I  Un problème

Lire.

Quand le petit Gustave Flaubert, égaré, encore « bestial » émerge du premier âge, les techniques l'attendent. Et les rôles. Le dressage commence : non sans succès, semble-t-il ; personne ne nous dit, par exemple, qu'il ait eu du mal à marcher. Au contraire nous savons que ce futur écrivain a buté quand il s'est agi de l'épreuve primordiale, de l'apprentissage des mots. Nous tenterons de voir, tout à l'heure, s'il eut, dès l'origine, des difficultés à parler. Ce qui est sûr, c'est qu'il fit mauvaise figure dans l'autre épreuve linguistique, initiation et rite de passage, l'alphabétisation : un témoin rapporte que le petit garçon sut ses lettres très tard et que ses proches le tenaient alors pour un enfant demeuré. Caroline Commanville, de son côté, fait le récit suivant :

« Ma grand'mère avait appris à lire à son fils aîné. Elle voulut en faire autant pour le second et se mit à l'œuvre. La petite Caroline à côté de Gustave apprit de suite, lui ne pouvait y parvenir, et après s'être bien efforcé de comprendre ces signes qui ne lui disaient rien, il se mettait à pleurer de grosses larmes. Il était cependant avide de connaître et son cerveau travaillait... (un peu plus tard le père Mignot lui fait la lecture) dans les scènes suscitées par la difficulté d'apprendre à lire, le dernier argument de Gustave, irréfutable selon lui, était : “À quoi bon apprendre puisque Papa Mignot lit ?” Mais l'âge du collège arrivait, il fallait à toute force savoir... Gustave s'y mit résolument et, en quelques mois, rattrapa les enfants de son âge. »

Ce mauvais rapport aux mots, nous verrons qu'il a décidé de sa carrière. Encore faut-il ajouter foi, dira-t-on, à la nièce de Flaubert. Et pourquoi pas ? Elle vivait dans l'intimité de son oncle et de sa grand-mère : c'est de celle-ci qu'elle tient ses renseignements. On sera détourné pourtant de lui faire entièrement crédit par le faux enjouement du récit. Caroline élague, expurge, adoucit ; si, par contre, l'incident raconté ne lui semble pas compromettant, elle le fignole, forçant sur la rigueur aux dépens de la vérité. Il suffit d'une lecture pour trouver la clé de ces déformations doubles et contraires : le but est de plaire sans quitter le ton de la bonne compagnie.

Revenons sur le passage que je viens de citer : nous n'aurons aucune peine à entrevoir l'enfance ingrate de Gustave dans sa vérité. On nous dit que l'enfant pleurait à chaudes larmes, qu'il était avide de connaître et que son impuissance le désolait. Puis, un peu plus bas, on nous montre un cancre fanfaron, buté dans son refus d'apprendre : pour quoi faire ? le père Mignot lit pour moi. Est-ce le même Gustave ? Oui : mais la première attitude est provoquée par un constat qu'il fait lui-même : adversité des choses, incapacité de sa personne. L'Autre est là, naturellement : c'est le témoin, c'est le milieu astringent, c'est l'exigence. Mais il ne suscite pas le chagrin du petit, relation spontanément établie entre les impératifs inanimés de l'alphabet et ses propres possibilités. « Je dois mais je ne peux pas. » La seconde attitude suppose une relation agonistique entre l'enfant et ses parents. Caroline Commanville nous dit, comme en passant, qu'il y avait des scènes ; cela suffit. Ces scènes ne vinrent pas tout de suite. Il y eut le temps de la patience, puis celui de l'affliction, enfin, celui des reproches : au début, on incrimine la nature, plus tard on accuse le petit de mauvaise volonté. Il répond par forfanterie qu'il ne ressent pas le besoin d'apprendre à lire ; mais il est déjà vaincu, déjà truqué : il prétend expliquer son refus de s'instruire donc il l'admet ; les parents n'en demandent pas davantage et toutes leurs impatiences sont justifiées. L'humilité désarmée, l'orgueilleux dépit qui fait la victime reprendre à son compte le malin vouloir dont elle est faussement accusée, ces deux réactions sont séparées par plusieurs années. Il y eut, chez les Flaubert, un certain malaise quand Gustave, affronté aux premières tâches humaines, se montra dans l'incapacité de les remplir. Ce malaise, de jour en jour accru, persista longtemps, s'envenima. On fit violence à l'enfant. Cette violence, à peine évoquée mais si lisible, suffit à craqueler le récit bénin. Une étrange confusion de Mme Commanville vient accentuer notre gêne : elle laisse entendre que Gustave et Caroline Flaubert apprirent à lire ensemble. Or Gustave avait quatre ans de plus que sa cadette. En supposant que Mme Flaubert ait commencé à l'instruire vers cinq ans, la dernière-née, âgée de douze ou de treize mois, assistait aux leçons de son berceau. Les trois enfants d'Achille-Cléophas ont donc chacun à leur tour, reçu de Mme Flaubert des leçons particulières, le second neuf ans après que l'aîné sut lire, la troisième quatre ans après que le second s'y fut pour la première fois essayé. Voilà pourtant que Mme Commanville, sans s'effrayer de ces grands intervalles, convoque dans le même paragraphe ses deux oncles et sa mère. Pourquoi, puisqu'ils n'étudièrent pas ensemble ? Lisez bien : Mme Flaubert se fit l'institutrice du brillant Achille ; avec Gustave, elle recommence l'expérience. Par la raison que ses premiers succès l'avaient convaincue de ses dons pédagogiques : Achille dut être enfant prodige. Et Caroline, la dernière venue, mère de la narratrice, apprit en se jouant. Entre ces deux merveilles Gustave est coincé : inférieur à celle-ci comme à celui-là, il a pauvre mine. Comme si Mme Commanville s'était lancée dans cette comparaison – qui ne s'imposait pas – pour rappeler au public que les insuffisances du futur écrivain se trouvaient largement compensées par l'excellence des deux autres enfants. L'oncle était majeur quand la nièce vit le jour ; quand Madame Bovary parut, elle avait onze ans ; n'importe, même à elle qui n'en vit que la suite, les premières années de Gustave paraissent inquiétantes ; il y eut ce retard, ensuite « la crise de nerfs » dont elle entendit sûrement parler de bonne heure, il n'en faut pas plus : elle utilisera cette gloire mais n'en sera jamais éblouie. Mme Commanville née Hamard est une Flaubert par sa mère ; jusque dans l'éloge funèbre de son oncle elle tient à rappeler son appartenance à la famille scientifique la mieux famée de Normandie. Pour sauver l'honneur Flaubert, elle flanque un génie confinant à l'idiotie de deux bons sujets, de deux grosses têtes, vraie progéniture de savant. Si cette dame elle-même, un demi-siècle après les événements, ne peut se retenir de comparer les trois enfants, on devine sans peine ce que Gustave dut entendre, entre 1827 et 1830. Mais nous aurons l'occasion de revenir longtemps sur ces comparaisons. Il s'agissait de montrer que Gustave, par sa carence, se trouve au centre d'une tension familiale qui ne cessera pas de s'accroître avant qu'il ait rejoint les « enfants de son âge ».

Est-il assuré, pourtant, que le petit ne sut pas ses lettres avant neuf ans ? Quand on voudrait y croire, comment admettre que Gustave sût écrire depuis si peu de temps quand il adressait à Ernest Chevalier, le 31 décembre 1830, donc à neuf ans, la lettre étonnante dont nous aurons mainte occasion de reparler ? À la relire, elle frappe par sa fermeté : phrases concises et drues, vraies ; l'orthographe est un peu fantaisiste : pas plus qu'il ne faut. A n'en pas douter, l'auteur a la maîtrise de ses gestes graphiques. Il propose d'ailleurs à son ami Ernest de « lui envoyer ses comédies ». Le passage n'est pas très clair : s'agit-il de pièces qu'il a déjà écrites ou de celles qu'il compte écrire lorsque Ernest « écrira ses rêves » ? En tout cas le mot d'écrire a déjà pour lui ce double sens qui en fait toute l'ambiguïté : il désigne à la fois l'acte commun de tracer des mots sur une feuille et l'entreprise singulière de composer des « écrits ». Nous pensions trouver un ci-devant idiot, à peine sorti des brumes : nous tombons sur un homme de lettres. Impossible. Il est vrai : un changement de milieu, l'intelligence d'une éducatrice, les conseils d'un médecin, tout peut servir aux enfants retardataires ; il leur suffit d'une chance. Et pour beaucoup de traînards, l'accès au monde de la lecture se présente comme une vraie conversion religieuse, longtemps, insensiblement préparée, tout à coup actualisée. Mais ces progrès soudains compensent les retards d'une année. De deux, à la rigueur, pas plus. Gustave, à croire sa nièce, en avait quatre ou cinq à rattraper.

Non : analphabète à neuf ans, l'enfant serait trop gravement atteint pour que son sprint final soit même concevable. Gustave sut lire en 1828 ou 29, c'est-à-dire entre sept et huit ans. Avant, son retard n'eût pas tant inquiété ; après, il n'eût jamais pu le rattraper.

Ce qui demeure vrai, c'est que les Flaubert sont soucieux. Longtemps Gustave n'a pu saisir les liaisons élémentaires qui font de deux lettres une syllabe, de plusieurs syllabes un mot. Ces difficultés en entraînaient d'autres : comment compter sans savoir lire ? Comment retenir les premiers éléments d'histoire et de géographie si l'enseignement reste oral ? On ne s'inquiète pas de cela aujourd'hui : les méthodes sont plus sûres et, surtout, on prend l'élève comme il est. À l'époque, il y avait un ordre à suivre et l'enfant devait s'y plier. Donc, Gustave était en retard sur toute la ligne.

Naïveté.

Pas tout à fait, cependant : le père Mignot lui faisait la lecture, le petit garçon se pénétrait d'une culture diffuse, littéraire déjà ; les romans exerçaient son imagination, la fournissaient de schèmes nouveaux, il apprenait l'usage du symbole. Un enfant, s'il s'incarne de bonne heure en Don Quichotte, installe en soi-même, à son insu, le principe général de toutes les incarnations : il sait se retrouver dans la vie d'un autre, vivre comme une autre sa propre vie. Rien de tout cela, malheureusement, n'était visible. L'acquis, transparences neuves, clairières de l'âme, reflets, était de nature à multiplier le nombre de ses stupeurs : en tout cas, il ne le réduisait pas. Mme Flaubert ne sut rien de ses exercices. Et le doute commença à naître : Gustave n'est-il pas un idiot ? Nous retrouvons ses alarmes dans le récit enjoué de Mme Commanville :

« L'enfant était d'une nature tranquille, méditative et d'une naïveté dont il conserva des traces toute sa vie. Ma grand'mère m'a raconté qu'il restait de longues heures un doigt dans sa bouche, absorbé, l'air presque bête. À six ans un vieux domestique qu'on appelait Pierre, s'amusant de ses innocences, lui disait quand il l'importunait : “Va voir... à la cuisine si j'y suis.” Et l'enfant s'en allait interroger la cuisinière : “Pierre m'a dit de venir voir s'il était là.” Il ne comprenait pas qu'on voulût le tromper et devant les rires restait rêveur, entrevoyant un mystère. »

Texte curieux et menteur ; sous la bonne humeur de Caroline, la vérité perce : Gustave était un simple d'esprit, d'une invraisemblable crédulité pathologique ; il tombait fréquemment dans de longues hébétudes, ses parents scrutaient son visage et craignaient qu'il ne fût idiot. On ne peut admettre que ces confidences furent faites dans la gaieté, dans un triomphal soulagement ; ce serait mal connaître la mère de Gustave : elle n'a jamais cru au génie, pas même au talent de son fils. En premier lieu, ces mots n'avaient pas de sens pour elle : veuve d'une grosse tête, les grosses têtes seules avaient droit à son estime ; pratique, elle ne reconnaissait de talent qu'aux hommes capables et tenus pour tels, car la capacité leur permettait de vendre leurs services au plus haut prix. À ce compte-là, elle devait priser l'aîné de ses fils plus que le cadet. C'est ce qu'elle faisait probablement : sans trop l'aimer. Son cœur penchait vers l'autre ; et puis elle avait des difficultés avec sa bru. Mais elle s'imaginait qu'elle restait à Croisset par devoir : Gustave était un malade, il fût mort ou fou sans les soins maternels. Rien n'est plus étrange que ce couple de solitaires blessés dont chacun se terrait loin des hommes dans la maison du bord de l'eau et prétendait n'y rester que pour secourir l'autre. Mais la sollicitude glacée de Mme Flaubert montre le peu d'estime où elle tenait son fils ; l'idiotie d'abord, l'alarme du père, un moment calmée puis d'un seul coup ressuscitée quand Gustave eut dix-sept ans, les années stériles de Paris et, pour finir, la crise de Pont-l'Évêque, le haut mal, enfin la séquestration volontaire et l'oisiveté, toutes ces infortunes lui semblaient liées par un fil secret : dans le cerveau du petit, quelque chose s'était détraqué, peut-être dès la naissance : l'épilepsie – c'était le nom qu'on donnait à la « maladie » de Flaubert – c'était, en somme, l'idiotie continuée. Il parlait, grâce à Dieu, il raisonnait mais il n'en était pas moins dans l'incapacité totale d'exercer un métier, ce qu'on avait craint de prévoir dès la sixième année. Il écrivait, bien sûr, mais si peu : que faisait-il là-haut, dans sa chambre ? Il rêvait, il se jetait sur son divan, terrassé par une attaque nouvelle ou bien il retombait dans ses vieilles hébétudes. Il travaillait, disait-il, à un nouveau monstre qu'il nommait « la Bovary » ; la mère, pressentant qu'il courait à l'échec, souhaitait qu'il ne terminât jamais son œuvre. Aucun vœu ne fut plus sage : elle s'en rendit compte quand elle apprit que ces gribouillages obscènes allaient déshonorer la famille et que l'auteur en serait traîné sur le banc d'infamie. La petite Caroline Hamard allait sur ses douze ans : les détails qu'elle nous rapporte, sa grand-mère lui en fit part dans les années qui suivirent le scandale. Il est clair que la veuve avait le sentiment de lui confier un douloureux secret, des appréhensions malheureusement confirmées : « Tout petit, déjà, ton oncle nous a donné beaucoup de soucis. » Mme Flaubert fut une mère abusive parce qu'elle était veuve abusée : elle exaspéra « l'irritabilité » de son fils cadet en reprenant à son compte, par piété, tous les jugements que l'Époux adorable avait portés sur lui. Caroline fut sa confidente. Gustave prenait une joie revancharde à faire l'éducation de sa nièce : moi, le forçat de l'abécédaire, instruit par mes souffrances, j'enseigne le monde à cette enfant sans qu'il lui en coûte une larme. Mais la grand-mère avait prévenu contre lui sa petite-fille qui resta prévenue quoi qu'il fît et, incapable d'apprécier son oncle, s'entendit mieux à l'utiliser qu'à l'aimer. Pour donner au passage cité tout son sens, il faut y voir la transcription en style édifiant du bavardage malveillant de deux commères dont l'une est une femme vieillissante et geignarde, l'autre une petite-bourgeoise pas trop bonne de douze à quinze ans : elles déchirent à belles dents le locataire du premier, l'une par détresse et, souvent, par susceptibilité blessée, l'autre par jeune malignité conformiste. Et c'est la grand-mère qui a pu dire : « Une naïveté dont il a conservé des traces. » Caroline est incapable de faire une réflexion si juste ; du reste, il faut l'avoir vue soi-même, dans sa réalité, l'innocence du petit garçon, pour la retrouver chez l'adulte sous des travestissements divers. Venant de Mme Flaubert, appuyée sur l'anecdote qu'on sait, l'intention est claire : ce romancier qui prétend lire dans les cœurs, ce n'est qu'un jobard, qu'un gobeur qui a conservé dans l'âge mûr l'exceptionnelle crédulité de son enfance. Quant à l'exemple rapporté, il surprend. A six ans, les enfants « normaux » ne s'orientent pas sans peine dans l'espace et dans le temps ; sur l'être, sur leur moi, ils hésitent, leur jeune raison s'embrouille. Mais ce vieillard qu'ils voient, qu'ils touchent et qui leur parle, ici et maintenant, on ne leur fera pas croire qu'il soit dans la même seconde à l'autre bout de l'appartement. A six ans, non. Ni à cinq, à quatre pas davantage : s'ils « vont voir à la cuisine », c'est qu'ils n'ont pas l'entier usage des mots, qu'ils n'auront compris qu'à moitié ou qu'ils s'élancent sans trop écouter, pour la joie de courir et de perdre haleine. En vérité, c'est que l'unicité des corps et leurs localisations sont des caractères simples et manifestes : il faut un travail de l'esprit pour les reconnaître mais que fera-t-il sinon intérioriser les synthèses passives de l'extérieur ? Le dédoublement, au contraire, ou l'ubiquité d'un être individué sont des vues de l'esprit, contredites par l'expérience quotidienne et que nulle image mentale ne peut étayer. En fait ces notions se caractérisent par leur complexité même : on ne peut les extraire que de la désintégration de l'identité ; pour concevoir cette gémellation de l'identique, il faut être adulte et théosophe. Un enfant retardé peut conserver longtemps une vue confuse de l'individualité localisée mais il n'en sera que plus éloigné de ces dichotomies : car pour rêver seulement qu'on dédouble un individu, il faut savoir d'abord l'individualiser. Gustave serait donc l'exception ? Ce serait grave : d'autant qu'il va jusqu'à interroger la cuisinière et que, même après sa déconvenue, il ne s'aperçoit pas qu'on l'a mystifié. Heureusement, la règle est rigoureuse, comme je viens de le montrer, elle ne tolère même pas la fameuse exception qui la confirmerait. Autrement dit, l'histoire est une invention pure et simple.

Explication par la confiance.

Cet exemple de naïveté n'est qu'un symbole. Caroline en a trouvé la niaiserie rassurante et lui a donné le coup de pouce qu'il fallait. Symbole de quoi ? D'une foule de petits événements familiaux, trop « privés », pensait-elle, pour être racontés. Pour que le petit garçon crût son interlocuteur, il n'y eut jamais besoin, soyons-en sûrs, d'une pareille distorsion mentale : on lui donnait, pour rire, des informations fausses mais vraisemblables : que ses camarades de jeu n'étaient pas arrivés – quand ils l'attendaient derrière la porte ; que son père était parti « faire sa tournée » sans l'emmener – quand le médecin-chef se tenait derrière lui, prêt à le saisir et à le porter dans la carriole. Tous les parents sont facétieux ; pigeonnés depuis l'enfance, leur plaisir est de pigeonner leurs mômes : gentiment. Ils sont à cent lieues de se douter qu'ils les affolent. Les petites victimes doivent se débrouiller avec des sentiments faux qu'on leur prête et qu'ils intériorisent, avec des renseignements faux qui seront démentis sur l'heure ou dès le lendemain. Ces badinages ne sont pas toujours criminels : l'enfant grandit, se délivre par la contestation, regarde sans indulgence les grandes personnes faire les enfants. Or Gustave reste marqué. Mme Flaubert attache assez d'importance à ses naïvetés pour les rapporter à sa petite-fille, elle prétend que cette « innocence » n'a jamais entièrement disparu. Caroline a-t-elle raison de laisser entendre que l'amour est à l'origine de ces naïvetés ? Certes, le petit ne conçoit pas que les adultes puissent le décevoir par caprice. Après tout, Descartes ne garantit pas autrement notre savoir : Dieu est bon donc il ne peut vouloir nous tromper. Raison valable. Pour Gustave, c'est plus qu'une raison, c'est un humble droit. Il y a toujours eu dans la confiance une générosité calculatrice : je vous la donne, à vous de la mériter. Et le petit, dans l'élan de sa ferveur : puisque vous le dites, il faut que cela soit vrai ; vous ne m'avez pas mis au monde pour me berner. Mais cette foi du charbonnier, d'où lui vient-elle ? Poussée à l'extrême, n'est-elle pas elle-même une défense ? Ou, à tout le moins, n'a-t-elle pas pour office de remplacer quelque chose qui a été perdu ou qui n'a pas été donné, de combler une lacune ? Il faut avancer prudemment quand il s'agit d'une protohistoire et quand les témoignages sont rares et truqués. Nous tenterons, par une description suivie d'une analyse régressive, d'établir ce qui manque. Et, si nous y parvenons, nous chercherons par une synthèse progressive à trouver le pourquoi de cette carence. Nous ne perdrons pas notre temps : puisque, chez le futur écrivain, cette naïveté tenace exprime un mauvais rapport initial au langage, notre description ne visera d'abord qu'à préciser celui-ci.

Oui, la naïveté n'est originellement qu'une relation à la parole puisque c'est par la parole que ces bourdes sont communiquées. Mieux : puisqu'elles ne correspondent à aucune réalité, il faudrait n'y voir que des lexèmes : le malheur du petit Gustave, c'est que quelque chose, en lui, le détourne de saisir les mots comme de simples signes. Bien entendu, même chez l'enfant « normal » il faut un long apprentissage pour distinguer la pesanteur matérielle du vocable, ses adhérences, l'intimidante pression qu'il exerce sur le « locuté », en un mot sa puissance magique de sa pure valeur signifiante. Mais la naïveté de Gustave, puisqu'elle persiste, montre qu'il n'a pas pu effectuer ce travail jusqu'au bout : sans doute il apprend à décoder le message mais non pas à en contester le contenu. Une fausse pensée lui est transmise par le verbe ; bientôt son absurdité crève les yeux – même ceux du petit garçon – pourtant elle demeure en lui, incontestée. Le sens devient matière : il en acquiert la consistance inerte. Non par évidence : par densité. L'idée s'est épaissie, écrase l'esprit qui la supporte : c'est une pierre qu'on ne peut ni soulever ni rejeter. Pourtant cette énorme masse est demeurée sens de part en part. La signification – cette transcendance qui n'est que par le projet qui la vise – et la passivité – pur En-soi, lourdeur matérielle du signe – passent l'une dans l'autre : ce couple de contraires s'interpénètrent au lieu de s'opposer. Le plus grave, c'est que l'enfant ne tire aucun profit de ces déceptions répétées : on lui ment, on lui fait accroire que son père est absent ; celui-ci paraît aussitôt, au milieu des rires. Mais cette tromperie qui se démasque sur-le-champ n'a jamais pour lui la valeur d'une expérience.

On aura compris que j'expose les apparences ; pour atteindre à la vérité, il faut renverser les termes : c'est l'esprit, en Gustave, qui s'ankylose devant la parole ; qu'on lui adresse un mot, tout se grippe, tout s'arrête. Le sens importe peu : c'est la matérialité verbale qui le fascine. Encore ne faut-il voir en cette « ankylose » qu'un symbole : l'esprit ne s'ankylose jamais. Ce qui ne peut s'entendre que d'une façon : à travers le Verbe, c'est dans ses relations humaines qu'il est atteint dès la petite enfance. Aux petits des hommes la crédulité vient par les hommes qui les en affectent par le langage, c'est-à-dire à travers le milieu conducteur de toutes les communications articulées. Celui-ci les entoure déjà, ils y sont nés, on les a modelés – bien ou mal – pour qu'ils s'y adaptent. Lorsque l'appareil sensori-moteur est « normalement » développé et que cependant la réponse de l'enfant au message est « anormale », le trouble a son origine au niveau difficile où tout discours est un homme, où tout homme est discours, il suppose une mauvaise insertion de l'enfant dans l'univers linguistique, cela revient à dire : dans le monde social, dans sa famille.

Pour serrer de plus près cette étrange crédulité, il convient de se rappeler quelques faits élémentaires et généraux : celui-ci d'abord, que le langage du locuteur se dissout immédiatement, en général, dans l'esprit de l'auditeur ; reste un schème conceptuel et verbal, tout à la fois, qui préside à la reconstitution et à la compréhension. Celle-ci sera d'autant plus profonde que la restitution mot à mot sera plus inexacte. Or cette compréhension est un pacte personnel : l'auditeur, s'il récite, ne fait que prêter sa voix à un objet transcendant qui se réalise par elle et s'envole vers des glottes nouvelles ; s'il comprend, il refait pour son compte le chemin déjà suivi. À la fin, l'acte est sien tout à fait, bien que la réalité comprise puisse être une notion universelle. Il ne s'agit pas, bien entendu, de penser sans mots : mais l'intellection – ou la compréhension – quand elle est entière, définit une série pratiquement illimitée d'expressions verbales et se fait règle a priori pour choisir parmi celles-ci la plus propice en chaque circonstance et selon chaque interlocuteur. La pensée n'est alors ni tel ou tel membre de la série – comme si quelque expression devait être a priori privilégiée – ni une option capricieuse et transcendante – comment choisir le verbe sans être le verbe soi-même ? Elle est à la fois la totalité de la série – c'est-à-dire des relations différentielles qui lient entre elles les diverses expressions d'une même réalité – et la possibilité de détacher comme une forme distincte, sur le fond obscur de la série totalisée, celle de ces expressions qui paraît le mieux adaptée à la situation présente. Une idée comprise, c'est moi et c'est tout le non-moi : c'est ma subjectivité éclatant et s'effondrant dans l'inessentiel au profit de l'objet. Mais, justement, suis-je jamais plus libre et plus inconditionnellement moi-même que dans cette déflagration « explosante-fixe » qui s'élargit par les bords jusqu'à tout embrasser ? De la même manière, le langage c'est moi et je suis le langage. Une idée, de ce point de vue, c'est, en moi, la colonne des phrases qui l'expriment, chapiteau ensoleillé, socle dans les ténèbres, et qui me définit dans le temps comme la raison – à moi-même cachée – des mots choisis et dans l'instant par le choix souverain d'une expression dans l'entortillement infini de toutes et, conséquemment, par mon appréciation des hommes et de la situation. Et la guirlande en spirale des mots, il faut y voir aussi moi dans l'Autre : le langage exprime la relation humaine mais c'est la relation des hommes qui va chercher les mots – pour les renforcer, les censurer, les bannir – en chaque individu. L'Autre, en moi, fait mon langage qui est ma façon d'être en l'Autre. Ainsi, quand l'homme est langage et quand le langage est humain, quand chaque mot qu'on nous jette au passage nous dépasse de tous ses liens obscurs avec les hommes qui parlent, quand nous dépassons chaque mot vers l'idée c'est-à-dire vers la série infinie de ses remplaçants possibles, la perméabilité des consciences est telle que la naïveté n'est plus concevable. Bien sûr, on ment, on mystifie, on trompe : tout le temps, tout le monde. Mais c'est une autre affaire : la mystification des adultes renvoie à l'aliénation ; quand ils font leurs mensonges, ils n'ont d'autre souci que de se tenir au plus près du Vrai ; les plus habiles menteurs en font de petites sangsues imperceptibles qu'ils collent sur la peau d'une vérité reconnue. En d'autres termes, on trompe au moyen du langage – et, bien entendu, certains se laissent prendre, d'autres non – mais le langage par lui-même n'est pas trompeur : non qu'il ne recèle des labyrinthes, des chausse-trappes ou qu'il n'y ait des mirages, souvent, au bout des mots ; simplement, il ne peut être séparé du monde, des autres et de nous-mêmes : ce n'est pas une enclave étrangère et qui peut me circonvenir ou dévier mon propos ; c'est moi, en tant que je suis le plus près d'être moi-même quand je suis au plus loin, chez les autres et parmi les choses, c'est l'indissoluble réciprocité des hommes et leurs luttes, manifestées ensemble par les relations internes de ce tout linguistique sans porte ni fenêtre, où nous ne pouvons entrer, dont nous ne pouvons sortir, où nous sommes. L'homogénéité du mot avec toutes les déterminations objectives et subjectives de l'homme fait qu'il ne peut venir à nous comme un pouvoir étranger. Comment cela se pourrait-il ? Il est en nous puisque nous le comprenons ; de si loin qu'il vienne, pour imprévu qu'il soit, il s'attendait au plus profond de notre cœur ; bref il n'est compris que par lui-même : cela veut dire qu'il s'efface, qu'on ne le voit pas : reste la chose elle-même, signe du mot qui s'est annulé.

Naïveté et langage.

Bien entendu, j'ai décrit la condition abstraite d'adultes sans mémoire. Par la mémoire, l'enfance nous pourrit dès ses premiers mots : nous croirons les choisir pour leurs significations volatiles et légères quand ils s'imposent à nous par un sens obscur. Mais ces problèmes, essentiels pour l'analyste, ne nous concernent pas encore : il s'agit de comprendre la crédulité et nous ne pouvons, après ce qui précède, l'expliquer autrement que par un « impact » du mot sur la conscience. Tout se passe comme si, pour le petit Gustave, le mot était à la fois une signification comprise – c'est-à-dire une détermination de sa subjectivité – et un pouvoir objectif. La phrase n'est pas dissoute en lui, elle ne s'efface pas devant la chose dite ou le parleur qui la dit : l'enfant la comprend sans pouvoir l'assimiler. Comme si l'opération verbale n'était faite qu'à moitié. Comme si le sens – correctement vu –, au lieu de se faire schème conceptuel et pratique, au lieu d'entrer en rapport avec d'autres schèmes de même espèce, restait agglutiné au signe. Comme si le signe lui-même, au lieu d'aller se fondre avec son image intérieure, gardait pour cette conscience sa matérialité sonore. Comme si – au sens où l'on parle de pierres qui chantent et de fontaines qui pleurent – le langage n'était encore, pour l'enfant, que des bruits qui parlent.

Cette attitude est-elle concevable ? Oui : si la compréhension s'arrête avant d'être achevée ; l'idée reste captive de l'expression autant que celle-ci des sons qui la transportent ; faute de contrôler la gamme des phrases qui pourraient le restituer le contenu du signifiant reste au niveau assertorique : on ne le dira ni possible ni impossible, il est, tout simplement. La rencontre avec le signifiant – fait réel : l'enfant a entendu des sons – n'est pas distinguée de cet autre fait : l'existence réelle du signifié. Et, de façon plus générale, le sens – étrange amalgame d'une plénitude sonore et d'une transcendance visée à vide – reste sans déterminations de modalités : pour le rapporter aux modes hypothétiques ou apodictiques, il faudrait pouvoir le décoller de la « bouchée sonore » ; mais si l'être pur est son mode, cette pure facticité, faute de se définir par rapport au nécessaire, au possible, reste elle-même indéterminée. Pourtant, on ne s'étonnera pas que, dans certaines conditions, le développement du langage s'arrête et que, tant qu'il ne s'achève pas, les opérations verbales paraissent folles : cette pensée captive, cautionnée mais écrasée par la présence réelle de son signe, nous l'avons rencontrée dans les recettes de la magie, dans les vers dorés et les carmina sacra ; nous la retrouvons chaque nuit dans nos rêves.

Si Gustave, à six ans, confond le signe et la signification au point que la présence matérielle de celui-là est l'évidence qui garantit la vérité de celle-ci, il faut d'abord qu'il ait un mauvais rapport avec l'Autre : il croit en effet tout ce qu'on lui dit ; par stupeur devant l'objet verbal, par amour dévot des adultes. Mais il n'en rapporte pas vraiment les paroles à ceux qui les ont dites : d'abord il y voit plutôt des impératifs que des affirmations : elles s'imposent d'elles-mêmes et puis il faut y croire puisqu'elles sont un don gracieux que lui font ses parents. En outre, faute de la réciprocité – fût-elle éphémère – qu'établit une compréhension entière, avec toutes ses structures, la parole de l'Autre lui semble parole donnée, à tous les sens du terme. Dire n'est pas énoncer : la phrase, volumineuse présence, est un cadeau matériel qu'on lui fait ; on lui offre une boîte sonore, autant dire un dessous-de-plat à musique. Si la musique a un sens, tant mieux ; on le prend, on le garde ; c'est un souvenir. On voit ce qui manque : l'intention. L'objet donné, l'enfant adore en lui la volonté paternelle de le combler, mais c'est la même générosité qu'il découvre dans la moindre caresse du docteur Flaubert. Parler ou lui ébouriffer les cheveux : c'est une même chose. Entre les parents et l'enfant, on dirait que les gestes de la tendresse, silencieux, efficaces, aussi « bestiaux » chez les gens que chez les bêtes sont la seule communication possible. Cet enfant sauvage et – s'il faut en croire ses premiers écrits – proche de l'animalité, ne peut aimer les hommes et s'en croire aimé qu'au niveau de la sous-humanité commune.

Le plus frappant, en effet, dans le récit de sa nièce, c'est que, dans le même paragraphe, elle signale les hébétudes de Gustave et sa crédulité. Comme si celles-là n'étaient que des tentatives renouvelées pour échapper à celle-ci, comme si le petit garçon essayait de s'évader du langage en se laissant couler dans le silence. Il est tranquille, ne souffle mot, se laisse absorber par l'environnement, les plantes, les cailloux du jardinet, le ciel, à Yonville, la mer : on dirait qu'il cherche à se dissoudre dans la nature indisable, fuyant la pesanteur de la nomination dans la texture innommée des choses, dans les mouvements irréguliers, indéfinissables des feuillages, des vagues. Entre ces premières escapades hors de soi et le vœu ultime de Saint Antoine : « être la matière », je vois de surprenantes affinités. Il est trop tôt, cependant, pour en faire état. Bornons-nous à décrire.

Même à prendre les choses simplement, comme elles se donnent, il est frappant que le silence des hébétudes soit tout ensemble le contraire et le complément des sonorités d'airain, inertes et implacables, qui vibrent en Gustave, autres et siennes, subies, jamais comprises tout à fait. Il restait des heures, un doigt dans sa bouche, l'air presque bête : cet enfant tranquille qui réagit mal quand on lui parle, il éprouve moins qu'un autre le besoin de parler : les mots, comme on dit, ne lui viennent pas ; ni l'envie d'en user. Cela veut dire certainement qu'il ne communique pas volontiers : ses affections ne se dirigent pas d'elles-mêmes vers les autres, elles ne leur sont pas dans leur principe destinées et ne visent pas à s'exprimer. N'en concluons pas qu'elles soient par intention « égocentriques » : pas d'Ego sans Alter, sans Alter Ego ; faute de s'exprimer aux autres, elles restent pour lui-même inexprimables. Elles sont vécues pleinement et vaguement sans que personne soit là pour les vivre : sans doute cela vient-il de ce que leur contenu est, comme dirait Lacan, « inarticulable » ; mais la raison n'en est-elle point une difficulté première de l'articulation renforcée par une option secrète pour l'inarticulé ? L'évidente connexion des insuffisances de Gustave – en tant que « locuté » et que « locuteur » – achève de nous convaincre : chez l'enfant le langage est mauvais conducteur ; à travers lui, ce n'est pas seulement le rapport à l'Autre qui est faussé, c'est aussi, du même coup, le rapport à soi. Le petit garçon est mal vissé dans l'univers du discours. Le mot n'est jamais sien : tantôt l'hébétude engloutit le verbe et tantôt celui-ci, tombé du ciel, le tyrannise. Dans ce dernier cas, jusque dans l'intériorité profonde, il reste extérieur. Cela veut dire qu'il ne fait pas l'objet, quand il entre chez l'enfant par l'oreille, des opérations classiques : accueil, reprise en main, reclassement dans une série verbale à titre de possibilité permanente du sujet. Ces opérations se font d'elles-mêmes si l'enfant est déjà langage ou, si l'on préfère, être langage c'est refaire en soi sans arrêt ces opérations. Qu'un mot se présente alors, c'est le langage qui accueille le langage. Mais Gustave, si le verbe lui manque ou l'étourdit c'est que sa propre texture, la trame de ses « idées » et de ses affections, n'est pas assez verbalisée. A l'âge où tout le monde parle, il en est encore à imiter les parleurs ; et le son qui retentit brusquement en lui, s'il lui en impose, c'est par cet « estrangement »1 qu'il provoque. Et l'estrangement n'a qu'une explication : il n'y a ni commune mesure ni médiation entre l'existence subjective de Gustave et l'univers des significations ; ce sont deux réalités parfaitement hétérogènes dont l'une visite l'autre parfois. Un enfant de six ans, à l'ordinaire, se trouve désigné jusqu'au fond de soi par les autres et par lui-même : vivre, c'est produire des significations2 ; souffrir, c'est parler ; perméable aux sens extérieurs parce qu'il est lui-même pourvu de sens et producteur de sens (je traduis ici le mot allemand de sinngebend pris dans son acception phénoménologique). Gustave ne produit pas de sens. Sa vie ne se présente pas à ses yeux comme un sens, il n'est, en lui-même, désigné par rien, ni par un nom propre ni par le nom général de ce qu'il éprouve. Il vit pourtant, il goûte sa vie, il se projette hors de soi vers le monde qui l'entoure : mais vie et paroles sont incommensurables. En vérité, je pousse à l'extrême : la verbalisation de son existence a commencé puisque, si durables que soient ses silences, il parle, il acquiert un vocabulaire, il écoute et comprend ce qu'on lui dit. Simplement, les mots ne désignent jamais vraiment à ses yeux ce qu'il éprouve, ce qu'il ressent. Ni sans doute son vrai rapport transcendant au monde. Les objets qui l'environnent, ce sont les choses des autres. Ses parents l'obligent parfois à se désigner à travers les signes qu'ils ont choisis : dis bonjour à la dame, dis-lui comment tu t'appelles ; où as-tu mal ? Là ou là ? Mais, disant le vrai, il réalise que la Vérité lui demeure étrangère. Par cette raison, il sera l'enfant le plus crédule : puisqu'il ne possède pas la Vérité, puisque c'est un rapport des autres avec les choses et entre eux, puisque chaque parole vraie, en révélant le décalage de l'existence et du Verbe, se manifeste à lui par le malaise qu'elle provoque et jamais par une évidence, il s'en remet au principe d'autorité. Disons qu'il voit les mots du dehors, comme des choses, même quand ils sont en lui : c'est cette disposition d'esprit qui sera plus tard à l'origine du Dictionnaire des idées reçues ; les vocables sont d'abord des réalités sensibles ; leurs liaisons sont opérées au-dehors – accidents, coutumes, institution –, le sens vient en troisième lieu, résultat rigoureux des deux premiers moments mais, en lui-même, quelconque. Emma et Léon parleront de la Nature parce que la situation exige – à travers les habitudes sociales – qu'il en soit parlé ; non qu'il y ait à cela une raison logique : simplement, on évoque la Nature à un certain stade des rapports sexuels. Au même instant, des milliers de couples disent les mêmes choses dans les mêmes termes : l'essentiel pour tous ces amoureux encore platoniques, c'est de sentir à travers ces fadaises une « communion d'âmes » avec leurs futures maîtresses. Bref, les liaisons de mots sont physiques, ce sont les modulations d'un chant ; institutionnalisées, celles des amoureux ont pour fin de remplacer les caresses impossibles à ce stade, de les préparer et, par cette communication des haleines, avant le baiser, d'éveiller un sentiment de réciprocité ; le sens est là, dans les vocables, préfabriqué, on en a besoin non pour lui-même mais pour que les futurs amants, en partageant un goût, créent l'équivalent d'un désir partagé. On retrouve dans cette conception du langage – nous y reviendrons à loisir – les anciens refus de l'enfant : adulte, Gustave garde « les traces de ses naïvetés » ; il garde aussi, pour l'essentiel, son entêtement à ne jamais rentrer tout à fait dans l'univers du discours : dehors et dedans, il voit les mots à l'envers, dans leur étrangeté sensuelle, il tient les lieux communs pour des impératifs gravés dans la matière verbale et que chaque individu a mission de reproduire par les inflexions de sa voix ; il persiste à penser que le verbe le ronge et ne pourra jamais le désigner tout à fait. Dans son cas, la difficulté d'apprendre à lire vient d'un trouble général et plus ancien, la difficulté de parler.

Tout cela, le récit de Caroline permet au moins de le pressentir ; il ne nous donne pas le moyen d'approfondir ces premières impressions. Cette hétérogénéité radicale, en Gustave, de la vie mentale et du langage, qu'est-ce au juste ? Il ne suffit pas d'en montrer l'apparente incompatibilité, il faut la préciser rigoureusement : de fait, tout animal humain – je dirai même tout mammifère – qu'il parle ou non, ne peut vivre sans entrer dans le mouvement dialectique du signifiant et du signifié. Par cette simple raison que la signification naît du projet. Ainsi Gustave, si mal adapté qu'il soit à l'univers de l'expression, est signe, signifié, signifiant, signification dans la mesure même où ses plus élémentaires impulsions se manifestent par des projets. D'ailleurs, il le sait ; court-il en riant se jeter dans les bras ouverts de son père, il se décide sur un signe, il réalise un rapport signifié entre le Seigneur et le Vassal. Mieux : c'est un signe que la caresse. Pourquoi la réclame-t-il sinon parce qu'elle signifie l'amour paternel ? Où donc commencent les troubles, c'est-à-dire les répugnances et les impossibilités ? Au langage articulé ? Pourquoi ? Il est trop tôt pour tenter de répondre à ces questions. Ce qui importe avant tout, c'est d'étayer cette description par d'autres témoignages. N'oublions pas, en effet, la fragilité de celui-ci : deux paragraphes piqués dans le bavardage bienséant de Mme Commanville et qui rapportent, édulcorées, des confidences de Mme Flaubert. Celles-ci, d'ailleurs, concernent des faits ensevelis dans le passé le plus lointain : un quart de siècle au moins sépare les résistances de Gustave à l'alphabétisation du moment où la veuve d'Achille-Cléophas en a fait état devant sa nièce ; cette femme prématurément vieillie par des deuils successifs n'a-t-elle pu déformer ou simplement exagérer ses souvenirs ? Après tout, Gustave lit et écrit couramment ; assez bien, en tout cas, pour avoir fait un chef-d'œuvre. Ses égarements d'enfant ou bien n'étaient pas si marqués que sa mère le prétend ou bien n'ont pas eu de conséquences. Sans doute, tout ne va pas si bien pour Flaubert : il a détesté la vie de collège, la vie d'étudiant ; victime d'une « maladie nerveuse » que sa biographe prend soin de passer sous silence, il se séquestre à Croisset. Mais rapprocher de cette enfance soi-disant retardée ces troubles de l'adolescence et de la maturité, expliquer ceux-ci par celle-là, ou simplement les utiliser pour confirmer les déclarations de Caroline Commanville, ce serait tirer un lapin d'un chapeau si nous ne disposions d'un témoignage abondant, détaillé, qui n'est que de cinq ans postérieur aux événements en question : celui de Gustave lui-même. De fait, ses premières œuvres parlent sans cesse de son enfance. Et, bien sûr, chacun ne cesse de dire l'enfant qu'il fut, qu'il est : mais, à certaines époques, on en a moins conscience qu'à d'autres, on décrit ce temps passé, indépassable, sans le savoir. L'adolescence, en particulier, est souvent rupture : on pense au présent, à l'avenir, on décrit ce qu'on croit être aujourd'hui, on veut savoir ce qu'on sera. Gustave, à quinze ans, dans plusieurs de ses récits, parle sciemment de sa petite enfance : en particulier de ses hébétudes et de ses tourments devant l'abécédaire. C'est qu'il n'a cessé ni ne cessera jamais d'être pour lui-même cet enfant qu'on a tué. Nous saurons les raisons de cette fidélité mais pas tout de suite : il faut laisser cette vie se développer sous nos yeux et ne rien demander pour l'instant aux souvenirs de Flaubert sinon d'infirmer ou de confirmer le récit de Caroline.

Relisons Quidquid volueris3. Il est clair que Djalioh, l'homme-singe, représente Flaubert lui-même. À quel âge ? Ce personnage a seize ans : un de plus que son créateur. Mais c'est le produit d'un croisement monstrueux : un savant, M. Paul, a, pour les besoins de la Science, fait violer une esclave par un orang-outang. En cet anthropopithèque, l'héritage simiesque arrête le développement humain. Cela veut dire qu'il reste en enfance, qu'il dépasse de justesse le moment où l'homme et l'animal sont – d'après Gustave – encore indiscernables. Dira-t-on que le jeune collégien veut se désigner lui-même, tel qu'il est présentement sur les bancs du collège ? Oui et non : Gustave n'est pas un « brillant sujet », nous le verrons, mais c'est un assez bon élève, il lit, il écrit, fréquente des garçons de son âge, s'enivre, avec Alfred, de discussions métaphysiques : il ne peut se viser, à travers Djalioh, que s'il tient son enfance pour la vérité profonde de ses quinze ans. C'est elle, inoubliable, inoubliée, qui l'a fait ce qu'il est devenu : elle reste en lui, toujours actuelle, mais ce n'est pas tant la réalité vécue de son présent qu'un axe universel de référence, qu'une immédiate explication de tout ce qu'il fait, de tout ce qu'il sent. L'enfant n'est pas l'adolescent : il est la catastrophe qui a produit celui-ci et qui borne ses horizons. Par là même, celle-ci est permanente, il la touche ; s'il pense à soi, il revient toujours de huit ans en arrière, à cet âge entre deux âges où ses malheurs ont commencé. Nous n'accepterons pas ce témoignage sans critique. À quinze ans, le jeune garçon est passé – nous verrons pourquoi – de la défense élastique à la contre-attaque. Il commence par accepter le jugement d'autrui, par le pousser à l'extrême : j'étais un demeuré, pis encore : un anthropopithèque. Mais c'est pour renverser soudain les valeurs et retourner l'accusation contre les accusateurs. Homme-singe, pourquoi pas ? Soyez des bêtes si vous pouvez, à la rigueur des sous-hommes, n'importe quoi plutôt que des êtres humains. On nous avertit que Djalioh, pour les liaisons logiques, est un peu juste ; les rapports lui échappent ; cela tient à ses lobes cérébraux : et l'auteur, appliqué, nous décrit la boîte crânienne du monstre : « Quant à sa tête, elle était étroite et comprimée sur le devant mais par derrière elle prenait un développement prodigieux... » Atrophie des frontaux, donc de l'intelligence ; hypertrophie des occipitaux, donc de la sensibilité. Le jeune phrénologue a-t-il lu Gall ? Je crois plutôt qu'il tient ces sottises de son père. N'importe : ce qui compte c'est que – l'auteur nous l'apprendra quand sa créature aura déjà gagné notre sympathie – Djalioh est analphabète :

« – Eh bien que fait-il... Aime-t-il les cigares ?

« – Du tout, mon cher, il les a en horreur.

« – Chasse-t-il ?

« – Encore moins, les coups de fusil lui font peur.

« – Sûrement il travaille, il lit ; il écrit tout le jour ?

« – Il faudrait pour cela qu'il sache lire et écrire. »

Les questions sont posées par des viveurs ridicules, les réponses données par l'infâme M. Paul. L'auteur rapporte ce dialogue sans aucun commentaire mais il est convaincu que nous le jugeons à sa valeur. De quoi s'agit-il, en somme ? De situer Djalioh dans la société. Ces rentiers demandent s'il est des leurs. Non : pas de femme, pas de cigares, pas de chevaux, pas de fusil. Le voilà suspect : ce sera sans doute un intellectuel. M. Paul les attendait là. Intellectuel ? Même pas : c'est un illettré. Il révèle l'origine du monstre aux convives éberlués. Illettré, soit. Mais pourquoi ? A-t-on négligé de l'instruire ? Flaubert ne le dit pas. Mais il souligne à plusieurs reprises l'intérêt que portent les savants à l'expérience la plus saisissante du siècle et à son heureux résultat. Croit-on qu'il ne se soit pas trouvé un seul biologiste pour brûler d'enseigner ses lettres à Djalioh ? La science exigeait qu'on tentât l'épreuve, donc elle fut tentée. Vainement. Si Djalioh ne sait rien, il ne faut accuser que son inaptitude constitutionnelle. Il ne peut lier les syllabes entre elles. Ni a fortiori les concepts entre eux. Voilà qui confirme les confidences de Mme Flaubert : Quidquid volueris témoigne d'une âcre et forte mémoire butée sur un échec d'enfance. Être un Flaubert, avoir sept ans et ne pas savoir lire, c'était ce qu'il ne pouvait supporter huit ans plus tôt. À quinze ans, cela reste un intolérable souvenir : c'est le Malheur et la Chute, l'origine de ce qu'il est, l'humiliation qu'il compense par ce perpétuel ressassement : lui-même.

Mais Gustave va plus loin et, derrière son incapacité de comprendre le langage écrit, il nous fait entrevoir son mauvais rapport avec le langage oral. Il ne dit point expressément que Djalioh ne parle pas – bien qu'il se trouve des gens pour condamner son mutisme. Disons qu'il se tait, en général, et que, s'il tente de parler, le mot ne franchit pas la barrière de ses dents et, en tout cas, n'est jamais entendu. Une fois, ses lèvres remuent, rien ne sort. Une autre fois : « Djalioh... voulut dire un mot mais il fut si bas, si craintif qu'on le prit pour un soupir. » On notera qu'il a le souffle coupé par la crainte. Or il ne semble pas, à l'ordinaire, que l'anthropopithèque, docile et calme en apparence, ait particulièrement peur des hommes : c'est le langage même qui l'inquiète. À mi-chemin entre l'imitation simiesque de la parole humaine et la production consciente de signes, le pauvre Djalioh n'ose émettre un son, faute de savoir ce qu'il fait, par terreur de se tromper. Une même cause profonde le contraint au mutisme et l'empêche d'apprendre ses lettres. Un défaut d'intelligence ? Sans doute. Mais pas seulement cela : à tous ces hommes, qui ne sont pas de son espèce, il n'a rien à dire. Pourtant le jeune conteur ne refuse pas à son personnage un vague besoin d'expression. Mais, comme disait Mme de Staël d'un de ses trop jeunes amants : « La parole n'est pas son langage. » Une fois, l'homme-singe s'approche d'un violon. Il le tourne entre ses mains sans trop savoir qu'en faire ; il manque briser l'archet puis, imitant les musiciens qui viennent de quitter leurs pupitres, il « approche (l'instrument) de son menton ». C'est d'abord « une musique fausse, bizarre, incohérente... des sons lents et mous... ». Puis il s'amuse : l'archet « sautille sur les cordes ». La musique « est saccadée, remplie de notes aiguës, de cris déchirants... et puis ce sont des arpèges hardis... des notes qui courent en masse et s'envolent comme une flèche gothique... (le tout) sans mesure, sans chant, sans rythme, une mélodie nulle, des pensées vagues et coureuses... des rêves qui passent et s'enfuient poussés par d'autres dans un tourbillon sans repos... »

Encore faut-il remarquer que cette improvisation ne vise pas à restituer l'extase poétique mais plutôt les passions terrestres du poète. Il est nettement dit, en outre, que l'anthropopithèque ne songe pas à communiquer : « Il regarda tous ces hommes, toutes ces femmes (qui, au début, rient de l'improvisation)... avec de grands yeux ébahis ; il ne comprenait pas tous ces rires4. Il continua. » Bref, il ne joue pas pour les autres : il joue et les autres sont là. Retenons, pourtant, cette tentative : Djalioh s'incarne dans la musique, il s'exprime par elle mais il n'accepte pas de se désigner par le langage articulé.

Voilà le monstre, voilà l'enfant idiot : « fantasque selon les uns, mélancolique, disaient les autres, stupide, fou, enfin muet, ajoutaient les plus sages... ». Les plus sages, bien entendu, ce sont Madame et le docteur Flaubert dont l'aveugle intelligence ne sait pas distinguer entre les soupirs de Djalioh et ses efforts – très rares, il est vrai – pour prononcer un mot : « Si c'était un mot ou un soupir, commente Gustave, peu importe mais il y avait dedans toute une âme. » Toute une âme : c'est que l'enfant retardé l'emportait aisément sur les membres de notre espèce par la profondeur de ses affections sensibles. Au thème du langage s'oppose celui des hébétudes. La vie de Djalioh sera coupée en deux par une catastrophe : M. Paul l'emmènera en France, l'homme-singe y connaîtra Adèle, la fiancée de son maître, et concevra pour elle une passion violente, la jalousie le tourmentera jusqu'à la mort. Mais auparavant, c'est-à-dire, en ce qui concerne Gustave, avant qu'on s'avise de lui apprendre à lire, il y a eu un âge d'or. « Souvent, en présence des forêts, des hautes montagnes, de l'Océan, l'âme (de Djalioh) se dilatait... Il tremblait de tous ses membres sous le poids d'une volupté intérieure et, la tête entre ses deux mains il tombait dans une léthargique mélancolie... » L'auteur prend soin de souligner que les passions ne se sont pas encore déchaînées. Pourtant, même à cet âge, l'hébétude semble, à l'en croire, une de ses conduites familières : « La nature le possède sous toutes ses forces, volupté de l'âme, passions violentes5 ; appétits gloutons. [...] Son cœur... est vaste comme la mer, immense et vide comme sa solitude. » Le symbole est rigoureux : l'homme-singe, produit monstrueux de la Nature et de l'homme, doit être à la fois l'objet pur de celle-ci et le sujet naturel par excellence. Sa relation la plus intime est avec elle et non avec les hommes : elle est en lui, c'est son existence pure ; hors de lui, c'est sa possibilité propre. Son unique possibilité ; il ne peut se dépasser que vers elle, se faisant d'autant plus Nature – c'est-à-dire spontanéité sans sujet – qu'il se perd dans les immensités vierges, innommées, incultes de l'Océan ou de la forêt ; elle est sens et but de son projet fondamental, détaillé en mille appétits particuliers, il revient à lui-même des horizons, c'est un être des lointains naturels. Entre l'immanence et la transcendance il y a, chez Djalioh, réciprocité ; aussi, l'auteur y insiste, on peut dire, selon les circonstances, qu'il se dilue dans la Nature ou qu'elle entre tout entière en lui ; bien qu'il semble s'agir de conduites inverses, c'est la même, accentuée différemment : tantôt l'âme se produit comme une infinie lacune et le monde s'y engouffre et tantôt c'est un mode fini de la substance ; emprisonnée dans les limites de sa détermination, elle s'anéantit pour couler hors de ses frontières et réaliser son appartenance au Tout sans parties dans le mouvement même qui dissout sa particularité. Ce qui compte, c'est que l'intention fondamentale ne varie pas : ce qui est visé dans l'un et l'autre cas, c'est la totalisation. Totalisation réciproque du microcosme par le macrocosme et de celui-ci par celui-là. Cette double appartenance simultanée de l'âme au monde, du monde à l'âme, Flaubert l'appelle, quand elle fait l'objet d'une expérience concrète et vécue, tout simplement la Poésie. On pourrait tout aussi bien lui donner, quand elle s'actualise en ramassant tout l'Être et tout l'homme dans une synthèse intentionnelle qui opère à partir de la négation de toute détermination analytique, le nom d'attitude métaphysique. En effet, avant l'extase, il y a le petit Gustave, les vagues de la mer, le sable sombre où elles meurent, le sable clair et sec qu'elles ne peuvent atteindre, une carcasse de barque échouée sur la plage, une cabane, etc. ; dès que l'attitude métaphysique s'impose, ces objets s'anéantissent au profit de déterminations générales : le Lieu, le Temps, l'Infini, etc.

On aura remarqué que cette attitude, bien qu'intentionnelle et spontanée, est subie par l'anthropopithèque et par l'enfant : on ne s'y détermine pas de soi-même, on y est déterminé : la poésie advient au sous-homme, comme l'indique assez le mot de « léthargie » que Gustave emploie pour désigner une certaine phase de l'extase chez Djalioh – et, tout aussi bien, d'ailleurs, les tremblements irrépressibles qui l'accompagnent la plupart du temps. La poésie est subie ; il faut ajouter qu'elle est innée : ce qui est donné au fils du singe et de la femme ne peut l'être au fils de l'homme ; en celui-ci, l'intelligence et la logique tuent l'intuition panthéistique. Le jeune garçon est fier de ses hébétudes car il voit en chacune d'elles son animalité ressuscitée. Il sait fort bien qu'on lui trouve en ces moments-là l'air bête. Il l'écrit en toutes lettres dans Quidquid volueris. Fou de jalousie, le monstre a égratigné Adèle avec ses ongles. Elle s'enfuit, il reste seul : « Il était pâle comme la robe de la mariée, ses grosses lèvres crevassées par la fièvre et couvertes de boutons se remuaient vivement comme quelqu'un qui parle vite, ses paupières clignotaient et sa prunelle roulait lentement dans son orbite, comme les idiots. »

Ce dernier passage, si violent, frappe par une double incorrection ou plutôt par la même deux fois répétée : « comme quelqu'un qui parle vite », « comme les idiots ». Il faut s'y arrêter un instant. Flaubert ressuscite intentionnellement une des hébétudes de son enfance : il montre son comportement du dehors, tel qu'il apparaissait aux yeux des autres et n'hésite pas à le qualifier par les mots qu'on lui appliquait alors : « Comme les idiots. » Oui ! J'avais l'air idiot, je marmonnais, je roulais des yeux égarés, j'étais pâle comme la mort ! Pourquoi ces aveux complaisants ? Pour dénoncer la légèreté criminelle de ses anciens juges : ces conduites éperdues, ils n'en ont su voir que la faiblesse extérieure et n'ont pas compris qu'elles cachaient les plus violentes tempêtes : qu'on imagine les passions qui se combattent dans l'âme de Djalioh, l'amour et la jalousie, le remords et la férocité, orages, trombes, cyclones : une seule de ces tempêtes suffirait à tout bouleverser. Mais elles sont déchaînées toutes ensemble, de même force et de sens contraire : elles se cognent les unes aux autres, ravagent cette âme mais se contiennent mutuellement, le corps fragile et simiesque qui les ancre, immobile et bouleversé, se détruit sans un geste. Flaubert triomphe : voilà ce qui se passait en moi ! Autrement dit, les hébétudes apparaissaient aux adultes comme des conduites négatives : absences, lacunes, trous d'attention, défaut d'adaptation. En fait, elles manifestaient la « bestialité » dans sa plénitude. Toute sa vie, Flaubert attachera une valeur particulière à l'adjectif « bestial ». « Ce que j'ai de meilleur, écrira-t-il beaucoup plus tard à Louise, c'est la poésie, c'est la bête. » Dès Quidquid volueris, il oppose clairement Djalioh « ce monstre de la nature (à) M. Paul, cet autre monstre ou plutôt cette merveille de la civilisation qui en portait tous les symboles, grandeur de l'esprit, sécheresse du cœur ». Langage, analyse, lieux communs : c'est l'homme. Dès que la bête humaine se met à parler, avant même que de lire, elle abdique la poésie natale, elle passe de la Nature à la Culture. On notera la constance du vocabulaire flaubertien : combien de fois Gustave ne répétera-t-il pas, dans sa correspondance : les bêtes, les idiots, les fous, les enfants viennent à moi parce qu'ils savent que « je suis des leurs ». Non par quelque lacune : par une sombre et riche puissance tellurique, demeurée en lui grâce à ce mauvais départ qui l'a toujours empêché de s'intégrer pleinement au monde culturel. Cet adulte parle au présent : je suis des leurs. À trente ans, il pense que son enfance frustrée, silencieuse, inerte et folle ne l'a jamais quitté : la fréquentation d'autres adultes, les réclamations de sa maîtresse l'en arrachent un instant, il y retombe dès qu'il se retrouve seul. Cette rumination du passé suffit à révéler en lui l'homme de la récrimination qui avance à reculons. Mais dans les premières années la récrimination n'existe pas encore : je veux seulement indiquer que Gustave n'a jamais cessé d'estimer en lui d'abord non l'animal parlant mais celui qui ne parle pas. En affichant leur incompréhension du poète, M. Paul et ses amis ne font que porter sentence sur eux-mêmes : d'un côté cet être de silence, replié sur soi, de l'autre ces lettrés, ces savants qui usent du langage pour répéter d'une table à l'autre les mêmes lieux communs issus de la même mesquine sagesse ; de la comparaison c'est l'alphabète qui sort disqualifié. Si l'on a pratiqué Flaubert quelque temps, il n'est pas difficile de lire entre les lignes une revanche venimeuse de Gustave sur Achille : « Oui, à sept ans je ne savais pas mes lettres et toi, dès quatre, tu as lu couramment. Après ? J'étais une bête, cela veut dire un poète et toi, tu étais un petit Docteur, c'est-à-dire un Robot et tu l'es resté. »

À cette époque, Flaubert est catégorique : la poésie est une aventure silencieuse de l'âme, un événement vécu qui est sans commune mesure avec le langage ; plus exactement, elle a lieu contre lui. Si ces partis pris restent encore implicites dans Quidquid volueris, ils reçoivent leur plein développement, un an plus tard, dans les Mémoires d'un fou. Cette fois, nous avons affaire à une ébauche d'autobiographie : l'auteur dit Je. Du coup, le symbole est changé : le Monstre est devenu un fou. Et les premiers élans du fou – ceux-là mêmes qu'éprouvait Djalioh en son âge d'or – sont expressément rapportés par Gustave à sa petite enfance : « Enfant, j'aimais ce qui se voit... Je rêvais à l'amour... Je regardais l'immensité, l'espace, l'infini, et mon âme s'abîmait devant cet horizon sans bornes. » Il ne s'agit plus de forêt vierge mais « l'Océan » revient à plusieurs reprises dans les premières pages. Dès ses plus anciennes vacances, l'enfant s'est senti lié à la mer. Il y a une relation d'intériorité entre le petit garçon et cette immensité qui roule sur elle-même et ne cesse de représenter à ses yeux la Nature sans les hommes. On notera, au passage – nous y reviendrons –, que cette relation extatique se traduit par la passivité : l'âme s'abîme ; cet effondrement – comme tentative de conquérir la plénitude en s'y abandonnant – c'est l'hébétude – ici représentée par l'auteur comme une conduite intentionnelle qui se donnerait pour objectif la possession de l'infini sensible. Or, pour la première fois, Gustave pose clairement la question : comment lier les intuitions indifférenciées du poète et le langage qui doit les communiquer : « J'avais un infini plus immense, s'il est possible, que celui de Dieu... et puis, il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots... Comment rendre par la parole cette harmonie qui s'élève dans le cœur du poète ?... par quelle gradation la poésie s'abaisse-t-elle sans se briser ? » Il s'agit, bien entendu, de l'écriture poétique et ce problème concerne l'adolescent lui-même : le futur écrivain, en lui, rêve de gloire ; il nous dit ses préoccupations de métier ; cette contradiction qui rend toute transcription de ses extases impossible, elle l'inquiète, ici ; comment fera-t-il connaître le poète génial qu'il est ? Mais ces inquiétudes ne sont que l'écho de préoccupations plus anciennes et bien plus profondes : il y avait cette plénitude indifférenciée, l'enfant y vivait dans la joie et puis, tout à coup, la redescente en flammes, l'interpellation, le retour en force des mots des autres : « Gustave où es-tu ? Ote ton doigt de ta bouche, tu as l'air bête. » C'est ce qu'on sent mieux encore, un peu plus loin, dans les mêmes Mémoires quand il déclare que, par cette redescente nécessaire vers l'expression verbale, le poète s'abaisse, abaisse la poésie. Ses raisons théoriques, il ne les donne pas – Flaubert ne donne jamais ses raisons mais il n'est pas difficile de les donner à sa place. Puisque le fait poétique se produit en dehors du langage et sans lui, puisqu'il n'est pas en lui-même rapport au mot, alors sa transcription n'est pas par elle-même poétique : elle ne peut ni fixer ni communiquer l'expérience totalisante. Contrairement à ce que dira plus tard Joë Bousquet, on ne peut rien « traduire du silence ». Cette inadéquation totale des mots à ce qui devrait être leur objet primordial sera, plus tard, quand la source des extases poétiques se sera tarie, un puissant motif pour que Flaubert considère le langage comme un ordre distinct, qui se suffit à lui-même et qui est son propre objet. Pour l'instant n'y voyons rien de plus que la suprématie réaffirmée du silence. Et la condamnation du Verbe : car celui-ci, que la Culture a produit, prétend rendre le mouvement naturel, intime de l'âme et n'en exprime jamais que les déterminations culturelles, c'est-à-dire extérieures. Analyser – et le langage, pour Flaubert, est analyse – c'est tuer. Les mots dé-composent. Si le poète parle, que nous donne-t-il de plus que l'articulation de ces mots eux-mêmes ? Un mauvais plaisant emprunte une montre, la démonte, la rend en pièces détachées : au moins rapporte-t-il les vrais rouages ; si rien ne manque, on peut la remonter. Le poète marron qui monnaie son expérience, c'est pis : il prend la montre et restitue les mots détachés qui désignent les parties de l'objet. Le mot de rouage et le mot d'extase, que sont-ils ? Des choses distinctes – dans leur matière même – des objets qu'elles prétendent désigner. Des choses encombrantes qui occupent le devant de la scène et qui bouchent la vue, juxtaposées, solitaires, plus contiguës qu'articulées, bref des molécules de langage. Que la réalité soit syncrétisme ou synthèse, existence au jour le jour vécue ou brusque reprise de soi-même et du monde dans une appropriation mystique, elle se place en deçà ou au-delà de l'analyse verbale ; de toute manière c'est la vie immédiate ; syncrétisme, « multiplicité d'interpénétration », synthèse, elle est l'indécomposable animalité, elle se tait.

Voilà ce que Gustave pense à quinze ans. Avec une force de conviction surprenante. Et, bien entendu, tout est faux. Sans doute, la phrase est analyse ; mais il est aussi vrai qu'elle est synthèse. Les Idéologues n'avaient eu d'yeux que pour la fonction analytique : ils avaient eux-mêmes découpé les propositions en mots et ceux-ci en syllabes pour appliquer d'abord leurs principes et leurs méthodes à leurs propres outils. Ainsi ne vit-on que des molécules dans le discours articulé, tant que la dissociation individualiste fut à l'origine de l'idéologie bourgeoise. Il se peut, à quinze ans, que les fables de Gustave soient un lointain écho de ces « idées » : il connaissait par son père Cabanis, Destutt de Tracy. Un demi-siècle plus tard, les questions se compliquèrent ; avec la dialectique, le problème de la synthèse revient au premier plan : nul ne doute aujourd'hui qu'une phrase n'apparaisse sur un fond qui n'est autre que tout le langage ; nul ne doute qu'il ne faille en elle le langage tout entier pour qu'elle puisse définir son être et son sens qui n'est qu'une différenciation. Nul ne doute que tout ne puisse et ne doive recevoir un nom, ne soit même nommé par le reste du langage découvrant et définissant en lui par tous les autres termes un certain vide qui est déjà négativement un nom. Quant aux totalités (extases ou longues percées somnolentes de la passion), elles ne sont jamais désignées : cela veut dire qu'elles sont à tous les coups des expériences neuves qui échappent aux nominations antérieures et ne produisent pas forcément – ni même souvent – le mot ou la phrase qui leur conviennent le mieux. Mais, si nous savons que nous sommes tout ensemble culture naturelle et nature cultivée, si nous nous rappelons que le réel vécu roule encore ses mots, en lâche un, le reprend, que l'immédiat, en somme, est verbal déjà – mais tout simplement inadéquat – nous comprendrons que le rôle du mot n'est pas de traduire dans une langue articulée le silence de la Nature : parler est, chez tous, une expérience immédiate et spontanée, vécue, dans la mesure où la parole est une conduite ; inversement le vécu n'est jamais vierge de mots et, souvent, ressuscite des désignations périmées qui le visent sans lui convenir vraiment. Ainsi, la conduite verbale ne peut se définir en aucun cas comme le passage d'un ordre à l'autre. Comment serait-ce possible puisque la réalité de l'homme vivant et parlant se fait à chaque instant par les deux ordres confondus. Parler n'est rien d'autre qu'adapter et approfondir une conduite déjà parlante, c'est-à-dire par elle-même expressive. Et cela signifie : reprendre et corriger les babillages immédiats en vivant mieux la passion qui les produit ; vivre avec moins d'entraves et plus radicalement la passion constitutive par l'effort libérateur qui l'éclaire en la désignant ; quelquefois aussi, par une erreur double, dévier la nomination en faussant le mouvement passionnel, dérégler l'impulsion par une erreur de nomination. Le mot n'est pas donné ; il l'est ; il n'y a pas de mots pour ce que je ressens, il faut des phrases : ces différents propos représentent simplement mon attitude envers moi-même : le mot, si je m'en contente, est toujours donné ; le mot d'amour, si vieux soit-il, peut suffire longtemps ; il éblouit encore de sa foudre des amoureux qui s'ignoraient ; et si l'on veut raffiner, il y a des subdivisions infinies : amour-passion, amour-estime, que sais-je ; tous les cas sont prévus pourvu que nous acceptions – qui ne le fait ? – d'être prévisibles. Et puis, si l'occasion l'exige, il faudra reconnaître que l'amour vécu ne peut se nommer sans se réinventer. On changera l'un par l'autre le discours et le vécu. Ou plutôt, on accroît tout ensemble l'exigence de ressentir et celle d'exprimer : rien d'étonnant puisque l'une et l'autre sont issues d'une même source et, dès l'origine, s'interpénétraient. Il se peut que je m'agace, aujourd'hui, parce que le mot « amour » ou tel autre ne rend pas compte de tel sentiment. Mais qu'est-ce que cela signifie ? D'abord mon affection déclare qu'elle n'est pas un silence passif mais une attente et même une invention silencieuse, sinon d'où viendraient sa revendication, l'urgence de lui trouver une qualification juste ? Bref, au niveau où je la prends, avec ses réclamations, elle se nomme et se donne un faux nom, s'en agace et réclame non pas tant le recours étudié au langage que l'approfondissement, en pleine lumière, de sa réalité. De cet approfondissement, elle réclame en outre qu'il soit créateur : qu'il la saisisse dans son unité synthétique et que par là même, dans le même moment, il invente la désignation par phrase de cette unité. C'est-à-dire à la fois que rien n'existe qui n'exige un nom, ne puisse en recevoir un et ne soit, même, négativement nommé par la carence du langage. Et, à la fois, que la nomination dans son principe même est un art : rien n'est donné sinon cette exigence ; « on ne nous a rien promis », dit Alain. Pas même que nous trouverions les phrases adéquates. Le sentiment parle : il dit qu'il existe, qu'on l'a faussement nommé, qu'il se développe mal et de travers, qu'il réclame un autre signe ou, à son défaut, un symbole qu'il puisse s'incorporer et qui corrigera sa déviation intérieure ; il faut chercher : le langage dit seulement qu'on peut tout inventer en lui, que l'expression est toujours possible, fût-elle indirecte, parce que la totalité verbale, au lieu de se réduire, comme on croit, au nombre fini des mots qu'on trouve dans le dictionnaire, se compose des différenciations infinies – entre eux, en chacun d'eux – qui, seules, les actualisent. Cela veut dire que l'invention caractérise la parole : on inventera si les conditions sont favorables ; sinon l'on vivra mal des expériences mal nommées. Non : rien n'est promis, mais on peut dire en tout cas qu'il ne peut y avoir a priori d'inadéquation radicale du langage à son objet par cette raison que le sentiment est discours et le discours sentiment.

À quinze ans, Gustave affirme le contraire. L'influence du siècle et du père ne suffit pas à rendre compte de cette mauvaise humeur entêtée. Il est écrivain dès cette époque : avec beaucoup de force et d'ingéniosité, du bonheur dans le style ; les mots lui sont dociles, ils se pressent sous sa plume : cette éloquence ne connaît aucune des difficultés qui feront la grandeur et l'austérité de Madame Bovary, elle coule de source. Et pourtant, à quoi lui sert-elle ? À écrire qu'il ne faut pas écrire ; que la parole est un silence dégradé. Sa morosité, que la réussite présente rend injustifiable, nous y verrons donc une survivance. Elle survit et survivra dans et par une inoubliable enfance qui conditionne tout le développement ultérieur de Flaubert. Nous verrons plus tard par quelles raisons complexes l'adolescent s'est fait homme de lettres. Il en est une, en tout cas, que nous devinons déjà : à neuf ans, Gustave a décidé d'écrire parce qu'à sept, il ne savait pas lire.

Ainsi la preuve est faite : les écrits de Flaubert adolescent corroborent entièrement les souvenirs de sa mère ; ils nous permettent d'entrevoir l'expérience primitive telle qu'elle a été vécue du dedans ; ils donnent même à entendre que cette expérience – enrichie et magnifiée par l'orgueil et le ressentiment – s'est reproduite souvent par la suite et que l'adolescent, comme autrefois l'enfant, ne cesse pas d'éprouver un malaise linguistique ni de le compenser par des extases incommunicables. Gustave, avec un sens profond de ses vrais problèmes – ce qu'il ne faut pas confondre avec la lucidité –, met aussitôt le doigt sur l'événement fondamental de sa protohistoire : tout a commencé avec cette mauvaise insertion dans l'univers du langage qui se traduit dès lors par un échange dialectique du silence et du ressassement. Si nous le débarrassons de son hyperbolisme, Quidquid volueris nous confirme dans nos hypothèses : l'enfant a ressenti vraiment l'incompatibilité des synthèses affectives avec les signes institutionnels qui s'y rapportent. Le mot, ce fut pour lui, d'abord, l'outil et le résultat des opérations analytiques que les adultes, du dehors, effectuaient sur lui. On lui communiquait les conclusions ; il ne s'y reconnaissait pas. Non qu'il eût d'autres mots à leur opposer : il lui semblait échapper au langage par nature. La Culture, pour lui, c'est le vol : elle réduit l'indécise et vaste conscience naturelle à son être-autre, cela veut dire : à ce qu'elle est pour les autres. Le mot est chose ; introduit dans une âme, il la résorbe dans sa propre généralité : il s'agit d'une véritable métamorphose. L'analyse remplace les liens intérieurs par des attaches purement externes. Elle cisaille, isole, remplace l'interpénétration par la continuité ; l'universalité abolit la singularité subjective au profit de l'objectivité communautaire : l'âme, cette fièvre cosmique et particulière, devient un lieu commun.

Nous avons montré que cette doctrine est fausse. La brusque scission, chez Flaubert, de la vie subjective et du langage, de l'intuitif et du discursif, de la Nature et de la Culture ne peut s'expliquer par l'incommensurabilité, en chacun de ces couples, du premier terme avec le second. Il faut y voir, plutôt qu'une saisie précoce de la vérité, l'aventure singulière d'un enfant : des éléments divers, extérieurs et intérieurs, sont intervenus pour le buter contre ce qui deviendra peu à peu sa bête noire ainsi que le matériau de son art, contre le mot. La doctrine qu'il expose dans Quidquid volueris, il faut n'y voir qu'un effort pour se justifier et surcompenser des humiliations inoubliables. Si nous en refusons les truquages, nous pourrons approcher davantage de ses premiers silences. Et d'abord nous comprendrons qu'ils n'étaient pas des silences pour de vrai. Considérons, par exemple, les extases panthéistiques de Djalioh ou celles du Fou qui écrit ses Mémoires : admettons-nous qu'elles soient dépourvues de tout contenu verbal ? Impossible puisque le flot du vécu ne cesse de rouler des mots, pêle-mêle, tantôt les maintenant à la surface et tantôt les engloutissant pour les charrier invisibles entre deux eaux. Impossible surtout parce que le silence est lui-même un acte verbal, un trou creusé dans le langage et qui, en tant que tel, ne peut être maintenu que comme une nomination virtuelle dont le sens est défini par la totalité du Verbe. À quinze ans, Gustave veut ne pas voir les mots qui hantent sa poésie. La preuve en est que, chaque fois qu'il vient à parler de ses intuitions, il utilise un vocabulaire assez pauvre et stéréotypé ; ce sont toujours les mêmes termes, dans le même ordre. Bien sûr, il évoque tantôt un infini simple et tantôt un infini « plus vaste que celui de Dieu » ; mais ces variations légères ne font que souligner l'invariabilité du thème verbal. On retrouvera ces systèmes jusque vers 1857 ; il en restera des traces dans sa Correspondance jusqu'à sa mort. Fluides, toujours nouvelles, indicibles, les extases eussent fait l'objet d'allusions plus floues, plus capricieuses. Ici tout est construit pour durer, pour se répéter sans s'user. Et puis voyez un peu les termes : Monde, Création, Infini. Ils suggèrent tous un mouvement sans fin de l'esprit, un passage à la limite par dépassement de tout le donné : mais Gustave ne les a pas trouvés après coup pour désigner une opération qui se fût faite sans eux pendant l'extase ; comme l'opération est restée virtuelle, il a fallu que cette ébauche de récurrence soit en chaque cas soutenue et consolidée par un mot plus ou moins enseveli – l'un ou l'autre des trois que nous avons cités – qui, dans sa matérialité de poteau indicateur, se substitue à l'impossible extrapolation. Le mot d'Infini, par exemple, est au cœur du projet poétique de Gustave. Celui-ci n'a jamais eu d'envols sans vocable : dits ou vus, peu importe. Mais sus. Et nous devons bien admettre que le silence « primitif6 » est intentionnellement obtenu non pas en abolissant le langage mais en le passant sous silence. Ces observations ne valent pas telles quelles pour ses premières hébétudes : à cinq ans, il ne connaissait pas, j'imagine, le mot d'infini, en tout cas, son sens. N'importe : à quinze ans, par sa comédie du silence, il entend restituer son enfance telle qu'en elle-même l'orgueil l'exalte et la change. Les rapports sont conservés : les grands mots ont pénétré la rêverie de l'adolescent mais dans les extases enfantines un langage plus fruste se dissimulait sous une poésie plus vague qu'il conditionnait en secret. L'enfant produit en lui la Nature sans les hommes en jetant partout des voiles sur les œuvres humaines. Il refuse de se couler dans le moule des phrases pour garder au fond de lui-même une essence incommunicable dont la texture est celle du monde et qui échappera toujours aux adultes : ce n'est point supprimer le langage, c'est en faire un autre usage ; Gustave ne se sert point des mots pour parler : il utilise certains d'entre eux dans la solitude et sans avoir l'air d'y toucher, pour leur puissance de suggestion.

Ce qu'il faut comprendre, ici, c'est qu'il fait usage des mots mais qu'il ne parle pas. Parler, c'est d'une manière ou d'une autre un acte : le sens advient au parleur, les structures linguistiques s'imposent mais rien n'empêchera qu'il les reprenne à son compte, affirmant, niant, entreprenant de communiquer ceci et de taire cela. Dans les extases, Gustave, hanté par la parole, n'assume pas les phrases ou les noms « holophrastiques » qui se proposent : ce n'est point qu'il refuse d'en user ; ce serait un acte encore ; disons plutôt qu'il s'abandonne aux forces de l'inertie. Voyez comme il parle de ses intuitions poétiques, après coup : il les reçoit, nous dit-il. Le « sublime » – au sens strictement kantien du terme – l'attaque ; et que fait Gustave, en butte à cette agression ? Il tombe. Un passage des Mémoires d'un fou nous dit qu'il « s'abîme ». J'en citerai vingt autres plus loin. Il y a deux temps, semble-t-il : d'abord le moment du « ravissement » ; l'âme du jeune Ganymède est enlevée par un aigle, elle se sent élevée jusqu'au Point sublime d'où l'on peut voir le Monde c'est-à-dire tout. Mais qui dit « ravissement » dit rapt : Gustave ignore l'ascension, il ne jouit que d'assomptions imprévisibles. Et quand on l'a juché sur une cime et qu'il prétend voir enfin l'unité indifférenciée du multiple, cette substance universelle, sans détail et sans partie, c'est aussi bien le Rien, le passage de l'Être dans le Non-Être et leur équivalence. En cet instant, si l'âme du petit garçon se sent liée par une relation interne à cette abolition totalisante du Cosmos, c'est dans la mesure où elle ne veut rien, ne sent rien, ne désire rien. À la limite, elle devrait perdre conscience d'elle-même. Après le ravissement, la possession. Gustave, dans Quidquid volueris, marque nettement ces deux moments de l'extase : en présence du Sublime (Océan, forêts, etc.), « l'âme de Djalioh se dilatait... il tremblait sous le poids d'une volupté intérieure... et... tombait dans une léthargique mélancolie ». Le deuxième temps est capital : on dirait que le premier n'est fait que pour le préparer et que le petit garçon cherche à prendre congé, à s'écouler furtivement, honteusement, par un trou de vidange. Bref, ce qui est visé, ce n'est pas même le quiétisme, c'est l'étourdissement, présence de l'âme au corps si confuse qu'on peut bien l'appeler absence. Reste que cette démission – serait-ce l'orgueil qui l'exige ? – ne peut se produire que sur les sommets. C'est ce qu'il dit, du moins. Est-ce tout à fait exact ?

Le ravissement – « enfant, j'aimais ce qui se voit » – c'est le visible qui le provoque : il faut que le regard puisse filer jusqu'à l'horizon, que la chose vue, par son ampleur et sa répétition, évoque le Lieu et le Temps à cet enfant surcomprimé par sa famille ; il charge son regard de s'évader pour lui ; en vérité l'objet n'est pas vu pour lui-même, ou n'en saisit que l'immensité dont il devient le symbole plastique ; et celle-ci n'est au départ que ce mouvement du regard frisant la mer et s'étonnant de se perdre au large sans jamais buter contre un mur. Pris au dépourvu par le peu de résistance des choses, Gustave se laisse aller à je ne sais quelle décompression ; la glissante évasion subie change les qualités sensibles en supports abstraits de la fuite vers l'horizon ; à travers le monde visible, elle vise les structures les plus universelles de l'expérience. Dilatation, décontraction, expansion – mais, du coup, appauvrissement par dispersion. La perception se fait négation systématique de tout contenu réel pour parvenir au vide, catégorie commune à l'Être et au Néant, à l'absentéisme intérieur et à l'indifférenciation extérieure. C'est ce premier temps que l'adolescent baptisera « élévation » ou « ravissement » ; cela signifie qu'il en fausse le sens en douce : le sentiment originel de Gustave – Quidquid volueris en témoigne – c'était que son être s'élargissait par les bords donc horizontalement, perdant en précision et en netteté ce qu'il gagnait en ampleur ; d'autres facteurs dont nous parlerons plus tard interviennent et changent le mouvement horizontal en translation verticale. Pour voir les choses d'ensemble ne faut-il pas les considérer de haut ? Cette interprétation nouvelle n'est qu'une substitution d'image. Une substitution capitale, certes – puisqu'elle introduit le thème du haut et du bas, de l'assomption et de la chute, si important chez Gustave –, mais qui ne modifie pas la structure première des hébétudes. Si nous y insistons, c'est qu'elle empêche de saisir la vraie nature de la décompression et l'homogénéité profonde des deux moments de l'extase. De fait, assomption et pâmoison s'opposent : c'est monter pour choir ; de là, Gustave tirera plus tard toute une mythologie. Mais se décomprimer et se diluer, ce sont deux opérations si proches l'une de l'autre que la seconde apparaît comme la conséquence de la première et peut-être comme son but. Un captif, incapable de révolte, mime une évasion sur place et sa rancune efface toutes les déterminations de l'Être pour abolir du même coup toutes les plaies de son âme. Bref, l'élan vers l'infini opère, comme en rêve, une infinie destruction dont l'enfant prend soin de rejeter la responsabilité sur le monde extérieur : c'est le monde qui l'a dilaté ou ravi et qui se détruit lui-même sous ses yeux vides. Ainsi la pâmoison serait esquissée dès le début des extases, la dilatation serait une voie d'accès vers la léthargie, mieux, ce serait la léthargie elle-même se donnant un prétexte pour se temporaliser. On voit que le rapt n'est qu'un enjolivement. Le petit garçon n'est pas simple. On dirait qu'il réunit en lui la tentation permanente de disparaître et l'orgueil, l'ambition sombre et jalouse des Flaubert. Le recours à l'infini, à l'extase panthéiste, la poésie muette, la revendication superbe de son animalité, tout cela, nous le comprenons à présent, s'est ajouté plus tard à la pâmoison : dès sept ans, j'imagine. Plus exactement, dès que le jeune garçon prit conscience de son insuffisance, dès qu'il intériorisa cette humiliation objective pour en faire une structure permanente de sa subjectivité. Il se dore la pilule et puisque l'hébétude est sa tentation, il la valorisera, il en fera, sous le nom de Poésie, cet anéantissement noble qu'on pourrait, en parodiant un mot de Marx, appeler le « devenir-monde » de Gustave Flaubert.

Se dupe-t-il tout à fait ? Non : ces oripeaux couvrent malaisément je ne sais quel ennui de vivre, une tentation immédiate et permanente de déserter la vie. Il est convaincu que l'évanouissement pourrait, à la limite, sous le coup, par exemple, d'une vexation insoutenable, se réaliser en lui sans extase ni rapt, dans sa négativité nue. La preuve en est qu'il le dit lui-même, à quinze ans, dans La Peste à Florence : Garcia, frère jaloux, assiste au triomphe de François, son frère aîné ; il en conçoit tant de déplaisir qu'il tombe évanoui dans la salle de bal et qu'on doit le balayer comme une ordure au petit matin. Si l'on m'objecte qu'il s'agit d'une fable et que l'auteur est libre d'inventer ce qu'il veut, je demanderai : pourquoi cette invention plutôt que n'importe quelle autre ? Je rappelle, en effet, que les passions de Garcia sont d'une folle virulence : c'est la haine et c'est la rage, ce sont les charbons ardents de l'envie. Tout va sauter, dirait-on ; et d'ailleurs, tout saute : Garcia finit par tuer son frère. Mais le meurtre est peu convaincant : il intéresse, avant tout, par son caractère autopunitif – nous reviendrons sur cet acte surdéterminé. En tout cas, rares sont les auteurs adolescents qui ne termineraient la fête au palais Médicis et la souffrance du jeune Garcia par quelque éclat. Que ferait-il ? Il déchirerait une robe, ensanglanterait une belle nuque avec ses ongles comme il rêve de le faire. Ou bien il insulterait un capitaine et le provoquerait en duel. Non que ces violences découlent directement de sa passion : tout au contraire, elles naissent d'elles-mêmes sous les plumes parce qu'elles sont exigées par la convention la plus commune et que la majorité des auteurs, jeunes ou vieux, n'osent pas s'écarter du conventionnel. Il semble naturel que des sentiments si brûlants s'extériorisent, que la haine soit au-dedans souffrance, au-dehors agressivité. En d'autres termes les émotions actives – surtout quand il s'agit de personnages masculins – sont abondamment décrites dans notre littérature ; on n'y fait guère de place, par contre, aux tristesses passives, aux peurs bleues, aux colères blanches : elles existent pourtant, fauchant les jambes, paralysant les langues, relâchant les sphincters ; poussées à l'extrême, on perd les sens, on s'abat comme une masse aux pieds de l'ennemi juré qu'on aurait voulu meurtrir. Quand Gustave donne à Garcia, sa victime, une colère passive dont la chute et la fausse mort sont l'aboutissement, il évite la convention sans même y penser par la simple raison qu'il invente sa vérité. À ce degré de haine, il faut tout casser ou crever : il crève. Ce départ à l'anglaise est une des deux solutions qui prétendent mettre fin à sa tension intérieure. Pourquoi choisir celle-ci plutôt que l'autre ? Parce qu'il se définit par elle au plus profond de son corps et de sa mémoire. Il faudra bien nous rappeler cet évanouissement de Garcia quand nous verrons Gustave, à vingt-deux ans, piquer du nez dans la carriole, et s'effondrer sous les yeux d'Achille au cours de la crise fameuse qui fit enfin de lui Gustave Flaubert. Bien souvent le fils cadet du médecin-philosophe se vante d'être prophète : à raison, nous verrons pourquoi. Comment ne pas voir qu'il préfigure par le corps inanimé de Garcia la terrible violence passive qu'il fera subir à son propre corps ? Celle-ci, d'ailleurs, il déclarera qu'il y discerne un aboutissement rigoureux de sa vie passée. Cela veut dire qu'il faut y reconnaître l'effet des offenses qu'il a subies et la conduite qui résume en elle, radicalise et porte à l'absolu toutes les réactions antérieures. Par son « attaque de nerfs » il saute le pas, se réfugie dans l'impuissance ; mais, en même temps, il établit la continuité de sa vie, éclaire le passé par le présent, se reconnaît dans ses fureurs blanches, dans l'évanouissement de Garcia, dans les premières hébétudes du cadet Flaubert. Inertie, paresse, tourmentes intérieures, léthargies, nous rencontrons ces traits d'un bout à l'autre de son existence. Ils définissent à la fois une stratégie que nous retrouverons plus loin, sous le nom d'activité passive, dans la profondeur de l'organisme, une sorte de frayage nerveux qui rend l'abandon plus facile. L'hébétude, à l'origine, c'est cet ensemble apparemment disparate : des chemins frayés dans le corps, une vocation d'apathie, sollicitant sans cesse l'abandon, un malaise, une lassitude rancuneuse de vivre et, dans certains cas, l'utilisation intentionnelle de ces facilités pour provoquer l'absence de l'âme, l'évasion dans la mort vécue. Cet abandon implique par soi seul une lassitude qui remonte à ses premières années. Pour lui vivre est trop fatigant ; il se force pour passer d'un instant à l'autre : au fond de ses désirs, de ses plaisirs, il y a un vertige permanent. Imaginez un soldat blessé, poursuivi. Il marche aux côtés de ses camarades, on l'exhorte : s'il presse le pas, ils échapperont à l'ennemi. Il fait ce qu'on lui dit mais il souffre et, surtout, la fatigue, d'heure en heure moins tolérable, souffle sur les désirs qu'il partageait avec ses camarades ; rejoindre le régiment, tromper des poursuivants féroces, être soigné, guéri, il voulait cela : peu à peu il s'en désintéresse ; si ces motifs agissent encore, c'est à la manière d'impératifs et par la médiation des autres. Sournoise, puis violente, irrésistible, enfin, l'envie se lève en lui de lâcher prise, de quitter ses camarades, de se laisser tomber et d'attendre couché le malheur et la mort. Il y cédera à moins qu'on ne le porte. Mais, dans le moment glissant où la lassitude et le désir de mort empoisonnent son humble projet de survivre, quand chaque enjambée, loin d'appeler les suivantes, se fait vivre en lui – « je ne tiendrai pas longtemps » – comme une des dernières, ce soldat ressemble à Gustave ; il marche comme le jeune garçon vit : avec la même répugnance et la même application, pour obéir plutôt que par instinct de conservation.

Une différence, toutefois : s'il se couche, si ses camarades l'abandonnent, ce blessé mourra pour de bon : il rentrera dans le grand silence de la matière inanimée. Gustave, comme ces insectes qui se paralysent quand on les menace, c'est la « fausse mort » qu'il vise. On dirait qu'il flaire le danger ou qu'il sent ses blessures et cherche à mourir vivant pour survivre à sa mort, pour en faire un événement vécu et dépassé au sein de sa propre vie et qui s'engloutisse dans sa mémoire en même temps que le péril qui l'a provoqué. Cette « fausse mort », nous ne la perdrons plus jamais de vue ; à tous les carrefours, en toutes les grandes occasions, Gustave recommencera cette tentative de fuite, toujours spontanée mais de plus en plus dispendieuse : il s'y ruinera. Nous verrons comment l'opération, sans jamais atteindre à la lucidité, ramasse du sens en cours de route et devient le principe d'une stratégie défensive. Mais il faut ajouter que la « fausse mort » elle-même, perte momentanée des sens, est visée mais jamais atteinte entièrement. Créateur, Flaubert adolescent permet à Garcia d'en jouir quelques heures. Mais le personnage ne fait que réaliser les désirs insatisfaits de l'auteur qu'il incarne. Lejeune garçon perd conscience en lui, faute de pouvoir en soi-même suspendre, fût-ce un instant, les facultés de l'âme. Les hébétudes n'atteignent jamais à l'évanouissement qui est leur fin et, comme telle, leur raison d'être : la preuve en est que Gustave, à quinze ans, peut les présenter comme des extases poétiques. Quant à la fausse mort de Pont-l'Évêque et aux crises qui l'ont suivie, il a souvent répété qu'elles se marquaient par une paralysie du corps – qui le rendait incapable de parler, de faire un signe – et par les incroyables visions de sa conscience survoltée. Sur le contenu des extases et des « attaques » nous reviendrons à loisir.

Ce qu'il convient de noter, pour l'instant, c'est d'abord que l'enfant – avant même d'être exilé de l'âge d'or – supporte la vie comme un fardeau. Nous n'avons pas encore les moyens de mettre au jour l'origine de son mal. Mais c'est à celui-ci, sans aucun doute, qu'il fait allusion quand il écrit à Mlle Leroyer de Chantepie : « C'est à force de travail que j'arrive à faire taire ma mélancolie native. Mais le vieux fond reparaît souvent, le vieux fond que personne ne connaît, la plaie profonde toujours cachée. » Texte curieux dont l'apparente contradiction vient – comme toujours chez Gustave – de sa richesse. De fait, on serait tenté d'opposer la « mélancolie native », trait de caractère inné ou constitutionnel, à la « plaie profonde », blessure ou traumatisme, qui, par définition, devrait être un événement de sa protohistoire. Mais il faudra mieux y regarder : on dirait en effet que la plaie est une injure subie donc un accident de sa temporalisation et, tout à la fois, qu'elle fait a priori partie de son être intemporel ; et c'est bien cela qu'il veut dire : à nous de nous débrouiller pour comprendre. Nous nous y essaierons plus tard. Remarquons pour l'instant que cette « nature » – qui n'est peut-être qu'une première coutume – paraît en même temps son mal et le moyen, sinon de le guérir, du moins de s'en évader par brèves échappées toujours recommencées. Car la plaie profonde dont on l'a affecté – ce vertige, ce dégoût de vivre, cette impossibilité de rien entreprendre, cette difficulté à nier, à affirmer qui lui interdit d'entrer dans l'univers du discours –, il faut l'appeler, je crois, sa constitution passive. C'est elle, en effet, qu'il dénonce quand il conclut que Djalioh « était le résumé d'une grande faiblesse morale et physique avec toute la véhémence du cœur ». Il ne cache même pas l'extrême fragilité de ses violences : c'est la foudre, dit-il, « qui brûle les palais et se noie dans une flaque d'eau ». Et nous aurons à chercher si sa constitution ne lui a pas été donnée. Mais, quand il en souffre, quand il voit dans son malaise vital la conséquence d'une plaie qu'on lui a faite, il peut mettre un terme momentané à son infortune en renchérissant sur sa passivité ; telle est l'origine des hébétudes : chacune d'elles est une tentative pour vivre jusqu'au bout ce statut octroyé d'inerte matérialité ; et ne voyons pas ces essais comme des entreprises : Gustave, enfant, n'est pas fait pour agir ; ce sont plutôt des abandons vertigineux à cette nature constituée qu'il sent en lui comme le produit des Autres. Vertigineux et rancuneux : je vous fuis en devenant contre vous ce que vous avez voulu que je sois. Bien entendu, à cinq ans, rien n'est dit : il faudrait que l'enfant disposât d'une lucidité réflexive qui n'appartient pas à cet âge. Et, surtout, il ne dit rien, ne se dit rien puisqu'il ne parle pas : est-ce qu'il faut en conclure, cependant, que ces abandons ne sont pas vécus ? Certes non : et pas davantage qu'ils n'ont point de structure intentionnelle. Mais ce sera notre tâche, quand nous aborderons la synthèse progressive, que d'établir ce que peut être une « activité passive ». Qu'il nous suffise de noter que Gustave, dès la petite enfance, ne peut ni affleurer à la praxis humaine ni se laisser couler tout à fait dans l'inconscience de la chose inanimée : son domaine, c'est le pathos, c'est l'affectivité en tant qu'elle est violence pure, subie sans être assumée et qui le ravage puis s'éclipse sans avoir rien nié ni rien affirmé, sans avoir eu la force de s'affirmer soi-même.

Telle est la raison – au niveau de la pure description phénoménologique – de ses difficultés à parler, à lire. A l'ordinaire, dès qu'il a brisé cette ultime coquille, le ruban sonore, un enfant émerge dans l'univers du discours. La synthèse des signes, déjà commencée, effectue par elle-même l'analyse du signifié. Des syllabes se rapprochent, s'accolent, produisent, par leur ânonnement, une totalité : sur le fond indistinct du monde extérieur une forme se détache, détaille les éléments qui la composent. Puisque la parole peut être muette et le mutisme bavarder, puisque Nature et Culture ne sont pas discernables et se retrouvent ensemble dans l'unité du signifiant, du signifié et de la signification, si loin que nous remontions dans nos préhistoires, il est clair que rien ne précède le langage et que nous sommes passés sans effort, par notre simple affirmation pratique de nous-mêmes, de l'âme parlée à l'âme parlante.

La constitution passive de Gustave le maintient longtemps au stade de l'âme parlée : des sens lui adviennent, comme des goûts et des odeurs, il les comprend – pas tout à fait puisqu'il ne peut les reprendre à son compte ; ce qu'il en saisit, en tout cas, lui est donné par les autres. Faute de pouvoir accomplir cet acte qu'est l'intellection – évidence affirmative sur quoi se basent nos certitudes –, il en est réduit à la croyance. Les phrases des autres s'affirment en lui mais non par lui. C'est ce qu'on appelle sa crédulité : de fait il croit à tout, c'est ne rien croire, ce n'est que croire. Cette crédulité se confond avec ce qu'il nommera plus tard sa « croyance à rien ». Il prononce des phrases, pourtant, il répète des mots ou les assortit comme des bouquets : il s'affecte du sens vague qui y rémane. Tant qu'on ne s'avise pas de lui donner un abécédaire, personne ne s'aperçoit qu'il ne parle pas mais qu'il est parlé. Mais, dès l'instant qu'il lui faut apprendre à lire, le langage se métamorphose sous ses yeux : il faut décomposer, recomposer selon des règles, affirmer, nier, communiquer ; ce qu'on doit lui enseigner ce n'est point seulement l'alphabet mais, à cette occasion, la praxis à laquelle rien ne l'a préparé : l'enfant pathétique aborde la pratique et découvre qu'il n'est pas fait pour elle. Ou, plutôt, qu'il ne comprend pas ce qu'on exige de lui. Auparavant, bien sûr, il obéissait docilement. Mais c'était se plier aux volontés des adultes : perinde ac cadaver. À présent ce qu'on lui commande, c'est d'agir. Or l'acte – même fait sur ordre – est souveraineté : cela veut dire qu'il comporte en soi une négation implicite de l'obéissance. Lire, ce ne sera pas seulement, pour Gustave, une opération qu'on réclame de lui sans lui avoir donné les moyens de l'entreprendre ; ce sera surtout un exil : devant l'abécédaire, il sent qu'on va le chasser du doux monde servile de l'enfance.

Il apprendra ses lettres, bien sûr : nous verrons à quel prix. La passivité est son lot mais c'est un petit d'homme, ce n'est pas un idiot, pas même un enfant sauvage : il est, comme tous les hommes, dépassement, projet ; il peut agir. Seulement il y a plus de difficultés que les autres, plus de dégoût aussi ; et puis il ne se reconnaît pas quand il se force à devenir, par docilité, un agent : il se perd, s'égare dans une entreprise qui suscite en lui un Je qui est lui-même et n'est point son Ego, que les adultes suscitent et qui, par sa fonction même, leur échappe : l'action, c'est l'inconnu, c'est l'angoisse ; tout se dérobe parce qu'il dépasse tout vers un but qu'on a fixé pour lui. Il lira, il écrira mais le langage restera toujours, à ses yeux, cet être double et suspect qui se parle tout seul, en lui, l'emplissant d'impressions incommunicables et qui se fait parler, réclamant de Gustave qu'il communique avec les autres quand celui-ci n'a, à la lettre, rien à leur communiquer. Ou plutôt quand la notion même et le besoin de communication lui sont, de par sa protohistoire, présents, certes, mais étrangers dans la mesure même où les mots sont en lui autres (venus par les autres) et ne peuvent désigner le vécu. C'est à partir de là, nous le verrons, qu'on peut établir le sens particulier du style, chez Flaubert, c'est-à-dire de son comportement futur par rapport au Verbe. Pour l'instant nous n'avons fait que localiser le trouble : l'enfant se découvre passif dans l'univers actif du discours. Notre description s'arrête là : ce qui importe, à présent, c'est de remonter le cours de cette histoire et de chercher dans la profondeur des premières années les raisons de cette passivité.

Le corps en est-il responsable ? À vrai dire il nous échappe. Les hasards de sa vie intra-utérine, nous savions au départ que nous ne pourrions pas les connaître. Si du moins on nous avait transmis l'opinion des médecins sur Flaubert adulte, si nous étions renseignés par quelque check-up opéré sur le quinquagénaire nous pourrions, avec l'aide des spécialistes contemporains, remonter de proche en proche jusqu'aux dispositions originelles du soma : il ne s'agirait bien sûr que de conjecture ; il serait utile, cependant, d'apprendre que Gustave, à cinquante ans, était hypotendu, qu'on trouvait, chez lui, des traces d'une très ancienne décalcification, etc. Il n'en est rien : les connaissances médicales, en 1875, restent assez frustes malgré les immenses progrès accomplis. Aucun espoir, même si les diagnostics étaient conservés, d'en tirer quoi que ce soit qui puisse nous servir. Les parents le tenaient pour un esprit débile et l'ont trop dit ; mais l'organisme ? Qui nous a parlé de sa résistance ou de sa débilité ? La fatigue de vivre est certaine : elle ne le quittera pas. Il la dissimulera par des gesticulations et des cris mais sans convaincre : jusqu'au bout ses contemporains mentionneront ses torpeurs écrasantes, les somnolences qui le prennent au milieu du jour. Nul doute qu'il n'y ait une convenance secrète entre l'apathie de ce grand gaillard – qui semble renvoyer à sa constitution organique – et ses léthargies qui comportent des structures intentionnelles. Mais ces dispositions biologiques, à supposer qu'elles existent, qui prouve qu'elles soient premières ?

Ces questions, quand on les pose dans leur généralité, restent encore sans réponse. Que sera-ce si nous les particularisons ? Si nous interrogeons un mort entre tous – et non des plus loquaces – sur l'origine de ces premières structures psychosomatiques ?

Passage à la synthèse progressive.

Notre embarras nous avertit que l'analyse régressive nous a menés aussi loin qu'elle pouvait : jusqu'à la description phénoménologique d'une sensibilité enfantine. À présent, il faut renverser le mouvement : laissons-nous couler jusqu'aux origines de cette vie, jusqu'à la naissance de Gustave et voyons si nous disposons, sur cette préhistoire, de renseignements suffisants pour amorcer la remontée, c'est-à-dire la synthèse progressive qui retracera la genèse de cette sensibilité, étape par étape, du degré zéro de cette aventure individuelle jusqu'à la sixième année.

Nous allons rencontrer au passage, l'une après l'autre, les différentes structures que nous venons d'expliciter. Cela va de soi puisqu'elles nous serviront de schèmes directeurs : si le mouvement de la synthèse n'est pas dévié il doit restituer comme les produits d'une histoire, les hébétudes, la passivité, la fatigue de vivre que nous avons explicitées et montrées comme les structures d'une certaine vie, vécue à un certain moment. Mais ne craignons pas les redites : la matière est la même, les lumières sont neuves ; les « qualités » de l'enfant passent du structural à l'historique.

Il faut chercher à comprendre ce scandale : un idiot qui devient génie. Il le faut si nous ne voulons pas nous payer de balivernes et faire de ces premières stupeurs une marque d'élection. Il le faut aussi pour une autre raison : c'est que, finalement, nous ne connaissons personne parmi les anciens morts que nous aimons. Gide, oui : mais c'est hier. Avant-hier, il n'y a rien. L'allaitement, les fonctions digestives, excrétoires du nourrisson, les premiers soins de propreté, le rapport avec la mère : sur ces données fondamentales, rien. Quel que soit le personnage, refusât-il, adulte, comme Gérard de Nerval, de s'aventurer hors d'une merveilleuse et tragique enfance, nous n'aurons pas un détail : les mères faisaient leur métier en somnambules, appliquées, aimantes souvent, plus routinières que lucides ; elles n'ont rien dit. Quand on essaie de reconstituer une vie du siècle dernier, on est souvent tenté d'en rapporter les déterminations fondamentales aux premiers faits marquants que les témoins ont mentionnés. Je le sais d'autant mieux que j'ai commis cette erreur, il y a quelques années, lors de mes premiers contacts avec Flaubert. Je tentais de comprendre son « activité passive » à partir de l'unité sans faille de son groupe familial. Et je n'avais pas tous les torts : nous verrons comment le petit garçon, mode inessentiel de la substance Flaubert, est acquiescement dans le profond de son être et que cet acquiescement incarne l'adhésion orgueilleuse de la famille à elle-même par la médiation de chaque membre individuel. Mais cette explication vient beaucoup trop tard : l'enfant s'est déjà pénétré de l'arrivisme fier et sombre que le médecin-chef a communiqué, plus tôt, à son aîné ; il a fait l'apprentissage des structures familiales, son inertie vient à la fois de ce qu'il accepte la hiérarchie des Flaubert et ne peut tolérer d'y occuper le dernier rang. L'envie est déjà née, le ressentiment peut être, en tout cas, un conflit paralysant : individu, il est sans valeur aucune ; incarnation de la cellule sociale, il partage avec ses proches une valeur absolue mais commune. Nous verrons cela bientôt : ce bref aperçu suffit à montrer que l'intelligence et la sensibilité de Gustave sont en plein développement ; pour mieux dire, nous sommes au terme d'une longue évolution : il a neuf ans, dix ans peut-être ; pour que la maturation continue, il faudra l'intervention de facteurs nouveaux. Une affectivité si hautement évoluée sera déjà passive ou refusera déjà la passivité.

Telle était mon erreur. Je l'exagère à dessein : si les choses devaient être si tranchées, l'explication de l'inertie par l'acquiescement serait superflue. On verra qu'elle ne l'est pas. Par cette raison, justement, que la passivité ne subsiste pas : elle doit se faire sans cesse ou se défaire peu à peu. Le rôle des expériences nouvelles est de maintenir ou de liquider. Pendant les toutes premières années, la passivité s'est constituée : à ce niveau profond où le vécu, le signifiant et le signifié ne sont pas séparables. Au cours des années suivantes, ce caractère fondamental de la sensibilité a sans aucun doute freiné le développement général de l'enfant ; il n'a pu l'empêcher entièrement puisqu'il fait partie intégrante de la totalité ; il en résulte un hiatus, une inégalité : l'inertie affective, enracinée dans la mémoire de Gustave, seconde nature et première coutume, est décalée, retarde sur l'évolution globale : on apprend à l'enfant des conduites pratiques, il est – fût-ce en dépit de lui-même – actif de cent manières diverses, courant, jouant, parlant, écoutant et regardant tous les jeunes garçons de six ans et cette passivité de nourrisson, habitude prise au berceau, paralyse son sentiment, il ressent pathétique ce qui se livrerait mieux, peut-être, à une affectivité plus conquérante ; tout prend en lui, vécu, je ne sais quelle obscurité profonde, vaguement périmée, la paralysie dénonce son insuffisance : à ce stade plus conscient et plus raisonnable de l'évolution, elle désigne mal son « « être-dans-le-monde » qui n'est pas simplement une « ouverture de l'être » – celle-ci s'accommoderait de sentiments passifs – mais aussi, depuis quelque temps, une certaine manière pratique de se jeter vers les choses, de s'annoncer à soi-même par l'horizon. Il ne s'agit pas d'acquisitions mais d'explicitations. Peu importe : le petit ressent son histoire avec un cœur préhistorique. Ce décalage sollicite de lui-même une mise au point : il faudrait tout casser ou tout réparer. Mais cette obligation se projette dans une sensibilité enchaînée et ne peut être ressentie qu'en termes de destin : l'enfant se trouve à un carrefour de fatalités. On pourrait concevoir de telles interactions, une telle influence de l'éducateur, de l'entourage, des tâches si durement imposées que le vécu, traversé par un courant de générosité expressive, liquiderait partiellement l'avarice introvertie qui le caractérise, devinant que la plénitude du « ressentir » exige la communication. D'une certaine façon, c'est même l'histoire de tout le monde. Mais non pas celle de Gustave : sa famille est un puits, il est au fond ; l'âge et l'éducation le hissent lentement : le seau s'élève mais la paroi qui l'entoure, comment changerait-elle ? L'intelligence affermie, les comportements appris, l'exploration toujours plus ample, autant de moyens pour mieux découvrir la situation familiale mais non pour la modifier ; il se trouve par ailleurs qu'elle ne se modifie pas d'elle-même : la cellule sociale est trop intégrée ; un tour de vis de trop, somme toute. Le résultat, c'est que l'« éveil au monde » de Gustave n'est qu'un éveil à la famille omniprésente et dans toutes les dimensions : il ne fera rien d'autre, grandissant, que la vivre, à différents étages, la même. Les facteurs nouveaux, ce sont d'anciennes influences, éclairées, reconsidérées, agissant par l'intermédiaire d'une compréhension qui les détaille et les amplifie. En certains cas on pourrait concevoir que l'explicitation provoque une transformation radicale des attitudes – ce serait le cas pour un malentendu. Pas de malentendu chez les Flaubert : les déterminations nouvelles ne sont que les anciennes consolidées et aggravées, adaptées aux relations toujours plus riches qui se nouent entre l'enfant mûrissant et le monde qui l'environne. Ainsi l'apathie est d'abord la famille vécue au niveau psychosomatique le plus élémentaire – celui de la respiration, de la succion, des fonctions digestives, des sphincters – par un organisme protégé ; après des transformations que nous essaierons d'entrevoir, Gustave l'assume pour en faire une conduite plus évoluée et pour lui assigner une fonction nouvelle : l'action passive devient tactique, défense élastique contre un danger mieux compris, le pur ressentir aveugle devient ressentiment. Nous verrons cela bientôt : mais ce qui compte ici, c'est de rejeter l'idéalisme : les attitudes fondamentales, on ne les adopte que si d'abord elles existent. On prend ce qu'on a : les moyens du bord ; on peut tailler les piquets pour en faire des épieux, rien de plus. Ces armes pointues, quoi qu'on y fasse, resteront des morceaux de bois et leur matérialité ligneuse ne dépend pas de leur fonction nouvelle mais d'opérations lointaines qui l'ont produite et qu'elle conserve en soi. Ainsi de l'inertie pathétique. Nous avons vu qu'elle sollicitait une intégration plus rigoureuse au système en évolution ; ce n'est pas tout : par le simple fait d'être-là, comme réceptivité pure, elle se propose, elle se fait moyen et suggère à l'enfant le meilleur parti à tirer d'elle. Enfin, lorsqu'elle sera tout entière absorbée par la praxis et qu'elle se recomposera comme l'unité du sensible subi et de l'action passive, elle conservera son sens archaïque, comme l'épieu conserve la matière du piquet qu'il fut : conservé, dépassé, traversé de significations neuves et complexes, ce sens ne peut manquer de s'altérer. Mais ses altérations doivent être comprises : il s'agit, en effet, de reproduire une totalisation nouvelle à partir de contradictions internes d'une totalité antérieure et du projet qui naît d'elles.

Ce qui revient à dire, somme toute : j'ai interprété autrefois la passivité de Gustave à partir de son rapport interne à sa famille ; cette interprétation n'est pas fausse : entre cinq et neuf ans, c'est ainsi que les choses se sont passées ; mais, sans la restitution des fondements archaïques de la sensibilité, elle reste en l'air, abstraite et relativement indéterminée. Ce n'est pas seulement la compréhension qui reçoit du dehors ses limites ; c'est le sens même de la détermination qui se dérobe à la description : je l'ai dit, au premier âge l'organique et l'intentionnel sont confondus ; ainsi le sens est matière et la matière sens. D'une certaine manière, si toute personne singulière a, par elle-même, la structure du signe et si l'ensemble totalisé de ses possibles et de ses projets lui est donné comme son sens, le dur noyau sombre de ce sens est la petite enfance : l'apathie reçue, vécue, consolidée des deux premières années soutient de l'intérieur l'activité passive et toutes les conduites de ressentiment, elle est tout à la fois la matière du signe, l'opacité du signifié (mystérieux dépassement de la clarté vers des significations plus obscures) et la délimitation intérieure du signifiant. Vérité restrictive et plénitude condensée de la mémoire, le passé préhistorique revient sur l'enfant comme Destin ; c'est la source d'impossibilités permanentes que les déterminations ultérieures – et, par exemple, l'être-en-famille du petit garçon, à neuf ans – seraient incapables d'expliquer ; et c'est aussi, par un syncrétisme originel, la matrice des inventions les plus singulières, l'inextricable confusion qu'elles éclairent et qui les fait mieux comprendre. Ou bien nous trouverons le noyau de bitume autour duquel le sens va se constituer dans sa singularité ou les origines profondes de Gustave Flaubert et, par conséquent, la trame de son idiosyncrasie nous échapperont toujours. Sans la petite enfance, c'est peu de dire que le biographe bâtit sur le sable : il construit sur la brume avec du brouillard. La compréhension dialectique peut bien s'élever de proche en proche jusqu'aux derniers moments d'une vie : elle commence arbitrairement, avec la première date que mentionnent les archives, c'est-à-dire qu'elle se fonde sur l'incompréhensible. Et celui-ci, dépassé mais conservé, reste en elle comme sa limite permanente et sa négation interne : si le mouvement ne trouve pas son vrai point de départ, il n'atteindra jamais son but ; je peux bien inventer les rapprochements les plus ingénieux, prévoir à coup sûr le passé qui fut l'avenir de mon grand homme, reste que je comprends ce que je ne comprends pas, et, conséquemment, que je ne comprends pas ce que je comprends.

Cette ignorance est plus ou moins grave : il est des hommes que l'histoire a forgés beaucoup plus que la préhistoire, écrasant en eux sans pitié l'enfant qu'ils ont été. Aussi bien ne sont-ils plus tout à fait singuliers : on les trouve au carrefour de l'individuel et de l'universalité. Mais Gustave ! Dès qu'il écrira, nous aurons l'expérience directe du singulier. Chez lui, à chaque instant, quoi qu'il fasse, le sens paraît : c'est l'unité des non-sens qui retardent ou dévient la signification rationnelle et pratique. Et, par là, l'enfance. Gustave, nous le savons, en est hanté : l'enfance est en lui, il la voit, il la touche sans cesse, le moindre de ses gestes l'exprime : ainsi nous est-elle présente, à nous aussi, nous la devinons à travers ses tics de plume ; mais, pour l'essentiel, elle se dérobe à nous, c'est un vide qui laisse apercevoir ses bords. Ouvrons, sans préparation, au hasard, un tome de la Correspondance, elle nous saute aux yeux mais nous ne la voyons pas.

Toute la question se résume en ces quelques mots : Gustave n'est jamais sorti de l'enfance. Il le dit, nous le savons : cet adulte est aliéné au monstre misérable qu'il fut. D'autre part, quand on veut recueillir des témoignages sur ses premières années, on se heurte à une conspiration du silence : c'est d'abord que nul ne se fût avisé d'observer les marmots et leurs mères ; et puis le petit retardataire ne faisait pas honneur à ses parents : ainsi son début dans la vie est resté caché : un secret de famille. Dans ces conditions, il faut choisir : abandonner la recherche ou glaner partout des indices, examiner les documents dans une autre perspective, sous un autre jour et leur arracher d'autres renseignements. Des deux termes de l'alternative, je choisis le second. Je sais que la moisson sera pauvre. Si, pourtant, nous devions apprendre quelques détails ou découvrir l'importance de certains faits que nous avions négligés, il faudrait tenter la synthèse progressive, faire des conjectures sur ces six ans qui nous manquent, en un mot, forger une hypothèse compréhensive qui relie les faits nouveaux aux troubles de la sixième année par un mouvement continu. La vérité de cette restitution ne peut être prouvée ; sa vraisemblance n'est pas mesurable : bien sûr, avec un peu de chance, nous rendrons compte de tout ce que nous savons. Mais ce tout, c'est si peu : presque rien. Faut-il prendre tant de peine pour n'arriver, en fin de compte, qu'à cette hypothèse trouée d'incertitudes et d'ignorance, sans probabilité définie ?

Oui. Sans hésiter. Je dirai pourquoi sur-le-champ quitte à y revenir en conclusion. Une vie, c'est une enfance mise à toutes les sauces, on le sait. Donc notre compréhension conjecturale sera requise par toutes les conduites ultérieures de Flaubert : il faudra faire entrer dans toutes les manifestations de son idiosyncrasie la restitution hypothétique du premier âge, combler avec ces années disparues et réinventées les vides que nous avons signalés, être en mesure de rendre à cette sensibilité ce noyau de ténèbres où le corps vécu et le sens se confondent, cette indifférenciation ressentie comme le tissu charnel des passions. Bref nous serons requis, non pas une fois mais à toutes les pages : la synthèse compréhensive ne s'arrête qu'à la mort. Si notre reconstruction n'est pas rigoureuse, comptez qu'elle sera tout de suite malmenée. Allons plus loin : réclamée de toute part, donnée, soumise aux pressions les plus fortes, il faut qu'elle éclate ou qu'elle contienne une part de vérité. Ne l'oublions pas, en effet : à partir de la treizième année, on joue cartes sur table, Gustave écrit des livres et des lettres, il a des témoins permanents ; impossible de prendre des libertés avec des faits si connus, rapportés, la plupart du temps, par plusieurs témoins à la fois, ni avec les interprétations de Flaubert lui-même : la réalité de cette vie et de cette œuvre s'impose, pour peu qu'on la lise. Sa densité et sa rigueur font à chaque instant la preuve de sa vérité : nous, cependant, tentant d'éclairer le vécu par la lumière noire du premier âge, nous verrons si la lente expérience de l'adolescent, du jeune homme et de l'adulte est allergique à notre hypothèse, la tolère ou l'assimile et se change par elle en soi-même. Ainsi l'aventure de Flaubert, à mesure qu'elle s'approchera de sa fin, fera l'épreuve de cette enfance retrouvée et décidera rétrospectivement de sa vraisemblance. Cet espoir me suffit : je tente le coup.

Les traits distinctifs de l'enfant à six ans, nous les avons fixés et décrits ; on peut les ramener à deux déterminations fondamentales : l'une c'est le caractère pathétique de sa sensibilité ; l'autre, c'est une certaine « difficulté d'être » qui traduit un malaise psychosomatique. Si ces dispositions se sont formées au cours de sa protohistoire, il faut qu'elles traduisent un trouble de la relation originelle qui unit l'enfant, chair en train d'éclore, à Génitrix, femme se faisant chair pour nourrir, soigner, caresser la chair de sa chair. Donc il faut remonter le cours de cette vie jusqu'à ce moment premier où une femme se fait chair pour qu'une chair soit faite homme.

Je rappelle les généralités : quand la mère allaite ou nettoie le nourrisson, elle s'exprime, comme tout le monde, dans sa vérité de personne, qui, naturellement, résume en elle toute sa vie, depuis la naissance ; en même temps elle réalise un rapport variable selon les circonstances et les individus – dont elle est le sujet et qu'on peut appeler amour maternel. Je dis que c'est un rapport et non un sentiment : en effet, l'affection proprement dite se traduit par des actes et se mesure par eux. Mais, du même coup, par cet amour et, à travers lui, par la personne même, adroite ou maladroite, brutale ou tendre, telle enfin que son histoire l'a faite, l'enfant est manifesté à lui-même. C'est-à-dire qu'il ne se découvre pas seulement par sa propre exploration de soi et par ses « doubles sensations » mais qu'il apprend sa chair par des pressions, des contacts étrangers, des frôlements, des heurts qui le bousculent ou par une experte douceur : il connaîtra ses membres, violents, affables, tordus, contraints ou libres par la violence ou l'affabilité des mains qui le réveillent. Il connaît aussi par sa chair une autre chair : mais un peu plus tard. Pour commencer, il intériorise les rythmes et les travaux maternels comme des qualités vécues de son propre corps. Qu'est-ce au juste ? Le corps manié se découvrant dans sa passivité à travers une découverte étrangère, s'il est, par exemple, retourné sans précaution sur le dos, sur le ventre, arraché trop tôt du sein, comment se découvrira-t-il ? Brutal ou brutalisé ? Les discordances, les chocs deviendront-ils le rythme heurté de sa vie ou tout simplement une irritabilité constante de la chair, promesse de grandes rages futures, une fatalité de violence ? Rien n'est arrêté d'avance : c'est la situation totale qui décide puisque c'est toute la mère qui se projette dans la chair de sa chair : ses violences ne sont peut-être que des maladresses, peut-être, pendant que ses mains le froissent, ne cesse-t-elle de parler, de chanter à l'enfant qui ne parle pas encore, peut-être apprend-il, dès qu'il sait voir, sa propre unité corporelle par les sourires qu'elle lui adresse ; peut-être au contraire fait-elle ce qu'il faut, ni plus ni moins, mal et consciencieusement, sans desserrer les dents, trop absorbée par une besogne qui lui déplaît. Les conséquences seront fort différentes dans l'un et l'autre cas. Mais, dans l'un comme dans l'autre, le nourrisson, chaque jour façonné par les soins qu'on lui donne, se pénètre de son « être-là » passif, c'est-à-dire qu'il intériorise l'activité maternelle comme la passivité qui conditionne toutes les pulsions et tous les désirs – rythmes intérieurs, vitesses, orages amoncelés, schèmes révélant en même temps des constantes organiques et des vœux inarticulables – bref que sa propre mère, engloutie au plus profond de ce corps, devient la structure pathétique de l'affectivité.

Cela ne suffit pas et Margaret Mead a démontré comment, en certaines sociétés, l'agressivité de l'adulte dépend de la manière dont on l'a nourri au berceau. Celle-ci peut être réglée par la coutume : ici l'on gave ; là, on alimente de mauvaise grâce, après avoir laissé crier. Dans notre société bourgeoise, l'allaitement n'est plus réglé par les mœurs mais rationalisé par les prescriptions médicales : reste qu'il dépend des groupes familiaux et des individus. À l'âge où la faim ne se distingue pas du désir sexuel, l'alimentation et l'hygiène conditionnent les premières conduites agressives, cela veut dire que le besoin arrache le nourrisson aux violences passives et aux pâmoisons du « pathétique » ; première négation et premier projet, l'agressivité représente tout ensemble la transcendance, sous son aspect le plus élémentaire, la relation primitive avec l'autre et la forme préhistorique de l'action. Ainsi peut-on comprendre que, selon sa nature et son intensité – cela veut dire selon le comportement maternel – l'enfant devienne par la suite plus ou moins passif jusque dans ses activités essentielles, plus ou moins actif jusque dans le simple déchaînement des passions. En dehors des fonctions proprement organiques, c'est la mère qui disposera le nourrisson aux colères rouges ou blanches, aux peurs qui fuient, qui attaquent ou qui paralysent, bref à la prédominance du pathétique (émotion subie, intérieure) ou du pratique (violences extériorisées, tumultes se dépassant dans une agression).

Le rôle du corps comme donnée préexistante est lui-même variable : l'organisme, sous l'action de facteurs purement physiologiques, peut « s'ouvrir » à l'émotivité passive ; les chemins de l'influx nerveux – en liaison avec le « tempérament » – peuvent faciliter ou même solliciter les affections passives et l'abandon ; cette priorité de droit permettra, peut-être, à la passivité de s'imposer plus souvent dans les cas ambigus, quand les conduites maternelles ne sont pas, en elles-mêmes, de nature à priver l'enfant d'agressivité. Inversement, si les données somatiques n'y sont pas propices la mère ne saurait exalter chez l'enfant les violences pathétiques que par des actions typiques et radicales : cela signifie qu'il y a des seuils à franchir et peut-être des portes à forcer. Et, parfois, le battant résiste, le seuil est infranchissable. Ainsi dans certains cas les dispositions organiques solliciteraient du nourrisson une attitude que les conduites maternelles, confuses ou contradictoires, auraient peine à esquisser en son corps. Et, dans d'autres, celles-ci seraient si rigoureuses, le sens s'en imprimerait si facilement dans la chair que les réactions induites en seraient – dans la forme et dans le fond – fortement dépendantes (elles réextérioriseraient le comportement intériorisé) sinon malgré la constitution physique, du moins à la faveur de la neutralité corporelle. On va d'un extrême à l'autre par des gradations infinies. La conduite vulgaire est bavarde : ni la mère ni la nature n'ont rien précisé, aussi n'est-on qu'incliné le plus souvent dans une direction et parfois dans l'autre ; on entrevoit dans chaque comportement les canevas brouillés qui le règlent avant qu'une refonte spontanée les dépasse vers des objectifs originaux. Et, sans aucun doute, la rencontre en un même enfant de certaines dispositions somatiques et de sollicitations définies – conduites de la mère intériorisées – peut être prise au départ comme un fait de hasard. Mais, quand il s'agit de la personne humaine, le hasard est lui-même producteur de sens ; cela veut dire en général que l'existence assume la facticité sans parvenir à la fonder et, dans chaque cas particulier, que tout individu doit pouvoir apparaître comme homme de hasard (insignifiant7) ou d'un certain hasard (sursignifiant) ; c'est ce que Mallarmé nous explique dans « Un coup de dés »... Le coup de dés n'abolira jamais le hasard car il contient le hasard dans son essence pratique ; et pourtant le joueur fait un acte, il lance ses dés d'une certaine manière, il réagit d'une manière ou d'une autre aux numéros qui sortent et tente, dans le moment qui suit, d'utiliser sa bonne ou sa mauvaise fortune : c'est nier le hasard et, plus profondément, l'intégrer à la praxis comme sa marque indélébile. Ainsi l'œuvre est hasard et construction tout ensemble et d'autant plus fortuite qu'elle est plus soigneusement édifiée : Nicolas de Staël s'est donné la mort, entre autres raisons, pour avoir compris cette inévitable malédiction de l'artiste et que celui-ci ne peut ni refuser la contingence ni l'accepter. Une solution : prendre la contingence originelle pour but final de la rigueur constructive. Peu de créateurs s'y résolvent8. Par contre, cette dialectique de la chance et de la nécessité se réalise librement et sans gêner personne dans la pure existence de chacun (c'est-à-dire dans le vécu se dépassant comme praxis et dans la praxis en tant qu'elle baigne sans cesse dans le milieu nourricier du vécu). Je me saisis en même temps comme un homme de hasard et comme fils de mes œuvres. Et tantôt je fais de mes actes, de mes possibles ma vérité la plus immédiate, tantôt la vérité de ma praxis m'apparaît dans l'obscurité des chances qui me font tel que je dois me vivre. Mais ni dans l'une ni dans l'autre de ces attitudes extrêmes la fortune et l'entreprise ne sont séparées. Comme on voit chez les amants : pour eux, l'objet aimé c'est le hasard ; c'est à son premier hasard qu'ils tentent de le réduire et, dans le même moment, ils réclament de ce produit de rencontre qu'il leur ait été depuis toujours approprié. Ce que nous cherchons ici, nous, c'est l'enfant chanceux, la rencontre d'un certain corps et d'une certaine mère : rapport non-compréhensible puisque deux séries se rejoignent sans qu'on puisse rendre raison du croisement ; et, dans le même temps, compréhension première, fondement compréhensible de toute compréhension : en effet, ces déterminations élémentaires, loin de s'ajouter ou de s'affecter l'une l'autre en extériorité, sont immédiatement inscrites dans le champ synthétique d'une totalisation vivante ; inséparables, elles se donnent, dès qu'elles surgissent, pour les parties d'un ensemble : cela veut dire que chacune est dans l'autre, au moins dans la mesure où la partie est une incarnation du tout. Nous avons enfin remonté le cours de cette vie jusqu'à son commencement : nous l'interrogerons sur le premier hasard dépassé, c'est-à-dire sur le trait fondamental de sa destinée.

Mais, nous l'avons vu, cette enquête nous ramène à la persona de la mère : ce que l'enfant intériorise, dans les deux premières années de sa vie, c'est Génitrix tout entière ; cela ne veut pas dire qu'il lui ressemblera mais qu'il sera fait, dans sa singularité irréductible, par ce qu'elle est. Nous voici renvoyés, pour comprendre la passivité dont Gustave est affecté, à l'histoire personnelle de Caroline Flaubert. Et non seulement à cela mais aux rapports que celle-ci entretient avec son mari, avec son premier fils, avec ceux qu'elle a engendrés par la suite et qui sont morts. Ce qui implique, naturellement, que nous mettions au jour d'abord les traits principaux d'Achille-Cléophas, ceux du grand frère Achille et, puisque cette famille est une cellule sociale qui exprime à sa manière et par son histoire singulière les institutions de la société qui l'a produite, il faudra en même temps établir les structures fondamentales de ce petit groupe si solidement intégré à partir de l'histoire générale qu'il reflète. Car c'est dans ce milieu, tissé par la trinité Père-Mère-Fils aîné que Gustave va surgir et c'est l'être même du groupuscule qu'il devra intérioriser d'abord à travers la Mère et les soins qu'elle lui donne. Intériorisation brouillée, opaque puisque Caroline exprime à sa manière, c'est-à-dire, elle aussi, à travers sa protohistoire, les déterminations familiales dont elle va l'imprégner. Autrement dit, notre seule chance de comprendre le premier rapport du nourrisson au monde et à soi-même, c'est de restituer dans l'objectif l'histoire et les structures de la cellule Flaubert. Nous allons tenter une première synthèse progressive et nous passerons, si c'est possible, des caractères objectifs de cette cellule, c'est-à-dire de ses contradictions, à la détermination originelle de Gustave – qui n'est rien de plus au départ que l'intériorisation de l'environnement familial dans une situation objective qui la conditionne, du dehors et dès avant sa conception, comme singularité9.


1. Lacan traduit ainsi le terme freudien de Unheimlichkeit.

2. Ce n'est pas que cela : c'est d'abord travailler. Mais le travail comme objectivation est, lui aussi, signifiant.

3. N'importe lequel des contes écrits par Gustave à la même époque nous révélerait, à l'examen, la même thématique. Marguerite, Garcia, le Bibliomane, Mazza sont des incarnations de Gustave au même titre que Djalioh. J'ai choisi Quidquid volueris parce que l'effort de l'auteur pour rendre l'égarement de son enfance y est plus explicite. Nous étudierons plus loin l'étrange « relation d'objet » qui se laisse deviner à travers ces fantasmes. Il convient toutefois de souligner que le singe et l'esclave ne représentent pas uniquement les parents de Flaubert. C'est l'époque où Gustave, amoureux de Mme Schlésinger, se complaît à imaginer, par sadomasochisme, les rapports sexuels de Schlésinger avec sa femme : il imagine la femme qu'il aime dans des postures grotesques et obscènes ; elle est l'esclave avilie de son prétendu mari. Celui-ci est donc, à n'en pas douter, symbolisé lui aussi par l'orang-outang. Achille-Cléophas, par contre, est – nous le verrons – dédoublé : c'est tout ensemble M. Paul, qui préside à la fécondation monstrueuse par amour de la Science, et la bête simiesque qui engrosse une femme.

4. À rapprocher du texte de C. Commanville : « devant les rires il restait rêveur, entrevoyant des mystères ». Il s'agit d'un souvenir.

5. Ces passions, précise Gustave, n'ont pas, pour violentes qu'elles soient, l'âpre fureur des passions humaines : elles ne sont point jalouses et pas davantage possessives ; elles ne s'adressent qu'à la Création entière.

6. Il est un autre silence, celui, par exemple, qui se referme sur l'œuvre faite, c'est-à-dire sur la totalisation du langage. Celui-là, Gustave le connaîtra aussi. Plus tard.

7. Un homme insignifiant est aussi pleinement signifié et signifiant que son voisin, même si celui-ci est le produit « original » d'une enfance extravagante. Toutes les significations du monde humain déterminent son insignifiance, fût-ce par privation. Il est astreint par sa réalité psychosomatique à signifier l'insignifiance à travers ses projets ; inversement les autres et le monde en font un insignifiant signifié.

8. Flaubert, nous le verrons, est de ceux-là ; c'est ce qui fait la grandeur de son œuvre.

9. Sans entrer dans les détails – nous y viendrons par la suite –, il va de soi que Gustave, avant même que d'être conçu, ne pouvait être qu'un cadet.