63.

LES FUGITIFS

Ils marchaient dans le noir depuis presque trois heures. Shariff était dans le sac de Flora, depuis peu. Tim espérait trouver de l’eau de mer, avant sa prochaine métamorphose en homard, ou la suivante – dans onze ou vingt-trois heures. Une ou deux transformations sans aquarium, c’était encore possible, pas trop dangereux…

Ils avaient abandonné les armes à côté du corps de McIntyre – les deux fusils d’assaut, le Magnum 357, la deuxième grenade, même le couteau de chasse de Kofer. Les flics sauraient qu’ils étaient désarmés, ils ne tireraient sans doute pas – pas à vue, du moins.

Shariff n’avait même pas protesté de se retrouver privé de son arsenal. Shariff avait été un orphelin dévasté, et maintenant un homard en deuil qui les retardait moins dans leur fuite sous cette forme. Le samouraï pouvait sans doute entendre leurs voix à travers le tissu du sac à dos.

 

Ils avançaient tous deux dans la nuit, la lune éclairant suffisamment l’obscurité pour que les troncs et les branches apparaissent en ombres plus sombres dans le noir. Leurs yeux s’étaient accoutumés aux ténèbres. Ils ne heurtaient presque plus les racines et les ronces, maintenant.

Ils se voyaient l’un l’autre, visages trop pâles, lunaires, bleutés, yeux brillants.

– On n’a plus de maison, plus d’endroit où se cacher, et on ne pourra pas fuir les flics pendant des mois, Tim… On va faire comment ?

– On verra. Pour l’instant, l’idée, c’est de rejoindre le prochain village, et que j’aille nous acheter des vivres. Personne ne sait qui je suis, personne ne me recherche…

Tim avait en tête la ligne de fuite qu’il avait imaginée, il y a neuf mois, le jour où il était arrivé à l’Institut. Le jour où il avait décidé de fuguer, et où il avait finalement croisé les chasseurs au col du Bénand. Une parenthèse de neuf mois se refermait. Oui, voilà, une parenthèse effrayante et heureuse, mais pas seulement : il ne quittait plus l’Institut, aussi seul qu’il y était arrivé. Il laissait des morts, ici, mais il avait des vivants avec lui. Une famille.

– On peut retourner chez moi… Aux États-Unis. J’y ai une maison. Et j’y apprendrai peut-être la vérité sur ce qui s’est passé, la nuit du 2 juillet.

– Et si on ne te suit pas ?

– Alors, on se cachera en Europe pendant plusieurs années, et je t’interdis d’approcher un ordi jusqu’à ce qu’on t’oublie. Et je vous apprendrai à vivre dans les bois, si possible pas trop loin de la mer, pour que Shariff puisse nager.

Il observa un long silence, que Flora respecta, laissant la place au seul bruit de leurs pas dans les feuilles et sur le sol dur.

– Je ne partirai pas sans toi, Flora. Ni sans Shariff. Vous êtes ma famille.

– Et tu crois qu’ils vont nous laisser prendre l’avion, avec les passeports d’une hackeuse internationale et un gamin qui n’a même pas de nom de famille ?

– Il s’appelle McIntyre, non ?

– Bien sûr. Mais les papiers sont à l’Institut.

– J’y ai pensé… On prendra le bateau jusqu’au Canada. Et ensuite, on redescendra vers les États-Unis par la route. Et je passerai la frontière avec mon homard et ma chatte préférés. Ça paraît le plus raisonnable.

Flora fit une grimace.

– Raisonnable ?

– Oui, ce n’est peut-être pas le bon mot. Tu en as un meilleur ?

Ils étaient deux silhouettes qui marchaient, comme des ombres chinoises parmi celles des grands arbres de la forêt alpine, comme deux créatures sylvestres tirées d’un conte fantastique, effrayant, gothique, pour enfants insomniaques.

La terre sentait bon, les feuilles de l’année précédente bruissaient sous leurs pieds, elles s’enfonçaient dans l’humus, s’y perdraient bientôt ; le printemps reprenait ses droits. Les bourgeons des conifères dégorgeaient une résine douce-amère, là où la neige avait imposé son silence et sa blancheur sépulcrale pendant six mois. L’hiver n’avait pas été un tombeau, cependant, il avait vécu mille crissements, mille existences, mille partitions cachées qui essayaient d’y survivre, d’attendre le retour de la vie. Tim s’en souvenait, maintenant : cette neige au pic de Mémise, la symphonie, dans sa rage d’alors. Les parfums et l’obscurité mêmes de cette nuit de mai lui restituaient la vie, et avec elle cet instant sidérant où l’on s’éprouve, et la mémoire de toutes ces fois où, fugacement, pour quelques instants, il avait été pleinement à sa place.

En vie. Chaque veine, chaque lumière, chaque éclat, chaque âme était un écho de cette vie, irréfutable, qu’il sentait remonter en lui. La mort aseptisée, la froideur du verre et de l’acier, la laideur des lumières artificielles, inhumaines, dans les laboratoires souterrains, cela du moins était derrière eux.

Dans les branches, quelque rapace de nuit dérangé par leur arrivée s’enfuit à tire-d’aile. Ils relevèrent la tête, s’arrêtèrent un instant. Flora regarda Tim. Comprenait-elle cela, l’infinie précarité, cette fugacité, comme l’épiphanie qu’offre parfois un moment de grâce ? Ils étaient en vie. Il le savait, sensuellement il le savait.

Tim tendit la main vers elle, pour qu’elle la prenne.

Leurs doigts se nouèrent. Seuls au monde, dans un monde effrayant, cruel, un monde sans miséricorde, qui torturait les corps, qui piétinait les âmes, dont l’avidité malade, la vanité et la convoitise tuaient des hommes de la valeur de McIntyre, désespéraient des enfants comme Shariff ; un monde injuste, qu’ils traversaient toutefois, ensemble.