait des milliards, j’en étais déjà convaincu. Des milliards.

Clauberg venait de poser sur le bureau un ouvrage jauni, le type de publications universitaires qui remplit les rayonnages des bibliothèques et ne trouve que rarement un lecteur. Flora lut le titre : Le Grand Secret. Auteur : Paul Hugo.

– Ce livre a achevé de m’en convaincre. C’était la bible de monsieur Sfax, et il m’a indiqué où je pourrais m’en procurer un exemplaire, à prix d’or. J’imagine que vous le connaissez bien…

Flora prit l’ouvrage que Clauberg lui tendait. Il était sous-titré : Essai sur les métamorphoses animales et anthropomorphes dans la littérature européenne et dans les pensées magiques d’Amérique. Perspective comparée. Elle connaissait l’histoire de cet essai : c’est grâce à lui que McIntyre et Hugo s’étaient rencontrés, il y a vingt ans, grâce à lui qu’ils avaient nourri, ensemble, le projet de l’Institut. Cet ouvrage était un élément essentiel dans la mythologie interne de leur « abri » ; on disait qu’il était aujourd’hui introuvable, sinon dans la Grande Bibliothèque.

– Une lecture passionnante, et très éclairante. Malheureusement, j’ai été déçu par monsieur Sfax. Il m’a appelé en juillet dernier pour m’indiquer qu’il aurait très prochainement le colis que je lui avais demandé. Mais une quinzaine de jours plus tard, j’ai reçu un nouvel appel, me certifiant cette fois que le colis était à ma disposition, mais pour cinq millions de dollars. Et à condition que je sache casser des cryptages assez élaborés. Je l’ai rassuré sur ce point, et lui ai proposé de le rencontrer séance tenante, pour verser la somme et qu’il m’indique la localisation de l’Institut.

Flash-back : l’enlèvement de Véronique ; la rançon ; Tim, Shariff, le professeur, avec elle dans le bunker…

– Ce fut, hélas, mon dernier contact avec le Taxidermiste. Il a ensuite cessé de répondre à mes appels, et je n’ai retrouvé sa trace que plusieurs semaines après… J’avais commis l’erreur de confier cette affaire à des amateurs, alors que j’avais besoin de professionnels. Des meilleurs.

Il esquissa un geste vers Prince Kofer, tandis que le site de la société de sécurité ShylocK apparaissait à l’écran.

– C’est mon nouvel employé, monsieur Kofer, qui, avec ses mercenaires, m’a permis de retrouver le bunker calciné, puis les restes enterrés de ceux avec qui j’avais conclu mon précédent marché. Leurs téléphones et leurs dernières connexions indiquaient sans aucun doute possible qu’ils s’étaient trouvés à cet endroit, dans ce bunker à l’abandon, lors des derniers appels de monsieur Sfax. J’ignore encore ce qui s’est produit, mais du moins je sais pourquoi j’ai perdu leur trace, et je ne peux plus compter sur eux.

Un diaporama apparut sur l’écran, des images en noir et blanc. Une fosse ouverte, en pleine forêt. Des restes humains, exhumés, pas encore réduits à l’état de squelette. Les dix morts du bunker, les proies de Tim-le-grizzly. Ces photos de fosse commune en appelaient d’autres, dans l’imaginaire de la jeune fille – restes de crimes de guerre. Sur les clichés suivants, plusieurs hommes qu’elle reconnut comme les mercenaires de Kofer tenaient dans leurs mains les restes, puis les stockaient dans des caisses en plastique.

– J’ai donc tablé sur les services de monsieur Kofer, que j’ai engagé à temps plein, et à fonds perdu, pour réussir là où Sfax avait échoué. Je voulais localiser enfin votre Institut. Mais malheureusement, passés ses premiers résultats, son équipe s’est avérée aussi impuissante que moi. J’en étais donc à désespérer d’obtenir des résultats enfin tangibles, lorsque j’ai été discrètement contacté, voici deux semaines, par une source à laquelle monsieur Kofer, grâce à ses connexions dans le milieu de la drogue, avait acheté une importante quantité d’une drogue tout à fait particulière, aux effets meurtriers, mais très prometteurs pour un programme que nous poursuivons.

– La Tiger Eye ? Le programme Cold Blood ?

– Je vois que vous connaissez nos travaux… Oui, la Tiger Eye. L’homme qui a inventé cette amphétamine l’a monnayée aux réseaux de distribution de ShylocK l’été dernier contre deux millions de dollars, sur une proposition de notre part… Il a repris contact avec Kofer il y a trois semaines à peine, en demandant deux millions de dollars supplémentaires contre deux cobayes de votre cercle, dont le fondateur de l’Institut, et le mode d’emploi de leur transformation. J’ignore comment notre interlocuteur a pu savoir que cela m’intéressait au plus haut point… C’était en tout cas aussi brutal qu’inespéré.

Ils s’étaient trompés : Paul Hugo, ou quelqu’un de sa bande, n’achetait pas le speed à Clauberg. Il le lui vendait. Cela expliquait la fortune de Paul Hugo. Mais alors, d’où venait la Tiger Eye ? Pourquoi Hugo ou Bjorn avaient-ils créé cette came ? Pour l’argent ?

– Voyez-vous, mademoiselle Argento, grâce aux propos apparemment délirants de monsieur Sfax, confirmés par l’ouvrage de monsieur Hugo, j’en étais arrivé à l’intuition, puis à la conviction que ce que vous appelez la métamorphanthropie existe vraiment. Mais je n’en avais pas encore la preuve, jusqu’à ce que notre discret interlocuteur me la livre.

L’écran s’éteignit. Clauberg se leva, lissa sa veste comme si elle avait pris un faux pli.

– Et précisément, il est l’heure pour monsieur McIntyre de nous en fournir une nouvelle fois l’illustration. Voulez-vous profiter du spectacle ? Suivez-moi, je vous en prie.

 

———

 

Prince Kofer la dirigeait en la poussant, sans véritablement lui laisser le choix.

Un soldat de l’albinos avait posé deux chaises devant la première cage de verre, Flora n’avait pas remarqué la présence d’un deuxième mercenaire jusque-là. Elle reconnut l’un des trois hommes qui les avait appréhendés devant le bâtiment – l’un des deux survivants. Était-il ici en permanence ou venait-il d’arriver sur les lieux ? Observer, emmagasiner des informations pour préparer un plan, une issue…

Le scientifique qui avait touché Tim avec le bâton électrique était maintenant entré dans la première cellule, son arme à la main. Un deuxième savant, plus petit, portant lunettes et blouse, s’approcha du professeur et l’invita à s’allonger sur le lit de fer qui occupait le centre de sa cellule.

McIntyre se laissa faire, toujours aussi indolent et insensible qu’un grand vieillard, comme un objet, un meuble. Une fois allongé, on le sangla.

Le petit scientifique à lunettes fit un signe aux deux hommes qui attendaient derrière la paroi, à l’opposé de Clauberg et Flora. Ils durent manipuler une commande électronique, car deux gigantesques bras hydrauliques glissèrent de la cellule de Tim à celle de McIntyre, sans un bruit sinon celui des vérins pneumatiques. Puis, les bras articulés descendirent sur le professeur, comme deux têtes d’aliens gigantesques, intrigués, par une proie inattendue. Tout s’exécutait par le dessus. Au bout des bras articulés, les appareils de scan, de photographie macro, de rayons X se mirent en position à seulement quelques centimètres du patient nu et allongé, apparemment indifférent. Photographier la matière quand elle change. Percer le secret de la différenciation des cellules.

– Le plus simple est de s’intéresser à la métamorphose de la structure osseuse, aisée à photographier, ainsi qu’à l’épiderme, bien évidemment, commenta Clauberg, à côté d’elle. L’idéal serait de pouvoir cultiver in vitro les muscles et les cellules cérébrales, et de provoquer les métamorphoses, mais nous n’en sommes pas encore là. Nous devons pour l’instant observer et enregistrer in vivo.

Sur le lit, le professeur n’avait pas esquissé un mouvement.

Le petit scientifique à lunettes sortit de la cage, prit sur une console roulante plusieurs seringues remplies d’un liquide sombre – sang groupe B positif – qui allait permettre au miracle de se produire. Il entra de nouveau avec cette méticulosité, cette lenteur qu’ont les chercheurs lorsqu’ils exécutent un protocole, à croire qu’ils traînent et étirent les préliminaires en longueur, suivant une à une des étapes prédéfinies pour ne pas fausser l’expérience. Flora le vit frotter le bras du patient, avec une solution antiseptique sans doute. Cela la surprit, la choqua même, comme s’il eût été normal de renoncer à toute condition médicale d’hygiène, puisqu’on torturait les prisonniers. Mais non : les cobayes devaient durer longtemps et dans le meilleur état possible.

Puis, sans prévenir, le petit scientifique à lunettes planta l’aiguille dans le bras du professeur, poussa la pompe, injecta le sang et s’écarta rapidement pour se diriger vers la sortie.

L’homme au bâton électrique le suivait, vers la porte, mais en reculant, son arme à la main.

Au bout d’un bras articulé, tous les appareils s’étaient illuminés : lumière verte des scanners, vacarme des appareils de macrophotographie qui enregistraient des centaines de clichés tout en pivotant pour suivre au plus près leur sujet, maintenant mouvant.

Sur le lit de fer, la métamorphose s’était déjà produite. Trop brève pour en apercevoir le détail, sauf pour les appareillages de macrophotographie. Un mammifère carnivore d’un brun roux, tavelé de noir, se tortillait maintenant dans les sangles de cuir qui l’instant d’avant immobilisait l’homme sans âge, sans pudeur, sans esprit.

Le carcajou. Wolverine. Gulo gulo.

En quelques contorsions, il se libéra, des sangles qui n’étaient plus à sa taille, puis il bondit à terre. Il crachait, les crocs en avant, comme une goule ou une créature surgie des Enfers, dans une fureur noire. Ses yeux lançaient des éclairs. Il se précipita sur l’homme au bâton qui n’était pas encore sorti et qui dut tendre plusieurs fois son arme électrique pour le repousser. Touché par une décharge, le mustélidé trapu bondit en arrière, effectua une courbe prudente, à bonne distance du torero qui l’avait frappé. Il revenait déjà vers l’intrus qui sortit et bloqua la porte.

Le reste fut le spectacle d’une pure folie, animale cette fois : le prédateur d’Amérique aux crocs jaunes, aux yeux cernés de noir, en un étrange masque que dessinait le pelage sur sa gueule et qui lui donnait l’air d’un diable, bondissait entre les pieds du lit, puis sur le lit, essayait de sauter pour accrocher ses griffes et grimper sur les bras articulés qui venaient de se relever.

Sans cesse, sans cesse, gueule ouverte, crocs offerts, sifflant et crachant, il revenait se jeter contre les parois de verre derrière lesquelles des spectateurs contemplaient le résultat de la métamorphose. Chocs sourds d’une violence inouïe, démence de l’animal sauvage emprisonné, prêt à tout pour retrouver les grands espaces.

Dans la cellule voisine, sans doute à cause de ces cris animaux, un hurlement retentit – le grizzly répondait à son concurrent naturel. Comme dans une ménagerie de foire, soudain frappée de folie furieuse, les cris montèrent, d’une cage à l’autre. L’homme au bâton électrique courait vers la cage de l’ours, de nouveau.