Où l’on apprend que Silva change de faciès la nuit et que les ambiances nocturnes sont propices à l’émergence d’animaux mystérieux. Où l’on découvre que les chauves-souris sont peut-être les meilleures amies de la forêt, en tout cas la nuit, mais que leur mode de vie est bien complexe, entre vie en société pour les unes et solitude pour d’autres. Et où Myotis, la murine, milite pour les logements partagés desquels on change tous les jours. La gestion de ce parc immobilier si particulier pourrait bien s’en trouver complexifiée.
Nous sommes en 1999.
Pour réussir à percer les mystères de la forêt, il faut se plier à ses lois. Lentement, s’installer à son poste d’observation, regarder, écouter, et vivre au rythme des animaux susceptibles de vous visiter. Devenir soi-même un peu sauvage, ce moment où l’intellect est abandonné au profit d’un instinct animal oublié de nos sociétés modernes. Parfois, le temps s’arrête, un animal passe et croit vous sentir. Il se fige, et vous avec. Puis il passe, vous léguant des images qui restent gravées dans votre mémoire. L’un des meilleurs moments pour les observer est la fin du jour. Quand la luminosité commence à projeter des ombres difficilement identifiables dans le sous-bois, propices à l’émergence de farfadets et autres êtres fantastiques au cœur du sombre sous-bois, la faune bouge. Elle se déplace avec prudence. C’est l’instant de la journée que je préfère. Avec la fin de la journée, l’humidité augmente progressivement, issue autant du marais voisin que de l’évapotranspiration. Les rayons du soleil rasent l’horizon pour laisser place à la pénombre qui s’installe. La température baisse doucement. Les grands animaux quittent leur refuge diurne pour gagner les herbages les plus riches. L’absence des grands prédateurs les rend confiants, donc plus faciles à observer. Les pics, comme Dendrocopos, rejoignent leur loge. L’ambiance sonore change. Le rouge-gorge lance un dernier chant avant, comme les autres oiseaux diurnes, de gagner sa cache nocturne pour un repos bien mérité. Silva murmure maintenant discrètement. Un rayon de lune traverse le feuillage dense de Fagus pour éclairer le pied de Quercus. Nous sommes début juillet et la nuit promet d’être riche et pourvoyeuse d’histoires fantastiques, malgré ses apparences ténébreuses. Les conditions sont optimales pour Myotis. Les chauves-souris, animaux dont j’ai fait ma spécialité avec passion, deviennent les maîtresses de la forêt. Dans le noir, les observer est impossible sans des appareils et du matériel parfois sophistiqué, ce qui les rend si mystérieuses. Il m’aura fallu de nombreuses années pour élaborer certains scénarios, pour comprendre les mécanismes les liant à la forêt. Pour déceler, dans le vol du murin, les indices révélant leur rôle essentiel pour la survie de la forêt.
À l’heure où j’entame la vie nocturne de forestier naturaliste à l’Office national des forêts, Myotis, du haut de Quercus, s’apprête à vivre une nouvelle nuit forestière. Dans les interactions avec Silva, Myotis est de loin sa meilleure alliée du monde de la nuit.
Il se passe dans les colonies des événements rythmés par la vie de chaque femelle. Myotis est réveillée depuis déjà quelques instants. Elle a mis bas un unique jeune il y a quelques jours. Parce que ses poils n’ont pas encore poussé, il est collé à sa mère et se niche dans son pelage pour se réchauffer la journée. Il n’est pas encore capable de thermoréguler, c’est-à-dire de contrôler sa température interne. Au bout de deux semaines, il pourra rester seul dans ce gîte. Mais en attendant, il est très dépendant de sa mère et des autres femelles adultes du groupe. Car le murin de Bechstein est une chauve-souris qui vit en colonie de plusieurs dizaines d’individus. Pesant seulement dix à douze grammes, des femelles aux liens de parenté très forts se sont réunies pour former une colonie dans cette vieille loge de pic, un abri propice pour éviter d’être dérangées. Cela fait quelques années déjà qu’elles connaissent ce trou foré par Dendrocopos dans Quercus, idéal pour l’une des phases essentielles de la vie du groupe : la mise bas. Au printemps, la colonie a changé de gîte presque tous les jours, tant les femelles craignaient de se faire repérer par une chouette, seule capable de les attendre à la sortie pour les croquer. Ces changements réguliers constituent une parade imparable. Le rapace nocturne n’a pas moyen de les suivre chaque nuit, il n’a pas le temps de s’habituer ni de les repérer. Ainsi, dans l’année, cette colonie de près de deux cents individus va exploiter autour de trois cents cavités différentes, surtout des loges de pic épeiche ou de pic mar, son cousin, parfois aussi des fissures issues du craquement des fibres de bois. D’ailleurs, Quercus a une ancienne branche devenue morte à seulement sept mètres de hauteur. On y distingue une fissure de ce type, qui a pu être utilisée un jour par la colonie. Sa configuration était idéale.
Trouver trois cents cavités différentes peut constituer une vraie difficulté pour la colonie. Alors tout le monde s’y met, Myotis comme ses sœurs et les autres parentes, et, dès qu’une nouvelle loge est repérée, on se passe l’information en journée, par de petits cris compris d’elles seules. Seulement, beaucoup de ces cavités ne permettent pas de loger toute la colonie. Même si elles ont une taille équivalente à celle d’une petite boîte à chaussures, elles peuvent rarement contenir plus de cinquante chauves-souris. La colonie se scinde alors chaque nuit au moment de sortir pour s’alimenter, chaque animal allant seul sur son territoire de chasse, puis elle se recompose chaque matin lors du retour de tous les individus. Les chauves-souris réorganisent alors la composition des groupes qui vont s’installer dans telle ou telle cavité d’arbre, à proximité les unes des autres, afin que tout le monde ait un abri bien sûr, mais aussi que chacune bénéficie des découvertes des autres. Car elles communiquent beaucoup devant le gîte au retour de la nuit de chasse, puis dans la loge. Le lendemain, la composition des groupes se réorganise encore, afin de mélanger les individus et les informations entre chaque groupe. Et on change encore de gîte. Cela n’en finit pas. Chaque jour.
Le secteur de forêt choisi par notre colonie est idéal. Non pas que le chêne mort à quarante mètres soit d’un grand intérêt. Myotis ne recherche pas forcément ses proies sur le bois mort, tout au plus sur les fleurs de ronce se trouvant dans la clairière provoquée par l’arbre mort. Elle raffole notamment des œdémérides, ces petits coléoptères dont les larves vivent sur le petit bois mort. Il y en avait lorsque ce chêne voisin de Quercus tentait en vain de résister, dans les derniers instants de sa vie végétale. Mais leur présence n’est qu’occasionnelle, pendant quelques jours seulement. Donc, non, le bois mort explique peu la sélection de cette forêt par cette chauve-souris. Elle cherchait autre chose. Le site autour de Quercus a d’abord l’avantage d’avoir attiré plusieurs pics. Différentes loges ont été forées à proximité du chêne mort. On en compte une bonne dizaine à moins de cinquante mètres autour de lui. De plus, à cent mètres de là on distingue un autre chêne mort depuis vingt à trente ans. Parfait pour Dendrocopos et sa femelle, qui ont pu bénéficier d’une ressource alimentaire indispensable pour nicher. Ils ont creusé d’autres loges plus loin encore. Ainsi, en bénéficiant de toutes ces cavités, Myotis et l’ensemble des chauves-souris de sa colonie ont sélectionné ce secteur pour s’y installer quelque temps. L’offre en cavités leur permet d’en changer chaque jour si l’envie leur en prend. Parfait. Et celle-ci, sur ce chêne, est idéale.
La colonie a choisi Quercus pour mettre bas. Pendant plusieurs jours, elles vont devoir rester au même endroit, pour stabiliser les liens sociaux du groupe, mais aussi la température dans la loge. Le bois vivant dans lequel les sèves circulent en entourant la loge assure un tampon thermique propice pour la faune arboricole. On évite ainsi les coups de froid du printemps, comme les surchauffes estivales. Pendant les canicules, les températures à l’intérieur des cavités peuvent ainsi rester de dix degrés inférieures à celles de l’air ambiant. Pour Myotis et ses congénères, cela permet de maintenir des conditions idéales de régulation thermique au sein de la colonie. En effet, c’est la présence des adultes qui réchauffe le gîte, pour l’amener à plus de trente degrés. Les jeunes ne risquent pas l’hypothermie. Par ailleurs, la loge forée sur Quercus est très haute dans l’arbre. Bien souvent, les pics se limitent à des cavités plus basses, sur le tronc. Mais elles sont alors plus exposées à un risque de prédation. Comme la colonie va rester ici plusieurs jours à cause de la vulnérabilité des juvéniles, autant diminuer ce risque en s’élevant vers la canopée, où le feuillage très proche peut offrir un couvert lors de la sortie nocturne.
Et justement, l’heure de chasser est arrivée.
Myotis se prépare à sortir, laisse son petit à une femelle plus jeune qui ne s’est pas encore reproduite et qui va jouer pendant quelques heures le rôle de nourrice pour les femelles allaitantes. Elle bouscule quelques chauves-souris, entraînant de petits cris audibles de mécontentement. Pourquoi se presse-t-elle autant vers la sortie, celle-là ? Aucun danger en vue. Elle s’élance dans le vide et rejoint de son vol papillonnant et silencieux la canopée de Quercus. Première étape franchie, sans danger. Tout va bien. Il lui faut maintenant assurer un repas consistant pour compenser les pertes d’énergie liées à l’allaitement de son bébé. Il est vorace. Pour cela, il lui faut manger plusieurs centaines d’insectes chaque nuit. Au printemps, l’opération est facile. Il suffit de se focaliser sur les chenilles de ce petit papillon vert, dont Tortrix était un illustre ancêtre, avant qu’il ne réalise sa nymphose. Myotis va alors vers les feuilles du houppier pour y dénicher ces précieux insectes riches en protéines. Sa technique de chasse est bien rodée : elle s’élève vers l’extrémité d’une branche pour y déceler le bruit de mastication des chenilles, afin de les surprendre en plein repas. Chaque nuit de printemps, Myotis peut ainsi manger jusqu’à deux cent cinquante chenilles. Pour la colonie, cela correspond donc à près d’un million et demi de chenilles de tordeuses vertes du chêne dévorées pendant le mois de mai. Son rôle de contrôle de ces insectes défoliateurs est considérable.
Pour l’heure, début juillet, il faut se reporter sur d’autres proies. La diversité du lieu est propice au développement d’une quantité d’insectes différents. On trouve autour de Quercus d’autres chênes bien sûr, mais aussi des hêtres, vieux et jeunes, des charmes, des bouleaux, quelques noisetiers, du houx peu pourvoyeur de proies et des pins sylvestres. L’avantage d’une telle diversité, c’est que les proies s’y développent au rythme des différents cycles de chaque essence d’arbre. Selon la nature du support, entre les feuillus et les résineux, entre les charmes, les hêtres et les chênes, les périodes d’émergence de ces insectes s’étalent dans le temps. Ainsi, Myotis bénéficie ici d’une ressource alimentaire continue dans la saison. Vive la diversité des arbres !
Ce petit coin de forêt lui offre donc les conditions idéales pour que sa colonie s’installe pour se reproduire. Ne lui manque plus qu’une dernière chose. Toutes les mères de petits mammifères le diront : allaiter donne soif ! La production de lait implique donc de s’abreuver avant de rentrer au gîte. À huit cents mètres de la zone se trouve une mare forestière ouverte et facilement accessible, la mare aux Biches où le bétail pâturant librement dans Silva allait s’abreuver à la période de la naissance de Quercus. La distance n’effraie pas Myotis, qui peut aller bien plus loin. Un aller-retour vers ce point d’eau ne lui prend que quelques minutes, puis elle rentre au sein de la colonie pour retrouver son jeune et lui donner tout le lait qu’il réclame.
On pourrait s’interroger sur le statut des mâles dans cette histoire. Pour Myotis, la vie en colonie est réservée aux femelles. Ainsi, les mâles se réfugient sur de petits territoires pour vivre en ermites, seuls, loin de leurs congénères. Ils n’en dévorent pas moins les insectes qui déplaisent à Quercus et aux autres arbres de Silva.
Je l’admets : il m’aura suffi d’une seule petite saison, ma première en tant que biologiste à l’Office national des forêts, pour ne plus réussir à “décrocher”, pour ressentir le besoin d’observer les chauves-souris dans leur milieu, de découvrir certains de leurs comportements et les premières interactions sociales au sein des colonies. Les mystères qu’elles véhiculent, parce qu’elles sont difficilement détectables, parce qu’il fait noir quand elles s’activent, parce que la forêt, la nuit, nourrit l’imaginaire et attise ma curiosité. En 1999, quand je débute mes recherches sur le lien entre la faune et l’écosystème forestier pour épauler mes collègues dans leurs choix de gestion, je suis loin de connaître encore tous les comportements que je viens de décrire. Ces découvertes sont venues plus tard.
En faisant le choix, grâce à une directive interne du début des années 1990, de maintenir des arbres morts debout et des arbres vivants avec des cavités et des loges partout en forêt, en promulguant ces principes dans les objectifs de gestion, même dans les parcelles en production de bois, les forestiers se sont dotés de l’outil naturel probablement le plus efficace qui soit pour lutter contre les ravageurs des forêts. Finalement, sans rien faire d’autre que de désigner les arbres à conserver pour la biodiversité arboricole et qu’on ne touchera plus. Pendant longtemps, on a oublié le rôle essentiel du bois mort dans le bon fonctionnement écologique de tout l’écosystème forestier. Dans les années 1990, on a demandé aux forestiers de basculer vers un changement de paradigme à l’opposé complet de la gestion jusque-là appliquée, en le conservant. Indirectement, cette mesure bénéficie aujourd’hui à Quercus, puisque deux arbres morts au moins ont été maintenus à proximité et qu’il est lui-même préservé malgré la loge de pic qui siège dans son houppier, permettant l’écriture d’une belle histoire écologique, dans laquelle Myotis et ses congénères apportent une nouvelle couleur au tableau. Même si elle vit la nuit, tout en nuances de gris.