IV  Le frère aîné

Né en 1812, Achille a neuf ans de plus que son frère. L'ironie voltairienne, l'intellectualisme empiriste, le mécanisme et l'analyse, la dissection des âmes et les puanteurs de l'amphithéâtre, l'étouffante austérité du groupe familial et les rigueurs d'une discipline parfois capricieuse, il a tout connu. Pour lui, neuf ans plus tôt que pour Gustave, Achille-Cléophas a représenté l'Absolu. À cela s'ajoutèrent ses difficultés propres : il eut des frères, des sœurs, aussitôt nés, presque aussitôt disparus. Ces naissances ont dû l'inquiéter, susciter sa jalousie ; ces morts, s'il eût jamais le temps de les souhaiter, lui donnèrent peut-être des remords secrets, plongèrent en tout cas la famille dans le deuil : les premières années d'Achille furent certainement grises ou – qui sait ? – noires. En dépit de cela, il a brisé tout de suite le cercle que Gustave ne rompra jamais : collégien studieux et brillant, étudiant distingué, il passera sa thèse à vingt-huit ans au moment où le cadet, qui en a dix-neuf, interroge avec angoisse l'avenir incertain ; quatre ans plus tard, pendant que celui-ci se remet lentement de sa « crise nerveuse », Achille commence d'exercer « la plus belle fonction médicale de toute la Normandie ». S'il ne remplit pas encore toutes les charges de son père, on les lui a promises, c'est l'affaire de quelques années. Plus tard, vers le temps où Gustave craint d'avoir enceinté sa maîtresse et se jette dans un panégyrique rageur de la stérilité, Achille, en bon Flaubert, assure la perpétuation du groupe familial par un mariage étudié. La suite est prévisible : le docteur Achille Flaubert est un médecin fort apprécié, ses coupons de rente inspirent confiance à la clientèle, cet aimable causeur reçoit la « société » – celle-là même que son père soignait déjà mais ne hantait pas encore. Bref, ce n'est pas tout à fait un nanti mais c'est un notable. Et qui a le bras long : il exerce une influence certaine sur les préfets, il agit sur le personnel des ministères par le canal de l'administration locale. Les ministres changent, les régimes aussi : le bras d'Achille reste aussi long, ce qui suffit à prouver son opportunisme1. Le père Flaubert, certes, passait pour un sage : cela veut dire qu'il ne se mouillait pas. Du moins cet homme opiniâtre était-il contraint de freiner son libéralisme par prudence paysanne et par un sens aigu de ses intérêts ; refoulée, contenue, plus philosophique encore que politique, il avait, bourgeois de fraîche date, une passion bourgeoise pour la liberté : libre pensée, libres enquêtes, libres suffrages, libre concurrence, libre jouissance de biens acquis. Mais le fils aîné se moque de la chose publique. Un grain de libéralisme, par fidélité au géniteur ; et puis, naturellement, il faut que l'ordre règne. À part cela, sa souplesse est l'effet de son indifférence. Bien sûr, l'indifférence politique est toujours contre-révolutionnaire ; elle est contre-révolutionnaire, cette dépolitisation massive des intellectuels qui caractérise la seconde moitié du XIXe siècle, mais pour la droite elle-même, Achille n'éprouvait guère d'attirance ; c'est ce qui lui permit de prendre en souplesse, sans capoter, les virages dangereux de son époque.

Avec lui, semble-t-il, la famille Flaubert franchit une étape nouvelle : « les Achille » sont frottés, ils ont des mœurs, du savoir-vivre ; moins fruste que son père, le nouveau médecin-chef trouve le temps de « se cultiver » : il lit, il se tient au courant, soucieux d'acquérir les connaissances « mondaines » qui alimentent les conversations de salon. Même dans son métier, le fils s'élève au-dessus du père : ou plutôt il est élevé, les progrès de la médecine le portent ; c'est un contemporain de Claude Bernard. L'observation, dans les sciences de la vie, se transforme en expérimentation ; ce changement l'affecte de l'extérieur mais profondément : professeur, il faut qu'il assimile les nouvelles méthodes. C'est de lui que Dumesnil devrait écrire qu'il « contrôle l'analyse par la synthèse » et non du malheureux cadet qui se débat dans les pièges du mécanisme et s'en évade en songe – par des totalisations infinies.

Au moment où Gustave, accusé de pornographie, est « traîné sur le banc d'infamie », il est déjà question en haut lieu de décorer le docteur Achille Flaubert ; il se peut que les incartades du romancier aient retardé la cérémonie : pas longtemps ; en 1859 la décoration viendra récompenser « un grand talent, de la fortune, quarante années d'une existence laborieuse et irréprochable ». Quand Gustave avait écrit ces mots, il pensait à son père ; après 1860 on peut les appliquer tout aussi bien au fils aîné.

Quelle réussite exceptionnelle ! Achille échappe à la contradiction fondamentale de l'entreprise Flaubert, famille bourgeoise à structure semi-domestique : il s'arrache à la servitude sans tomber dans la révolte et prend la relève en toute liberté. Il a su créer pour son propre compte une entreprise plus évoluée, mieux accordée au milieu bourgeois qui l'entoure, une famille, en un mot, typiquement conjugale : c'est dans la bourgeoisie qu'il est enraciné puisque le médecin-philosophe, paysan parvenu, l'a engendré en elle. Dans l'écrasante autorité d'Achille-Cléophas, il n'a pu voir qu'un trait de caractère au lieu que son père trente ans plus tôt reconnaissait dans celle du grand-père royaliste et vétérinaire l'exercice coutumier de la patria potestas : et la différence tient à ceci que le chirurgien-chef, enfant, retrouvait les mêmes exigences et le même pouvoir discrétionnaire chez les pères de ses camarades et que le jeune Achille a connu plus d'un père de famille mais un seul pater familias. Bref, l'aîné des Flaubert n'a pas un effort à faire pour adapter la nouvelle cellule sociale à la nouvelle société : sa chance est d'être né dans une classe montante au moment de la montée ; il est soutenu, poussé, tiré par elle, elle le modifie pour se modifier par lui ; il suffit qu'Achille se laisse aller : vif, laborieux et souple, un seul et même mouvement sans cesse renouvelé le règle sur son milieu et le remet en accord avec soi. On admirera cet équilibre toujours instable et toujours corrigé : à travers cet extraverti, l'histoire des sciences se fait, en liaison avec celle des institutions. Ordre et Progrès : ne mérite-t-il pas ce blason bourgeois ? ne produit-il pas en lui-même et hors de lui un progrès qui reste, comme le voulait Auguste Comte, le développement de l'ordre ? Cet heureux homme semble avoir liquidé tous ses complexes et surmonté les contradictions objectives du milieu familial, ce travailleur ne demande son objectivation qu'au labeur scientifique et médical, ce père libéral, cet hôte enjoué sait joindre l'utile à l'agréable, ce chef de cordée entraîne toute la gens « excelsior », cet extraverti « syntone » ne perd jamais le sens du réel. Après tout, il secourt les Rouennais, il les soigne, il les conseille ; il est sans aucun doute « paternel avec les pauvres » : s'il n'a pas la dureté caustique de son père, tant mieux pour lui : le médecin-philosophe se montrait trop agressivement ironique pour s'être libéré tout à fait de ses vieilles chaînes. Il faut du caractère, bien sûr, mais point trop sous peine de tomber dans les caractériels. Par cette raison, l'on félicitera Achille d'offrir une image gommée d'Achille-Cléophas : c'est le progrès.

À cet instant, tout crève : pour parler comme un analyste, Achille est un « adulte », soit, mais pas un vrai, par la raison que les adultes sont faux par essence : ces trompe-l'œil sont fabriqués dans certains milieux, à certains moments ; leur plaisante physionomie flatte nos regards ; éblouie, sauvage encore, notre espèce s'engage à leur suite sur la voie sans retour de l'autodomestication.

On notera d'abord que cet homme aimable jouit de l'estime rouennaise et n'a jamais rien fait pour la mériter. À quoi bon ? La charge de l'Hôtel-Dieu devenait héréditaire, on a reversé sur le fils les sentiments qu'on vouait au père : il suffira qu'Achille ne démérite pas. Par cette raison le passage du premier au second docteur Flaubert s'accompagne sinon d'une déperdition, du moins d'une dégradation d'énergie : Achille, bon professeur et bon médecin, n'a jamais connu la violente passion du père, cette curiosité presque mauvaise qui l'enfermait avec des cadavres fiévreusement consultés. Il ne trouve jamais le temps de faire des recherches personnelles. Si même il lui est arrivé de le trouver, ses enquêtes ont été si mollement conduites qu'elles n'ont pas abouti. Au fond, il n'est curieux que de science faite : Achille-Cléophas veut découvrir, Achille veut se tenir au courant. Social, sociable, il ne voit que des avantages à connaître la vérité par les autres. La curiosité folle et sombre de celui-là, c'était le lien de l'individu à l'univers mécaniste : il apprit peu, d'ailleurs, mais par ses propres forces ; celui-ci, en s'informant, apprend bien davantage et, surtout, socialise le savoir. Le scandale, c'est l'idée à cru ; accommodée, elle rapproche les hommes sans les transformer. Achille se préoccupe sans cesse de rajuster ses connaissances en s'appropriant celles des autres : il veut maintenir sa position sociale, sa réputation de professeur et de praticien en un temps où le développement rapide des disciplines médicales oblige les médecins à croupir sur place ou à tout lire. Du coup, il accumule les idées nouvelles : ou plutôt, elles s'accumulent en lui parce que la science est, entre autres choses, accumulation. Mais son rapport aux Rouennais, à ses étudiants, à ses confrères, en dépit de tout, reste fixe : c'est que la fixité seule était son objectif. Il veut se maintenir, rien de plus : progresser par le progrès des autres pour conserver sa position au sein de la classe montante ; s'il change, c'est pour rester le même : il consolidera son statut personnel, ce qui est perpétuer le statut de son père, conquis par celui-ci avant 1830 puis octroyé à celui-là. Ces deux observations – l'une touchant les rapports familiaux d'Achille, l'autre ses liens avec le savoir – montrent sous son vrai jour l'existence quotidienne de l'héritier : en dépit de la ductibilité qu'il manifeste, à cause d'elle peut-être, ce n'est pas une vie vécue mais l'adéquation d'une très vieille mort au cours des choses. L'aigre malédiction qui maintiendra jusqu'au bout, pour son malheur et pour sa gloire, le cadet dans l'enfance, on verra qu'elle tire son origine de l'écrasante bénédiction qui fit de l'aîné un adulte en lui cassant les reins.

Achille-Cléophas avait des projets sur sa famille. Quand les pères ont des projets, les enfants ont des destins. Médecin, le pater familiers s'est marié dans la médecine et ne veut engendrer que des médecins2. La famille Flaubert serait scientifique ; une torche sans cesse ranimée par les nouveaux venus et que la mort des anciens n'éteindrait pas. Le géniteur se rappelait son enfance difficile, les risques courus ; sans la bienveillance consulaire, eût-il terminé ses études ? Il se félicitait de son aisance : elle donnait à ses rejetons l'égalité des chances au départ. Cela veut dire qu'ils étaient assurés d'aller jusqu'à l'internat des hôpitaux, jusqu'à la thèse. « Après cela, pensait-il, en partisan de la libre concurrence, que le meilleur gagne. » Le docteur Flaubert n'avantageait personne : c'était un libéral, teinté, sur les bords, de républicanisme.

Simplement, il eût été dommage, il n'eût pas été admissible de laisser perdre ses titres, ses offices, sa clientèle, son influence. Quant à les partager entre ses héritiers, impossible : donnera-t-on une demi-chaire à chacun ? Un demi-service ? Divisée sa puissance se dégrade : quelqu'un doit la tenir de lui entière et le remplacer un jour dans toutes ses fonctions – même et surtout dans celle de chef de Maison. L'ambition d'Achille-Cléophas n'a jamais été de dépouiller un fils au profit de l'autre mais de transformer sa profession respectable et lucrative en charge héréditaire. Pour léguer de père en fils ce que l'État ne donnait qu'au mérite, il était nécessaire et suffisant que les Flaubert, de père en fils, fussent les plus méritants. Ce fils de royaliste n'oubliait pas sa naissance : il se rappelait ces robins du XVIIIe qui se transmettaient leurs titres et n'imaginait pas que l'élite bourgeoise ne devînt tôt ou tard une aristocratie titrée. En somme cet attardé voyait sa classe d'adoption sous les traits d'une future noblesse de robe. À ceci près que les savants y seraient ducs et pairs. Il exigeait de la Société qu'elle reconnaisse aux hommes de science une autorité proportionnée à leur importance réelle. Mais, intellectuel paysan, dominé par son enfance, il ne pouvait s'empêcher d'envisager la médecine comme un patrimoine à transmettre. Les circonstances l'y engageaient fort : à Rouen, il jouissait d'un tel crédit qu'il n'aurait pas grand-peine à désigner son successeur. Sa toute-puissance à l'Hôtel-Dieu, le respect que lui portaient ses confrères, la confiance que témoignait la clientèle, tous ces faits objectifs dessinaient en creux, par-delà sa mort, l'avenir d'un fils Flaubert. Duquel ? S'il prétend choisir le meilleur, il risque de perdre la partie : mieux vaut tout décider d'avance et présenter le dauphin en bas âge à sa bonne ville de Rouen : les confrères et l'honorable clientèle auront le temps de s'habituer à lui. Donc ce sera l'aîné. Deux enfants sortirent des limbes, virent le grand frère qu'on leur offrait, replongèrent : Grand Frère Achille devint, seul, le fragile espoir d'une famille menacée de mort. Quand vint Gustave, les jeux étaient faits et puis la différence des âges était si considérable qu'elle ôtait tout moyen de comparaison. Quelle mesure commune pourra-t-on appliquer au petit garçon de dix ans qui vient d'entrer au collège et au jeune monsieur qui en sort et va sur ses dix-neuf ans ?

Du reste, Achille-Cléophas n'entendait pas dépouiller le nouveau venu : l'office était indivisible, donc il l'avait réservé au premier-né. Mais le domaine serait partagé en toute équité bourgeoise. Le petit Gustave, ayant fait les mêmes études que son frère, aurait les mêmes connaissances, il pourrait même le dépasser sur le terrain de la recherche scientifique ; quant au gain, le père ne doutait pas qu'il dût être substantiel pour le cadet aussi : ce n'est pas trop de deux bons médecins pour le chef-lieu de la Seine-Inférieure.

On se demandera pourquoi Achille-Cléophas, si fier de son office, de sa chaire et des honneurs qui s'y attachaient, n'avait pas le sentiment d'avantager outrageusement Achille quand il intriguait pour les lui transmettre. La réponse donne la clé de l'entreprise Flaubert ; elle montre Achille nu, dans son insignifiance.

Le vieux comptait sur sa progéniture pour élever sa famille jusqu'aux couches supérieures de la société rouennaise. « Ils sauront ce que j'ignore. » Achille vaudrait mieux qu'Achille-Cléophas : c'est ainsi, nous l'avons vu, que les bourgeois voient le progrès. Le second chirurgien-chef l'emporterait sans effort, par le mouvement de l'époque, sur le premier. Et puis le patrimoine augmenterait sans cesse, divisé par les redistributions testamentaires, reconstitué par les gains. C'était cela qu'il voulait, le pater familias : il voulait la croissance et la multiplication des Flaubert.

Mais ce mauvais diable est perdu d'orgueil : quoi que puisse faire sa progéniture, tout le mérite en revient à lui. Une mutation brusque s'est opérée un beau jour dans une famille campagnarde ; la mère croyait accoucher d'un vétérinaire : elle fit un médecin. En celui-ci, une nouvelle espèce Flaubert est née : ainsi naît l'oiseau du serpent – comme on dira bientôt. Le premier oiseau, c'est Achille-Cléophas ; il eut l'audace de s'arracher au sol par un bond extravagant et de s'établir sur une branche. Après cela, bien sûr, sa descendance sera, jusqu'à la fin des siècles, ailée : c'est que la nouvelle espèce, dès son apparition, a consolidé ses traits spécifiques. Ce plumage, sur les omoplates du premier chirurgien-chef, c'était une cause première, un éclatement originel bientôt suivi de l'envol, cette sauvage liberté inventée. Après, que verrons-nous ? Des recommencements. Les oiseaux futurs monteront de branche en branche, cela va de soi : mais faut-il admirer ces sautillements ? Ce sont les conséquences rigoureusement prévisibles d'un imprévisible saut.

Autrement dit le premier oiseau c'est aussi le seul : un oiseau ancestral et l'infinie succession de ses images, toujours plus brillantes, de moins en moins vivantes : voilà la famille Flaubert telle qu'elle apparaît à son fondateur. C'est à cette gloire infinie – soi-même en mille autres soi successivement rétracté – qu'il s'est aliéné. Pour le médecin-philosophe, on dirait que l'histoire se fait par crises : une série meurt, accablée sous son propre poids, une autre surgit, toute neuve ; le terme initial est le seul qui compte : il suffit de le connaître pour en déduire tous les autres. On peut déduire Achille. Son père en est sûr : par cette affreuse certitude, il l'engendre et le tue d'un même coup.

Le docteur Flaubert donne à son premier-né un destin : et le destin d'Achille ne sera pas même l'avenir mais la personne elle-même de son père. On l'a produit dans le petit monde archaïque de la répétition. Médecin, fils de médecin, futur chef de l'Hôtel-Dieu comme ses oncles vétérinaires étaient fils de vétérinaires. Mais le vétérinaire-géniteur, quelle que fût sa suffisance, ne se tenait pas d'avance pour le meilleur : il léguait un métier qu'il avait hérité. Ainsi des propriétaires fonciers : de père en fils l'office est le même, conserver, augmenter, mais par cette raison même, la permanence de l'entreprise exige l'équivalence des personnes. Achille lui, sait qu'il recevra de la générosité paternelle toutes les distinctions et toutes les charges que le médecin-philosophe a conquises. Donc, quand il se proposerait d'exceller dans sa spécialité, il accepte au départ d'être inférieur par principe au géniteur. Quand je dis : « il accepte », entendez-moi : c'est un enfant ; s'il faut parler à la lettre, il n'accepte ni ne refuse quoi que ce soit. Mais l'admiration et la terreur sacrée ont déjà commencé le travail de l'identification ; et puis quelle insoutenable pression, ce choix qui n'est même pas encore du favoritisme : pendant près de neuf ans, la relation du fils docile et du père incomparable va rester singulière ; Achille ne connaîtra pas le statut bourgeois de l'héritier choisi, délibérément particularisé par les pratiques malthusiennes des parents : en un mot, les structures de la famille Flaubert interdisent à l'aîné le recours à l'individualisme ; personne – surtout pas cette mère froide, entièrement soumise au Maître – ne l'a chéri comme un individu. Mais, sauf quelques bulles de vie tout de suite crevées, rien ne viendra troubler, durant sa petite enfance, ce long tête-à-tête du fils et du père. Pis : les deuils assombrissent la famille et le Géniteur, bien qu'il s'obstine à procréer, commence à se défier de sa semence ; il se demande s'il pourra jamais donner des cadets à l'aîné de ses fils. Achille éprouve les inconvénients de l'unicité sans en connaître les avantages : le père voit en lui le survivant, non l'élu, et ne trouve à ce premier venu nulle autre incomparable qualité que celle – toute provisoire – d'être le seul moyen de perpétuer la famille. L'enfant se sent écrasé par cette insistance quotidienne, par ces regards inquisiteurs : il a le devoir de bien se porter ; ainsi l'exige l'honneur du nom. La pressante sollicitude du docteur Flaubert comporte sans nul doute de l'attachement : le père tient comme à ses yeux à l'espoir fragile des Flaubert ; et ne doutons pas non plus que l'attachement paternel imprègne le jeune garçon, constitue l'assise profonde de sa substance ; mais dans la mesure où ce sentiment est l'expression d'une revendication rigoureuse, il se retourne chez le fils en responsabilité : quand le médecin-philosophe fait visiter l'Hôtel-Dieu au petit Achille, quand il lui dit : « Si tu travailles, dans trente ans tu seras le patron et moi je serai mort », quand il s'amuse, le soir, à mettre sa philosophie à la portée d'une intelligence enfantine, il ouvre, qu'il le veuille ou non, la fontaine jaillissante des devoirs filiaux : mets tout en œuvre pour devenir moi quand je ne serai plus ; sauve les Flaubert. En même temps, cela va de soi, le père lui donne tous les moyens de remplir les obligations qui l'accablent : produit par le sperme, modelé par les mains paternelles, reproduit, soutenu, façonné par la Science et le travail du pater familias, Achille connaît très tôt son destin : il sera, fils, un chaînon de cette chaîne immortelle qui s'appelle Achille-Cléophas. Il éprouve, cire molle et sensible, les coups de pouce qui le métamorphosent insensiblement en ce Dieu même qui, après lui avoir cédé un à un ses terribles pouvoirs, disparaîtra, Phénix, pour renaître le Père en son fils. Achille sera la créature de son père : on ne lui laisse aucun choix ; la seule spontanéité qui lui est permise, c'est la pratique des vertus passives : humilité devant le Géniteur, esprit de sacrifice, docilité, ouverture d'esprit. Mais le Maître l'a bien dit : la soumission paiera, elle permet à la victime d'acquérir progressivement les mérites du Dieu qui la fait panteler. Elle devient prophétie : quand l'enfant se conforme à la volonté présente du père, il commence à distinguer sa propre image future. Et c'est le père encore.

Voilà ce que j'appellerai le cadre objectif et sacré de l'identification. Objectif parce qu'il vient à l'enfant par le père ; sacré parce que ce pater familias est une puissance numineuse pour tous ses enfants. Pouvait-on y échapper ? Non : possible, l'identification était nécessaire. Entendez bien : dans ce temps-là, dans ce mouvement qui brassait la société, dans cette famille semi-domestique. Aujourd'hui, par exemple, le conflit conjugal – toujours présent, même dans les ménages unis – laisse à l'enfant un certain choix. Et bien sûr, c'est son histoire, en lui, qui choisira. Du moins – devînt-il névrosé – sera-ce la sienne ; le nombre des pères prépotents décroît à proportion de l'émancipation des femmes. Et, même au début de la Restauration, il avait lieu plus rarement, ce mouvement qui porte à se faire le même qu'un autre. Ce n'était pas, du reste, un vrai danger dans l'aristocratie foncière ; le père est nul, le fils l'est aussi : rien de plus sain. Mais quand la bourgeoisie intellectuelle s'avisait d'imiter les gros rentiers, tout était perdu : le père installait dans la tête du fils une intelligence préfabriquée. Non pas même la sienne propre : un prototype familial. C'est le cas d'Achille-Cléophas.

Mais on peut comprendre aussi qu'Achille ne puisse réaliser le modèle imposé sans motifs qui lui soient propres et qui le définissent dans sa particularité : car tout projet est aussi fuite ; Achille fuyait son père abusif, insoutenable présent, vers ce même pater familias, son avenir. La subjectivité, c'est la brusque mise en rapport de l'extérieur avec lui-même au cours du processus d'intériorisation. C'est en Achille, en lui seul, que le père peut se dédoubler. L'enfant ne manque pas non plus de sentir l'insupportable contradiction de la religion domestique qu'on lui inculque sans la nommer et de la philosophie libérale qu'on lui explique. Les dieux lares et le mécanisme, c'est aberrant : le fils cadet cherchera des issues, trouvera les routes barrées, vivra la contradiction jusqu'à l'hébétude. L'aîné se tire d'affaire : sa chance est de retrouver la philosophie mécaniste en poussant jusqu'au bout la vassalité. Il montre assez de dévotion pour vouloir être son père, comme celui-ci l'y convie : que lui importe, dès lors, la religion révélée, ses momeries, la prétendue aridité de la méthode analytique. Dans la physionomie de son père, il découvre les traits de l'éternel Médecin-Philosophe qu'il sera et qu'il engendrera dès qu'il aura pris femme : il s'abîme en Achille-Cléophas et devient par soumission heureuse l'homme sceptique et vertueux par complexion, le savant, le penseur mécaniste. Pour mieux dire, il l'est puisqu'il le sera, puisque, sous ses yeux, le Docteur adorable se charge de l'être éminemment. Bref, l'autorité du chirurgien-chef et ses contradictions écrasent l'enfant qui ne peut les fuir sans devenir son propre père : entendons qu'il réinvente les procédés communs d'identification et se fait le simple intermédiaire – indispensable mais secondaire – entre les deux Géniteurs, nés d'un mystérieux dédoublement mais rigoureusement identiques dont chacun a pour mission d'être le représentant de l'autre. Grâce à quoi, vivant sa nécessité objective comme la plus intime de ses passions, il évite les dégoûts et les peurs de Gustave. Celui-ci détestera l'analyse – tout en s'en réclamant – pour en avoir fait l'objet trop souvent. Achille, en symbiose avec son père, la pratique dès l'enfance.

Ou plutôt le père la pratique pour lui. Par chance, Achille-Cléophas dissèque volontiers les grands sentiments des autres mais n'a ni les moyens ni le souci de se connaître : en s'identifiant à lui, le petit devenait sujet perpétuel, de soi-même perpétuellement inconnu. Son regard chirurgical n'avait d'autre objet que le monde. Un savant, un praticien : de la lumière pure. Les morts ne l'effraient pas. Pas plus en tout cas que son propre cœur oublié, atrophié : c'est son héritage. Quand le père promène son fils dans les salles de l'hôpital, à travers les puanteurs de l'amphithéâtre, il semble qu'il lui dise : « Ce peuple est à toi. » Le peuple des malades et des cadavres : voilà son empire ; ça rapporte. Il regarde la souffrance et voit les honneurs, le gain. Non sans ressentir, bien sûr, une juste compassion. Sentiment d'adulte et qui vient de son père : un enfant livré sans mentor à l'enfance n'éprouverait que de l'horreur. Il apprend aussi des lèvres paternelles que « guérir est le plus beau métier ». S'il arrive qu'il ait peur, sa crainte ne dure qu'un instant : il est déjà futur, déjà cet homme en blouse blanche, déjà penché sur la plaie purulente qui l'effraie présentement. « Tu t'y feras. » Il n'en faut pas plus : déjà il s'y est fait. Il s'essaie, dès neuf ou dix ans, à singer la « majesté débonnaire » du médecin-philosophe. Quant aux illusions, je crois qu'il n'en a guère. Pour cet athée préfabriqué la foi n'est rien d'autre que l'obscurantisme. Qu'en ferait-il ? Repoussé par son père, Gustave se laissera tenter par la vassalité religieuse. Mais Achille ? C'est un vassal reçu. Il s'élance vers le médecin-chef et celui-ci, de loin, lui ouvre les bras. Achille est protégé contre le christianisme par un culte plus ancien et plus méticuleux : c'est le plus fidèle adepte de la religion domestique. On devine qu'il ignorera jusqu'au bout les inquiétudes de son frère. Achille, faux fils unique, seule survie future des Flaubert, possède son père et jouit de lui, il en est possédé ; comme si Achille-Cléophas faisait naître en son fils ses pensées les plus intimes, comme si le fils y reconnaissait le fruit de sa plus intime spontanéité. Père futur, celui-ci affecte le Père présent d'idées sans contenu, qu'il concevra plus tard quand il sera devenu père. Dans cette trinité, le Père pense dans la tête du Fils, le fils prend date pour penser par la tête du père. L'obéissance était douce : du dehors le Maître, impatient, nerveux, pouvait crier, donner des ordres capricieux ; législateur par coups de tête, il pouvait bien édicter des lois si rigoureuses qu'elles restaient inapplicables. Cela n'est rien : on s'en tire par des excuses, des promesses, des larmes ; tout se passe à l'extérieur ; l'essentiel est de n'être pas commandé de l'intérieur par un Autre. En Gustave, l'Autre fortement établi, décidera : c'est intolérable. Mais Achille, puisqu'il est toujours d'accord avec son créateur, c'est lui-même qui décide en l'Autre : d'abord il est héritier ; toute sa jeune personne exige les honneurs, le gain, les charges du père. Donc il faut s'en montrer digne en temps voulu : le titulaire actuel est seul qualifié pour former le titulaire futur. Achille se fie à son père : ils ont un but commun, le médecin-chef connaît la marche à suivre. Ainsi la sévérité la plus extrême gênera peut-être mais n'étouffera pas : c'est un moyen, l'enfant connaît la fin qu'elle vise ; il s'agit de préparer la difficile manœuvre par laquelle un père lègue à son fils des biens qui ne lui appartiennent pas. L'incontestable générosité du but rejaillit sur les moyens : le père a généreusement produit et reproduit la vie, il a généreusement donné sa propre essence au petit garçon ; à présent, ils sont un seul en deux et la sévérité même est généreuse, puisqu'elle prépare la plus jeune incarnation du docteur Flaubert à mériter les privilèges de l'autre. Et puis les ordres paternels découvrent à l'enfant ses volontés futures : il aura plus tard le même objectif, la même générosité pour son fils, la même sévérité puisqu'elle semble nécessaire. D'une certaine manière le volontarisme paternel est adouci : puisqu'il réglera les rapports du futur Achille avec sa progéniture, le petit peut le comprendre aussi comme une relation très intime de sa réalité future avec son enfance présente. C'est Achille lui-même, devenu légataire universel, qui donne des ordres au garnement qu'il a été en rêvant qu'il les va donner au garnement qu'il engendrera. Bref, tout est clair, on sait où on va et comment on y va. En fait, rien n'est si nettement ressenti ; cela se vit sans mots, au jour le jour, sans finesse et surtout sans épanchements : c'est la famille, extérieur intériorisé, c'est la tradition, c'est la propriété, c'est l'héritage. Achille s'est commodément établi dans le rôle paternel et croit connaître l'homme pour avoir « désarticulé », par l'analyse, des affections à fleur de peau. Du coup, ce qui demeure objet, en lui, n'est plus vraiment lui-même ; il n'a d'autre réalité substantielle que celle d'Achille-Cléophas, cela veut dire l'unité mystérieuse des pouvoirs paternels. Cette unité, quand elle est en acte, c'est l'intellection ; tant qu'elle reste potentielle, c'est le centre d'une aura sacrée. On imagine les états intermédiaires : d'un mot, l'enfant, au terme d'une initiation qui commence à la naissance et finit à la maturité, entrera en possession du mana de son père.

On aurait tort de tenir l'identification pour une comédie ; c'est un rôle, bien sûr ; mais dans la mesure où elle exige l'intériorisation d'un système objectif, elle est aussi labeur : en ce cas particulier, par exemple, on ne peut atteindre à l'identité des mérites sans refaire au collège les études éblouissantes d'Achille-Cléophas. Tout le système est commandé par un terme dédoublé qu'on tente d'incarner dans l'immédiat par des attitudes mais dont il faut avant tout s'approcher par une succession d'entreprises réelles (concours, examens, thèses) dont chacune est définie par les programmes objectifs et découvre un avenir rigoureux, prévisible jusqu'au détail dans les programmes de l'année suivante. On jugera peut-être que ce processus réel – les études au collège, à la faculté, la thèse – a contraint Achille à construire des appareils, à combiner des moyens en vue d'une fin à court terme (par exemple la solution d'un problème scolaire), à développer en lui par l'usage cette liberté d'entendement qu'on nomme intellection. Cela n'est pas niable : ces opérations d'esprit maintiennent en vie le jeune homme rangé ; hors des cours, il somnole, aux examens, il fulgure. Et, surtout, qu'on n'aille pas demander : s'il n'eût été qu'un sot, que fût-il arrivé ? Ni, plus précisément : et s'il n'eût pas excellé dans les sciences, s'il eût, comme Gustave, préféré les lettres et projeté d'écrire ? Ce serait revenir une fois de plus, en dépit de tous les efforts, à l'atomisme social : il y aurait des natures. Différemment douées ; le hasard aurait comblé le fils Flaubert des mêmes dons qu'il avait faits autrefois au père, toute l'histoire de la famille viendrait de là ; affaire de globules rouges, de matière grise : l'identité des capacités aurait pour origine l'identité de certains traits physiologiques et pour effet l'entreprise d'identification. On a reconnu ce mauvais matérialisme, ce matérialisme bourgeois et moléculaire : celui-là même que le médecin-philosophe prenait pour une philosophie. C'est mettre cul par-dessus tête les événements et les raisons : Achille ne dut pas à son exceptionnelle intelligence la confiance que son père ne cessa de lui marquer ; il dut ses rares qualités d'esprit à la décision irrévocable qui l'avait, dès sa conception, avant peut-être, fait prince héritier de la Science.

Le bon sens est la chose la mieux partagée : rien n'a jamais été dit de si difficile et de si vrai. L'idée se comprend mal dans la solitude : chacun veut établir sa hiérarchie ; on se met rarement au sommet, rarement aux échelons les plus bas : les bonnes et même les mauvaises moyennes sont particulièrement recherchées. Mais ces vanités onanistes disparaissent dans le commerce des hommes : tout s'égalise ; le plus bête invente des arguments qui troublent et vous, réputé malin, vous ne savez que dire : en fait vous ne serez malin et vrai que s'il vous rejoint au niveau « supérieur » ; sinon vous tomberez au sien : c'est l'ordinaire. En vérité, les niveaux sont variables mais ce sont les gens qui les définissent ensemble : c'est une relation sociale et codifiée ; rien de plus complexe puisqu'elle reflète non seulement les structures objectives – milieux, générations, classes – et les affinités particulières entre les groupes, entre les personnes, mais encore les préjugés de chacun, c'est-à-dire un jugement normatif sur la valeur absolue de l'intelligence : votre ami vous tiendra d'autant plus aisément pour une grosse tête qu'il trouve les intellectuels dérisoires et n'attache de prix qu'à la violence déraisonnable ou bien à la sensibilité – qu'il déclare irrationnelle. Par là, il se classe. Vous classe-t-il ? À peine : mais, si vous êtes juif, par exemple, nous savons qu'il va se plaire à proclamer que vous êtes beaucoup plus malin qu'il ne saurait être et que cette modestie suspecte trahit son antisémitisme profond. Bref, des niveaux : variables, complexes, ils viennent à chacun par l'autre ; quand nous viendrons à parler de la fameuse « bêtise », que Gustave dénonce partout, nous verrons en détail qu'elle est oppression. On peut mettre un homme en situation de bêtise ; une fois qu'il y est, il y reste, à moins d'une issue. Inversement, il y a des intelligences qui naissent des privilèges. Les rois avaient du style : sans recherche. Simplement, ils s'étaient convaincus que la langue nationale était leur bien. L'intelligence, Achille, tout enfant, comprit qu'elle était le bien des Flaubert. À peine sait-il lire, il se laisse pénétrer par les conceptions de son père ; il adopte sans y prendre garde les schèmes qui dirigent la pensée paternelle, les articulations visibles des idées, ses raisonnements font paraître, des prémisses aux conclusions, la rigueur des sciences exactes : c'est pour se faire d'avance, dans une fête instantanée, médecin, seul maître à bord de l'Hôtel-Dieu et savant. Dirons-nous que cette intelligence imite ou qu'elle emprunte ? Ce sera comme on veut. Mon avis c'est qu'elle s'éveille. Le petit garçon, nous l'avons vu, ne fait aucune confiance à son cœur, guère plus à son corps, j'imagine, faute d'avoir fait l'objet d'un amour exclusif : aussi bien, le cœur s'atrophie et le corps fait ce qu'il peut pour devenir celui du père ; son menton, dès qu'il le pourra, se cachera sous la barbe paternelle. Mais, d'autant moins il s'attache à ses singularités, d'autant plus il se fie et s'abandonne à ce torrent de feu qui traverse l'entreprise Flaubert et que le père a si bien su exploiter. L'intelligence est en Achille comme son privilège suprême et la source de ses droits futurs, elle est mérite et don de Dieu, tout entière en lui en tant qu'il est tout entier fils du Père et Père futur, à condition de n'en user jamais que pour le bien de la famille. Il est privé, en un temps d'individualisme, de toute valeur individuelle mais, précisément pour cela, il trouve sa raison de vivre dans cette admirable intelligence dont il se fait le serviteur inessentiel (en tant que molécule isolée) et dont il est le propriétaire (en tant qu'incarnation future du pater familias). Et, dira-t-on, cela suffit pour qu'il soit en effet un enfant doué, le premier de sa classe en tout, un étudiant remarqué ? Oui, cela suffit. Quand la pensée têtue, originale, active, devient créatrice, il faut l'expliquer par d'autres raisons qu'on cherche à d'autres instances. Mais Achille ne produit rien : il comprend tout. Il ne s'élève pas au-dessus de ce caractère que nous avons tous en commun : l'ouverture d'esprit. Par là j'entends cette unité prospective mais vide qui définit un champ synthétique où les rapports objectifs entrent en coexistence et, tout aussitôt, se mettent en rapport. L'origine, c'est la tension du champ, simple expression de notre unité biologique et pratique, qui n'impose ni catégories ni relations particulières mais qui interdit aux rapports, quels qu'ils soient, de s'isoler. Comme dit Merleau-Ponty, l'homme est le seul animal qui n'ait pas d'équipement originel : ainsi les dimensions de l'ouverture ne sont pas définies a priori ; le diamètre varie sous l'influence de facteurs physiologiques et sociaux ; la nature de la praxis individuelle ou commune la dilate ou la contracte. La misère, les coups ou l'épuisement la réduisent à n'être qu'un point mais c'est dans la mesure même où ils dégradent les hommes jusqu'à la sous-humanité. Surtout, quand les gens mangent à leur faim, quand on les paie convenablement pour un travail modéré, ce sont les inhibitions, les défenses, les tabous, qui limitent l'ouverture et vont jusqu'à maculer le vide de taches aveugles, posant les principes, cachant les conclusions. Ou bien l'on fuit d'insupportables contradictions par une absence tournante de l'esprit. La défiance, aussi, retient l'adhésion. Toutes ces restrictions viennent à chacun de sa protohistoire : il les recommence autant qu'il les subit ; qu'on le délivre, son esprit se dilatera : aucune limite n'est prescrite ; à personne. Sauf par les accidents du corps.

Mais, justement, le petit Achille est sans défiance. Mieux : le XVIIIe siècle a légué son cosmisme au père Flaubert ; Achille-Cléophas interroge la Nature ; médecin, il en observe ce détail infinitésimal : la fracture des os ; philosophe, il pose en principe que l'Univers infini est tout entier connaissable par la Raison. Or il existe une science faite, qui s'est conquise sur la superstition : l'enfant entend parler très tôt de Newton, de Lavoisier ; ce qu'il apprend d'eux confirme les orgueilleux propos de son père ; il pense qu'Achille-Cléophas continue l'œuvre des pionniers et que son fils aîné continuera son œuvre. La Science est la Raison objective, l'intelligence est la subjectivité de la Raison : la seconde fait la première, la première cautionne la seconde. L'intelligence du petit, cautionnée par les siècles, union permanente de la créature Achille avec son tout-puissant créateur, il faut bien qu'elle se mesure à l'ouverture illimitée de son esprit. Intelligent par docilité : il s'abandonne au Vrai sans aucun préjugé, en confiance, il adhère, dès le commencement, à l'enseignement du père ; il reçoit les liaisons, apprend à les prévoir puis à les déduire : l'intelligence d'Achille, c'est l'inventaire superbe du patrimoine Flaubert, son futur héritage. Il est né propriétaire : apprendre, c'est recenser ; de toutes ces connaissances – déjà connues par ce Père qu'il sera – il fera des mérites qui lui vaudront les honneurs et les charges légués. Bref, pour apprendre – c'est-à-dire pour recevoir – il suffit de s'abandonner : ce qui nous retarde, ce sont nos résistances dont l'origine est à rechercher dans les couches archaïques de notre histoire. Mais Achille, père futur, légataire universel, n'offre aucune résistance : il n'y a presque rien en lui que son père n'ait mis. Poussé par l'ambition farouche de son Créateur – reprise, intériorisée jusqu'à devenir sa propre spontanéité –, confiant, docile, partageant les fins du médecin-philosophe et s'en remettant à lui pour le choix des moyens, cet enfant n'a d'autre intelligence que sa conviction d'être intelligent par droit divin ; il n'en faut pas plus.

L'aîné, quel qu'il soit, a mandat de répéter la vie paternelle. Donc le voilà lancé dans une progression qui ne s'arrête pas. Est-il sauvé ? Non : perdu. Il eût fallu dépasser le stade de l'identification, accomplir le meurtre rituel du Père. Le dispositif extérieur ne le permettait pas : devenir le pater familias, c'était s'enfermer à tout jamais dans l'image de celui-ci. En effet, dès la petite enfance, l'orgueil du Père et l'humilité de l'enfant ne laissent aucun doute : jamais la créature n'égalisera le Tout-Puissant qui l'a tirée du limon. Par son travail acharné, le petit Achille-Cléophas a produit ex nihilo le fameux docteur Flaubert qu'il incarne aujourd'hui devant tous ; à sa mort le fils reprendra le rôle mais sans y rien changer : l'essentiel est fait. Vassal ébloui, Achille se laissa persuader : mais ça le rassurait plutôt ; issu d'une famille presque féodale, il sentait le besoin que Gustave ressentira plus tard : adorer un Maître inégalable. Tout eût chaviré dans l'angoisse s'il eût imaginé qu'il dût un jour le dépasser. Quand Achille-Cléophas laisse entendre qu'il est l'archétype et qu'il n'y aura plus, après sa mort, qu'une chaîne de répétitions, le fils est complice de son père. Complice aussi quand le Géniteur promet à l'enfant de lui léguer son essence mais en format réduit. L'accord est parfait : le Seigneur extravagant redeviendra poussière sans perdre un pouce de sa taille ; absent, il restera supérieur en tout point au remplaçant qu'il s'est choisi ; son homme lige se réjouit ; quel rêve orgueilleux et calme : devenir un puissant de ce monde et son propre seigneur sans jamais sortir de la vassalité. Il ne faut presque rien pour émerger dans les gaz pauvres, dans les ténèbres interstellaires de l'angoisse : en fait, il suffit même de ne pas se baisser ; Achille évitera cette angoisse trop humaine : nouvel Enée, il courbe la tête et porte Anchise sur son dos.

Achille-Cléophas l'aime-t-il ? Ce qu'on peut dire, c'est que dans ses dernières années, il se préparait doucement à prendre un nouveau départ : son fils Achille était près de lui, l'assistait en tout ; il fallait achever la formation du jeune homme et, dans le même temps, s'assurer en haut lieu des appuis qui lui réserveraient le poste et les honneurs de son père ; après quoi, Achille-Cléophas se retirerait. Peu à peu : Achille prendrait les charges une à une, le Père se reposerait sur lui. Libéré des soucis thérapeutiques, le vieux praticien pourrait enfin réaliser son souhait, devenir un savant à part entière : il avait acquis et transmis oralement tout le savoir médical de son temps ; cela ne suffisait pas : scripta manent ; il ne mourrait pas sans avoir ramassé ses connaissances – certaines venaient directement de son expérience – dans un traité de physiologie générale qui perpétuerait son nom. Le médecin-philosophe exposait son projet à qui voulait l'entendre : il ne manquait pas d'ajouter que ce dernier bonheur n'eût pas été possible sans Achille. Achille ou la clé de voûte. Usé bien avant l'âge par un travail de forçat, le vieux docteur ne trouvait l'espoir, le goût de vivre, la timide ambition de survivre que grâce à l'aveugle confiance qu'il mettait en son fils. On imagine cette réciprocité : le père se ménageait des joies futures en préparant son fils à de futurs devoirs, à de futurs honneurs ; celui-ci ne pouvait manquer de se découvrir à la fois comme la fin suprême du père et comme le moyen de sa gloire ; enfin, sans lui ôter les joies de la soumission, on lui permettait d'exercer sa générosité sur le tyran magnanime qui l'avait accablé de dons. Tout les liait, ces deux hommes : le passé, l'avenir ; au présent, chaque nouveau malade était une connivence : ils discutaient de son cas, posément ; et l'idée clinique surgissait dans l'une ou l'autre tête, indifféremment. Est-ce aimer ? Oui : la mort d'Achille eût foudroyé son père ; l'amour d'Achille-Cléophas, c'était cela : une affection pratique qui ne se distinguait pas du travail en commun, une confiance coûteuse, produite par le fils dans le profond du cœur paternel grâce à vingt ans de labeur. Cela s'est fait lentement, insensiblement : au départ le médecin-philosophe n'a fait qu'avantager l'aîné, par principe ; il vint ensuite à le préférer et puis, sur le tard, à le chérir pour lui-même. Entre les deux hommes, nulle démonstration : l'intimité, c'est tout. À la longue, je suppose, le docteur Flaubert finit par s'attacher à la physionomie d'Achille, à sa voix, à ce long corps « tout en jambes ». À vrai dire, quel qu'eût été le physique, il s'en fût accommodé : il n'y voyait que la marque de fabrique.

Le 10 novembre 45, Achille-Cléophas tombe malade. Qui l'examine ? Son fils. Achille lui trouve un phlegmon de la cuisse, bientôt généralisé. Les meilleurs amis du mourant, deux médecins appréciés, accourent à son chevet : l'intervention chirurgicale est décidée et c'est encore son fils que le vieux médecin charge de l'opérer. Les confrères se firent un peu tirer l'oreille : Achille leur semblait trop jeune. Vaine résistance : le médecin-chef impose son fils, l'opération a lieu, il en meurt.

L'anecdote est bien connue mais je n'ai pas vu qu'on lui ait attaché l'importance qu'elle mérite. Bien sûr, on reconnaîtra dans ce choix un rite de succession, la transmission de pouvoir la plus rigoureuse : c'est l'opérateur opéré ; un chirurgien menacé de mort désigne son successeur en mettant celui-ci dans l'obligation de le charcuter : tu me sauves ou tu me remplaces ; et si tu me sauves, tu as fait tes preuves, tu me succéderas dans quelques années. Peut-être discernera-t-on dans cette option, bientôt connue de toute la « société », je ne sais quelle manœuvre publicitaire, comme si le testateur eût voulu s'assurer que l'office deviendrait héréditaire par une ultime pression sur les Rouennais : « Je suis du métier ; si cet homme est assez bon pour moi, soyez sûrs qu'il l'est aussi pour vous ; la preuve en est que je l'essaie avant de vous le recommander. » De fait, la nuance est là : c'est une détermination de l'acte et de son sens objectif ; cela ne veut pas dire, toutefois, qu'on puisse la faire correspondre à quelque mode autonome et défini de la subjectivité.

De toute façon ce qui nous importe, à nous, c'est de décrire et de fixer la relation de ce père à ce fils telle qu'elle apparaît à travers cet ultime don paternel. Car c'est un don. Trente-deux ans plus tôt, le docteur Flaubert a donné la vie à l'aîné de ses enfants ; cette vie, il n'a cessé de la reproduire ; il a nourri son futur successeur de sa propre substance au point de le transformer en son alter ego. Au moment de mourir, c'est de son corps usé, c'est de sa propre vie qu'il lui fait cadeau ; il offre à Grand Frère Achille le client le plus flatteur : le meilleur spécialiste, admiré, craint, respecté par ses clients, ses étudiants et ses confrères. Pourquoi ? Peut-être, en effet, pour frapper un grand coup : quand cela serait, il faudrait y voir beaucoup plus qu'une ingénieuse publicité. Mais ce n'est qu'un détail de surface ; dès qu'on entre plus profondément dans la volonté du malade, on ne manque pas d'être frappé par l'orgueil familial qui s'y exprime : seul, un Flaubert peut soigner un Flaubert. C'est l'honneur de cette Maison médicale. Le vieillard impérieux, accablé par la maladie, ne s'est alité qu'au dernier moment ; il a choisi son médecin, il a, pendant l'intervention, gardé sa vigilance et puis il s'est éteint, trois semaines plus tard, au sein de sa famille, sans avoir jamais perdu connaissance. Cette mort volontaire aurait ravi Rilke : elle est à l'image d'une vie volontariste. On devine qu'il a guidé le diagnostic d'Achille et, plus tard, son bistouri. Pourtant la docilité d'Achille, mille fois requise en d'autres temps, ne l'intéressait nullement, ce jour-là : d'abord il eût trouvé la pareille n'importe où ; son âge, son savoir et sa réputation l'assuraient que le confrère choisi, quel qu'il fût, accepterait ses conseils, ferait preuve de déférence et de soumission. Mais, tout au contraire, après un demi-siècle de pratique, Achille-Cléophas était convaincu que la docilité ne sert pas les chirurgiens, qu'elle leur nuit ; à ses étudiants il enseignait que les plus hautes vertus chirurgicales restaient celles dont il avait fait preuve tout au long de sa carrière : l'indépendance, l'esprit d'initiative, l'énergie, qu'il fallait, comme il avait toujours fait, décider seul, au besoin contre tous. Ce qu'il réclamait de son fils, en ces heures capitales, c'étaient la rigueur et l'autorité, qualités Flaubert par excellence, d'une génération à l'autre transmises par le sang et par l'exemple, en tout cas depuis ce mauvais coucheur de Nicolas, le grand-père d'Achille qui fut emprisonné sous la Terreur pour n'avoir accepté ni de changer ses opinions, ni de les taire.

Si le docteur Flaubert choisit Achille, ce fut surtout par une totale confiance qui vint récompenser, à quelques jours de la mort, l'inébranlable foi de son fils aîné. Il lui attribuait donc ses propres mérites. Ce père abusif a si bien façonné son futur remplaçant qu'il a fait de lui, on l'a vu, son contraire : un être relatif, inessentiel et timide, qui ne se détermine jamais de l'intérieur mais toujours en fonction du modèle extérieur qu'on lui a donné et qu'il veut imiter en tout. À n'envisager que l'autorité, par exemple, le Père l'a ruinée chez Achille depuis l'enfance : le malheur d'Achille, c'est l'hétéronomie de sa volonté ; il n'y a rien en lui qui ne se soit imposé du dehors, rien qui l'exprime dans sa spontanéité originelle. Celle-ci, d'ailleurs, lentement et sûrement étouffée n'est plus qu'un mot. Il est donc parfaitement impossible qu'il manifeste jamais cette autorité souveraine qui appartient à tous et à chacun. Méticulosité maniaque, obsessionnelle, hésitations, silences, diagnostics intuitifs dont les motifs lui demeurent obscurs : autant de procédés pour combattre une insidieuse angoisse, autant de signes qui nous indiquent l'importance du déficit interne que la tyrannie paternelle a provoqué. Ses clients le respectent mais le trouvent peu convaincant. Tel il sera jusqu'à sa mort ; tel il est déjà à la fin de l'année 1845. Mais, d'autre part, l'identification au père, tout en dévastant ce fils soumis, exige qu'il produise en lui, hors de lui, les apparences de l'autorité. Les apparences, rien de plus ; ce qu'on peut dire, c'est que le fils croit au père : tant que celui-ci reste en vie, celui-là garde un peu d'assurance. Le docteur Flaubert n'en demande pas davantage : il est convaincu que ce rôle mal joué est la vérité d'Achille, il ne croit pas s'être seulement reproduit mais refait. Il va donc s'opérer lui-même par la main de son fils ; non pas en l'assourdissant de conseils mais pour lui avoir, dès l'enfance, donné son propre caractère, son coup d'œil, son inflexibilité. Cette relation du père au fils est-elle de l'amour ? Comme il vous plaira. Mais il est rare qu'une passion rapproche autant deux amants. Pour l'un et l'autre Flaubert, l'être profond du fils, c'est son personnage ; et, pour l'un comme pour l'autre, ce personnage est le Père. En choisissant le fils, en l'imposant aux confrères, Achille-Cléophas se choisit ; abattu par le phlegmon, il ressuscite : grâce à son incarnation, il conserve l'initiative ; le danger mortel l'a renversé sur son lit, réduit à l'impuissance : au même instant il se redresse, rajeuni, se penche, debout, sur son vieux corps et va l'arracher à la mort. Un en deux : il reste jusqu'au bout son propre maître. Quand même l'opération ne réussirait pas, du moins l'aurait-il décidée, menée à bout. Quelqu'un mourra, une dépouille mortelle sera ensevelie : le docteur Flaubert survivra.

Mais il y a plus encore que cette réciprocité d'identification : à regarder de près le sens objectif de ce choix, on y trouve la marque d'une intention plus profonde, informulée, charnelle et tendre, qui semble nous renvoyer au monde obscur des affections subies : cet homme offre à son fils son vieux corps usé ; c'est par son fils qu'il a décidé de souffrir. Minutieusement ; il ressentira, passif, dans sa chair, l'action incisive du bistouri. On dirait qu'il veut payer une dette de sang et qu'il aime se démettre entre les mains du jeune homme comme si cette impuissance réelle et consentie était le prix et le reflet d'une autre impuissance, de celle du nouveau-né entre les mains de son jeune père, trente-deux ans plus tôt. Le vieux Flaubert ne voulait pas, nous l'avons vu, disparaître en proclamant la royauté d'un de ses confrères à moins que ce ne fût un Flaubert ; mais on dirait inversement qu'il s'est plu, mourant, à recevoir humblement d'Achille la bonne souffrance, à quêter dans les yeux, dans la voix, dans les gestes de son fils le moindre signe rassurant : comme s'il eût assumé l'être relatif que la maladie donne aux malades pour que l'hoir transfiguré fût porté, par la démission paternelle, à l'être absolu ; le père se fait nourrisson, le fils décidera des besoins du vieux corps, comme le médecin-chef, autrefois, tranchait souverainement sur tout ce qui concernait ses enfants. Mais, surtout, c'est un sacrifice : l'intervention semble tardive, le succès n'est pas assuré ; Achille-Cléophas le sait mieux que personne : s'il est condamné, que la mort lui vienne de son fils aîné. « Je t'ai fait, tu m'as fait : nous sommes quittes ; ou plutôt non : pas tout à fait ; mon sang coule sous ton couteau, c'est la transfusion de pouvoirs : mourant par toi, je sens dans la douleur que le mana me fuit et qu'il entre en ton corps. »

Ce qui frappe, c'est la passivité consentie. Souffrances et mort infligées, acceptées d'avance, dépendance réclamée, subie, brusque renversement des rôles, comme dans les Saturnales, le père devenant le fils dans ses langes pour un fils qu'il métamorphose en son propre père : tout cela n'est pas voulu, ni vu ni connu, mais ressenti, Achille-Cléophas s'enfonce dans cette lourde et profonde inertie qui enveloppe les douleurs physiques et les affections indistinctement. C'est par son fils et pour lui mais surtout en lui qu'il éprouve sa générosité seigneuriale comme une maladie, bref comme une Passion. Mais celle-ci, à son tour, comment la concevrions-nous sinon comme une passion chauffée à blanc. Il faut bien le reconnaître : les dernières relations du père avec son fils ont été vécues passionnément. Achille-Cléophas aura tout donné à son fils aîné : la vie, les biens matériels, son savoir, son office et finalement son corps. Bref il n'aima jamais en son fils une aventure singulière, un « monstre » incomparable à tout, une vie chanceuse dont les hasards et la mort inévitable font le prix quel qu'en soit le cours. Il se chérissait en son fils comme Autre et par là même il fit d'Achille un autre Achille-Cléophas.

Le plus surprenant résultat de cette relation, c'est que le Vieux, s'offrant de lui-même au couteau, ôta à son aîné jusqu'à la possibilité de se délivrer par le classique meurtre du père : certes, Achille l'a tué mais il s'est fait, en tremblant, jusque dans l'opération, le docile instrument d'un suicide sacré.

Après la mort du chirurgien-chef, son fils aîné parachève l'identification au père. Même ville, même office, mêmes clients, même logement : c'est l'héritage. Mais il en remet : même allure, mêmes habits. Quand il entrait en carriole dans un village les anciens croyaient voir le vieux docteur Flaubert ressuscité. L'hiver, paraît-il, la ressemblance devenait hallucinante : Achille s'obstinait à porter la vieille peau de bique du pater familias. Cet accoutrement, déjà « original » sous la Restauration, marquait assez la rudesse paysanne du Géniteur ; en 1860 il devient aberrant. N'importe : ce long personnage aux jambes grêles jouit d'une grande popularité et, si l'on sourit de son costume, c'est en toute amitié, respectueusement ; il faut simplement noter que son étrange pelisse n'est pas choisie, qu'elle est héritée ; cet homme, si souple quand il s'agit de s'adapter à des changements sans conséquence, devient rigide quand on veut lui proposer de modifier, si peu que ce soit, le rôle du Père, son rôle. Poli, affiné par ses amitiés nouvelles, il était urbain dans les salons, cul-terreux sur sa carriole ; c'est que, dans l'un et l'autre cas, il continue le pater familias : celui-ci, sans se départir de ses manières paysannes, voulait avant tout que sa famille se haussât jusqu'à l'élite rouennaise des nantis ; Achille conserve le contraste et supprime la contradiction en gommant tout : la peau de bique ne rappelle plus aux clients l'origine rurale des Flaubert mais, tout simplement, la figure respectée du médecin-philosophe3.

Le rôle n'est pas muet, d'ailleurs : Achille connaît par cœur ses répliques. Louis Levasseur écrit, en 1872 : « Il tient de l'héritage paternel tout un inventaire d'opinions, de thèses, de doctrines qui sont pour lui la loi et les prophètes, qu'il oppose avec opiniâtreté à certaines nouveautés : Pater dixit et auxquelles, pour rester d'accord avec lui, il n'y a qu'à répondre : amen. Il en est si fortement engoué qu'il se bute par avance contre tout ce qui peut y faire échec. Il s'embourberait s'il ne craignait qu'on l'accusât de “piétiner dans les ornières”4. »

Il « se bute par avance contre tout ce qui peut y faire échec » : la contradiction profonde d'Achille est bien vue ; il faut s'adapter, accepter le neuf ou s'embourber, c'est-à-dire perdre sa clientèle, ruiner le patrimoine qu'Achille-Cléophas lui a confié ; mais s'il doit, par cette raison, abandonner une opinion que son père lui a léguée, il s'égare, il a le sentiment de trahir son créateur et de démolir sa propre personne en remplaçant les règles par une indétermination généralisée. En vérité, il s'arrange : dans les domaines que le Père n'a pas explorés, il emmagasine les connaissances, il se « tient à jour » ; partout, au contraire, où le médecin-philosophe a mis son nez, il refuse de rien changer. Ces axiomes périmés, ces méthodes dépassées qu'il conserve obstinément, ce sont des survivances ; il a beau s'y cramponner, leur importance relative ne cesse de décroître : l'afflux des connaissances nouvelles va les rejeter à la périphérie. N'importe : ces durillons, ces enkystements, pour lui, c'est l'essentiel, c'est la marque intime de son être, le lieu même où la vie de répétition se confond avec l'inerte permanence de la mort.

En dehors de ces conflits permanents, on devine assez bien ce qu'il fut. Et Levasseur, qui semble malveillant mais perspicace, nous donne un autre précieux renseignement : « Il est précautionneux, éplucheur, méticuleux dans l'examen du sujet, autant par souci de sa réputation que par perplexité pour le malade. » Rien de mieux, somme toute : voudrait-on qu'il fût négligent ? Mais ce n'est pas un hasard si l'auteur utilise coup sur coup deux épithètes péjoratives : éplucheur, méticuleux. Achille devait aller trop loin, questionnant sans cesse le malade et ses proches : chaque fois que ce personnage sortait de sa carapace pour prendre contact avec la réalité clinique, il fallait qu'il prît le temps de rajeunir le vieux mort et de le mettre en état d'affronter la situation nouvelle : l'incarnation, perplexe, commençait par se protéger contre l'angoisse et la solitude par la méticulosité ; ses questions pointilleuses, ses précautions souvent inutiles, c'étaient des conjurations : il se garantissait contre les méthodes de la jeune médecine par des manies obsessionnelles ; et puis il gagnait du temps ; quand, enfin rassuré, étayé de partout, ce timide redevenait docteur Flaubert (père et fils), il laissait libre cours aux mouvements spontanés de son esprit, avec la conviction que le Vieux, comme autrefois, pensait en lui. De fait on lui reconnaît « une intuition de son art. Il sait mieux deviner, diagnostiquer, que définir ou expliquer ». Qu'est-elle devenue, cette brillante intelligence discursive qui lui valut tant de succès dans ses années de collège et de faculté ? S'est-elle éteinte en même temps qu'Achille-Cléophas ? Non. Mais définir, expliquer, c'est appuyer le diagnostic sur certaines conceptions théoriques et pratiques ; il faut, tout particulièrement, avoir des vues précises sur ce qu'on nomme aujourd'hui la symptomatologie. En cela, j'imagine, le médecin-philosophe excellait. C'est qu'il était de son temps : un peu en avance, un peu en retard comme tout le monde mais soutenu, nourri, emporté par le mouvement de l'époque ; ses confrères, dans toute la France, avaient eu, directement ou non, les mêmes maîtres : donc Achille-Cléophas estimait avoir droit à leur approbation. Ainsi diagnostiquer resta pour lui jusqu'au bout légiférer. Il semblait toujours à ce médecin magnifique que le cas particulier engageait les idées générales et les principes ; en même temps, comme il y avait plus de maladies sur terre et plus étranges que ne rêvait sa philosophie, dès qu'il avait affaire à quelque variété inconnue de lui, il avait le sentiment que son diagnostic créait un précédent, comme s'il eût été président de tribunal. Et si l'on me demande d'où je sais tout cela sur le Vieux, je recommande de relire le portrait du docteur Larivière où tout est dit : en particulier on ne manquera pas de s'instruire si l'on considère de près les rapports du célèbre médecin avec son malheureux confrère.

Métier prestigieux, superbement exercé ; qu'est-ce donc qui retient Achille d'imiter son père ? Je réponds : Achille-Cléophas lui-même. Il eût fallu pour délivrer son fils une autre mutation brusque, ce qui ne lui fut pas donné. Faute de cela, il s'est tellement pénétré de la science paternelle, quand elle était vivante, qu'il en reste pour toujours marqué. Axiomes et principes, règles et lois : c'était l'intelligence en acte ; son père découvrait les rapports et les ramenait aux vérités premières par un mouvement de pensée ininterrompu ; Achille imitait puis comprenait, il refaisait le chemin seul, avec rigueur et spontanément. Le vieillissement des idées médicales fut très rapide, malheureusement, de Claude Bernard à Pasteur. Dans toutes les sciences, le positivisme tendit à remplacer le mécanisme que les nouveaux savants jugeaient souillé de métaphysique. En fait il s'agissait de châtrer le mécanisme en douce : pour éviter, dit-on, de retomber dans l'ornière philosophique, on en retrancha le matérialisme. Les causes disparurent aussi – ce qui ne fut pas un mal –, il ne resta plus que les lois. Bref les contemporains d'Achille ont évolué : ses confrères font une autre médecine. Disons plutôt qu'elle n'est « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». Achille connaît leurs idées et les refuse : par cette simple raison qu'il est le docteur Flaubert no 2. Toutefois il faut s'entendre : le père vieilli, s'il eût survécu quelques années, eût éprouvé de la difficulté à s'adapter ; peut-être eût-il refusé en bloc toutes les nouveautés. Mais cela n'est pas sûr : il avait la passion de connaître ; quelque chose eût passé en lui des soucis et des découvertes de la jeune génération. Abandonner mes idées, cela me coûte ; mais je les lâcherai, miennes, avec moins d'effort que si l'Autre, quel qu'il soit, les a gravées en moi. Achille-Cléophas pouvait à la rigueur changer de principes : c'étaient les siens. Achille ne le pouvait pas : c'était le patrimoine. Il fait preuve à la fois d'une intransigeance et d'une inquiétude que son père n'a jamais eues ; il est aux aguets, à la moindre allusion, il se cabre ou se braque. Et tout aussitôt la peur engendre la violence : il faut se taire ou se brouiller avec lui. C'est qu'il sent que la doctrine paternelle n'est autre que lui-même tel qu'en docteur Flaubert Achille-Cléophas l'a changé. Et, à la fois, qu'elle est responsable du léger décalage qui le sépare toujours de la réalité médicale. Dès lors, il n'a pas de langage pour définir, déduire, expliquer : le seul qu'il accepte, celui du père, ne convient pas tout à fait ; il est même préférable de ne pas s'en servir : formulées, ces vérités paraîtraient périmées. Quant à l'autre langage, s'il en use, il trahit ; c'est un apostat. Le misonéisme, chez lui, est d'abord une obligation sacrée. Nul doute que ses lectures ne l'influencent ; pourtant il gardera fermement les principes hérités. Incapable de fonder ses diagnostics, il a le plus souvent recours à l'intuition nue. Nue : c'est ce qu'on dit. En fait l'idée synthétique se forme dans sa tête à partir des nouvelles connaissances qui s'y sont glissées malgré lui ; au-dehors, elle se fait pratique et thérapeutique, produit des actes, des ordonnances ; en même temps le Fils dévot, sans ouvrir la bouche, tente en forçant un peu les mots de l'exprimer pour lui seul, silencieusement, dans la langue paternelle.

Après la mort du père, Achille ne sera même pas chef de la famille Flaubert. Pourtant la transmission des pouvoirs s'est faite correctement. Il n'aura guère d'influence sur les habitants de Croisset. C'est que le Père réside en lui, inerte pesanteur, comme la somme de ses impuissances. Achille n'est pas un homme, ce « creux toujours futur », puisqu'il s'est contraint d'être une plénitude toujours passée, jamais dépassée, la plénitude d'un autre. Vivant, le Père était, pour son fils aîné, le même. À partir de 46, Achille se retrouve aliéné au plus exigeant des morts. Il cesse de vivre et meurt au jour le jour. Il voulait être son père tout vif ; il sera jusqu'au bout son père défunt. Achille, grand dadais funèbre, n'a rien voulu qu'être. Tous ses efforts d'adolescence et de jeunesse n'avaient qu'un but : intérioriser au plus vite l'être de son père, en faire sa substance intérieure et son conditionnement perpétuel pour être, en cas de malheur, prêt à le remplacer sur l'instant. Il y a réussi ; et puis après ? Pour se contenir dans ce rôle, il faut qu'il abandonne la recherche, la philosophie, l'intelligence même et jusqu'à l'autorité du pater familias, bref tout ce qui définissait le père vivant dans sa libre existence. Son existence est finie. Cette montre morte marquera 1846 jusqu'à sa fin.

Est-ce à dire qu'Achille était malheureux ? Je ne le pense pas. Il jouissait de son Créateur à travers l'image indigne qu'il en offrait modestement à tous. Quelle vie protégée ! Il recommençait chaque jour, dans le bonheur, le cycle des actes paternels : hôpital, amphithéâtre, visites, carriole et peau de bique. Cette carcasse vide ne souhaitait que la répétition. Après tout, c'était de famille : les vétérinaires, fils de vétérinaires, répétaient les conduites de leurs pères ; la mutation brusque d'Achille-Cléophas libéra une génération. Une seule : la suivante rétablit à un niveau supérieur le retour éternel et ses pompes sacrées. Il en serait ainsi pendant des siècles, jusqu'à la prochaine mutation. L'hoir jouissait de la clientèle, de la fortune et de la notoriété paternelles sans souhaiter les accroître : il ne fallait que maintenir. Il n'ignorait pas que les honneurs et l'argent s'adressaient à travers lui au Fondateur disparu mais c'était justement la raison de son plus profond plaisir : les attentions, le respect des Rouennais lui donnaient la certitude subjective d'être la meilleure incarnation possible du Héros éponyme. Ainsi sa vérité c'était le Père, cet « Ego » protecteur qui était en même temps son Ego ; et sa parfaite sécurité lui venait de cette étrange et très intime tension : il n'était jamais soi-même qu'en se découvrant inférieur à soi. Bref, satisfait, en tout cas apaisé ; et légèrement funèbre par le vide qu'il avait installé en lui : l'analyse mécaniste, les leçons du père et leur rigueur logique, puis plus tard la nécessité de n'être qu'Achille-Cléophas avaient refoulé brutalement, écrasé contre la paroi toutes les affections vagues, toutes les pensées irrationnelles que chacun de nous rumine et qui font notre richesse. Il ne restait rien. En lui, l'irrésistible élan d'Achille-Cléophas agonise : s'il s'élève encore un peu c'est que son milieu, c'est que sa classe le portent ; mais il se laisse porter, il se fait aussi lourd qu'il peut : il fait profession d'aimer le progrès des lumières pour imiter le Géniteur mais, en même temps, il déteste les changements qui l'éloignent de son Dieu. À ne considérer que lui, l'aîné, l'héritier, le chef de famille, la chute de la maison Flaubert paraît proche : souhaitons-lui d'avoir des fils qui reprendront les ambitions du grand-père mort ; s'il doit en avoir, ils vivront : Achille – c'est sa seule qualité mais elle est d'importance – n'est pas assez admirable ; il n'eût pas gêné ses enfants. Hélas ! la fatalité veut qu'il n'ait qu'une fille et que la branche rouennaise des Flaubert s'éteigne avec lui.


1. Il fut conseiller municipal sous le Second Empire et le demeura après le 4 septembre 70.

2. C'est du moins ce que nous rapporte la nièce de Gustave, Caroline Commanville. Témoin suspect, je sais : vanité, jactance, et quelques gros méfaits à dissimuler. Mais, quand elle ment, fût-ce par omission, ses intérêts sont évidents, elle se trahit. Or il s'agit d'un fait antérieur à sa naissance, à celle même de sa mère : pourquoi prendrait-elle la peine de le déformer ? Elle perdrait du crédit sans rien gagner : Flaubert a des confidents qui survivent et qui voudront peut-être rétablir la vérité. Quant à se tromper de bonne foi, impossible : elle a passé toute son enfance entre Gustave et Madame Mère, ce que ses yeux n'ont pu voir, elle le tient de leur bouche. M. Dumesnil, pourtant, nous déclare tout uniment que le médecin-philosophe comptait transmettre à l'aîné ses charges et faire de son cadet un procureur du roi. Cela se peut : on regrettera simplement qu'il ait gardé pour lui ses sources. Pour ma part, l'une et l'autre version me conviennent puisque dans chacune d'elles on voit le pater familias instituer le droit d'aînesse : tout pour Achille et le reste pour Gustave. De ce point de vue, je devrais même préférer la thèse de Dumesnil : l'écart y semble plus considérable et la préméditation paternelle y prend l'aspect d'une vexation. Achille-Cléophas n'avait qu'un orgueil et qu'une passion : la Science. Sur elle et par elle, il avait fondé sa maison. Imagine-t-on ce rationaliste contemplant sans mépris l'obscure pensée juridique qui se traîne à mi-chemin de la coutume et de la raison, prétend à l'universalité du concept et ne dispose en fait que de celle du Code ? Le jargon des tribunaux devait choquer ce voltairien qui aimait le beau langage clair des « philosophes », ce savant qui cherchait des mots précis pour désigner des concepts rigoureux. S'il a décidé a priori que Gustave « ferait son droit », qu'il fonderait ses mérites professionnels sur la connaissance du Code Napoléon et sur la creuse éloquence des Assises, il faut absolument que son fils lui ait inspiré une profonde répulsion. Voilà Gustave voué de naissance au martyre.

Je n'en demande pas tant : si peu tolérables que soient ses souffrances, Gustave n'a rien d'un souffre-douleur. C'est justement ce qui me détourne de croire Dumesnil sur parole. On connaît des pères atrabilaires qui ont haï un de leurs enfants dès le berceau ; tel était le vieux Mirabeau et quand on lui demandait le motif de sa haine il répondait en d'autres mots comme cette mère qui abominait sa fille de quinze ans : « Question de peau. » Mais il n'eût jamais pris sur lui de promener son fils en carriole, ce que fit tant de fois le médecin-philosophe. Non : quand l'enfant parut – le second qu'il eût réussi en neuf ans – soyons sûrs qu'Achille-Cléophas lui fit bon accueil. Par quel sadisme abstrait l'eût-il obligé sans le connaître à déroger, à laisser le Savoir et l'Art de guérir à son frère, pourquoi – sans lui donner le temps de montrer ses aptitudes – l'eût-il d'avance confiné dans les bas offices ? Et s'il eût été, ce cadet, un Newton en herbe, mieux : un Dupuytren ? Il fût mort dans l'ignorance : quel manque à gagner pour une famille utilitaire ! Et puis le vieux Flaubert aime l'argent ; la Science même, il faut qu'elle rapporte : ses héritiers mâles ont le devoir d'accroître le patrimoine, ce serait un crime de l'écorner. Or un procureur du roi vit de ses rentes et quelquefois sur son capital, l'État le paie fort mal, à l'époque. Exprès : pour rendre une justice de classe, il n'est que d'avoir du bien. Qu'on en ait au départ, pense le géniteur, rien de mieux, à la condition d'avoir doublé sa fortune quand on prend sa retraite. Quant à se retirer d'une carrière plus pauvre qu'on y est entré, non : on aurait travaillé sans rémunération.

J'opte pour la version de Caroline : elle me semble vraie dans sa modération. Mais on peut bien préférer l'autre : ni les articulations ni le résultat de la recherche ne changeront.

3. Gustave ne s'y est pas trompé. Il écrit, dans Madame Bovary : « (Le docteur Larivière) appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d'un amour fanatique, l'exerçaient avec exaltation et sagacité ! Tout tremblait dans son hôpital quand il se mettait en colère, et ses élèves le vénéraient si bien qu'ils s'efforçaient, à peine établis, de l'imiter le plus possible ; de sorte que l'on trouvait sur eux, par les villes d'alentour, sa longue douillette de mérinos et son large habit noir, dont les parements déboutonnés couvraient un peu ses mains charnues, de fort belles mains, et qui n'avaient jamais de gants. »

4. « Les notables de Normandie », cité par Dumesnil, Gustave Flaubert, p. 81.