53.

CYBERWARRIOR

Elle eut finalement huit heures de plus qu’elle ne le prévoyait pour faire et refaire encore le plan dans sa tête. Les deux mercenaires qui vinrent la chercher le lundi 7 mai ne la tirèrent de sa cellule qu’en milieu d’après-midi.

Elle s’était attendue à ce que Clauberg se présente en personne devant elle, avec l’albinos, comme la dernière fois ; mais cela n’avait pas d’importance, ce qui comptait, c’est qu’on l’emmène au deuxième sous-sol, et qu’elle soit seule, là où elle l’avait prévu, avec eux deux. Cela supposait une grande part de chance, ou une immense part d’improvisation et d’adaptation, s’ils comptaient cette fois l’interroger au premier sous-sol.

Elle n’en eut pas besoin. Comme elle l’avait supposé, on la poussa à travers le labyrinthe de laboratoires. Clauberg et Kofer l’attendaient devant l’ascenseur. Kofer eut un sourire de reptile, serpent mamba, en la voyant – avait-il deviné qu’elle allait refuser l’offre ? espérait-il la torturer selon son bon plaisir ? Il y avait dans cette joie mauvaise une concupiscence, un sadisme évidemment sexuel, et malade. Cet homme éprouvait de la jouisssance à faire souffrir, sans doute. Pour Clauberg, c’était tout autre chose. Une satisfaction d’homme qui domine et maîtrise la situation en toute chose, une illusion mégalomane.

– Vous avez le traître ? Vous avez son nom, sa photo, quelque chose ?

– Un peu de patience, mademoiselle Argento, répondit Clauberg.

Donner le change, rester concentrée sur les gestes simples, sur les actions directes.

L’albinos se retourna pour taper la première série de codes, celle qui ouvrait l’ascenseur. La voix synthétique confirma l’autorisation, Clauberg entra dans la cabine d’acier. Kofer levait la main gauche pour confirmer le code, c’est-à-dire qu’à ce moment précis il était vulnérable. Il présentait son arme et s’offrait comme cible.

Elle avait visualisé cent fois cet instant.

Dans un rêve, Flora tira la machette glissée dans la ceinture de l’albinos, et elle trancha la main posée sur le digicode. Œil pour œil. Cela se passa exactement comme elle l’avait imaginé, prévu, vu et revu. Cela ne devint réel qu’à l’instant où elle sentit la résistance du membre, de l’os, à l’arme tranchante comme un rasoir, et lourde – la seconde suivante, le mal était déjà fait.

Et déjà, elle se jetait en avant. Ne pas penser, agir. Dans le plan qu’elle avait conçu, même avec une seule main, Kofer était trop fort pour elle. Elle plongea les bras en avant et s’engouffra dans l’ascenseur.

La voix synthétique disait déjà : « Confirmation, deuxième sous-sol, refusée. Code erroné. Ascenseur verrouillé, veuillez saisir le deuxième code de sécurité… »

Les deux portes se fermèrent, sur elle et sur Clauberg, comme elle l’avait prévu.

Seule avec le play-boy, plusieurs centimètres d’acier blindé entre elle et l’albinos. Une chance sur mille, maintenant. Cela marchait.

– Ta tablette, tout de suite ! Ou je te découpe !

La pointe de la machette sanglante sous le menton, le play-boy avait blêmi. Flora hurla, à destination des autres, des mercenaires de l’autre côté des portes d’acier :

– Si vous ouvrez les portes, je le tue. Si vous faites bouger l’ascenseur, je le tue. S’il se passe quoi que ce soit dans la cabine, je le tue… Écartez-vous de la porte, trouvez un ordinateur, et faites exactement ce que je vous dis…

Obtenir du temps, mais neutraliser l’adversaire le plus proche, d’abord.

– Mets-toi à genoux… À genoux.

Clauberg s’exécuta. Il était vulnérable, maintenant. Elle lui balança un grand coup de pied dans les côtes, puis un coup de genou dans la mâchoire. Il roula par terre. Nouveau coup de pied, en pleine tête. Elle vit le corps de Clauberg se soulever, puis s’affaisser sur la paroi opposée de la cabine. K.-O. technique.

Cela ne lui avait demandé aucun effort de frapper, juste beaucoup de haine. Elle n’avait ressenti aucune nausée, même quand elle avait entendu la mâchoire craquer sous le dernier impact. Shariff-le-samouraï parlait de détermination, au moment de l’action. Elle comprenait : la main coupée, la mâchoire cassée… Elle détestait ces hommes au point de pouvoir les tuer, elle en était sûre. Elle était une boule de haine et d’énergie. Shariff insistait : « détermination et supranoïa ».

La haine n’est pas bonne conseillère. Elle devait retrouver la maîtrise, respirer, maintenant que les nerfs ne lui servaient plus à rien. Elle était dans son sanctuaire, seule, ses deux ennemis provisoirement neutralisés. Ce qui comptait maintenant, c’était sa tête, son cerveau et ses doigts. Elle se dressa sur la pointe des pieds, balança un grand coup de machette dans la caméra vidéo incrustée dans le plafond. Une gerbe d’étincelles jaillit. Aveugler l’ennemi.

Puis Flora s’accroupit devant Clauberg, fouilla le costume du play-boy, prit son téléphone portable. Elle consulta la messagerie et trouva le numéro de ShylocK dans le répertoire du big boss.

Elle le composa, entendit à l’autre bout la voix de Kofer déformée par la douleur ou la haine.

– Clauberg ?

Elle dit :

– Les négociations commencent dans vingt minutes au plus tard, via le réseau Intranet. Évacuez le deuxième sous-sol en attendant. Je ne vous adresse plus la parole autrement que par mail. Maintenez le contact.

Vingt minutes de réseau… Cela pouvait suffire.

Elle commença de pianoter sur la tablette numérique, à sa vitesse habituelle ; elle pouvait réussir.

La session de Clauberg était ouverte. Il n’utilisait aucun mot de passe pendant ses connexions. Revenir d’abord à l’historique. Quarante-huit heures avant, Clauberg s’était connecté à plusieurs ordinateurs de WarDogs, la tablette en conserverait la mémoire. Ne pas perdre de temps à fouiller le système, à fouiller dans les ordis. Utiliser l’historique, s’il ne l’avait pas effacé.

Il l’avait effacé.

Tant pis.

Procédure suivante : fouiller dans le système, utiliser son intuition, son flair.

Elle trouva dix ordinateurs accessibles depuis la tablette. D’instinct, elle se dirigea vers le serveur intitulé ShylocK – le poste de Kofer. Le poste le mieux sécurisé, mais qu’ils avaient laissé en accès libre.

Bingo, au moins trois minutes gagnées.

Elle visita l’ensemble du disque dur, trouva les vidéos, triées par dates. Elle savait que la séance de torture était accessible. Et elle avait vu, sur l’écran LED, que Matthew avait été mutilé le 29 avril. Cela fut rapide, elle mit moins d’une trentaine de secondes pour trouver le fichier, créa un lien, envoya la vidéo sur dix sites participatifs (WikiLeaks, Wikipédia…) et sur des plateformes vidéo.

Provenance : laboratoire de WarDogs, AC Hemato Inc.

Titre : séance de torture impliquant Prince Kofer, condamné par contumace pour meurtre, crimes de guerre, génocides.

Source : unknown.

La connexion Internet était très rapide. Cela prit cinq minutes en tout. L’essentiel était fait. Désormais, Kofer pouvait fermer l’accès à son ordinateur s’il y pensait enfin.

Organiser la prolifération. Elle modifia les fiches wiki de Clauberg et Kofer, créa des liens, des notes vers les sites participatifs où se trouvait désormais la vidéo. Quatre minutes de plus. Elle entra dans le Facebook de Clauberg et balança les images de torture, comme des souvenirs de vacances. Lequel de ses « amis » appellerait la police le premier ? Lequel prendrait cela pour un vrai snuff-movie ?

Elle avait toujours la connexion Internet. Tant que la cabine de l’ascenseur ne bougeait pas, elle avait le temps pour elle. Elle tendit l’oreille : rien, pas un bruit qui aurait indiqué qu’on cherchait à atteindre la cabine par le plafond ou le plancher. OK.

Via la tablette, elle entra de nouveau sur les ordis de WarDogs, chercha sur un autre serveur intitulé Sécurité intérieure, déverrouilla deux codes – un jeu d’enfant – trouva le système centralisé de vidéosurveillance : sur un split-screen, une mosaïque d’une centaine de plans, en direct, pour autant de caméras qui filmaient l’ensemble des locaux, le parking. Clauberg lui avait tout montré, deux jours plus tôt, Clauberg lui avait mâché le travail. Sur la mosaïque, elle vit un seul plan noir : la caméra de surveillance de l’ascenseur qu’elle avait neutralisée. Elle venait de s’offrir une vision de tout le reste du bâtiment.

Au premier sous-sol, dans le vaste espace paysager devant l’ascenseur, une caméra plein cadre : un mercenaire bandait le bras coupé de Kofer, de face, identifiable. Elle mit l’image en dérivation, direct live sur deux sites participatifs – le système de vidéosurveillance de WarDogs, identifié par les codes vidéo en bas de page, la date, l’heure, et Prince Kofer plein cadre.

Cela lui avait pris trois minutes. Désormais, il était sous les feux de la rampe.

Titre : Prince Kofer, WAR CRIMINAL, in WarDogs ?

Statut : live, no comment.

Source : unknown.

Elle envoya le lien des deux sites sur celui du Département fédéral de l’intérieur suisse, à Berne.

Elle avait toujours du réseau. Elle vérifia sur WikiLeaks : une fenêtre avait été créée. C’était parti… World Wide Web.

Elle revint au système interne de caméras, la mosaïque de tous les plans sur le serveur de sécurité, revérifia : pas de cellule, à part la sienne et les cages de verre. Julien n’était nulle part. Elle retourna sur les caméras du deuxième sous-sol, sélectionna un gros plan : deux mercenaires venaient d’entrer par un escalier de secours, dont la porte invisible s’ouvrait à droite de l’ascenseur.

Ils couraient vers les prisons transparentes, armes à la main.

Ils n’évacuaient pas. Allaient-ils massacrer ses amis ? Non, ils avaient besoin d’otages, pour l’instant. Faire durer cela ? Elle était à l’abri, dans l’angle mort de la cabine en acier. Pas eux. Mais que faire d’autre ?

Elle constata sur les images que l’irruption des mercenaires avait provoqué un début de panique chez les blouses blanches travaillant autour des cages. Une sirène d’alerte avait-elle donné un ordre d’évacuation ? Elle ne disposait d’aucun son, juste d’une scène muette – c’était la débandade chez les scientifiques, dont plusieurs laissaient tout tomber sur place, pour foncer vers la porte de l’escalier.

Les tueurs de Kofer, eux, ne se barraient pas, au contraire.

Les deux hommes en tenue militaire braquaient les cages de Tim et du professeur. Dans la première, le carcajou semblait plus fou que jamais et courait en se jetant sur les parois. Dans la seconde, un scientifique était en train de libérer Tim de ses entraves – entre deux métamorphoses, le jeune homme nu était maintenant à la merci des mercenaires.

Dans la troisième cage, Shariff était invisible sous l’IRM.

Tim… Shariff… McIntyre…

« Ne te laisse pas distraire… Tu as vingt minutes. »

Flora enregistra la scène : une bête fauve, et un humain nu, dans des cages de verre. Des scientifiques, des hommes en armes, autour. Le code vidéo interne de WarDogs. Du matériel léger, du matériel diffusable sur le World Wide Web à très grande échelle.

Elle balança le document en pâture à plusieurs sites de protection de la nature : Eco-Warriors, sites de droits de l’homme, site du Département fédéral de l’intérieur suisse.

Titre : Human guinea pigs in AC Hemato labs ?1

Statut : système de surveillance interne, 7 mai, 16 h 30.

Lieu : 2e sous-sol, labo de WarDogs, Ecublens. Live blogging.

Source : unknown.

Diffusion, ensuite, sur des plateformes de partage. Titres proposés de l’image, indexation pour les moteurs de recherche : snuff-movie, naked people in a zoo, young white man and animals2, de quoi faire exploser le buzz auprès de tous les pervers et de ceux qui les surveillaient. Les flics sauraient. Les flics remonteraient aux sites sur lesquels elle avait lancé la vidéo. Elle organisait une contagion virale.

Une minute, encore : elle créa un profil Facebook.

Une signature : Flora Argento, aka Catwoman. Black hat.

La webcam de la tablette numérique figea plein cadre, en couleurs criardes sous le néon de l’ascenseur, une jeune fille menaçant de sa machette le cou d’Aribert Clauberg, visiblement évanoui, la mâchoire ensanglantée, dans une cabine d’ascenseur.

La photo rejoignit le profil.

Adresse de la nouvelle « amie » : WarDogs, Ecublens, canton de Vaud, Suisse.

Activité de la nouvelle « amie » : piraterie.

Passe-temps de la nouvelle « amie » : déclaration sur les meurtres de Lutry, chasse aux criminels de guerre, révélations sur les expérimentations humaines de WarDogs.

Elle revint sur la page Facebook de Clauberg.

Pour la première fois, elle hésita une seconde avant que « Clauberg » accepte officiellement « Catwoman » parmi ses amis. Elle cliqua finalement. Par ce nouveau message, elle signait son œuvre. Elle se désignait à la police.

C’était la condition pour qu’on ne croie pas à une plaisanterie. Les flics savaient qu’elle était dans le coin. Les flics savaient qu’elle s’était intéressée aux morts de Lutry. Les flics croiraient la vidéo, les photos, tout le reste.

 

———

 

Trente secondes plus tard, sur l’écran de la tablette numérique, une phrase s’illumina, un message tombé sur le réseau Intranet : « Vingt minutes. Les négociations commencent. Quoi que tu demandes, tu es morte. » Signé : « Kofer ».

Elle tapa la réponse : « Trop tard, asshole. Les négociations n’ont pas lieu d’être, tu es devenu une star. Tape ton nom sur le Net, lis le buzz, et barre-toi… »

1- Des cobayes humains dans les laboratoires AC Hemato ?

2- Des personnes nues dans un zoo, jeune homme blanc et animaux.