49.

NÉGOCIER, AVEC LE DIABLE ?

Ils étaient revenus au bureau. De temps en temps, ils entendaient encore, derrière eux, le choc sourd du carcajou se lançant contre les parois, ou les hurlements en écho des deux prédateurs d’Amérique du Nord. Flora ferma les yeux. Ne plus regarder. Ne pas voir le sort de ses amis ; écouter, s’informer, trouver la faille chez l’ennemi.

Cette fois, elle avait droit à une chaise. La tablette de Clauberg continuait de diffuser sur l’écran les images de McIntyre-le-carcajou dans sa cage, via un réseau de vidéos internes accessibles en ligne : une nouvelle information. Flora se concentrait. On entrait dans les négociations. Devait-elle continuer de se taire ? Ou parler ? Répondre ? Pour trouver cette issue qu’elle n’entrevoyait pas ? L’albinos était debout derrière elle, aussi immobile et menaçant qu’une statue, la machette dans le dos, le fusil à l’épaule.

– Vous devez vous être habituée à cette idée, mais ce qui vient de se dérouler sous nos yeux est en tout point exceptionnel, mademoiselle Argento. Magnifique. Prodigieux. Cela ouvre une conception totalement neuve de la biologie humaine, et des lois mêmes de la nature telles que nos scientifiques croient les connaître. J’avoue que j’en étais déjà convaincu l’été dernier, mais qu’il m’a fallu le voir pour le croire tout à fait…

À l’écran, des listes remplacèrent la vidéo du carcajou.

– Le contenu du disque que l’on m’a vendu, couplé au spectacle auquel nous venons d’assister, me permettrait déjà de rembourser au centuple les investissements que m’a coûté jusqu’ici la recherche de l’Institut. Et dans le simple domaine des biotechnologies militaires, cela ouvre des champs de recherches presque infinis, qui permettraient d’accumuler une fortune colossale, telle que nul n’en possède.

Ses yeux brillaient : avidité, convoitise. Avait-il d’autres failles ?

– Mais cela ne me suffit pas tout à fait. Il me faut une dernière information, il me la faut d’autant plus que nous avançons trop lentement, avec nos rats de laboratoire… Beaucoup trop lentement.

Un sourire amusé, d’une désinvolture ironique, bravache aussi.

– Au cours de la brève entrevue que nous avons eue avant qu’il nous serve de champ d’expérimentation, votre fondateur m’a semblé persuadé que Paul Hugo était en contact avec moi, qu’il m’avait vendu cinq disques contenant tout votre savoir… Croyez bien que j’en aurais été ravi… Mais je n’ai jamais rencontré Paul Hugo, je ne connais rien de lui, à part son livre.

Il bascula en avant vers elle, il semblait soigner sa mise en scène.

– Mais ce que j’attendais de Sfax, ce que j’ai cru obtenir de Landen, c’est bien davantage que cinq disques, mademoiselle Argento. Je veux comprendre ce qui permet à des cellules spécialisées d’en devenir d’autres, à l’ADN humain de muter en une fraction de seconde, commandant la transformation des cellules spécialisées qui vont elles-mêmes, selon une architecture différente, former de nouveaux agrégats et donc une nouvelle forme de vie, d’apparence, de taille, de qualité, d’espèce. Je veux découvrir cela, et le breveter. Pour qu’aucune activité scientifique sérieuse, concernant la biologie humaine, ne puisse s’effectuer sans passer d’abord par mes découvertes. Vous me comprenez ?

Vanité, plus encore que convoitise.

– Et pour cela, il me manque quelque chose que vous seule pouvez me donner pour l’instant, mademoiselle Argento : l’adresse de l’Institut.

– Celui qui vous a vendu mes amis, il ne peut pas vous la donner ?

– Si, probablement je le pense. J’ai su par McIntyre que l’Institut m’avait identifié comme le commanditaire de monsieur Sfax. J’en conclus donc que celui qui m’a vendu la drogue est l’un d’entre vous, qu’il a appris notre intérêt pour vos semblables, et que c’est la raison pour laquelle il a proposé de me vendre messieurs McIntyre et Landen… Mais j’ignore son identité. Cet interlocuteur nous contacte lui-même, il se fait payer en liquide, les intermédiaires n’étaient pas les mêmes lors de la transaction concernant la Tiger Eye et lors de la livraison des cobayes. Et ils étaient tous les deux très discrets. Monsieur Kofer ne dispose donc d’aucun moyen pour le joindre… Je compte plutôt sur vous pour m’indiquer le lieu où les équipes de ShylocK pourront aller me chercher d’autres spécimens.

Qui lui avait livré ce secret ? Qui avait donné leurs trois amis à Hugo ? Ce n’était pas le moment de se concentrer là-dessus. La seule chose qui importait, c’était de trouver le moyen de fuir.

– Vous me demandez de trahir les miens ?

– Non, je vous propose de faire un choix rationnel. Je peux m’offrir les meilleurs spécialistes de l’ADN, même si mademoiselle Bidgelow refuse de travailler pour moi. Je peux acheter leurs scrupules, leur fournir le matériel le plus perfectionné, leur garantir un confort parfait pour leurs recherches. Je peux trouver des spécimens humains qui nous permettront de valider nos découvertes. Tout ceci fait partie de l’ordinaire de mon activité. Oui, je peux tout faire. Mais il me faut d’abord des cobayes… Plus nombreux… Et je suis prêt à payer très cher pour cela.

Les listings continuaient de faire dérouler sur l’écran des dizaines de noms d’anthropies, soigneusement répertoriées, accompagnés de leur luxna et leur morsure, de la durée et de la fréquence des métamorphoses, des variations observées selon chaque individu.

– Les métamorphoses ont lieu pour certains dans des délais trop longs, et elles durent le plus souvent trop longtemps, sauf pour ce homard… Vous, par exemple, ne vous transformez qu’une fois par mois, pendant quarante-huit heures seulement, vous ne m’êtes que de peu d’utilité. Comment me contenter de quelques secondes par mois, au cours desquelles nous pourrions observer sur vous les phénomènes de mutation et tenter de les comprendre ? Je perdrais un temps précieux, mademoiselle Argento. Il me faut d’autres spécimens. Il me faut tous les spécimens de votre cercle. Et puisque vous ne me servez à si peu dans une cage de verre, je vous propose beaucoup d’argent pour me donner la seule chose qui me manque.

Emmagasiner des informations, encore, encore, feindre, laisser des portes entrouvertes, pour qu’il parle.

– Pourquoi accepterais-je ?

– Parce que vous pouvez me comprendre, mademoiselle Argento. Et parce que vous êtes entièrement à ma merci.

Un jeu de doigts sur la tablette numérique : l’écran LED devint le miroir d’un autre ordi qu’elle connaissait par cœur. Elle reconnut son propre bureau, ses configurations. Elle vit à l’image ses fichiers, ceux qu’elle avait volés deux semaines plus tôt.

– Nous avons été piratés, voici quinze jours, par un hacker prodigieusement doué, qui n’a laissé presque aucune trace de son intrusion… Un pirate d’une telle virtuosité qu’elle était en elle-même une signature… Peut-être avez-vous entendu parler de cette jeune femme, qui est une sorte de mythe dans la communauté des hackers, au moins parmi ceux qu’on appelle les black hats ? Son peudo est Catwoman.

Un mandat d’arrêt international apparut à l’écran, émis par le Département américain de la sécurité intérieure. Flora avait contemplé ce mandat si souvent – il était encadré sur le mur de sa chambre, comme un diplôme universitaire. Il y en avait des dizaines d’autres, émis par des dizaines de police, à travers le monde, mais elle était particulièrement fière de celui-là : due à une intrusion dans les ordinateurs du Pentagone, lors d’une opération de contre-offensive concernant la défense du piratage libre, il y a quinze mois.

– Vous ne dites rien ? Vous ne la connaissez pas ? Ce ne serait guère étonnant, cette jeune femme remarquablement douée n’avait jusqu’ici jamais laissé le moindre indice permettant de remonter jusqu’à elle… Juste des présomptions, une réputation. Et quelquefois, des signatures vengeresses. Les polices les plus qualifiées, que j’ai contactées lorsque j’ai constaté une visite de mes installations, m’ont expliqué qu’il n’y aurait dans son cas qu’un seul moyen de la confondre : tomber, par hasard, sur son propre ordinateur.

Aribert Clauberg venait de prendre, sous le bureau, un petit sac noir que Flora portait sur le dos au moment de leur capture. Elle savait ce que Clauberg allait en sortir : un des deux petits Mac noirs, à la configuration survitaminée, qu’elle avait acquis il y a neuf mois grâce aux deniers personnels de Timothy Blackhills – après que le grizzly eut détruit ses précédentes machines.

– Il se trouve que j’ai entre les mains votre ordinateur, dans laquelle mes experts ont retrouvé certaines de nos données piratées. Il se trouve qu’ils sont tombés sur d’autres éléments constituant les signatures d’autres intrusions de Catwoman. Il se trouve que nous aurons bientôt les preuves que Flora Argento est Catwoman.

Ses erreurs apparaissaient, l’une après l’autre dans son esprit, en défilement automatique, comme l’exécution sur l’écran d’un fichier codé. Elle pensait comme un black hat. Elle venait de changer de configuration, et de retrouver la parole.

– Quel rapport avec vos affaires, Clauberg ?

– Vous êtes une criminelle, mademoiselle Argento. Alors je pense que nous parlons le même langage. Si je vous dis que votre intérêt est de m’indiquer l’endroit où se trouve l’Institut, je suis sûr que vous me comprenez.

– Je vous écoute.

– Dans quarante-huit heures, nous communiquerons ces preuves à la police suisse. Elles accablent une jeune criminelle en fuite, nommée Flora Argento. Nous mettrons à leur disposition son ordinateur et son téléphone portable. Mes contacts m’ont indiqué que ce téléphone avait servi à avertir la police de l’existence de quatre cadavres, dont trois morts par balles, dans la banlieue de Lausanne. À Lutry, précisément, je crois. Le téléphone porte vos empreintes.

– Mais il n’est pas à mon nom.

– Effectivement… Pensez-vous cependant que cela suffise pour vous en sortir ? Dans quarante-huit heures, vous serez officiellement reconnue comme hackeuse, et très probablement comme criminelle en fuite impliquée dans quatre meurtres. Comprenez-vous ce que je vous annonce ?

– Oui. Et je m’en fous, dans la mesure où je n’ai aucune raison de penser que vous allez me relâcher, de toute façon… J’en sais trop.

Il lui décrocha un sourire aussi onctueux que faux, froid.

– Justement, je viens de tout vous dire parce que je suis sûre d’obtenir votre silence… Vous ne pouvez plus vous rendre à la police. Mais vous pouvez en revanche sortir d’ici. Si vous m’indiquez où se trouve l’Institut, je vous laisserai partir, parce que la fugitive que vous deviendrez ne sera pas une menace pour moi.

– Et si je refuse ?

Le geste agacé de la main de Clauberg fut péremptoire : il n’était pas habitué à être interrompu. L’impatience, après la vanité et la convoitise – un autre talon d’Achille ?

– Voici mon offre, mademoiselle Argento. Vous allez conduire monsieur Kofer et une dizaine de ses employés à l’Institut. Cette fois nous ne commettrons pas la même erreur qu’avec monsieur Landen, lui-même criminel avéré, qui n’était encadré que par trois de nos bodyguards… La dernière d’une longue liste d’erreurs, j’en ai fait le serment.

– Vous avez fini ? Bien, alors je repose ma question : et si je refuse ?

– Écoutez-moi encore quelques instants, je vous prie… Nous pouvons vous torturer pendant des jours, vous, ou vos amis, sous vos yeux. Monsieur Kofer se fera un plaisir de vous arracher les informations que vous détenez en se montrant aussi convaincant que nécessaire, comme nous pensions l’avoir fait avec monsieur Landen… dont je conserve la main avec intérêt, afin de voir si la métamorphose promise se produit à la prochaine lunaison.

L’écran LED s’était rallumé sur un frôlement de la tablette. Flora vit Matthew, entouré de trois des hommes de Prince Kofer et de l’albinos lui-même. Matthew était torse nu, les pieds dans une cuvette d’eau, le corps relié à des dizaines d’électrodes. Son corps portait des marques de lacération.

Flora détourna le regard, le braqua sur Clauberg qui monta sciemment le son, pour que son interlocutrice retourne instinctivement les yeux vers l’écran. Verrouiller, ne pas voir, s’abstraire : Shariff appelait cela la maîtrise, le zen, la supranoïa. À cette minute, elle aurait tellement voulu être une chatte, ne pas pouvoir interpréter les images, ne pas comprendre les cris, les ordres, les questions, les râles. Elle pivota sur elle-même, cracha sur les rangers impeccables de Prince Kofer, qui n’esquissa aucun mouvement ; elle vit cependant s’allumer une lueur mauvaise dans ses yeux rouges.

Flora fit de nouveau face à Clauberg.

– Vous l’avez torturé, oui. Mais il vous a baisés.

– C’est exact. Avec votre aide et celle de vos amis. Cela signifie sans doute que mon laboratoire était placé sous votre surveillance, ce dont je n’ai cure, contrairement à monsieur Kofer. Je vous prie de croire que je suis inattaquable. N’espérez aucune aide extérieure.

L’ironie qu’il adoptait parfois déformait son visage, une grimace arrogante déroutante. Il ressemblait à un enfant gâté, un vieil enfant trop bronzé aux UV.

– Espérez-en d’autant moins que dans deux jours, la police vous aura attribué les quatre meurtres de Lutry. Mais qu’importe…

Le sourire se fit cette fois méchant.

– Plus personne ne me baisera, comme vous dites. C’est terminé. Et c’est la raison pour laquelle vous allez nous éviter de procéder à de pénibles séances de torture en vous pliant à mon offre. Vous allez nous mener jusqu’à l’Institut, puis vous serez libre de partir sur-le-champ, avec deux millions de dollars en poche déposés sur un compte dans le pays exotique que vous m’indiquerez. À charge pour vous de trouver le moyen de fuir la police.

Flora força une sorte de rire sarcastique. Avec ce genre de prestation, elle n’était pas sûre de passer l’audition d’entrée à l’Actors Studio, mais au moins on sentait son mépris.

– C’est ça, je vais vous croire… Je vous fournis l’information dont vous rêvez, je sais tout sur vous, sur vos méthodes et vos moyens, et vous me laissez partir, libre comme l’air, avec deux millions ?

– Oui. C’est difficile à imaginer, j’en conviens ; mais c’est pourtant ce que je vais faire. Parce que vous êtes une criminelle en fuite, comme l’était monsieur Landen à qui j’ai proposé la même somme, pour le même service… Comme lui, vous êtes peu susceptible de devenir un témoin crédible. Mais, à la différence de monsieur Landen, j’espère que vous allez vous montrer raisonnable. Vous accomplirez ce que je vous demande, puis vous vous évanouirez dans la nature pour toujours, mademoiselle Argento… Il n’y a que cela à faire, vous n’avez pas le choix.

La séquence de sévices sur l’écran 23 pouces arrivait à sa conclusion. À l’image, l’albinos sortit sa machette qu’il portait, comme aujourd’hui, dans son dos, glissée à la ceinture, et il trancha la main gauche de Matthew d’un geste tranquille, au niveau du poignet gauche. Le volume était suffisant pour que les cris du supplicié semblent vouloir envahir l’ensemble de la pièce.

Flora ferma les yeux. Les informations, juste les informations, sans émotion : sur la vidéo, l’albinos tenait sa machette de la main gauche. Un gaucher.

– Donnez-moi une bonne raison de croire que vous me laisserez vivre ?

– Je n’en ai qu’une, mais je la trouve convaincante : j’ai déjà gagné la partie, rien ne m’oblige à vous faire ce genre de promesse… Mais contrairement à ce que vous semblez penser, je ne suis pas un monstre. Je suis un homme extrêmement déterminé. De la même façon que vous semblez l’être, dans votre cercle, si j’en crois les restes des amis du Taxidermiste que nous avons retrouvés. Je respecte cette détermination, croyez-le bien. Quant à moi, je répugne à utiliser le meurtre si ce n’est en dernier recours.

– Et eux, alors ?

Flora s’était levée, d’un bond, sa chaise tomba à la renverse. Elle avait jeté ces trois mots comme un cri de haine, hors d’haleine, un haut-le-cœur. Son bras grand ouvert désignait les cages de verre derrière lesquelles on torturait Tim, Shariff et McIntyre, à petit feu.

Clauberg ne se départit pas de son flegme. Il lissa la pochette de sa veste, comme irrité par un désordre vestimentaire, et dit :

– Eux… Ils auront bientôt tout oublié… D’ici quelques jours, ils ne seront plus que des animaux de laboratoire.