Où l’homme prend conscience de son impact sur la planète et organise une conférence internationale pour prendre des résolutions d’importance, notamment sur la préservation des forêts et de leur biodiversité. Mais il n’est pas certain que ces bonnes intentions aboutissent à un résultat satisfaisant. Où les gestionnaires de Silva prennent des mesures pour permettre aux différentes espèces qui la peuplent de s’installer et d’y vivre, si possible en harmonie. Mais là aussi, l’harmonie n’est que relative. Où Quercus détecte à nouveau des molécules très explicites : un nouvel arbre voit la fin venir.

Nous quittons à peine 1992.

 

Alors que les hommes se sont maintenant approprié la forêt pour y faire des balades seuls en ou famille, la société civile réclame de plus en plus que la biodiversité soit mieux prise en compte dans notre façon de vivre.

Quercus a deux cents ans révolus quand les Nations unies organisent une conférence à Rio de Janeiro, en juin 1992. Le Sommet de la Terre réunit cent vingt chefs d’État et cent soixante-dix-huit pays. Le sujet ? La planète. Nous. On y parle de planification d’actions de conservation organisées dans un outil dit “Agenda 21”, de logement, de santé, de désertification, de montagnes, d’agriculture, de ressources en eau, de pollutions, particulièrement de gaz à effet de serre. On y parle aussi de biodiversité et de forêt.

 

Dans la foulée, les forestiers qui s’interrogent depuis déjà quelque temps sur la biodiversité forestière – preuve en est le retour progressif de Dryocopus et de ses congénères dans toute l’Europe – adoptent des mesures en sa faveur. Ils considèrent maintenant que les arbres morts et ceux avec des loges de pic ont leur rôle à jouer dans le bon fonctionnement de la forêt. Par diverses observations, les sylviculteurs apprennent à laisser une place de choix à ces espèces si importantes pour le bon fonctionnement de la forêt. Car oui, Dryocopus contribue à la bonne santé de Silva, même s’il a foré quelques loges dans Fagus et certains autres hêtres à proximité. On demande alors aux forestiers qui gèrent les forêts publiques d’en maintenir un nombre minimum dans les parcelles, au moins trois par hectare. Avec cet engagement, on balaie des siècles de culture forestière et de croyances sur le rôle du bois mort comme refuge des vermines et des maladies, ce bois pourrissant qui était de toute façon ramassé pour se chauffer. C’est une nouvelle façon de vivre qu’il faut instituer dans les campagnes et auprès des usagers de nos forêts, non sans mal. Une belle forêt est une forêt entretenue, donc dans laquelle on peut se promener sans entraves, pense-t-on encore. Pas trop de ronces ni de bois mort au sol, qui “font sale”. C’est bien de voir au loin les animaux traverser le sous-bois, alors nettoyons ! Contrôlons ! Seulement, une forêt riche présente toutes ces niches, ces supports de microhabitats qu’on élimine depuis si longtemps. Certains sous-bois sont normalement riches, avec la reprise de ligneux en cas de trouée dans la canopée des arbres dominants. Il faut donc reformater le modèle sociétal qui considère que les forêts doivent être propres, pour laisser leur place aux espèces des stades avancés de la dégradation du bois. Non sans mal, car tout le monde est à convaincre, des professionnels jusqu’au grand public. Le changement de logiciel sociétal pour la forêt ne se fait pas sans difficultés et le nouvel équilibre à trouver se dessine à travers diverses perceptions contradictoires.

 

Pour autant, Quercus et ses voisins en bénéficient. Les loges de pic noir se repèrent très bien et les hêtres porteurs de ces habitats commencent à être inventoriés et préservés. De plus, en maintenant ces arbres, on fidélise l’oiseau qui n’ira pas creuser d’autres loges ailleurs, tout en interdisant à tout autre pic de s’installer dans les parages. En le cantonnant, on épargne ainsi les autres hêtres qui, sinon, perdraient leur valeur marchande. Par ailleurs, l’ensemble du peuplement forestier présente une multitude de prédispositions à l’apparition de cavités éventuelles. On laisse ce coin de forêt, quelques hectares, tranquille pour le moment, épargnant ainsi l’habitat de Dryocopus et laissant ce dernier au calme, sans dérangement.

 

Alors que ces mesures sont adoptées officiellement et pour la première fois en faveur de la biodiversité en forêt publique, j’ai quinze ans. Un peu perdu, comme c’est le cas de nombreux adolescents, j’accompagne quelques amis à vélo. Que de questions pendant cet hiver 1992-1993 ! Quelle doit être ma destinée ? Qu’ai-je envie de faire comme métier ? J’aimerais qu’on décide pour moi, mais en même temps je suis assez exigeant, et je sais que j’aurais besoin de faire quelque chose qui puisse alimenter ma curiosité quotidienne et surtout donner du sens à ma vie. Des questions d’adolescent. En fait, cela fait des mois que je réclame un signe qui m’aiderait à y voir plus clair.

Nous sommes en fin d’hiver, le sol de Rambouillet est boueux. Après environ soixante kilomètres à vélo, nous arrivons sur un terrain sableux. Rien de pire que d’avoir l’impression d’avancer dans le vide et de déraper en permanence, cas classique du pédalage en force sur du sable si meuble. Je n’en peux plus.

Alors qu’un bouquet de charmes forme une voûte au-dessus du chemin, voilà que mon vélo déraille. Arrêt obligatoire, découragement. Mes amis sont devant. Presque désespéré, je lève la tête et je suis pris d’un sentiment très étrange. Comme une évidence. Je sais que je veux travailler dehors, peut-être avec les animaux forestiers, d’ailleurs. Il m’est arrivé de rencontrer un sanglier dans un parc où il n’était pas censé se trouver. Depuis, j’y pense souvent. Ma vocation est là, dans la nature. Il faudra que j’y pense plus sérieusement.

Je remets ma chaîne sur le dérailleur et je lève la tête une dernière fois avant de repartir. Et c’est là que je remarque ce chêne sur ma gauche. Majestueux. Il a pris sa place, celui-là. Il “savait” dès tout jeune à quoi il était destiné. Pousser. Grandir vers la lumière et prendre sa place, pour durer le plus longtemps possible. Au moins, lui n’a pas à se poser de questions sur son avenir. D’ailleurs, en serait-il capable ? Ce n’est qu’un arbre après tout.

Un simple arbre.

Et c’est ainsi que je rencontre Quercus pour la première fois…

 

Alors que les États s’interrogent sur l’avenir de notre environnement, des forêts notamment, notre chêne reçoit, durant le printemps 1993, des quantités anormalement élevées de molécules de terpènes et d’alcaloïdes émises par un arbre voisin. Difficile d’identifier leur provenance exacte, mais le signal est fort. Un arbre est en difficulté et tente de lutter en mettant toute son énergie à produire des molécules de défense.

Les récepteurs foliaires détectent toutes ces molécules très diverses. Compte tenu de l’alerte très élevée qui signale une attaque complète d’un autre arbre, des feuilles et du bois, l’ensemble des tissus de Quercus engage la production de molécules limitant la concentration d’azote dans les feuilles dont les défoliateurs raffolent, et fabrique des sucres pour former de la lignine. La provenance étant difficile à cerner, et compte tenu de la concentration élevée des éléments volatils reçus, Quercus n’est pas en mesure de savoir s’il n’est pas lui-même l’auteur de ces émissions. En effet, ni la vitesse de circulation de la sève ni sa structure ne sont suffisantes pour lui signifier si l’attaque le concerne directement ou pas. Parce qu’elles sont en partie autonomes, une de ses branches est peut-être impliquée sans que les autres soient touchées elles-mêmes, pour le moment. Il lui est donc prioritaire de renforcer son immunité et chaque réitération, chaque branche se met en ordre de marche pour apporter une réponse collective à l’ensemble de l’organisme qu’elles composent, qu’elles constituent.

 

Les émissions chimiques s’affolent dans l’air et se propagent partout dans l’atmosphère de Silva. Tous les arbres détectent les mêmes signaux d’alerte et vivent donc la même réaction. Il est très clair qu’un arbre vit mal son débourrement et qu’il subit une attaque en règle. Son problème, c’est que plus il tente de se défendre, plus il émet de molécules volatiles qui attirent des insectes venus de loin pour consommer certains de ses tissus. Parmi eux : Cerambyx. La fin est proche…