CARCAJOU (GULANTHROPIE)
Briser les radios ou le manche à balai de l’hélico ne servait à rien, expliqua Tim. De toute façon, ils étaient aisément repérables sur des écrans radar. Un autre hélico serait là d’ici peu – bien avant que leurs ex-otages se demandent s’ils ne feraient pas mieux de revenir sur leurs pas.
– Il nous reste combien de temps avant que les flics débarquent ici ? demanda Shariff.
Flora se tourna vers lui. Tim vit qu’ils attendaient tous les deux une réponse de sa part. Il n’était pas sûr d’en avoir une, mais il en donna l’illusion :
– Je ne sais pas. Ils doivent encore chercher à comprendre ce qui se passe, mais maintenant qu’ils savent qu’on s’est posé… Je dirais dix minutes.
– OK. On court ?
De nouveau, Flora s’était adressée à Tim. Cette fois, il acquiesça, sûr de lui :
– On court. Par là…
Il leur montra la ligne de crête qu’il avait repérée sur la carte. C’était la limite du plateau où ils avaient atterri, derrière laquelle ils pouvaient espérer basculer, en un quart d’heure, dans la forêt des Bois-de-Cuir – profonde, épaisse, et qui s’étendait sur une centaine de kilomètres carrés dans la vallée suivante, celle de Biot. Elle ferait un maquis idéal, d’autant plus que la nuit n’allait pas tarder à tomber.
Il sortait de son hébétement. Il n’avait plus peur. Il était chez lui, sur le terrain.
Pendant les minutes suivantes, jusqu’à ce qu’ils atteignent le couvert des arbres, ils ne furent plus que trois poitrines dans lesquelles trois paires de poumons recherchaient leur souffle, l’oxygène, pour l’envoyer vers le sang, trois cœurs qui battaient trop vite pour le pomper. Le poids des fusils d’assaut en bandoulière les gênait, mais Flora ne voulait pas qu’ils abandonnent les armes. Shariff avait son colt à la main.
Tim sentait qu’ils étaient tous les trois à l’unisson : trois corps rendus identiques par l’effort physique. Dans leurs cerveaux, les mécaniques intimes qui commandaient les connexions neuronales, les pensées, les doutes, les espoirs et les questions humaines enroulaient leurs engrenages. Ils étaient chacun dans son silence, dans la concentration et la solitude du coureur de fond.
Toutes les deux ou trois minutes, Flora et Shariff se relayaient derrière lui pour porter le brancard sur lequel le carcajou, malheureusement si léger, était sanglé. Pas un mot entre eux, pas un cri, les passages de relais s’enchaînaient naturellement.
Au bout de cinq minutes, Flora hurla :
– Il convulse !
Ils s’arrêtèrent. Le carcajou avait commencé de se tordre sur la civière et régurgitait une sorte de bile. Ils se regardèrent tous les trois. Depuis le lac et la vallée, au nord, à des kilomètres, un bruit d’hélicoptère leur parvint. Tim dit :
– On va d’abord à couvert, puis on s’arrête et on s’occupe du professeur.
La forêt était à moins de deux minutes, maintenant.
Ils reprirent leur course, plus vite. Tim pouvait presque sentir le souffle de l’ennemi, sur leurs talons – malgré la fatigue, il accéléra encore la cadence. L’ennemi, c’était les laboratoires, la prison pour Flora, et pour eux aussi désormais. Il ne voulait plus les quitter, on ne lui prendrait plus Flora, Shariff et McIntyre. Il était leur seule chance, le seul qui pouvait leur permettre de disparaître. Il était sur son terrain, quoique fugitif. Ils atteignirent les premiers arbres. Le carcajou avait sombré dans l’inconscience. Ils continuèrent.
———
Tim venait de bifurquer vers l’est. Dans cette forêt déjà épaisse, il semblait savoir quel chemin prendre, il réglait son rythme sur celui de Flora, qui tenait l’arrière de la civière. Il était de nouveau le coureur des bois – malgré le caractère dramatique de la situation, elle ne put s’empêcher de sourire.
Elle le retrouvait ?
Les sous-bois, plongés dans la pénombre du crépuscule, étaient encombrés de taillis et de ronces, de très jeunes conifères, d’arbustes rasants. Ils progressaient plus lentement, parfois au pas, parfois au trot, toujours sans échanger un mot. Shariff, qui fermait la marche, vérifiait qu’ils ne laissaient presque aucune trace trop évidente derrière eux.
Le brancard pesait lourd mais Flora aurait préféré se faire tuer plutôt que ralentir ou se faire relayer. C’était McIntyre.
Ils s’arrêtèrent enfin, hors d’haleine, au bout de vingt-cinq minutes. Le bruit de l’hélicoptère s’était rapproché, peut-être survolait-il maintenant la zone où ils avaient atterri. Était-ce un appareil de l’armée suisse, autorisé à survoler le territoire voisin ? Ou la gendarmerie française avait-elle pris le relais ?
Leurs pisteurs ignoraient probablement encore ce qui s’était passé dans l’appareil. Ils avaient peut-être repéré les médecins et les deux policiers. Supposaient-ils encore qu’ils étaient contagieux ? Dans quelques instants, on apprendrait la vérité, on lancerait un avis de recherche les concernant. Mais alors, les fuyards seraient invisibles.
Shariff dégagea le sol du pied, faisant rouler les pierres et balayant les feuilles ; avec Tim, ils posèrent la civière. Les convulsions avaient cessé. Le carcajou était maintenant immobile, comme une pierre. Tim posa ses doigts sur la gorge de l’animal, puis sur son ventre.
– Il respire.
Shariff était déjà à genoux à côté de McIntyre. Les mains sur lui, dans sa fourrure épaisse, brune aux reflets fauves. Il le massait, le touchait, le caressait.
– Professeur… Papa… C’est moi, Shariff… Vous m’entendez, papa ?
———
Un de ses livres disait, il s’en souvenait par cœur : « Les yeux du carcajou, petits, enfoncés dans sa face ronde, peuvent selon la lumière paraître d’un brun sombre, presque noir, comme le masque de fourrure qui dessine des arcades autour d’eux ; ou d’un marron plus doux, presque ocre ; et même d’un rouge profond quand l’animal attaque, comme si la fureur les injectait du sang qu’il allait faire couler. Cette particularité lui confère un air maléfique, qui ajouté à la puissance de ses griffes semi-rétractiles, à la virulence et à la sauvagerie de son appétit, le firent baptiser kwi’kwa’ju par les Indiens Micmacs du nord-est du Canada, puis “carcajou”, un dérivé de ce mot, par les colons blancs qui découvrirent après eux la férocité parfaite du mustélidé. »
Les yeux de son père étaient fermés depuis l’injection de pentobarbital à laquelle Flora avait procédé dans la cage de verre. S’était-il trompé, tout à l’heure, en dosant le produit ? Les yeux du carcajou avaient roulé sur eux-mêmes, lors des convulsions, sur la civière, un quart d’heure plus tôt. Les yeux de son père s’ouvrirent brutalement. Shariff songea, éclair mental, au regard d’une poupée qu’on redresse. Puis, il ressentit une bouffée de gratitude, eut envie de remercier les dieux inconnus : les prunelles étaient d’un brun doux, presque noisette ; les pupilles conservèrent leur fixité de taxidermie quelques secondes, puis bougèrent, se tournèrent vers lui.
Quelque chose comme une lueur vitale réapparut.
Dans l’œil, Shariff vit une lumière, une intelligence, comme une flamme qui monterait soudain, insolente, vaillante, obstinée, dans les plus obscures ténèbres. Une étincelle humaine, d’une tendresse infinie, d’une énergie sans faille.
Le professeur, son daimyo, son père, le regardait – il le reconnaissait.
———
McIntyre se cabra, la gueule entrouverte, à la recherche d’une goulée d’oxygène. Il revenait à lui, à la raison, et à la vie. Il haleta, hoqueta deux fois, et dans cette façon d’ouvrir et de refermer les babines, il sembla presque à Flora qu’il voulait parler. Sans aucun doute, à voir son regard, s’il avait pu dire un mot, un seul, c’eût été un prénom. Le prénom de ce fils qu’il s’était choisi, un mois et demi plus tôt, du jeune homme qui l’avait libéré de sa cage, et qui maintenant le libérait de la folie, de l’amnésie.
Shariff. Shariff McIntyre.
Flora sut avant les autres que c’était fini.
L’instant d’après, le mustélidé d’Amérique du Nord expira la goulée d’oxygène qu’il venait de chercher de toutes ses forces, dans un soubresaut ultime de sa cage thoracique. Ce fut son dernier souffle.
———
Les yeux de ceux qu’on a aimés semblent parfois briller encore quelques instants après que l’esprit a quitté le corps, que l’âme plane comme un fantôme au-dessus de la scène, la regardant de haut, avant de s’en aller.
Shariff serrait le professeur revenu à son enveloppe humaine dans ses bras, pleurant, sanglotant comme l’enfant qu’il n’avait jamais cessé d’être – pietà bouleversante, bouleversée. Flora, dont les larmes coulaient en silence, se pencha sur le garçon, l’attira par les épaules, puis le prit dans ses bras, dans une étreinte absolument maternelle. Les sanglots secouaient le corps trop maigre du gamin.
Tim se pencha sur le professeur. Il pleurait lui aussi, mais à l’intérieur – les yeux secs, le corps plein de larmes. L’esprit noyé, chaviré. Il embrassa le front, puis regarda les yeux de McIntyre, dans lesquels l’intelligence demeurait encore, et la finesse, et la bonté – et aussi l’indulgence, la confiance paternelle.
Cet homme était ce qu’il leur était arrivé de mieux, à tous les trois. Cet homme avait été la seconde chance que la vie leur accordait.
La main de Timothy Blackhills passa sur le visage de Ronald McIntyre, et dans ce mouvement les paupières se fermèrent à jamais sur les yeux d’un gris d’acier.
Il retira sa veste de montagne, en couvrit le corps nu et sans vie allongé sur la civière. Il ramassa deux branches mortes, qu’il posa sur la veste, pour que le vent ne l’emporte pas. Tim aurait froid, pendant leur fuite dans le maquis, mais qu’importait : on ne pouvait laisser le professeur autrement. Il prit dans leur sac les portables des médecins et des deux flics qu’ils avaient emportés, les alluma tous, sauf un. Il les plaça, ouverts, autour du corps, comme des offrandes païennes aux funérailles d’un roi barbare.
Les gendarmes français ou suisses trouveraient McIntyre très vite, grâce à ces balises.
C’était le deuxième mort que les enfants de McIntyre laissaient derrière eux en une semaine, le deuxième ami qu’ils n’avaient pas même le temps d’honorer.
Puis, Tim toucha l’épaule de Flora, dans les bras de laquelle Shariff sanglotait toujours. Elle leva la tête.
– On doit y aller…