Le recueil Il n’y a que l’amour est un assemblage de parties de tout poil — huit pièces, trois contes urbains, une conférence et un texte poétique. Curieusement, il forme un tout étonnamment uni et le fait que les différentes parties du « corps » viennent d’« espèces » différentes ne vient qu’ajouter à sa capacité à émerveiller. Dalpé, comme une chimère moderne, a toujours fait fi des exigences de la classification : cet ouvrage n’est que la confirmation et l’expression d’un éclectisme assumé qui caractérise toute la production écrite de l’auteur. On dit souvent que son identité professionnelle est marquée au sceau de l’hybridité : à la fois comédien, poète, dramaturge, romancier, scénariste et traducteur, il tient en échec les catégories habituelles dont se servent les critiques pour classer les auteurs.
Au début de sa carrière, sa réputation de comédien-poète est très vite assurée. Avec deux diplômes en main — un en art dramatique de l’Université d’Ottawa et un autre du Conservatoire d’art dramatique de Québec —, il s’installe à Ottawa, sa ville natale, pour se faire les dents comme membre du Théâtre de la Vieille 17, une troupe de théâtre de Rockland qu’il contribue à fonder. La publication de son premier recueil de poésie Les murs de nos villages (1980) remonte à cette époque trépidante. D’autres recueils suivent : Gens d’ici (1981) précède Et d’ailleurs (1984). Ces trois volumes publiés chez Prise de parole lui assurent une place de choix à côté des grands poètes de l’Ontario français comme Patrice Desbiens, Andrée Lacelle, Paul Savoie, Margaret Michèle Cook et Robert Dickson. Quant à Ottawa, la ville demeure, avec Sudbury et Montréal plus tard, un des principaux pôles d’attraction et de création associés à l’auteur.
Son déménagement en 1982 à Sudbury annonce une nouvelle étape dans la vie professionnelle de Dalpé. Auteur en résidence au Théâtre du Nouvel-Ontario (TNO), il signe des collaborations avec Brigitte Haentjens (Hawkesbury Blues, 1982 et Nickel, 1984) et avec le tandem de Robert Marinier et Robert Bellefeuille (Les Roger, 1985). Mais c’est avec sa première pièce solo, Le chien, que Jean Marc Dalpé fait irruption sur la scène nationale et internationale. Créée en 1987 et produite en 1988 à Sudbury par le Théâtre du Nouvel-Ontario, la pièce vaut à son auteur son premier prix du Gouverneur général. Pouvait-il pressentir à ce moment-là qu’avant l’âge de 44 ans, il allait devenir trois fois récipiendaire de ce prix prestigieux? Ainsi, outre ce premier prix du Gouverneur général pour Le chien, un deuxième lui est décerné en 1999, toujours en théâtre, pour Il n’y a que l’amour et, enfin, un troisième, catégorie roman, pour Un vent se lève qui éparpille (2000). Peut-être n’osait-il rien pressentir du tout, car les deux autres textes n’avaient pas encore germé et, de toute façon, comme tout bon auteur le sait, le destin ne se révèle jamais avant son temps.
Pourtant, à l’époque, personne ne pouvait ignorer que Dalpé se situait à une confluence particulière, là où la langue, comme phénomène collectif, collait à une parole individualisée et intime — là où le « nous » rejoignait le « moi » — et qu’il était désormais le chantre du milieu ouvrier de l’Ontario du Nord. Même après le départ de l’auteur pour Montréal en 1989, Sudbury et Ottawa continueront à se disputer le statut de creuset pour son inspiration créatrice.
Évidemment, la période « montréalaise » qui succède à celle, « sudburoise », du Chien, donne à Dalpé accès à un grand réseau de salles de théâtre et de praticiens. Sa nomination en tant que professeur d’écriture à l’École nationale de théâtre de Montréal le confirme et coïncide plus ou moins avec la publication d’Eddy (1994) et de Lucky lady (1995). C’est aussi à cette époque qu’il rédige les textes qui seront réunis en 1999 dans la première édition d’Il n’y a que l’amour. La genèse dure environ cinq ans et reflète, du moins partiellement, le cumul des déménagements successifs. Par exemple, le monologue « Give the lady a break » est créé en 1995 dans le cadre d’un spectacle de Contes urbains à Montréal. Ellen/ Hélène, la protagoniste montréalaise à double identité, maintient le secret sur ses origines en Ontario; c’est à son exil, à l’énorme effort exigé par sa transformation culturelle et identitaire, que doit le ressort dramatique de ce conte.
Les deux autres contes urbains inclus dans l’ouvrage — « Red voit rouge » (1998) et « Mercy » (1999), créés à Ottawa et à Sudbury respectivement — se déploient dans le territoire ontarien. Dans le premier cas, l’action se déroule à Vanier, tandis que « Mercy » se situe à la campagne, au bord de la rivière Vermillion près de Sudbury. Toutefois, le modèle du « conte urbain » est né à Montréal, plus précisément des spectacles initiés en 1992 par Yvan Bienvenue, qui a cofondé avec Stéphane Jacques le Théâtre Urbi et Orbi. On peut donc voir à quel point ces contes attestent d’un chassé-croisé territorial, dans lequel l’Ontario et le Québec sont en relation de complémentarité tant sur le plan de l’inspiration que sur celui du contexte de production.
Depuis 1999, date de publication de son premier roman Un vent se lève qui éparpille, Dalpé diversifie à un rythme vertigineux les projets et les genres : un scénario de télévision (Temps dur, 2004) et, plus récemment, des traductions et adaptations : Dry Lips devrait déménager à Kapuskasing de Tomson Highway (2009), Slague, l’histoire d’un mineur de Mansel Robinson (2010) et Hamlet de Shakespeare (2011), pour ne nommer que ceux-là. Il faudrait aussi préciser que pendant cette période de grande diversité des projets, il ne délaisse pas pour autant l’écriture dramatique puisqu’en 2006 il crée Août. Un repas à la campagne.
Mais revenons un instant à cette question d’espace et de territoire. Il existe chez Dalpé un refus de se cantonner dans un lieu, dans un genre, voire dans un répertoire donné, et bien que l’action de ses pièces et de ses contes soit située le plus souvent en Ontario français, on aura tout de suite compris le paradoxe suivant : tant il est vrai que les personnages ont un rapport intime avec la géographie et la langue de la minorité francophone, tant il est aussi vrai que la mécanique implacable de la fatalité n’émane presque jamais du territoire. Tapie dans les rapports entre les individus, celle-ci vient chercher les gens de l’intérieur. Tel est le drame, le fil rouge si l’on veut, non seulement du recueil mais de l’œuvre dalpéenne dans son ensemble.
Prenons, par exemple, les quatre pièces regroupées sous le titre « Trick or treat ». La fatalité n’est pas tant un poids qu’un tour inattendu, un twist, qu’il s’agisse du cauchemar de « Babel » — dont le sentiment d’aliénation et de désarroi a quelque chose d’un bad trip hallucinant (« Ostie que c’tait weird ») —, ou de « La fête des mères » — alors que ni les petits cadeaux ni l’amour profond d’un fils ne sont suffisants pour protéger les êtres de la trahison à bon marché.
Dans la plupart des textes, une force irrésistible met les gens à l’épreuve malgré eux. C’est le cas du père qui abdique dans « La fête des pères », le cas du petit crâneur de 15 ans, Mike, dans « Trick or treat ». C’est ce même adolescent qui, immobilisé en salle d’interrogatoire à la fin de la pièce, affirme son incrédulité devant les faits : « (À l’écran) C’tait comme dans un film, ou un rêve, ou… C’est parti tu-seul, j’voulais pas vraiment. Ô shit! Que c’est j’ai fait? » (228)
La fatalité met à l’épreuve la force physique et mentale des gens et attaque surtout ce qu’ils ont de plus précieux — la dignité. En un mot, les tours inattendus sont assassins parce qu’ils sont intimes. C’est la dignité, ou plutôt le fait qu’elle se fasse piétiner, qui démolit. Ce mal trouve son expression sans doute la plus imagée dans les répliques de Ben dans « Trick or treat » : « Pis être humilié de même c’est comme se faire mordre par un serpent. Tsss! Quiens! un serpent venimeux. Après ça, t’as l’poison dans l’sang. Pis c’poison-là c’t’un poison qui brûle, c’t’un poison qui t’brûle par en-d’dans. » (159).
En revanche, Red, dans « Red voit rouge », n’a ni le recul ni le calme pour être aussi philosophe. Il lâche une bordée de sacres bien sentis sans pour autant épuiser sa rage. L’humiliation est trop profonde et le mal trop physique.
L’amour fraternel, on l’a vu, prend souvent une tournure inattendue. Tel est le cas de « Requiem in pace » et aussi des « Amis » — qui sont comme des frères, mais qui se trahissent sans l’avoir voulu —, où les mots et les gestes les plus banals entraînent des conséquences démesurées. Dans le premier texte, l’ambiance chargée entourant l’inhumation des cendres du père sert de catalyseur : la situation de déséquilibre expose et aggrave les blessures sourdes qui ne cessent de faire mal aux vivants. Dans le deuxième, tout repose sur le désir chez Raymond de pouvoir aimer correctement sa fille. C’est parce qu’il l’a frappée qu’il décide de mettre fin à ses « jobbes » douteuses; pour ce faire, il lui faut réussir un seul et dernier deal qui lui permettra de payer ses dettes et de se libérer de la gang qui le pousse aux accès de rage. Ironiquement, c’est par amour que Raymond tombe dans le piège de la trahison, mais non avant d’avoir prononcé la phrase clé du recueil : « L’amour c’est l’plus important, Ben. L’amour. Il n’y a que l’amour » (140).
L’amour fraternel et aussi, bien sûr, l’amour du fils — ou de la fille — pour le père. Pierre angulaire du répertoire dalpéen, ce thème de la relation au père se décline de différentes façons. On l’a déjà vu dans Le chien; il revient avec force dans Il n’y a que l’amour. On n’a qu’à penser à « Blazing Bee to win », qui est l’ébauche de Lucky lady, ou à « L’épreuve de la montagne », poème inspiré par l’Ancien Testament et qui renvoie au sacrifice d’Abraham : le geste est transposé au présent (dans le bois quelque part en Ontario?) et scindé en deux points de vue — celui de l’observateur neutre et celui du jeune fils qui essaie de comprendre le comportement bizarre de son père : « Y m’a attaché / Y’a allumé le feu / Y’a sorti son couteau / Un Ostie de gros couteau (148) ». C’est l’illustration peut-être la plus percutante du fait que la fatalité, dans l’univers de Dalpé, est toujours intime.
Dans le monologue « Je lui dis », la perspective change. Ici, le regard triste du père posé sur le fils (en souvenir) constitue la trame de l’histoire. Vu sa texture cinématographique, il n’est pas surprenant que ce texte ait été adapté au cinéma en 2009 par le réalisateur Patrick Damien, qui en a fait un court métrage sous un nouveau titre : « Bienvenue au monde ».
Dans d’autres pièces, le décès du père est mis au premier plan. Si, dans « Requiem in pace », Ben et Cracked se rencontrent au cimetière et que Ben met en question l’authenticité des cendres du père de Cracked, le poème-monologue « L’âme est une fiction nécessaire » s’ouvre sur « la petite boîte en acajou » qui contient les cendres d’un autre père. Ce texte, le dernier du recueil, est dédié à la fille de l’auteur, Marielle, ce qui nous autorise à penser qu’il comporte de profondes résonances autobiographiques.
L’image du petit cowboy, si présent dans le dernier texte, est, comme l’a si bien vu Dominique Lafon, un cliché de l’enfance qui traverse le recueil tout entier1. Ailleurs, dans « Trick or treat », les cinq télévisions diffusent la vidéo amateure d’un garçon de huit ans déguisé en cowboy un soir d’Halloween. Le cowboy revient, sous une forme un peu plus subtile, dans les didascalies de « Requiem in pace », alors que Cracked porte des bottes de cowboy neuves. Plus loin, un petit cowboy accompagne le père agonisant de « L’âme est une fiction nécessaire », assumant tantôt les traits d’un petit cowboy de six ans, tantôt ceux d’un homme d’âge mûr : « Dans ma tête de cowboy de quarante ans / mon père marche parmi les lions / dans la savane africaine / d’une émission de National Geographic (283) ». En fait, peu importe son âge, le cowboy représente l’innocence, pour ne pas dire la naïveté, du jeune garçon qui caresse un rêve de nomadisme et d’héroïsme. Dans un monde peuplé d’hommes brisés par l’alcool et la désillusion, il rappelle que les jeux de l’imagination sont non seulement drôles mais nécessaires, voire urgents, et que la soif des grands espaces est toujours jubilatoire. En fait, dans le texte d’adieu, le cowboy, et sa belle bonhomie désinvolte, est convoqué pour alléger une douleur profonde : « Dans ma tête de cowboy de quarante ans / je remonte sur mon cheval / et je poursuis mon chemin / Hasta luego, Papa (285). »
Le cowboy, c’est aussi le symbole de l’américanité, plus précisément le signe d’une liberté de mouvement à grande échelle. Cela est important puisque, comme nous l’avons vu, la notion d’identité chez Dalpé n’a rien de simple. Déjà, le fait qu’il soit franco-ontarien et bilingue donne à l’auteur une identité versatile. Dans la conférence « Culture et identité canadienne », les mots « hybride » et « métis » (253) reviennent tout naturellement sous sa plume (et à sa bouche) quand il se décrit en public. À titre d’exemple, cet autoportrait aussi charmant qu’insolite :
Me voici dans mon habit de première communion…
[Diapo]
Et me voici dans mon costume du Lone Ranger.
Six shooters and crosses… Des statuettes de la Sainte Vierge, et un homme masqué qui ne veut pas révéler sa véritable identité. I wonder what Carl Jung or Joseph Campbell would have to say about that mythology? (251)
Si le Lone Ranger est défini par son nomadisme et par son refus d’adhérer à un seul groupe (le mot « lone » est éloquent), on pourrait en dire autant de Dalpé. D’abord, le choix d’écrire en français n’interdit pas l’usage de multiples références puisées gaiement dans la culture populaire anglo-canadienne et américaine, et ses personnages affichent une sorte de bilinguisme joyeusement délinquant. Chez ces derniers, les deux langues coulent de source — ils laissent le réflexe de l’autocorrection à d’autres qui parlent le français en Amérique du Nord. Pour la plupart de ces personnages, le problème linguistique constitue d’ailleurs un faux problème. L’angoisse, quand elle frappe, ne vient pas du choix de la langue, mais du sentiment d’exclusion des jeux de pouvoir. Rappelons-le : dans le monde dalpéen, perdre la face est une catastrophe. C’est l’équivalent d’une mort sociale, qu’il faut éviter à tout prix. Mais il n’est pas toujours possible d’esquiver la catastrophe puisqu’il n’existe aucun « entre-deux » : il y aura toujours un gagnant et toujours un perdant. Voilà la leçon impitoyable de « Blazing Bee to win ».
Quant à la culture, elle est forgée davantage par le mouvement et moins par l’appartenance à un territoire circonscrit : « ma culture n’est pas une chose fixe et à l’extérieur de moi, mais intérieure et liée à mon voyage et à mes rencontres, mes échanges, mes rapports avec le monde » (255). Ici, le mouvement prime sur l’idée de frontières. Cette affirmation marque une rupture avec les premiers écrits poétiques de Dalpé, surtout Les murs de nos villages et Gens d’ici, alors que la question de la mémoire du « pays » était au premier plan. En nommant les « bâtisseurs du pays », ces deux recueils les inscrivent dans l’histoire collective des Franco-Ontariens2.
Par contre, ce qui reste inchangé depuis les premiers écrits, c’est la force incontestable de la voix. Syncopés, délinquants, parfois même d’une tendresse déchirante, tous les textes ici réunis demandent à être lus à haute voix. Pourquoi? Parce que Dalpé, avant tout, est un conteur. Les contes reproduits ici sont urbains, c’est-à-dire qu’ils naissent d’un procédé théâtral selon lequel un auteur écrit un texte en s’inspirant d’un lieu réel. À la différence du conte traditionnel, où il n’y a que le « conteux » sur scène qui file son propre conte, le processus du conte urbain peut impliquer deux joueurs : l’auteur et le comédien-conteur. Dans le cas de Dalpé, cependant, l’auteur peut être à la fois « auteur » et « conteux », brouillant ainsi cette distinction sans doute trop commode.
Comme dans les contes plus traditionnels, le mal et le bien sont toujours présents, sauf que, dans le conte urbain, il est parfois difficile de les distinguer. Cette instabilité du mal et du bien, du « Nous » et de « l’Autre », serait au cœur de la démarche de Dalpé. On pourrait même se demander si cette instabilité ne constitue pas l’origine de cette « souffrance terrible » que Jean-Marc Massie voit dans les contes urbains, en particulier ceux d’Yvan Bienvenue. Chez Dalpé, cette souffrance loge dans le corps et dans la voix (le « J’AI MAL » des malades à l’hôpital, dans « L’âme est une fiction nécessaire » (259)). Mais si la souffrance est souvent intense, voire violente, elle n’est pas toujours dénuée de signification. Voilà un des paradoxes du conte qui fait dire à Massie que « la rédemption est présente dans le conte urbain malgré tout3 »; seulement, il faut savoir reconnaître la rédemption par ses autres noms, des noms comme « aube », comme « amour », ou encore comme « âme ».
L’âme ne tient pas à
il est le fil
du conte (286)
Stéphanie Nutting
juin 2011
1. Dominique Lafon, « D’un genre à l’autre. La dérive des styles dans l’œuvre de Jean Marc Dalpé », dans Stéphanie Nutting et François Paré (dir.), Jean Marc Dalpé. Ouvrier d’un dire, Sudbury, Prise de parole, 2007, p. 21-46.
2. Voir François Paré, « La poésie franco-ontarienne », dans Lucie Hotte et Johanne Melançon (dir.), Introduction à la littérature franco-ontarienne, Sudbury, Prise de parole, 2010, p. 124.
3. Jean Ouédraogo et Jean-Marc Massie, « Entretien avec Jean-Marc Massie », The French Review, vol. 78, no 6, « Le Québec et le Canada francophone » (mai 2005), p. 1216-1226.