Quand Gustave vient au monde, en 1821, Louis XVIII règne depuis six ans et la classe des grands propriétaires fonciers s'est en grande partie reconstituée : durant les quinze années de la Restauration elle freinera le développement industriel : celui-ci, pendant la première moitié du siècle, reste sensiblement plus lent que celui de l'Angleterre. Malgré cela la classe bourgeoise maintient et améliore souvent ses positions. Les deux classes ennemies réalisent un semblant d'accord et trouvent un équilibre tout provisoire grâce à la politique douanière qu'elles ont intérêt l'une et l'autre à imposer au gouvernement : on protégera à la fois certains manufacturiers (fer, acier, textiles) et tous les agrariens contre la concurrence étrangère. Entre la classe montante et la classe déclinante des fonciers il ne pouvait s'agir que d'un compromis ; mais ce compromis était nécessaire à la bourgeoisie handicapée par sa faiblesse numérique et par celle du prolétariat. Au recensement de 1826, sur un total de 32 millions d'habitants, on trouve environ 22 millions de Français qui vivent directement ou indirectement du travail de la terre.
Le terrain d'entente sera donc le protectionnisme. D'une part en effet les fonciers sont malthusiens : ils veulent vendre le blé cher et ne se soucient nullement d'élargir le marché : les vieilles méthodes de culture (jachère, etc.) sont conservées ou remises en vigueur. Il faut attendre 1822 pour voir apparaître la première machine à battre le blé. Sans doute les anciens émigrés – qui ont de l'argent – procèdent, dans leurs domaines, à certains aménagements qui ont pour résultat d'accroître la productivité. Mais la production n'augmente pas pour autant : il s'agit simplement d'abaisser les coûts en maintenant les prix. Les industriels, d'autre part, ne se plaignent pas trop du prix de la vie ; l'un d'eux va jusqu'à écrire que l'ouvrier travaillera mieux si le pain coûte plus cher. Pas plus que les « agrariens » ils ne songent à augmenter la production. Le capitalisme reste familial et prudent : il se contente des anciens marchés ; personne n'irait s'aviser de créer la demande par l'offre. L'usage de la machine se répand très lentement. L'industriel veut dominer sa production et satisfaire à des demandes prévisibles et limitées. D'une certaine façon, les artisans, les ouvriers l'y encouragent : ces travailleurs hautement qualifiés craignent la disqualification et le chômage ; ils luttent contre la machine partout où on l'introduit. En 1825, dans la Seine-Inférieure, le tissage du coton est fait tout entier à la main. Le résultat c'est que les concentrations ouvrières sont rares ; l'exode rural est pratiquement stoppé, la petite-bourgeoisie, faite d'artisans, de commerçants, de boutiquiers, est numériquement très importante.
Les classes possédantes, toutefois, ne s'entendent que sur la politique douanière. Sur tous les autres plans une lutte sourde mais violente oppose les bourgeois aux fonciers. Ceux-ci sont les champions d'une monarchie autoritaire qui prendrait appui sur la noblesse – c'est-à-dire sur eux – et qui imposerait le catholicisme comme religion d'État. Des organismes semi-officieux (le plus célèbre est la Congrégation) se chargent de la propagande religieuse et politique, de l'espionnage et de l'intimidation. Les gros bourgeois, bien que voltairiens, se laisseraient faire. Mais ce qui compte avant tout, pour eux, c'est la liberté économique que leur a donnée la Révolution. Les choses se gâtent sous Charles X, quand les ultras parlent de rétablir les corporations. À cette époque, en effet, la bourgeoisie industrielle et commerçante a deux buts bien définis : empêcher l'intervention de l'État et l'union des ouvriers ; contrôler le gouvernement dans la mesure où la politique risque d'influer sur l'économie. Sur ces bases, les doctrinaires ont établi cette idéologie encore aujourd'hui virulente bien que périmée qu'on nomme le libéralisme. Industriels, commerçants ou propriétaires nobles, les gros ne sont d'accord que sur un point : écarter les autres classes du pouvoir. Pour 10 millions de contribuables et 32 millions d'habitants, il y a 96000 électeurs et 18561 éligibles. Cette nation, rejetée tout entière au-dehors de la vie publique, plongée dans une somnolence apparente, frappée au cœur par la défaite et l'occupation, semblait figée dans une sorte d'immobilité rurale ; on reprenait partout les attitudes traditionnelles devant la vie, devant la mort. Pendant que l'Angleterre double et triple le taux d'accroissement de sa natalité, le taux de la France se maintient aux environs de 55 p. 10000 entre 1801 et 1841 ; le taux de mortalité a fortement baissé de 1789 (33 %) à 1815 (26 %), mais il se maintient sans grande variation pendant toute la Restauration ; en 1789, la population urbaine représentait 20 % de la population totale, elle en représente 25 % en 1850.
Les classes dites « moyennes », pourtant, ressentent profondément les tares du régime : elles souffrent à la fois de la cherté de la vie, du système électoral qui les écarte des affaires publiques et de la concurrence de la grosse industrie. C'est dans leurs rangs que se recruteront les plus violents ennemis du régime censitaire et, plus tard, les républicains. Dans les couches supérieures de ces classes moyennes on rangera les avocats, les médecins, d'une manière générale tous ceux qui exercent une profession « libérale » et qu'on nomme aussi, alors, les « capacités ». La plupart d'entre eux, formés sous l'Empire, ont reçu une instruction scientifique et positiviste qui les oppose à l'idéologie de la classe dirigeante. Ils ont été touchés par le courant de déchristianisation qui est issu de la bourgeoisie riche aux environs de 1789. Ils n'ont rien à gagner au compromis qui masque l'opposition fondamentale des classes supérieures ; du reste, l'une et l'autre s'entendent pour leur interdire l'accès au pouvoir. Pourtant, ils ne luttent guère, au début, contre des maîtres dont ils sont en même temps serviteurs et complices. C'est d'abord qu'ils vivent sur la rente des uns et sur le profit des autres. C'est aussi, c'est surtout que la « classe moyenne », dont l'accroissement numérique est tout récent, s'embarrasse dans ses contradictions intérieures. Il suffit pour s'en convaincre de prendre l'exemple d'Achille-Cléophas, le père de Gustave Flaubert.
Cet homme « éminent » n'est vraisemblablement pas électeur et sûrement pas éligible ; en d'autres termes, le chirurgien en chef de l'hôpital de Rouen est un citoyen passif. Il ne semble pourtant pas qu'il ressente très profondément la disproportion de ses mérites techniques et de son importance dans la vie politique de la nation. C'est qu'il a passé sa jeunesse sous un régime autoritaire et qu'il doit tout à Napoléon. À Napoléon ou plutôt à la guerre : aux besoins des armées révolutionnaires et impériales. Il ne suffisait pas, sous l'Empire, de mobiliser les compétences : il fallut susciter les vocations. Les parents d'Achille-Cléophas se saignent aux quatre veines pour l'envoyer faire ses études à Paris. Il s'y montre si brillant que le Premier consul donne l'ordre de leur rembourser les frais, ce qui permet au jeune homme d'achever sa médecine. Si nous lisons sa « Dissertation sur la manière de conduire les malades avant et après les opérations chirurgicales », présentée et soutenue à la faculté de médecine le 27 décembre 1810, nous verrons qu'il est entré orgueilleusement dans la querelle qui avait opposé chirurgiens et médecins tout le long du XVIIIe siècle et qui durait encore. Lorsque les chirurgiens de robe longue et les chirurgiens de robe courte – les barbiers – s'étaient associés dans une même confrérie, sous le titre de « maîtres chirurgiens jurés et barbiers », prenant le droit de cumuler ces deux offices, couper les jambes et « faire le poil », les médecins en avaient profité pour leur interdire la soutenance de thèses, le titre de professeurs et l'usage du latin. La profession tomba dans un profond discrédit dont l'édit royal de 1743, qui leur rendait leurs droits, ne la tira pas entièrement. Il fallut les guerres de la Révolution et de l'Empire pour leur permettre de remonter le courant. L'ascension d'Achille-Cléophas était double : non seulement il passait d'une classe à une autre mais il entrait dans une profession en pleine évolution. S'il prend part à la querelle, c'est avec l'intention de la clore définitivement : il peut se le permettre puisqu'il est à la fois médecin et chirurgien. L'introduction de sa Dissertation indique assez la force de son ambition : « Le chirurgien, qui se montre si grand dans les manœuvres de l'opération où il faut des connaissances précises d'anatomie, de la dextérité dans la main, de la finesse dans presque tous les sens et de la force dans l'esprit, ne le devient réellement que quand, à ces précieux avantages, réunissant ceux du physiologiste et du médecin, il considère le tempérament général de son sujet, le tempérament partiel de ses organes, l'influence de toutes les choses qui peuvent avoir des rapports avec son malade, cherche et applique, avant comme après l'opération, tous les moyens qui doivent en rendre le succès heureux : alors seulement il mérite le nom de chirurgien ou de médecin-opérateur ; il rapproche deux sciences, la médecine et la chirurgie qui toujours veulent marcher ensemble et qui faiblissent et chancellent dès qu'elles sont désunies... Ses fonctions s'étendent avant, pendant, après l'opération : dans le premier temps il est médecin, dans le second chirurgien, dans le troisième il redevient médecin. »
Idées banales aujourd'hui mais qu'il dit lui-même être, de son temps, « trop négligées ». Il reconnaît que beaucoup de ses confrères ne s'en soucient pas : « Quoi qu'on puisse dire des chirurgiens qu'ils ont trop négligé les attentions dues aux malades avant et après l'opération et qu'on puisse en partie leur adresser le reproche qu'on a fait à ce frère Jacques de Beaulieu, qui ne préparait jamais les individus qu'il devait tailler et qui remettait à Dieu seul le soin de leur guérison après l'opération... » En d'autres termes tous les médecins ne sont pas chirurgiens mais tous les chirurgiens doivent être médecins et, quand ils le sont, ils atteignent à « la grandeur réelle ». Ils connaissent l'anatomie et la physiologie, les techniques chirurgicales et médicales et ils joignent à leur savoir l'habileté manuelle, la finesse des sens et la force d'âme. Voilà le portrait d'Achille-Cléophas, qui est alors prévôt d'anatomie à l'hospice d'Humanité (l'Hôtel-Dieu) de Rouen. Tel il est, tel il veut être, espérant à la fois se placer au plus haut degré où son métier ainsi pratiqué puisse le faire atteindre et faire avancer son art.
Jusqu'en 1815, Achille-Cléophas fut détourné de la politique et du libéralisme actif par une certaine fidélité au régime qui lui avait donné sa chance. Il n'était pas bonapartiste, pourtant ; et la Restauration ne changea pas sensiblement son statut. Mais ses activités de chirurgien et de savant l'avaient depuis longtemps éloigné de la religion. Avait-il adopté l'athéisme matérialiste du XVIIIe siècle ? Nous l'ignorons. Ce qui est sûr en tout cas – son allusion au frère Jacques de Beaulieu et d'autres passages de la Dissertation le montrent – c'est qu'il était anticlérical1. Sous la Restauration, il passait pour libéral, fréquentait des républicains et ne devait pas se priver de critiquer le nouveau régime puisqu'il fit l'objet d'une enquête ; ses idées, toutefois, ne parurent pas bien redoutables : l'enquête fut abandonnée et on ne l'inquiéta pas. Il avait, en somme, des opinions, mais ne s'engageait pas. C'est que cet intellectuel est lié de plusieurs manières et profondément à la classe des propriétaires : son père était un vétérinaire campagnard, royaliste enragé ; ainsi le docteur Flaubert avait passé son enfance au milieu des paysans ; ses frères, d'ailleurs, étaient restés vétérinaires. Seule, son intelligence l'avait « distingué » ou plutôt, c'est l'État qui l'avait séparé de ses camarades et de ses pairs pour l'élever brusquement au-dessus d'eux. L'état de vétérinaire était et restera jusqu'au bout son futur antérieur, cet être qui lui venait des profondeurs de l'Ancien Régime et du passé familial auquel une mutation de la société l'avait brusquement arraché. Achille-Cléophas, par la suite, exerce son métier dignement mais dans l'intention bien arrêtée de s'élever en s'enrichissant. Par là même, il revient au monde rural dont il est sorti : en cette France qui dort, on investit dans les biens immeubles ; lorsque le docteur Flaubert voulut « placer » ses fonds – cette part rognée sur la plus-value que la bourgeoisie lui attribuait en fonction de ses services –, il acheta tout naturellement des terres. Ainsi, ce chirurgien d'opinion voltairienne se trouvait rapproché des grands propriétaires qui gouvernaient la France : il avait avec eux certains intérêts communs ; il obéissait aux exigences de la rente et devait, lui aussi, souhaiter un régime protectionniste : dans la mesure où le gouvernement protégeait les prix agricoles, Achille-Cléophas ne se montrait pas tout à fait hostile à la Monarchie. Pourquoi l'eût-il été, du reste ? Son attitude envers la Révolution devait être pour le moins ambiguë : après tout, les révolutionnaires avaient jeté son père en prison ; libéré, celui-ci était mort en 1814 des suites de sa détention. Et puis, ce « paysan parvenu » reçut par son mariage une touche d'aristocratie : médecin, il avait comme il se doit épousé la fille d'un médecin ; mais il se trouvait que la mère de celle-ci était une demoiselle de la noblesse et qu'elle avait, près de Trouville, une propriété dont sa fille hérita. C'est ce fief qui détermina les placements du docteur : on voulut l'agrandir. Gustave et, plus tard, Caroline Commanville, ont pris soin de ne pas nous laisser ignorer les origines de Mme Flaubert.
Il n'est pas tout à fait sûr qu'Achille-Cléophas ait projeté au départ ce « retour aux champs » : on sait même qu'il voulait faire carrière à Paris. C'est Dupuytren, jaloux de son disciple, qui l'aurait fait expédier en province « pour sa santé ». Nous ne savons presque rien de cette obscure histoire, sinon que le médecin-chef ne dérageait pas et qu'il s'est, jusqu'à sa mort, tenu pour exilé à Rouen. Il faut noter d'ailleurs que ce citadin de fraîche date, petit-fils de cultivateur, avait pour meilleur ami un industriel libéral, Le Poittevin. N'importe : quels qu'aient été ses premiers espoirs, et, plus tard, ses ressentiments, ce grand homme de province revint à la terre et ce fut la province qui en décida. Il fut, au fond de lui-même, la contradiction vécue de la campagne et de la ville, de la routine et du progrès : rentier, il laissait cultiver ses champs suivant les vieilles méthodes ; médecin, il ne cessait d'apprendre et d'enseigner du nouveau. Ponctuel, consciencieux, autoritaire, il semble avoir conservé la rudesse des mœurs paysannes qui se marque jusque dans son vêtement : les Rouennais ont gardé longtemps le souvenir de la peau de bique qu'il mettait en hiver pour aller faire ses visites. Par le fait, bien qu'il soit inférieur aux uns comme aux autres par la fortune, on dirait qu'il enveloppe en lui-même le conflit latent des industriels dont il aime à faire sa société et des anciens émigrés dont les terres bordent les siennes. Ce citoyen passif vit dans la nervosité le conflit majeur des classes dirigeantes. Traître à l'une comme à l'autre : il refuse l'idéologie des fonciers mais non pas tout à fait leurs mœurs et n'a pas même l'idée d'investir dans l'industrie. Ainsi – en poussant les choses à la limite – on pourrait dire que ce libéral contribue – au moins sur le plan de l'économie – à maintenir la France dans sa léthargie.
La vie d'Achille-Cléophas s'explique en effet par le déclassement. Un vétérinaire royaliste, plus qu'aux trois quarts paysan, qui tient le roi pour son Seigneur et pour la source de toute « patria potestas », élève à la dure un gamin précoce qui franchit une étape nouvelle. Ce jeune ambitieux dont l'enfance s'enracine dans la coutume rurale vient à soigner les gens quand ses frères ne guérissent que les bêtes, il passe des champs à la grande ville et devient sous l'Empire un petit-bourgeois intellectuel. L'ascension continue sous la Restauration ; sa science, l'idéologie du XVIIIe siècle, les opinions de la bourgeoisie libérale, tout concourt à lui donner une « philosophie » qui ne reflète entièrement ni son « mode d'existence » ni son « style de vie ». En particulier son autoritarisme de chef et de père ne se recoupe pas avec son libéralisme.
Issu d'une famille domestique et séparé d'elle par ses fonctions, par ses nouveaux honneurs, ce déclassé fonde une famille nouvelle et la recompose domestique. On a fait remarquer que les familles conjugales, à mesure que l'enfant prend de l'importance à leurs yeux, deviennent moins prolifiques ; dès que le père et la mère voient dans le nouveau-né une personne irremplaçable, il devient par lui-même un facteur de malthusianisme : ainsi l'individualisme du couple bourgeois prépare à chaque rejeton un destin d'individu, un égotisme prénatal. Mais les Flaubert ont gardé les mœurs de l'Ancien Régime : ils font six enfants dont trois qui meurent en bas âge. Restent Achille, né en 1812, Gustave, en 1821, Caroline, en 1825. Le pater familias – dont l'office est de traiter le corps humain comme un objet – conserve pourtant, envers la naissance et la mort, l'attitude paysanne : c'est la Nature qui donne à l'homme ses petits et c'est elle qui les lui ôte. Dans la bourgeoisie qui entoure le chirurgien-chef les pratiques anticonceptionnelles commencent à se répandre : il le sait, par métier, mais il demeure fidèle à la doctrine du laissez-faire. À vrai dire il la justifierait parfaitement s'il croyait. Athée, médecin, bourgeois, sa position semble traditionaliste plus que rationnelle. Et puis ce géniteur autoritaire semble s'être plus soucié de se donner des continuateurs que de créer des individus singularisés. Les enfants Flaubert se sentiront à la fois sujets de droit en tant qu'hoirs et quelconques, remplaçables, en tant qu'individus. De fait il y a un patrimoine à conserver, à accroître, et qui n'est pas seulement fait de terres acquises mais de la science du père, de ses mérites techniques et de sa fonction sociale : médecin, celui-ci entend faire de ses fils des médecins. D'abord parce qu'il lui semble naturel de les former à son image et surtout parce qu'il a le bras long : si ses deux garçons entrent dans sa profession, il usera plus tard de son crédit pour assurer leur carrière. Celle d'Achille, en tout cas, est faite d'avance : de l'héritage matériel, certes, il n'aura que sa part ; mais on lui réserve déjà la totalité du patrimoine scientifique et social : il est entendu depuis longtemps qu'il prendra la suite du père et deviendra médecin-chef à l'hôpital de Rouen. Ainsi, à l'époque où la bourgeoisie libérale se révolte tout entière contre le rétablissement du droit d'aînesse, Achille-Cléophas, bourgeois et libéral, tout en partageant les indignations de son ami Le Poittevin, n'hésitait pas un instant à privilégier l'aîné des Flaubert aux dépens du cadet. Pourquoi, d'ailleurs, se fût-il tourmenté : il était le maître absolu dans la famille comme son père l'avait été dans la sienne. C'est qu'il est bourgeois de fraîche date : dans les milieux plus riches et surtout dans ceux qui sont riches depuis plus longtemps la famille domestique se désintègre ; la mère prend une importance nouvelle : dès la fin du XVIIIe siècle, dans une famille de robins grenoblois, Henri Beyle adore la sienne et déteste Chérubin ; sur Hugo, au début du XIXe, l'influence maternelle est décisive ; plus tard, la vie de Baudelaire, un contemporain de Gustave, est ravagée par la passion rancuneuse que lui inspire Mme Aupick. Tout près de lui, s'il l'eût voulu, Achille-Cléophas eût découvert une famille typiquement conjugale : Mme Le Poittevin, ornement des salons libéraux, devait à sa beauté une autorité réelle ; son fils Alfred l'adorait : de cet amour nous verrons qu'il mourut. Mais, sans aucun doute, le médecin-chef ne s'inquiétait pas de ces anomalies : il fit en sorte que sa femme restât tant qu'il vécut cet « être relatif » dont a parlé Michelet. L'a-t-il réduite en esclavage ou manquait-elle de personnalité ? En tout cas elle était complice. Elle l'aimait, cela ne fait pas de doute ; elle voulait n'être auprès des enfants que sa représentante et n'avoir sur eux et sur la maisonnée d'autre autorité que celle qu'il lui prêtait. Les choses allaient si loin qu'elle refusait d'intercéder auprès de lui, même si ses enfants l'en priaient. Intermédiaire, si l'on veut, mais à sens unique. On reconnaîtra à ces traits le rôle de l'épouse dans la famille domestique tel que l'a si bien décrit Restif de La Bretonne.
Pourtant le petit groupe des Flaubert est miné par une contradiction. Les familles rurales, bien qu'on y cherche souvent à augmenter le patrimoine, sont fondées sur la répétition. Retour des saisons, retour des travaux et des cérémonies ; chaque génération vient remplacer la précédente et recommencer sa vie. C'est qu'on se déclasse peu. Ni le fermier ni le hobereau ne tentent en général de transformer leur condition sociale : l'enrichissement – d'ailleurs lent et médiocre – ne la change pas. Aussi peut-on dire que ces communautés n'ont pas d'histoire. Ainsi vécurent les frères du chirurgien : vétérinaires et fils de vétérinaires. Un accident – l'Intelligence – a projeté Achille-Cléophas dans l'Histoire : il commence une aventure au lieu de répéter celle des anciens. Cette mutation brusque le livre aux forces ascendantes de la société. La Science ne se répète pas. Ni la bourgeoisie, cette classe qu'un mouvement sans cesse accéléré va porter au pouvoir. Savant et bourgeois, Achille-Cléophas prend conscience d'une évolution irréversible : sa famille retombera au plus bas à moins qu'elle ne s'élève de vive lutte au sommet de la société française.
Le pater familias est fondamentalement – c'est-à-dire par l'enfance – un paysan de l'Ancien Régime ou, ce qui revient au même, un membre de cette petite-bourgeoisie rurale, pauvre et clairsemée, liée par le sang aux cultivateurs, qui vivait au milieu d'eux et conservait leurs mœurs. Mais ce forçat de l'intelligence a établi solidement en lui la Raison analytique et l'idéologie libérale, produits lentement élaborés dans les villes. Il ne dispose pas des instruments qui lui permettraient de se penser dans son existence réelle ; entre la permanence et l'Histoire il est déchiré sans le savoir : celle-ci ne cesse de ronger celle-là qui ne cesse de se rétablir. Cette contradiction – qu'il vivait dans l'inconscience – se manifestait aux bourgeois qu'il soignait, aux étudiants qui l'entouraient, comme un trait de caractère : on le trouvait autoritaire mais on lui passait ses sautes d'humeur et ses violences en considération de sa compétence. « Il est comme ça ! » disait-on. En fait, ce qu'on nomme caractère est purement différentiel et se manifeste comme un décalage léger entre les conduites de la personne et les conduites objectives que son milieu lui prescrit. Ce décalage à son tour n'exprime pas la Nature mais l'histoire, en particulier la complexité des origines et le degré réel d'intégration sociale. Achille-Cléophas n'était pas « intégré » : il restait, en dépit d'une ascension rapide, ce que Thibaudet nomme un « m'ont-fait-tort » ; la preuve en est que les méfaits de Dupuytren, ressassés à voix haute devant sa femme et ses enfants, devinrent un mythe familial. Il piquait des colères fameuses qui s'achevaient quelquefois, dans le privé, par des pleurs ; son déséquilibre nerveux et sa tension mentale étaient les conséquences de sa désadaptation : en dépit de ses succès de professeur et de médecin ou plutôt à cause d'eux, il devait se travailler sans cesse pour s'intégrer à cette société libérale dont il reflétait les idées mieux que personne mais dont les mœurs le déconcertaient. Au milieu de bourgeois durs et calmes, installés, ce bourreau de travail aux nerfs de femme semble avoir hérité de la sensibilité révolutionnaire.
Pour connaître ses pensées, au moins au début de sa carrière, il faut revenir à la Dissertation de 1810.
Il s'y montre décidément vitaliste : il fait appel souvent, en effet, à la notion de force vitale en lutte incessante avec les forces physico-chimiques et qui neutralise leur action sur l'organisme vivant : « (Avant l'opération) une diminution des éléments devient utile si l'homme qui doit être opéré souffre, si son affection a besoin d'une assez grande somme de forces vitales pour ne pas éprouver quelque changement subtil et funeste. Chez cet individu, beaucoup d'aliments produiraient ou le changement à craindre dans la partie lésée ou l'indisposition connue sous le nom d'indigestion. Le premier accident arriverait si les forces étaient appelées sur l'estomac pour la perfection de la digestion ; le second, si ces déplacements des propriétés vitales n'avaient pas lieu... » Après l'opération : « (Ne pas couper les cheveux ni la barbe pendant les premiers jours) lorsqu'on les peigne ou lorsqu'on les coupe, ils deviennent le siège d'un mouvement de composition ou de décomposition plus actif (Bichat, Anatomie générale, vol. IV) qui probablement se fait aux dépens de celui de toutes les parties et surtout de l'opéré... Quoique les cheveux entretiennent la chaleur de la tête, ce n'est pas son refroidissement que je redoute par leur section... mais le déplacement des forces et leur transport à la tête. » Pour le reste, il en est encore à la théorie fibrillaire puisqu'il parle du « tissu cellulaire » (ce que nous appellerions « tissu conjonctif ») au sens où le font Le Cat en 1765 et Haller en 1769 : il s'agit d'un tissu dans les fibres duquel se trouvent des cellules, celles-ci n'étant que les produits de celles-là. Forces vitales, fibres : c'est ce qu'on enseignait à la faculté de médecine ; cette pensée encore toute paysanne devait plaire à Achille-Cléophas ; la science ne s'éloignait pas trop de son enfance rurale. Son maître, plusieurs fois cité dans la Dissertation, c'était Bichat. A-t-il changé par la suite ? Et dans quelle mesure ? Nous n'en savons rien. En tout cas, Gustave ne nous dit point que son père usât du microscope – que Bichat n'aimait guère, lui non plus. Ce qui est sûr, c'est que le vitalisme, déjà périmé sous cette forme, ne cadrait pas avec le rationalisme analytique dont il faisait – Gustave nous l'a dit – le fondement de toute recherche scientifique et qui était, en outre, à l'origine de l'idéologie libérale. On dirait que, là encore, il y a un décalage entre un certain aspect de sa pratique, fondée sur des croyances féodales et rurales et la pensée de sa nouvelle classe qu'il a adoptée quand il est entré dans celle-ci.
Le rationalisme analytique, issu du XVIIE siècle, utilisé au XVIIIe par les « philosophes » comme une arme critique, devient, au début de l'Empire, sous la plume des « idéologues », détestés de Napoléon, la charte intellectuelle de la bourgeoisie. Il s'agit à la fois d'un principe de méthode et d'une extrapolation métaphysique : « L'analyse est toujours nécessaire, elle est dans tous les cas théoriquement possible. » Cela veut dire qu'un ensemble quelconque, dans n'importe quel secteur de l'Être, peut être décomposé en éléments plus simples et ceux-ci, à leur tour, en d'autres éléments, jusqu'à toucher le roc, c'est-à-dire les insécables protégés contre la désintégration moins par leur unité que par leur absolue simplicité. Sans doute la décomposition doit-elle être suivie d'une contre-épreuve : la reconstitution de l'objet considéré. Mais, les analyses chimiques de Lavoisier semblent l'avoir prouvé, la recomposition est tout simplement une décomposition renversée ; autrement dit, on considère une expérience comme une série réversible qui livre les éléments à partir de l'ensemble et restitue l'ensemble à partir des éléments. Il suffit de cela pour que, dans la plupart des cas, on fasse la contre-épreuve synthétique en passant sous silence le moment réel de la synthèse – c'est-à-dire précisément son irréductibilité dialectique aux éléments simples. Cette Idée analytique fournit ses postulats – on les appelle les principes – à la mécanique classique. L'ensemble des mouvements se loge dans le cadre d'un espace et d'un temps homogènes, donc analysables. Les insécables auxquels se réduit le déplacement d'un mobile sont les positions successives occupées par les objets au cours du temps. Le point correspond à l'instant. On peut donc reconstituer la nature à partir des « points matériels » dotés d'un nombre fini de propriétés et soumis à des forces indépendantes d'eux. Si l'on se donne toutes les positions et les vitesses initiales d'un système de points matériels, on peut prédire toute son évolution. Les lois de la Nature régissent les corps et les systèmes du dehors ; elles constituent un système complet, ce qui veut dire qu'elles sont en nombre fini et bien déterminé. Ces lois, bien entendu – en particulier le principe de gravitation – doivent leur universalité à leur simplicité élémentaire.
Il faut remarquer que cette conception, qu'on appelle souvent mécaniste et qui n'a pas survécu, représentait sur le terrain des recherches physico-chimiques un progrès réel : on remplaçait les forces métaphysiques par les calculs, la magie du concept par l'expérience2 ; on introduisait le déterminisme qui représentait ensemble la première postulation à l'unité du savoir et le premier refus décidé de réduire les enchaînements de l'Être aux nécessités de la pensée. Par contre, au niveau des sciences humaines, le système perdait sa rigueur et son intransigeance : c'est qu'il n'y était pas né ; on l'y avait importé, on l'y appliquait par analogie comme, par un anthropomorphisme inverse, on tente d'appliquer aujourd'hui la dialectique, loi de l'histoire humaine, au mouvement de la Nature et singulièrement à la mécanique subquantique. De fait – qu'il s'agît de Hume ou de Condillac – le public bourgeois du XVIIIe siècle demandait à ses philosophes de nous montrer, tournant dans notre tête, des systèmes planétaires en modèle réduit conçus à la façon de ceux de Newton : des points matériels ou molécules psychiques, éléments insécables reliés entre eux par un système de lois fini qui leur restât extérieur. Ces penseurs logèrent des constellations dans la pensée, dans le cœur. L'atome fut la sensation, pour d'autres l'impression élémentaire3. On le définit du dehors, faute de pouvoir le couper en plus petits morceaux. Les lois d'attraction furent : trouver la ressemblance, la contiguïté. La contiguïté, surtout, eut la faveur des bons esprits : elle permettait de relier par des gravitations subtiles des objets psychiques dont le seul caractère commun était de n'avoir aucun rapport les uns avec les autres. En outre, on voulait y reconnaître la loi de Newton elle-même adaptée au secteur psychique : deux unités psychiques, quand une fois elles ont été données ensemble dans l'esprit, s'attirent en fonction de caractères parfaitement extérieurs ; si l'un vient à réapparaître, l'autre tendra à revenir et, pour qui connaîtra toute la succession des faits, cette tendance sera, tôt ou tard, rigoureusement mesurable. L'homme fut dépossédé de lui-même comme l'avait été la Nature : en compensation, on lui prédit que le tourbillon d'atomes qui le composait, régi par une inflexible légalité, serait parfaitement prévisible pour quiconque connaîtrait, au départ, les positions et les vitesses. Le seul problème troublant qui restait : comment cette personne stupide, fausse unité de galaxies, conditionnée par une absurde mémoire à restituer des concomitances fortuites sous forme de coq-à-l'âne, comment cette extériorité du dedans pouvait-elle comprendre, inventer, agir ? La réponse des philosophes était variable ; en général, ils en venaient, comme Hume, à concéder à la Nature ce qu'ils refusaient à l'homme : une certaine constance dans les enchaînements, des séries claires et distinctes, de fructueuses contiguïtés ; bref, ils accordaient à l'extérieur ce levain d'intériorité qu'ils refusaient à l'intérieur. Quant aux vertus, on les décomposa : l'analyse découvrit, sous leur complexité, des attitudes élémentaires. Il fallait que celles-ci correspondissent au niveau primitif des atomes psychiques : à la sensation correspondit le principe simple du plaisir et du déplaisir. L'enfant – aussi bien que l'adulte – cherche celui-là et fuit celui-ci. Pour certains, nous l'avons vu, cet hédonisme ne suffisait pas : Bentham propose une règle à calculer les conduites ; d'autres – toujours grâce à Newton, c'est-à-dire par la loi de l'association – combinèrent ces molécules de vertu pour produire la vertu dans sa diversité : le plaisir devint l'intérêt ; l'hédonisme perdit son cynisme aristocratique et s'alourdit bourgeoisement en utilitarisme.
C'est que la bourgeoisie triomphante voulait réduire en poudre les vieux organismes totalitaires de la monarchie absolue. Le libéralisme économique se fondait lui aussi sur l'atomisation. Mais il ne s'agissait pas d'abord d'une théorie : la bourgeoisie réduisait en pratique les corps sociaux à l'état moléculaire : il suffit de se rappeler comment, en Angleterre, elle liquida les derniers vestiges de la charité féodale et transforma les pauvres en prolétaires. La notion de marché concurrentiel implique, par elle-même, en effet, que les réalités collectives sont des apparences et les traditions des routines. Le groupe n'est qu'une rubrique abstraite sous laquelle on fait entrer les relations innombrables qui unissent les individus. Le monumental édifice du mécanisme est au moment de s'achever : le point pesant, la détermination élémentaire de l'espace et du temps, l'atome psychique, la molécule éthique, tout nous conduit à l'insécable social qui n'est autre que l'individu. À peine celui-ci est-il « isolé » par l'économiste, nous le voyons entraîné avec ses semblables dans un nouveau tourbillon : c'est que les lois de l'économie doivent nous rester extérieures ; il faut que le riche subisse sa richesse pour que le pauvre soit convaincu d'accepter sa pauvreté. Tout serait perdu, comme l'ont si bien dit Marx et Lukács, si ces lois se découvraient alors pour ce qu'elles sont, si ces règles d'airain dont la parfaite cruauté semble un fait de nature avouaient tout à coup aux hommes que ce sont eux qui les font. Il n'en est pas question : le mécanisme sait rendre compte de la dissémination des atomes et de l'ordre qui s'impose à eux. Grâce au rationalisme analytique, la bourgeoisie peut lutter sur deux fronts : elle dissout par la critique les privilèges et les mythes de l'aristocratie foncière ; elle décompose sa propre classe et la classe ouvrière en atomes individués mais sans communication entre eux. L'offre et la demande, la pratique concurrentielle, le lien péniblement établi de l'intérêt particulier et de l'intérêt général, le principe du marché du travail : tous ces éléments se retrouveront intégrés, vers le milieu du XIXe siècle, quand Marx aura écrit que le processus de la production forme un tout. Pour l'instant, les interprétations de l'économiste restent analytiques : le vendeur et l'acheteur viennent seuls au marché, nul groupe ne les exploite, nulle prérogative ne les protège ; l'offre et la demande définissent chacun du dehors et c'est aussi du dehors que le prix sera finalement établi. Mais il est prouvé par là même que je dois freiner les mouvements de mon cœur : je dois produire davantage, à moins de frais, donc contenir ou réduire les salaires ; c'est mon intérêt et tout compte fait c'est celui de mes ouvriers : ils gagneront moins mais seront plus nombreux à travailler. Et c'est, bien entendu, l'intérêt de mon pays. Par la suppression des organes sociaux de médiation et par la conquête de la propriété réelle, le bourgeois se réalise lui-même : il est une chose, un petit atome solitaire et incommunicable. Il ne peut rien pour les autres sauf se perdre en les perdant : il est vain et coupable de tenter directement de les servir. Le seul altruisme valable, c'est un égoïsme éclairé : je poursuis mon intérêt en conformité avec les lois générales de l'économie. Et ces lois se chargeront, du dehors, de produire le bien-être général sur la base de mon enrichissement particulier.
Voilà le système : tous les bourgeois ensemble le sécrètent et le respirent ; ils le produisent et s'en imprègnent. Toujours neuf et toujours recommencé, c'est lui que le médecin-chef est obligé d'intérioriser. Achille-Cléophas est à chaque instant convaincu des réciprocités de perspective qu'il prend pour des évidences. Au fond du cœur humain, il trouve ces pulsions insécables qui lui paraissent un reflet des points matériels et ceux-ci le renvoient à l'atomisation des sociétés ou de l'intelligence humaine. Ne l'en blâmons pas : ces jeux de glace sont des preuves pour la plupart des gens. Nous avons, aujourd'hui, d'autres systèmes de références aussi fragiles et qui se confirment à nos propres yeux par des tourniquets d'images. On n'y peut rien, puisque les idéologies sont totalitaires, à moins de remettre tout en question, ce qui n'était pas l'affaire de ce chirurgien. En un seul domaine, du moins au début de sa carrière, il refuse de trouver les éléments simples qui sont impliqués partout par le principe de l'analyse : en physiologie et en médecine. A-t-il jamais lu La Génération d'Oken, parue en 1805, où la théorie cellulaire est exposée avec précision : « Tous les organismes naissent de cellules et sont formés de cellules ou vésicules » ? Comment le savoir ? Ce qui est sûr, c'est que, vers 1830-1840, la théorie de la cellule, longtemps freinée en France par l'influence de Bichat, connaît un nouveau développement et qu'il n'a pu l'ignorer dans son âge mûr. Et s'est-il aperçu que le mécanisme newtonien de Buffon, qu'il a sûrement lu dans sa jeunesse, convenait mieux que la théorie des « forces vitales » à la philosophie du libéralisme4 ? Il avait sûrement des idées puisqu'il rêvait, à la fin de sa vie, de prendre sa retraite, laissant la place à son fils aîné, et d'exprimer son expérience et sa pensée dans un grand traité de physiologie générale.
Bref, il fut gagné sur le tard – à Rouen, sans doute – par le libéralisme. Son seul tort, si c'en est un, fut de se pénétrer si vivement de ces correspondances réglées qu'il croyait les découvrir quand l'idéologie les produisait en lui d'elle-même. Il avait réfléchi sur notre condition, peut-être arrivait-il pendant l'enfance de Gustave qu'il y réfléchît encore. Il avait en tout cas des convictions établies qu'il ne se privait pas d'exposer : eût-il mérité, sinon, le titre de « praticien-philosophe » que Flaubert se plaît à lui donner ? De toute manière, cela revenait à montrer l'unité du savoir. La philosophie analytique s'exprimait par sa bouche : rien de plus.
Nulle part la contradiction entre l'idéologie de la famille Flaubert et sa pratique semi-féodale ne se marque mieux que dans la morale du pater familias. Gustave a peint son père sous le nom de Larivière et nous apprend qu'il pratiquait la vertu sans y croire. Quelques années plus tôt, parlant cette fois de sa mère, Gustave écrivait à Louise Colet qu'elle était « vertueuse sans croire à la vertu ». Il s'agissait, comme on voit, d'une attitude commune aux deux époux. Elle porte sa marque de fabrique : La Rochefoucauld, réinventé et popularisé au XVIIIe siècle sous l'influence des négociants anglais et des sensualistes, leurs penseurs à gages, de Cabanis, enfin de Destutt de Tracy, de tous les « Idéologues » qui remettent en chantier la théorie pour servir les besoins de l'Empire. Nous y reviendrons plus loin. L'essentiel, pour l'instant, c'est de marquer le principe : quel que soit l'acte, le mobile unique est l'intérêt. Selon les milieux et les époques, on tire de là quelque hédonisme sceptique et léger ou le plus pesant des utilitarismes. Les Flaubert avaient choisi l'utilitarisme : ce couple sérieux ne croyait pas aux grands sentiments. D'où vient, en ce cas, qu'ils se piquassent de vertu ? C'est qu'ils préféraient l'intérêt commun de la famille à leurs intérêts particuliers. Chacun se dévouait à sa tâche. Le père n'avait souci que de soigner les malades et de faire la fortune de sa descendance ; la mère, rigide, glacée, élevait les enfants et tenait la maison. Austères, économes et pour tout dire avares, les Flaubert, emportés par le mouvement de l'Histoire, pratiquaient un véritable puritanisme de l'utilité. Ils considéraient leur famille comme une entreprise particulière dont les travailleurs étaient liés par le sang et qui se donnait pour but d'accéder par étapes aux plus hautes sphères de la société rouennaise par le mérite et l'enrichissement. La vertu qu'ils pratiquaient, qu'ils imposaient à leurs enfants, c'était l'aliénation rigoureuse de l'individu au groupe familial ; instrument collectif, contrainte de l'ensemble sur chacun et de chacun sur soi, elle s'identifiait, dans le fond, au travail ascensionnel dans la mesure où ce dur labeur s'exécutait par tous sans se poser pour soi explicitement.
En fait ce jansénisme utilitariste ne représente qu'un aspect de la famille Flaubert : très exactement son arrivisme. Fondé sur la Raison analytique, il est parfaitement adapté aux familles vraiment bourgeoises c'est-à-dire conjugales dont il reflète l'individualisme. Mais quand le docteur en affirme les principes devant sa femme et à ses enfants, il ne fait qu'exposer l'atomisme social et psychologique du libéralisme. Par là, sans doute, il justifie l'entreprise mais du même coup il risque de la désintégrer et de la transformer en une somme d'unités solitaires dont chacune poursuivra son intérêt. En fait la morphologie du petit groupe retarde sur son idéologie : quoi que le docteur puisse en penser, ce n'est pas l'utilitarisme qui peut fonder la pratique vertueuse des individus qui le composent. L'arrivisme a son rôle à jouer mais la cohésion familiale et l'aliénation de chacun au tout s'expliquent d'abord par des traditions héritées d'une société féodale et théocratique où le pater familias est monarque absolu de droit divin. Ainsi le héros géniteur impose à sa Maison la contradiction qui lui est propre. Il justifie par l'intérêt les dévouements qu'il exige et qui ne s'expliquent que par la Foi. En effet pour ses enfants l'aliénation à la famille est vécue en réalité comme une aliénation féodale au père. Ils pratiqueront la vertu par amour, par respect. Leur but fondamental est d'accomplir les ordres du Tout-Puissant. Cette association d'athées aura donc en dépit d'elle-même un soubassement religieux. C'est qu'elle reflète fidèlement l'image de son fondateur. Fortement structurée, elle conserve la hiérarchie des temps révolus : les hommes d'abord, les femmes passent après eux et n'ont d'autre pouvoir que celui qu'ils leur donnent ; chez les hommes, le géniteur commande, vient ensuite l'aîné, fait à son image et qui lui succédera, puis le cadet. Cette famille n'est pas « frottée », on la trouve rude et sans manières, indifférente à ce qui l'environne, comme en témoigne la hideur de son mobilier. Un amour-propre négatif la tourmente sans cesse et c'est tout simplement le travail qu'elle exerce sur elle-même : elle fait le point, détermine sa position, le niveau social qu'elle atteint et qu'elle doit dépasser ; cet examen se poursuit d'un jour à l'autre, sans gaieté ; on envie les supérieurs, on partage les ressentiments paternels, on se jette pour un rien dans la récrimination, dans les larmes. Mais, simultanément, la famille entière ne peut pas ne pas vivre son ascension lente et sûre : le docteur Flaubert achète une maison à Yonville l'année de la naissance de Gustave ; il acquiert des terres en 1829, 1831, 1837, 1838, 1839 pour arrondir le domaine que sa femme tient d'un aïeul ; il va de soi qu'on délibérait de ces placements devant les enfants : la vie de ceux-ci est orientée, le petit groupe n'est pas seulement un milieu permanent dans l'espace ; en dépit de ses attaches il apparaît à ses membres comme un voyage, comme une détermination vectorielle du temps. Mais il se fait en eux une collusion inévitable de la richesse et du mérite : le progrès social des Flaubert est assuré par la valeur de leur chef, praticien irremplaçable. La science paie : c'est juste ; bienfaiteur de l'humanité, un grand homme est récompensé par l'argent qu'on lui donne. Donc l'argent est un honneur. Ces notions ne s'accordent pas tout à fait avec l'utilitarisme paternel : n'importe, elles ont leur source dans l'admiration que ses enfants lui portent. Achille et Gustave s'identifient à leur maître et, du coup, quand ils se trouvent parmi leurs condisciples ou quand ils rendent visite aux parents de leurs amis, ils participent à son aura sacrée ; chacun, représentant, à l'extérieur, le héros fondateur, se juge en tant que Flaubert supérieur aux plus éminents des Rouennais. Bref, la petite communauté intègre la contradiction d'Achille-Cléophas : elle est tout entière aliénée à son entreprise historique ; substance permanente, elle est possédée par l'orgueil tout aristocratique d'être une Maison. Chez les enfants, la contradiction reste un moment voilée : conquérir la Normandie, c'est l'obliger à reconnaître un mérite qui existe mais qui ne s'est pas encore imposé. Les Flaubert sont attendus au sommet de l'échelle sociale : tout retard est une injustice. Quand ils tiendront enfin le haut du pavé, ils seront, malgré les méchants et leurs cabales, devenus ce qu'ils étaient.
Reste que cette relation organique et quasi religieuse des enfants avec leur idole se vivait, par la faute du docteur, comme une solitude en commun. Autoritaire et sec, avec des éclats de sensiblerie qui ne s'adressaient qu'à lui-même, irritable, volontiers méchant par nervosité, il refrénait les élans de ses fils, tantôt réclamant leur admiration, tantôt s'en agaçant capricieusement. Comment les voyait-il, ses rejetons ? Soyons-en sûrs : sans aucune indulgence. Il les aimait comme les héritiers de son nom et de sa science, qui transmettraient le flambeau des Flaubert à leurs fils. Mais il les jugeait sans aucun doute très inférieurs à leur père, au fondateur Achille-Cléophas. Plus que par la physionomie ou par les traits du caractère, il les individualisait par leur âge, leurs fonctions et leurs travaux. S'ils fussent morts quand il était encore vert, il en eût fait d'autres. Puisqu'ils vivaient, il fallait en tout cas qu'ils lui fissent honneur : il les aima toutes les fois qu'il put en être fier. Noble, il n'eût pas été plus exigeant ni plus autoritaire ; mais, s'il eût sacrifié ses fils à son nom, du moins les eût-il tenus pour ses véritables héritiers, aliénés comme lui et comme lui inessentiels : le pater familias de l'aristocratie ne se juge pas aujourd'hui supérieur à celui de demain ; d'une génération à l'autre le passage du titre et des devoirs crée, à travers le temps qui coule, une égalité profonde qui permet, dans la sévérité même, toutes les formes d'affection. Mais Achille-Cléophas, fier de sa Maison comme un gentilhomme, était conditionné en outre par l'individualisme bourgeois. Sa réussite exceptionnelle, ce bond fait à pieds joints d'une classe à une autre, le sentiment profond qu'on n'avait pas reconnu ses mérites éminents, tout contribuait à le rendre fou d'orgueil. Nul doute qu'il ne pensât : mes fils vaudront moins que moi. Ils suffiraient, bien sûr, à maintenir l'honneur mais il faudrait attendre deux ou trois générations avant qu'un autre génie ne prenne en main le destin de la famille et ne l'élève enfin jusqu'aux sommets. La mère, sans aucun doute, partageait son avis. Chacun des fils s'enorgueillissait d'être un Flaubert, aucun d'eux ne connaissait la fierté d'être lui-même.
On ne comprendra rien à Gustave si l'on ne saisit d'abord ce caractère fondamental de son « être-de-classe » : cette communauté semi-domestique – avec toutes les contradictions qui la rongent – est à la fois sa vérité originelle et la détermination sans cesse recommencée de son destin. Il arrivera plus tard que la rage ou le désespoir le poussent à lancer des imprécations qui paraissent présager le mot fameux de Gide : Familles, je vous hais. Mais cette ressemblance tout extérieure ne doit pas nous abuser : Gide, né un demi-siècle plus tard, quand les structures de la famille bourgeoise sont en pleine évolution, est à la fois un produit et un agent de leur dissolution. Flaubert vit à l'intérieur du groupe domestique et n'en sortira jamais. Cette appartenance, c'est le tuf sur lequel toute son existence va se bâtir. Cela ne signifie point qu'il ressente de l'amour ou même de la tendresse pour ses parents : mais il est solidaire d'eux et cette solidarité préfabriquée puis vécue jusqu'à la lie est l'infrastructure permanente de son existence réelle. Pas plus que son frère, il n'a fait l'objet, dans sa petite enfance, d'une affection exclusive. Quand un enfant sent que sa mère tient sa naissance pour une chose incomparable, il fonde sur ce qu'il prend pour sa réalité objective la tranquille conscience de sa valeur ; pour Gustave et pour Achille, ce ne fut pas le cas : les deux petits mâles furent aimés en gros d'un amour consciencieux et austère qui ne se détaillait pas. D'un bout à l'autre de sa vie, le cadet se tiendra pour un hasard inessentiel ; l'essentiel, pour lui, en tout temps, ce sera la famille. Aux heures de doute et d'angoisse, en 1857, pendant le procès, en 1870, en 1875, c'est elle qu'il retrouve au fond de lui comme le roc ; ce qui soutiendra cet instable, toujours humble et prêt à se condamner dans sa personne singulière, c'est l'orgueil familial et les supériorités qu'il prend sur tous en tant qu'il est le fils Flaubert. Pour cette raison, « l'ermite de Croisset », cet « original », ce « solitaire », cet « ours », ne sera jamais ce que Stendhal fut dès sa petite enfance : un individualiste. Or, vers la même époque, de jeunes bourgeois grandissaient dans les collèges et les lycées de France, qui allaient devenir les écrivains qualifiés de la génération postromantique ; et c'étaient, pour la plupart, des produits authentiques de l'individualisme libéral. Ce sont les contemporains de Gustave Flaubert ; il les fréquentera et se liera d'amitié avec beaucoup d'entre eux. Mais, au milieu de ces molécules qui revendiquent le statut moléculaire, le fils Flaubert ne se sent jamais à son aise : il n'est pas des leurs. Tout se passe comme s'il était né cinquante ans plus tôt que ses contemporains. Nous verrons bientôt l'importance de cette hystérésis et comment elle conditionne son destin social et jusqu'à son art. À cause d'elle, Flaubert se transformera en cet étrange personnage : le plus grand romancier français de la seconde moitié du XIXe siècle. À cause d'elle il deviendra, dès 44, ce névrosé dont dès alors la névrose réclamait obscurément la société du second Empire comme le seul milieu « sécurisant » où elle pût se développer.
1. On trouvera dans cette « Dissertation » plusieurs traits caractéristiques du docteur Flaubert :
A. Ce chirurgien se veut humaniste et soutient ce qui, aujourd'hui, est devenu un principe commun pour tous les praticiens : Nunquam, nisi consentiente plane aegroto, amputationem suscipiat chirurgus. Mais cet humanisme dissimule à peine un paternalisme autoritaire : pour obtenir le consentement du patient, le mieux, dit Achille-Cléophas en toutes lettres, est de lui mentir. On goûtera la saveur du paragraphe qui suit :
« On détermine souvent le malade à se confier à l'instrument, en lui disant qu'on veut seulement faire une ou deux incisions pour prévenir l'opération elle-même... C'est ainsi que plusieurs fois j'ai vu M. Laumonier, chez qui la sensibilité la plus touchante est alliée au sang-froid qui distingue l'opérateur, décider ses malades, en leur promettant de ne débrider que la peau, afin de leur épargner l'opération de la hernie, ou toute autre. N'omettons jamais de bien disposer l'esprit de nos malades, et rappelons-nous ce précepte de Callisen : “Nunquam, nisi consentiente plane aegroto, amputationem suscipiat chirurgus.” » Le début de ce passage n'a d'autre résultat en effet que d'annuler la formule de Callisen qui prétend en être la conclusion : il ne s'agit pas de déterminer le malade à se confier vraiment au praticien mais, tout au contraire, de le tromper en le persuadant qu'on ne l'opérera pas.
B. La Dissertation abonde – c'était l'usage – en citations : La Fontaine, Gresset, Delille, etc. Il ne faudrait pas croire que le docteur Flaubert – qui, dans une lettre à son fils, cite également Montaigne – fût dépourvu de culture. Mais ces citations sont si connues, à l'époque, qu'on imaginera volontiers que le chirurgien ne lit guère et qu'il a dû rester, toute sa vie, avec le mince bagage littéraire qu'il avait acquis au temps de ses études.
C. En bon matérialiste, il n'hésite pas à reconnaître que la sexualité est un besoin : « L'attrait séduisant des plaisirs de l'amour est aussi impérieux pour l'homme en santé que celui qui le sollicite à satisfaire au besoin de la faim et de la soif. » Sans doute faut-il voir là une des influences qui pousseront Gustave à théoriser sur « le brave organe génital ». C'est en tant que satisfaction d'un besoin que l'acte sexuel répugne au cadet Flaubert.
2. Condillac faisait observer que l'analyse réclame la création d'un système de signes.
3. « Toutes les opérations de l'âme ne sont que la sensation même qui se transforme différemment » (Condillac).
4. Pour Buffon, l'organisation vivante se constitue sous l'action de « forces pénétrantes et agissantes » qui sont des spécifications de l'attraction newtonienne.