L’arbre, seul, ne peut s’en sortir et pourrait végéter. Où l’on découvre que le sol réserve bien des surprises à Quercus et qu’il va rencontrer des organismes très différents de lui, mais pourtant indispensables : des champignons. Cette rencontre sera violente, Quercus se fera tromper. Mais où l’on se rendra compte ensuite qu’il s’agit d’une symbiose lui fournissant une nouvelle énergie vitale, et qu’alors il accédera à un monde extraordinaire, fait d’échanges dépassant la barrière de l’espèce.
Nous sommes en 1782.
Assis au pied de Quercus, j’observe un chêne mort dans la clairière un peu plus loin. Un petit roncier profite de la trouée de lumière dans la canopée des arbres. Il produit parfois quelques mûres que j’aime récolter. S’il a plu un peu pendant l’été, elles sont juteuses. Quel régal ! En les cueillant, mon regard se porte sur les tiges de jeunes chênes cherchant à sortir de ce buisson impénétrable pour glaner quelques rayons de lumière indispensables à leur croissance. Leur destin m’apparaît bien incertain. Mais leurs difficultés feront aussi peut-être le bonheur d’autres organismes de la forêt. Rien ne dit qu’ils ne bénéficieront pas de l’aide de quelque espèce leur permettant de sortir à terme de ce fourré.
Vu son environnement et l’histoire de cette forêt (nous en reparlerons), il est probable que Quercus a été soumis aux mêmes contraintes dans son plus jeune âge. Obtenir l’aide d’autrui a dû devenir vital pour lui.
Retour à son premier été en tant que jeune plante.
Quercus végète. Il bénéficie de quelques photons qui traversent le roncier mais il aurait besoin de place. La ronce le bride dans son développement. Si la situation persiste, il finira par dépérir malgré les efforts consentis.
Pendant ce temps, Leccinum se déploie et développe son réseau autant que possible. Parce qu’il est infiniment petit, il progresse où il veut et il accède à une multitude de ressources minérales cachées dans le sol, comme l’eau qui peut être rare.
Leccinum est un champignon. On le connaît quand il fructifie. Le bolet des chênes est apprécié des connaisseurs. Mais, la plupart du temps, Leccinum quercinum se cache dans le sol et étend chacun de ses filaments le plus loin possible. Il progresse ainsi chaque année de près de trente centimètres. Cela pourrait paraître ridiculement lent mais, pour un organisme progressant dans le sol et dont le diamètre des tissus est de l’ordre de cinq à dix micromètres, ce développement relève de l’exploit.
Ainsi, Leccinum fructifie parfois, en fabriquant un champignon épigé, qui sort du sol, et dont le chapeau est garni de milliers de spores, des petits grains, promesses de dispersion et de perpétuation de l’espèce.
La plupart du temps, il est invisible et mène une vie souterraine. Il est composé d’hyphes, des filaments très fins capables de s’étendre dans les volumes de terre et d’humus du sol forestier pour composer un réseau dense appelé “mycélium”. Cela lui permet d’exploiter de gros volumes de sol pour capter des nutriments simples tels l’azote, le potassium, le phosphore, le magnésium, et d’autres oligo-éléments comme le cuivre ou encore le zinc. Mais récupérer ces éléments chimiques est une chose, empêcher leur recristallisation lors de leur transport à travers les hyphes qui sont très étroits en est une autre. Il produit pour cela du citrate ou de l’oxalate, des acides organiques capables de casser des molécules complexes pour qu’elles passent plus facilement dans les tuyaux. Ainsi, le mycélium devient un énorme circuit dans lequel les molécules circulent en tous sens, sans jamais être stoppées, sauf pour fabriquer de nouveaux hyphes. Mais, comme tous les champignons, le bolet a un point faible : il ne peut fabriquer des sucres, des lipides, des vitamines et des molécules complexes nécessaires à son développement. Il peut survivre longtemps en se contentant des molécules simplifiées issues du sol, mais il est alors condamné à végéter. Il n’aura jamais la possibilité de fructifier non plus, donc de se reproduire et de disperser ses spores pour conquérir de nouveaux espaces. Il lui faut trouver ces ressources ailleurs, demander de l’aide ou nouer des alliances.
Dans sa quête de partenaires, il a trouvé un arbre, il y a bien longtemps. La connexion de ses hyphes avec les racines d’un chêne lui a permis de récupérer ces fameux nutriments en échange d’eau, d’oligo-éléments et de sels minéraux. Le pacte bénéficie ainsi à chacun. Mais le chêne a vieilli, et maintenir “tous ses œufs dans un même panier” présente un risque trop élevé pour notre champignon. Sa nature l’invite à multiplier les associés. Sans pour autant abandonner le partenariat déjà en place. Quand on est mycélium, on joue sur tous les plans.
Leccinum étend tranquillement son réseau et poursuit sa quête lorsqu’il détecte des structures très particulières, qui émettent un signal qui ne laisse aucun doute. Il est tombé sur un très jeune chêne qui vient d’enfoncer une racine toute neuve dans le sol. S’il s’engage directement vers cette racine, il est probable que ce chêne réagira mal. Il n’est pas dit qu’il puisse empêcher le contact, mais la connexion qui s’annonce serait immédiatement considérée comme une agression. Pour faciliter la rencontre, Leccinum sollicite donc l’entremise d’une structure dont l’une des activités peut être considérée comme diplomatique, si l’on peut dire, le rhizobium. En s’enfonçant dans le sol, la racine de Quercus émet dans le sol des molécules pouvant s’apparenter à des hormones, des flavonoïdes ou des bétaïnes qui lui servent par exemple à mieux résister aux stress liés à la chaleur ou au manque d’eau. Quercus les produit naturellement pour protéger son système racinaire. Mais cette émission a un effet indirect : des bactéries qui elles aussi ont besoin d’eau les détectent, se déplacent vers elles dans le sol et s’agglomèrent pour former des nodosités, comme de petites boules minuscules constituant les prémices du rhizobium, juste devant l’apex de la racine émettrice. Par ailleurs, elles fixent naturellement l’azote, dont la plante peut profiter. Ces structures particulières sont surtout formées lors du développement du système racinaire des plantes légumineuses, comme les pois. Pour les chênes, le doute subsiste sur leur existence, mais elle est probable. Quercus bénéficierait donc de l’approche de ces bactéries. Les nodosités qu’elles forment n’appartiennent pas à notre jeune chêne et démontrent la capacité de ce dernier à accepter des associations avec des organismes extérieurs, dès le plus jeune âge. Alors, pourquoi pas Leccinum ? Celui-ci perçoit là une occasion d’entrer en contact avec l’arbre en devenir, en profitant de la diplomatie bactérienne.
Hormis des ions minéraux solubles et de l’eau de surface, Quercus est incapable de trouver l’ensemble des nutriments indispensables à son développement. Les tissus formant l’extrémité de ses racines s’ouvrent pour prélever l’azote aggloméré par les bactéries du rhizobium. En s’ouvrant ainsi, les racines sont malgré elles préparées à une nouvelle rencontre. C’est ainsi que l’hyphe de Leccinum s’introduit dans la relation nouvellement en place, les bactéries détectant l’opportunité de la liaison : récupérer l’eau tant convoitée. La porte s’ouvre. L’hyphe va ensuite jusqu’au cœur des cellules épidermiques de la racine pour commencer le partenariat en limitant les réponses défensives du chêne, sans quoi celui-ci se sentirait agressé. En effet, Quercus fabrique en cas d’attaque un acide simple, l’acide jasmonique, qui l’aide à prévenir les cellules voisines de l’agression. Il l’utilise autant dans les feuilles que dans les racines et, pour tout intrus, cet acide est plutôt corrosif, donc à éviter. En réaction à ces molécules de protection, Leccinum fabrique des protéines qui les neutralisent. La parade fonctionne et Quercus, qui croit se défendre efficacement, se fait envahir malgré lui. Trompé par les bactéries d’abord, puis par lui-même ensuite. Étrangement, abaisser les défenses de cette jeune plante va engendrer un effet inverse quand il grandira : bien plus tard, l’arbre réagira plus vivement à chaque attaque et fabriquera les molécules permettant une réponse immunitaire plus efficace. Le mycélium sera même en mesure de dénicher dans le sol des microbes capables d’améliorer les défenses immunitaires de l’arbre en cas d’attaque, si ce dernier lui transmet une molécule l’informant de la nature du problème. Mais pour l’heure, le jeune Quercus n’est pas encore en mesure de présager de la relation qui se prépare. Les pointes de ses radicelles sont pour le moment agressées.
L’hyphe s’applique donc à s’insinuer entre les cellules de la racine en déstructurant leur organisation pour former une sorte d’amalgame plus fort qu’un mariage, nommé “ectomycorhize”, une soudure parfaite et indissociable entre les deux organismes pourtant si différents, le champignon et l’arbrisseau en devenir, qui imbriquent leurs cellules pour former un organe à part. Quercus subit cette relation dans laquelle il n’est plus possible de distinguer les deux espèces et finit par accepter le champignon au sein même de ses tissus. Ce dernier ne s’arrête pas là. Maintenant que la connexion est faite et acceptée, de force, disons-le clairement, le champignon produit de l’auxine, une hormone habituellement synthétisée par les plantes pour solliciter la production de nouveaux tissus. En trompant encore une fois Quercus, Leccinum lui “ordonne” la fabrication de nouvelles racines auxquelles il va s’imbriquer aussi, démultipliant les passerelles d’échange. Cette fabrication involontaire de tissus racinaires a un coût énergétique pour Quercus. Mais qui sera très vite compensé, comme on le verra. Les deux individus sont désormais intimement liés, à la vie, à la mort.
Dans cette histoire, les nodosités du rhizobium ont joué un rôle diplomatique essentiel pour l’avenir des deux protagonistes, qui avaient peu de chances de comprendre l’intérêt de s’associer. Quercus vit là sa deuxième expérience directe d’échange avec une espèce totalement différente de sa nature végétale. Ce partenariat à bénéfice réciproque porte un nom : la symbiose. Dans les échanges qu’il construit, Leccinum récupère des sucres fabriqués par les arbres. Vu que le champignon paie en oligo-éléments qui sont à la base de la formation de ces sucres, l’échange est largement consenti par les arbres. C’est grâce à ces molécules complexes qu’ils peuvent ensuite croître. En s’associant à plusieurs arbres, il est possible que Leccinum crée un lien souterrain entre le jeune Quercus et son vieil “arbre-parent” qui n’est après tout qu’à quelques mètres de là. On peut dès lors envisager cette connexion de deux manières : comme un détournement de l’eau, des oligo-éléments et des sucres destinés au vieil arbre ; ou bien comme une aide du vieil arbre, un legs, un héritage cédé de bonne grâce à son jeune descendant.
Le nombre d’espèces de champignons est parfois considérable dans une même parcelle forestière, mais bien souvent difficile à inventorier avec exhaustivité. Des études réalisées en comptant les fructifications (les chapeaux, pour simplifier) des champignons dans plusieurs forêts françaises, sur des sites de référence, ont montré des émergences de nouvelles espèces, jusque-là non encore observées, trente ans après le début du suivi. Alors que tous les champignons ne fructifient pas forcément, ou pas chaque année, on peut compter plus de cent espèces différentes sur un seul hectare, dont les hyphes s’étendent partout dans le volume de sol juste sous la surface. Chaque mycélium est généralement inféodé à un arbre, mais certains savent s’adapter à ceux qui sont présents et adoptent d’autres essences forestières que celle pour laquelle ils ont été programmés. Quand un hyphe se lie à un arbre, celui-ci est peut-être déjà connecté de l’autre côté de son système racinaire à un autre mycélium, lui-même associé à d’autres arbres. C’est ainsi que le sous-sol comprend un vaste réseau dans lequel circulent des molécules pouvant aller d’un arbre à un autre, formant un système de communication et de partage des ressources très efficace et bénéficiant à l’ensemble des individus connectés, quelles que soient les espèces. On compare souvent ce réseau à notre internet. Ce rapprochement est largement insuffisant pour décrire l’ensemble des relations et des informations qui circulent. Notre internet fonctionne pour une seule et même espèce, l’homme, et permet aux individus de communiquer, d’échanger des bases d’informations extraordinaires. Mais il lui manque pourtant tant de choses pour être assimilé à la puissance du réseau mycorhizien. Ce réseau-là va bien plus loin, puisqu’il permet des échanges d’informations et de molécules nutritives vitales entre des individus d’espèces différentes. En théorie, tant qu’ils sont connectés à un même réseau, des arbres distants de plusieurs centaines de mètres peuvent ainsi communiquer à l’aide de ce réseau souterrain, voire s’aider les uns les autres en cas de pénurie alimentaire pour l’un d’eux. En figurant parmi les nouveaux individus de ce vaste réseau, Quercus se voit offrir de nouvelles opportunités pour se développer et peut-être mieux résister aux aléas qu’il pourra subir. Et cette association symbiotique lui est vitale.
Quercus est toujours coincé par la ronce. Mais il a largement compensé ce handicap. Avec l’aide des hyphes de Leccinum, il accède maintenant à un réseau qui peut sembler anarchique, mais qui est hautement réitéré dans le sol. Leccinum est connecté à plein d’autres racines d’autres individus, essentiellement des chênes. Certains sont jeunes, comme Quercus, mais d’autres sont adultes. Son “arbre-parent” en fait partie. Celui-ci a mis en place un partenariat avec Leccinum il y a déjà bien longtemps. Parce que le champignon n’a pas la faculté de fabriquer des molécules propices à sa croissance dans le sol, comme nous l’avons vu plus haut. Alors, les arbres contribuent à son développement. Ils produisent sans compter une multitude de sucres et de l’amidon, qui sont redistribués à l’ensemble de leurs tissus. Vers les feuilles, les branches, le tronc et les racines. Jusqu’à trente pour cent de l’ensemble des sucres fabriqués par les arbres reviennent par la sève élaborée jusqu’au mycélium. Celui-ci s’en nourrit et les envoie partout dans le réseau qui le constitue, pour permettre aux hyphes les plus éloignés d’en bénéficier et de croître encore vers de nouveaux volumes de sol. Mais si l’arbre était en difficulté ou fragilisé, il se pourrait néanmoins qu’il conserve l’intégralité de ces ressources, aux dépens du champignon alors laissé sans restitution de nutriments.
On s’est aussi rendu compte d’un autre avantage pour l’ensemble des arbres. Si l’un d’eux est attaqué, il émet des molécules de défense et des hormones, dont certaines circulent jusqu’aux racines. Si le danger est soudain, l’information peut aussi circuler via des impulsions électriques. Ces renseignements se retrouvent alors envoyés, avec l’ensemble des molécules carbonées, vers le mycélium, qui continue à les redistribuer à l’ensemble du réseau auquel il est connecté. Ainsi, les arbres voisins sont avertis des dangers potentiels. Pour Quercus, il sera possible de “comprendre” l’émergence de parasites ou de dangers liés à tel ou tel défoliateur et de réagir en se préparant à leur arrivée potentielle. Il sera prêt.
Alors qu’il n’arrive pas à synthétiser suffisamment de sucres à cause de cette ronce si encombrante, il en récupère involontairement par ses racines. Il peut ainsi les exploiter et fabriquer de nouveaux tissus.
Quercus, individu apparemment solitaire, est devenu un être solidaire, dont les relations avec les êtres qui l’entourent n’auront plus de limites, même avec d’autres espèces, même avec les autres individus contre lesquels il luttait pour gagner sa place dans cette forêt. Il devient ainsi un être ultraconnecté qui semble avoir accès à “tout” ce que cette forêt peut proposer.
Malgré tous ces efforts, alors que Quercus a trouvé un allié exceptionnel, il doit continuer à lutter pour accéder à un peu de lumière dans la prison qu’est ce roncier. Et il devient sensible à de nouvelles agressions possibles, tel l’oïdium, un autre champignon, de surface cette fois, qui attaque les feuilles. Tous ne “se valent” décidément pas. La ronce, protectrice pendant un temps, indispensable pour que Quercus ait le temps de prendre racine et de développer un premier feuillage alors que des dangers le guettaient, pourrait-elle devenir son fossoyeur ?