Où l’on vit un événement marquant pour Quercus et la forêt, Silva. Événement vécu comme un drame, mais aussi comme une ouverture pour tous les arbres de la forêt. Où la mort de l’“arbre-parent” sonne comme une deuxième naissance, pour Quercus et ses voisins. Et où l’on découvre que tous les arbres sont autobiographes, comme le révèle la souche de l’arbre une fois exploité.

Nous sommes en 1871.

 

Après la disparition du super-prédateur historique de Rambouillet, l’environnement de Quercus s’apprête à vivre un nouvel événement dont l’importance est considérable pour son avenir. Ce qui circule dans l’air ne trompe pas : il y a là, quelque part dans la forêt, “quelqu’un” qui va mal.

La forêt, Silva, cet être collectif, perçoit les dernières molécules émises par un arbre en souffrance. Elles ont circulé dans l’air et, pour certaines, à travers le mycélium du Leccinum quercinum qui s’est notamment connecté à Quercus. La quantité de terpènes et d’alcaloïdes est telle que plusieurs chênes doivent lutter en même temps pour leur survie, phénomène plutôt rare. Ou alors… Oui, le message est clair : l’“arbre-parent”, si majestueux et imposant soit-il, vit ses derniers instants. L’ensemble de la forêt en est averti. Les chênes du secteur reçoivent l’information, ainsi que d’autres espèces d’arbres capables de détecter les molécules de détresse proches des leurs. Des insectes aussi perçoivent ces signaux, et certains n’y sont pas insensibles.

Ces dernières années, l’“arbre-parent” commençait à montrer des signes de faiblesse. “Empereur” de la forêt, il a essuyé quelques échecs pour transporter la sève brute jusqu’à la cime. Parfois, des canaux sont creusés par des insectes depuis la surface de l’écorce vers le cœur de l’arbre, nous y reviendrons. Celui-ci a les capacités de les colmater assez vite. Mais quand l’arbre en a la ressource, quand il est en pleine vigueur… S’il est trop faible, alors l’air circule jusque dans ses tissus. C’est le cas ici. Certains vaisseaux ont laissé passer de l’air. Minuscules au début, sans importance. Mais ces petites faiblesses en ont entraîné d’autres. Puis d’autres. L’air a ainsi créé comme des bulles bloquant le liquide, qui n’était plus aspiré vers la cime grâce à l’évapotranspiration. Il a alors mis toute l’énergie possible pour tenter de colmater les quelques vaisseaux qui alimentaient les tissus et branches déjà en perte de vitesse. La capillarité seule était elle aussi insuffisante pour tirer l’eau chargée en oligo-éléments vers les feuilles restantes, trop peu nombreuses pour assurer l’évaporation nécessaire à l’appel des nutriments en haut de l’arbre. Progressivement, le chêne a abandonné un élément, une branche, puis une autre. Un arbre est un être tellement exceptionnel que chaque organe, chaque feuille par exemple, où qu’elle se trouve sur l’arbre, assure l’ensemble des fonctions photochimiques. Ainsi, l’arbre ne perd pas un organe vital quand il se sépare d’une branche, les autres sont capables d’assurer le relais de l’ensemble des fonctions, sans aucun souci. Mais, depuis quelques années, certains rameaux dans les branches hautes commençaient à sécher, le feuillage se clairsemait par endroits. Trop. L’“arbre-parent” avait de plus en plus de difficultés à conserver suffisamment de feuillage pour boucler l’ensemble de ses cycles. Cette année, une grande partie de son houppier n’a pas réussi à soutirer les fluides vitaux qui lui auraient été nécessaires pour s’en sortir au printemps. Seules quelques branches ont résisté. Mais est-ce possible de faire reculer, encore et encore, l’inévitable ? Alors, comme dans un dernier geste de transmission envers la forêt, il lègue une multitude de fruits, bien plus que ce que ses voisins en bonne santé pourraient produire la même année, dans l’espoir que plusieurs d’entre eux assurent une nouvelle fois sa descendance, si tant est qu’un arbre ressente la nécessité d’un espoir de transmission. Ce geste désespéré n’a qu’une conséquence, lui soutirer ses ultimes réserves de lipides, d’amidon et de sucres dont il aurait pu avoir besoin pour enclencher un nouveau débourrement foliaire au printemps suivant. Cet acte est fatal. Une sorte de suicide dans un feu d’artifice reproductif, de semence, de glands. Pendant ce temps, des bulles d’air continuent à s’introduire dans la sève, de plus en plus. Ainsi, à tout miser sur une dernière reproduction, l’“arbre-parent”, le Maître de cette forêt, est pris d’une multitude d’embolies qui signent la fin d’une légende forestière. L’“arbre-parent” séchera après l’hiver, définitivement.

 

Sauf qu’à cette période de notre histoire, alors que l’industrie, le chemin de fer et les villes se développent, chaque pièce de bois est trop précieuse pour être abandonnée. À force de coups de haches et de scies, l’homme n’a pas attendu la mort complète de l’arbre pour l’abattre. Sa chute a fait trembler le sol comme aucune fois auparavant pour Quercus. Son feuillage en a frémi, tant du tremblement du sol lors du contact violent avec l’“arbre-parent” que par le souffle d’air provoqué par la chute. Le bois craque de toutes parts. Comme lors de chaque chute d’arbre, par l’action de l’homme ou de la nature, la forêt devient silencieuse quelques instants. Elle se fige et seul le murmure angoissant du vent dans les feuillages révèle la nature vivante de ces totems dont les liens avec leur géniteur viennent de se rompre. Plus aucun oiseau n’ose bouger ni chanter. Plus aucun bruit n’active les membranes tympaniques des animaux alors à l’écoute de tout événement suspect. La forêt s’est immobilisée. Seule l’odeur chargée de tanins du bois fraîchement coupé inonde l’air d’un cocktail d’arômes délicats et sucrés de noix de coco, de fruits secs et de vanille, caractéristique du bois de chêne. Collectivement, le peuple de la forêt craint une suite qui signifierait une perturbation de grande ampleur pouvant remettre en cause le milieu qui l’héberge et sa propre survie. Mais rien ne vient. Chacun reste hagard et attend encore et encore. Jusqu’au jour suivant peut-être. La perturbation est considérable.

La souche mise à nu dévoile l’histoire de l’arbre et de son environnement. Lorsqu’il débourre chaque année, l’arbre construit des canaux larges, pour véhiculer la sève brute dans le xylème secondaire de l’aubier, et des vaisseaux bien plus étroits pour la redescente de la sève élaborée dans le phloème du liber. Ces deux couches de cellules constituent une même série allant d’un bois plus clair à un bois plus sombre et plus serré, qu’on appelle un cerne de croissance. Les observer permet de décrypter l’histoire de l’arbre. Des cernes resserrés d’un côté sur une section presque ovale indiquent que le bois était comprimé et que l’arbre penchait de ce côté-ci. De l’autre côté, les fibres ont alors développé des cellules larges de réaction face à l’attraction du tronc vers le sol, formant un bois de tension pour tirer l’arbre vers la verticale. Par ailleurs, si les cernes se resserrent partout, l’arbre nous montre des épisodes de croissance ralentie, probablement parce qu’il était trop près de ses voisins. La concurrence pour l’accès à la lumière a étriqué son houppier qui a dû se faire une petite place entre plusieurs arbres proches. Le tronc a alors poussé lentement. Une série de cernes bien plus larges traduisent généralement une éclaircie avec l’exploitation des voisins, lui permettant de s’étaler. Une blessure entraîne la formation d’un tissu en réaction, ici de recouvrement d’un tissu affecté pour isoler le mal et pousser par-dessus, là de résistance, avec des cellules plus dures mais aussi plus petites et riches en lignine, cette molécule de tanin très solide, en formant des cernes alors plus étroits. Là encore, une blessure de l’écorce va laisser dans le cerne sous-jacent et ceux qui suivront une trace indélébile à laquelle l’arbre ne pourra se soustraire, formant une incision dans le bois qui pourra être isolée et intégrée au cœur de l’arbre.

Tous les arbres écrivent ainsi en permanence leurs Mémoires. Autobiographes, ils relatent les moments difficiles, les accidents physiques ou climatiques, les périodes d’abondance et de disette. De manière inconsciente, ils forgent en chaque cellule une réaction face à chacune des contraintes qui les briment dans leur développement, mais aussi face aux opportunités qui se présentent à eux, leur offrant un nouveau monde fait d’espace et de lumière nourrissante. Ainsi, année après année, l’“arbre-parent”, comme chaque arbre, a intégré malgré lui son histoire à son architecture et en son cœur fait de bois, comme nous, humains, le faisons par d’autres moyens. Paradoxe de l’histoire, alors que nous sommes obligés de nous doter d’outils comme le papier que nous fabriquons pour nous souvenir, aux dépens du bois des arbres, l’“arbre-parent”, Quercus et l’ensemble des arbres de notre planète vert et bleu impriment leur histoire dans leur “chair”, parfois jusque dans leur bois de cœur et jusqu’après leur mort. Leur histoire, celle qui les a forgés depuis que la graine dont ils sont issus a pris racine.

Si les bûcherons qui ont abattu l’“arbre-parent” avaient lu dans ses cernes, qu’y auraient-ils découvert ? Quels secrets avait-il précieusement conservés au cœur de lui-même ? Quelles histoires leur auraient été dévoilées ? L’“arbre-parent”, probablement né des centaines d’années auparavant, qui avait traversé des époques de famines, de maladies, de guerres, qui a peut-être vécu les croisades, la guerre de Cent Ans et bien d’autres encore, et qui a vécu la disparition progressive des forêts ; qui était né probablement alors que la surface forestière était encore deux fois plus importante que le jour de sa disparition ; issu d’un autre chêne avant lui, qui a poussé dès le début dans un paysage de lande, le laissant seul, privé de ses congénères, alors que son essence même est d’être grégaire, prêt à vivre dans une communauté forestière dense, riche et diversifiée ; qui s’est développé dans un monde où on lui a imposé une fonction utilitariste pour l’homme, à devoir produire des fruits, des glands permettant de nourrir le bétail, et proposer un peu d’ombre lors des journées chaudes, notamment aux cavaliers ; qui a légué à Silva une progéniture populeuse prête à forger un nouveau paysage avec d’autres espèces d’arbres, pour former une forêt proche de celle que l’on connaît aujourd’hui, diversifiée, avec plusieurs strates de végétation, des grands arbres jusqu’au sous-bois dense ; l’“arbre-parent”, qui a traversé les époques, est mort. Sa souche permettra de conserver la mémoire de l’événement pendant quelques décennies, puis disparaîtra, suivant ainsi le cycle naturel de la vie. Le choc n’en paraît pas moins brutal pour Silva.

À chaque perturbation, son lot de réactions en forêt. Cette disparition signifie avant tout une opportunité pour les jeunes arbres en attente depuis déjà longtemps : une trouée est apparue dans cette forêt et un puits de lumière s’est formé à la suite de la disparition de l’“arbre-parent”. Ici, la lumière est source d’une vie pleine de promesses ligneuses. Les jeunes arbres peuvent enfin profiter d’elle pleinement et s’élever pour aller la chercher.

S’engage alors la poursuite de la course infernale vers le ciel. Parce qu’il a bénéficié d’aides diverses dans son jeune âge, Quercus avait déjà une longueur d’avance, qu’il met maintenant pleinement à profit. Une courte branche qu’il avait commencé à fabriquer à quatre mètres de hauteur était du côté de l’“arbre-parent”. Cet apport direct de lumière aujourd’hui possible favorise aussitôt sa croissance et elle peut alors se développer, aux dépens de plus jeunes arbres qui avaient l’espoir de profiter de l’aubaine. Manquant de ressources, surtout de lumière, ils s’éteindront un jour. Sa croissance sera telle que Quercus rejoindra les plus grandes hauteurs du peuplement forestier en formation et deviendra l’un des dominants. À temps ! Car un voisin d’une autre espèce n’attendait aussi que ce puits de lumière pour exprimer sa pleine puissance et évincer tous les concurrents potentiels.

Dessin monochrome