Gustave, se faisant acteur pour récupérer son être, est amené à jouer dans des pièces que d'autres ont écrites, son rêve de vassalité y trouve son compte ; mais vers la même époque, il lui arrive aussi d'écrire des pièces pour les jouer. Cette conduite n'est-elle pas le contraire de la soumission ? Les impératifs demeurent mais c'est lui qui choisit de se les imposer. Comment faut-il l'entendre ? Faut-il imaginer que sa « vocation » véritable s'est enfin éveillée ? Il suffit de consulter ses premières lettres. Elles nous permettront de comprendre comment le petit garçon passe insensiblement du théâtre à la littérature et comment l'écrivain se ressentira toujours d'être né de l'acteur.
Il vient d'avoir neuf ans. Il écrit à Ernest Chevalier, le 31 décembre 1830 : « Le camarade que tu mas envoyer a l'air d'un bon garçon quoique je ne l'ai vu qu'une fois. Je t'en veirait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j'écrirait des comédie et toi tu écriras tes rêves et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours des bêtises je les écrirait. »
Mais le 4 février 1831, il a changé d'avis :
« Je t'avais dit que je ferais des pièces mais non je ferai des romans que j'ai dans la tête... J'ai rangé le billard et les coulices... Il y a dans mes proverbes dramatiques plusieur pièce que nous pouvon joué... »
À la même époque, il vient d'écrire l'« Éloge de Corneille » et l'« explication de la fameuse constipation » que Mignot fera autographier l'année suivante. Le 11 février il presse Ernest d'entrer en collaboration avec lui. « Je te prie de me répondre et me dire si tu veux nous associer pour écrire des histoire, je t'en prie dis-moi le, parceque ci tu veux bien nous associer je t'enverai des cathiers que j'ai commencé à écrire et je te prirait de me les renvoyer, si tu veux écrire quelque chose dedans tu me fras beaucoup de plaisirs. »
Après onze mois de silence (ou y a-t-il des lettres perdues ? En mars 32 Gustave mentionne sa lettre de janvier précédent en l'appelant : « une de mes lettres »), le 15 janvier 32, Flaubert apprend à Ernest qu'il prend des notes sur Don Quichotte. Il ajoute :
« Le billard est resté isolée, je ne joue plus la comédie car tu n'y est pas... J'ai oublier à te dire que je m'en vais commencé une pièce qui aura pour titre l'Amant avare, ce sera un amant avare, mais il ne veut pas faire de cadeaux à sa maîtresse et son ami l'attrape... Je commencerai aussi une histoire de Henri 4, de Louis 13 et de Louis 14... »
Deux mois et demi plus tard :
« Nous avons remonté sur le billard, j'ai près de 30 pièces... J'ai fait un morceau de vers intitulé une mère qui est aussi bien que la mort de Louis 16. J'ai fait aussi plusieurs pièces et entre autres une qui est l'Antiquaire ignorant qui se moque des antiquaires peut habiles et une autre qui est les apprêts pour recevoir le roi, qui est farce » (31 mars 32).
Et dans la lettre suivante que l'édition Conard date approximativement du 3 avril 32 (il a dix ans et demi, il est au collège) :
« Victoire, victoire
« Victoire, Victoire, Victoire, tu viendras un de ces jours, mon ami, le théâtre, les afiches tout est prêt. Quand tu viendras Amédée, Edmond, Mme Chevalier, maman, 2 domestiques et peut-être des élèves viendront nous voir joué, nous donnerons quatre pièces que tu ne connais pas mais tu les auras bientôt apprises. Les billets de 1er, 2ème, 3ème sont fais, il y aura des fauteuils il y a aussi des tois des décorations ; la toile est arrangée, peut-être il y aura-t-il 10 à douze personnes. Alors il faut du courage et ne pas avoir peur. »
Donc, à neuf ans, il a déjà écrit des pièces : il faut qu'il les ait faites à huit. Ce n'est pourtant pas sa seule activité littéraire. Le 31 décembre 1830, il ajoute : « Je t'en vérait de mes discours politique et constitutionnel. » Discours fort sérieux : il se dit « constitutionnel-libéral » et admirateur de La Fayette : on notera la parenté des « genres » où il s'exerce : il écrit pour réciter ou déclamer. L'acteur et l'orateur sont deux branches issues d'un même tronc.
Son « Éloge de Corneille », vers la même époque, est fait pour être dit : l'enfant interpelle l'auteur du Cid, il le tutoie et le couronne ; il n'hésite pas d'ailleurs à se mettre lui-même en scène, il parle à la première personne et se dénigre pour faire rire : « Je ne suis qu'un gamin : excusez-moi de vouloir parler de Corneille mais trêve de compliments, mes bons amis, attendez-vous à une brioche qui est bonne à mettre aux cabinets », etc. Cet éloge, d'ailleurs, ne le sort point de ses préoccupations coutumières : celui qui en fait l'objet est l'auteur dramatique et rouennais ; en célébrant une gloire du théâtre, l'enfant se met sous la protection de son illustre prédécesseur et concitoyen1.
Cependant il lui faut d'autres pièces : le théâtre du billard en consomme beaucoup. Il en informe Ernest et lui propose une association : il ne s'agit pas de collaborer à la même œuvre mais d'écrire dans un même cahier. L'enfant définit avec netteté leurs rôles respectifs : il n'est pas question qu'Ernest compose fût-ce une seule comédie ; on ne lui reconnaît que le droit d'interpréter celles de Gustave ; pour le reste, il est sollicité d'écrire ses rêves, bref, gentiment et fermement cantonné dans la rêverie lamartinienne. Le cadet Flaubert se tient pour le meneur de jeu : à lui revient d'inventer l'argument et de le mettre en scène. Les « bêtises » de la-dame-qui-vient-chez-papa (pourquoi pas « chez nous » ou « chez mes parents » ?) seront peut-être transcrites sans commentaires dans un sottisier : de toute manière, ce sont choses dites, transmises oralement ; donc elles sont de son ressort ; à lui de les fixer par écrit.
La lettre du 4 février 31 témoigne d'un brusque revirement. Il a « rangé le billard et les coulisses » : il n'écrira plus de pièces : si, d'aventure, on revenait à jouer la comédie, les Proverbes de Carmontelle suffiraient. D'où vient cela ? Du dépit, sans aucun doute : Ernest n'est jamais disponible ou bien on aura « vexé » Gustave en critiquant une de ses comédies ? Le fait est que c'est l'auteur en lui qui se récuse, non l'acteur : celui-ci jouera de bon cœur Carmontelle, tandis que l'autre se change en romancier par dépit. De fait, les titres de ses œuvres futures sont significatifs : « la belle Andalouse, le bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent ». Quatre d'entre eux, M. Bruneau l'a fait remarquer, ont pour source directe certains épisodes de Don Quichotte. Il faut noter aussi que ces deux titres : « le Curieux impertinent » et « le Mari prudent », se rapprochent par leur structure même de « l'Amant avare » et de « l'Antiquaire ignorant » qui sont des titres de comédies. Il s'agit dans l'un et l'autre cas de présenter un caractère « typé » dont le défaut majeur est en contradiction avec les autres personnages ou avec les mœurs et de le mettre dans une situation telle qu'il engendrera de lui-même la catastrophe finale, bref nous pressentons derrière ces appellations la nécessité et l'irréversibilité du temps dans les farces classiques. Le Curieux impertinent sera puni par sa curiosité ou par son impertinence ou par les deux conjuguées. Le mari prudent est comique en tant que mari c'est-à-dire comme cocu probable. Est-il trop prudent et ses précautions auront-elles pour effet de précipiter son infortune conjugale ? Ou bien sa prudence est-elle une vertu – comme celle des époux de La Coupe enchantée qui refusent de connaître leur sort ? En ce cas c'est la femme qui est moquée et, peut-être, pour produire un effet de contraste, quelque imprudent trop sûr de son épouse qui, comme dans la pièce de La Fontaine, s'apprête à boire et voit l'eau de la coupe lui sauter au visage ? De toute manière, il s'agit du temps rigoureux de la machinerie comique et non du temps moins prévisible (en apparence) de l'événement ou de l'« aventure ». On dirait que le petit garçon, dépité, a décidé brusquement de traiter en « narrations » certains sujets qu'il avait conçus d'abord comme des intrigues théâtrales. Du reste, pas un de ces romans n'a été écrit : quand Amédée Mignot, en 32, fait publier l'« Éloge de Corneille » il trouve « dans les pupitres des deux gamins... l'Amant avare... et certaines élucubrations... dont (il fait) autographier plusieurs... » Il déclare lui-même avoir laissé de côté l'« épitaphe au chien de M.D. » en vers « d'une poésie brillante et d'une liberté romantique » mais ne fait aucune mention des récits que Gustave se proposait d'écrire. Il signale au contraire que l'Amant avare est « une pièce à sept scènes et à quatre personnages ». L'adoption brusque du genre romanesque comme moyen d'expression semble donc n'avoir été qu'un caprice de bouderie : l'enfant choisit ce pis-aller parce qu'il veut continuer d'écrire : la littérature se pose un instant pour soi parce que son art dramatique ou sa vocation d'interprète ont été contestés.
Pourtant quelque chose ne va pas puisque, après onze mois, Gustave déclare solennellement qu'il abandonne le billard. Est-ce définitif ? On n'en décidera pas : je ne joue plus, dit-il – et non « je ne jouerai plus ». Il s'agit pourtant d'un échec, le ton nous le fait clairement sentir. De sa décision, il donne une seule raison, reproche déguisé : « tu n'y es pas ». N'y a-t-il pas d'autre motif ? Quand il « remonte sur le billard », Ernest est toujours absent et « nous jouons nous deux Caroline » : ne pouvait-il, deux mois plus tôt, se contenter de ce partenaire unique mais privilégié ? Ce qu'on aura remarqué, d'ailleurs, c'est un curieux renversement de ses projets : en février 31, le dépit lui fait abandonner toute activité théâtrale, il ne sera plus ni acteur ni auteur. Le 15 janvier 32, par contre, il semble dissocier l'art du comédien et celui du dramaturge : dans la même lettre où le premier prend congé, l'autre s'affirme : « J'ai commencé... l'Amant avare. » Nous savons qu'il l'a achevé. Faut-il entendre qu'il l'écrivait pour d'autres interprètes, pour la postérité ? Ce serait supposer qu'il renonce pour toujours à conquérir la gloire sur les tréteaux. En outre les renseignements que Mignot nous a fournis – et ceux qu'a donnés Gustave lui-même – prouvent qu'il s'agit avant tout d'une version simplifiée de la pièce de Molière : c'est donc qu'il songeait encore à l'interpréter avec ses partenaires habituels. Nous ne retiendrons ici qu'une conduite nouvelle, le « postponement » : Gustave se montre capable d'écrire une comédie pour plus tard, sans être certain de l'époque où il pourra la représenter ; ainsi, sans que les deux moments de l'opération se détachent l'un de l'autre, les liens qui les unissent se relâchent un peu : le Gustave d'aujourd'hui écrit pour un Gustave futur qui ne sera pas tout à fait lui-même sans être autre tout à fait, du coup la première entreprise, sans cesser d'être le moyen de la seconde, gagne en importance et en valeur.
Du reste, dès mars 32, il a changé d'humeur ; il est « remonté sur le billard », il a « fait » plusieurs comédies dont une farce et il révèle à Ernest qu'il a un répertoire de « presque trente pièces », ce qui implique qu'il a travaillé contre vents et marées, en dépit de tous les découragements. Trois jours après, tout s'explique : ce que Gustave ne disait pas à son ami, le 31 mar, c'est qu'il avait engagé de délicats pourparlers pour obtenir l'autorisation de se produire devant le grand public, c'est-à-dire au moins douze personnes : les vacances de Pâques ont commencé, il convie Ernest à se joindre à eux. Il semble qu'il ait mis quelque sournoiserie à dissimuler un projet qui remonte sûrement à plus d'un mois : s'il a repris ses activités de menuisier-charpentier-peintre-décorateur, s'il a recommencé à jouer la comédie, fût-ce avec la seule Caroline, s'il a tant noirci de papier, c'est dans l'unique dessein de donner une représentation publique ; à la fin de janvier ou en février, il a entrevu la possibilité de réaliser son grand projet pendant les vacances de mars-avril et cet espoir a suffi pour qu'il se jette furieusement au travail2. Sa lettre du 3 avril n'est qu'un cri de triomphe : il exulte, il jubile. On ne peut s'y tromper : son but, soigneusement dissimulé à tous, peut-être même à Caroline, n'a jamais varié depuis qu'il s'est approprié le billard : se montrer à des spectateurs véritables et, par là même, devenir un véritable acteur ; tous ses efforts souvent rebutés mais inlassables – ceux de l'auteur comme ceux du comédien – n'ont tendu qu'à cela. Quels qu'aient été ses dépits et ses bouderies, il n'a jamais cessé de tenir l'écriture comme un moyen parmi d'autres et le spectacle pour sa fin absolue. Que la représentation d'avril 1832 ait été le résultat de deux ans de labeur, qu'elle n'ait été précédée d'aucune autre de même ampleur (il y avait parfois deux ou trois grandes personnes dans la salle, des parents, des amis de la famille, des familiers – le docteur Flaubert semble n'y être jamais venu), l'enthousiasme et le trac de Gustave suffisent à le prouver. Curieusement, cette apothéose paraît aussi marquer le déclin rapide sinon la liquidation brutale de toute l'entreprise. Gustave écrira d'autres pièces – en petit nombre –, il a laissé aussi des plans de mélodrames mais jamais plus, dans sa Correspondance, il n'est question du billard sinon beaucoup plus tard, quand Flaubert se rappelle un passé déjà fort lointain. La seule allusion qu'il y ait faite, ce sont les Goncourt qui la rapportent et l'on n'est pas trop sûr que leur mémoire ne les ait pas trahis ; de toute façon, elle concerne une époque postérieure : Gustave a quinze ans, le Garçon vient de naître ; le petit groupe d'initiés se réunit dans la pièce abandonnée, les jours de sortie, pour prononcer des plaidoiries bouffonnes ou des oraisons funèbres et grotesques. Si ce témoignage est exact, le salon du billard a changé d'office : il est devenu le lieu d'improvisations collectives et sans spectateurs. Rien ne montre mieux que Gustave, à une date incertaine, entre 1832 et 1835, a dû renoncer pour toujours à la carrière d'acteur.
Nous n'en sommes pas encore là et je n'ai signalé la représentation de Pâques 32 – dont nous ne savons rien sinon qu'elle a eu probablement lieu – que pour restituer le processus dans toutes ses phases et dévoiler sa véritable orientation. Il faut l'embrasser tout entier si nous espérons répondre à la question que nous posions au commencement de ce chapitre. Beaucoup d'enfants rêvent de jouer la comédie et la jouent en effet pendant quelque temps, qui n'éprouvent pas le besoin de tailler et de coudre eux-mêmes les personnages qu'ils interpréteront. Pourquoi Gustave, dont la passivité nous a frappés d'abord, est-il si différent ?
La première explication qui vient à l'esprit est circonstancielle : les pièces du répertoire étaient trop longues et trop difficiles, elles réclamaient trop d'acteurs. Ernest n'était pas souvent disponible ; Caroline avait cinq ans en 1830, il ne fallait trop exiger d'elle. Aussi peut-on se demander si les pièces de Gustave n'étaient pas avant tout des arrangements nécessaires, des adaptations. Voyez « l'Amant avare ». C'est une réduction de la pièce de Molière : celle-ci comporte douze personnages, sans compter le commissaire et son clerc ; Flaubert n'en a gardé que quatre : le grigou, amant ridicule et puni de sa ladrerie, rôle en or qu'il se réservait, son inconstante maîtresse, interprétée, cela va de soi, par Caroline, l'ami qu'Ernest jouerait quand il en aurait le temps et un personnage de moindre importance qu'un des trois acteurs interpréterait sous un déguisement. Les scènes sont elles aussi en nombre réduit : Gustave, j'imagine, en eût joué vingt sans se fatiguer mais ses partenaires – surtout sa sœur – avaient moins de souffle ; il fallait les ménager. La conséquence, c'est que l'intrigue est simplifiée : Gustave ne gardera que les amours d'Harpagon. Une seule modification semble n'avoir pas été inspirée par la nécessité d'économiser, de couper et de condenser : le jeune auteur n'a pas jugé bon de conserver dans sa pièce la rivalité amoureuse du père et du fils. Mais c'est qu'elle eût choqué, qu'elle le choquait tout le premier : elle eût transformé le spectacle – le sentait-il obscurément ? – en une sorte de psychodrame où il eût tenu le rôle de son père et se fût vengé du Seigneur noir en le couvrant d'opprobre. La blessure était trop fraîche, l'ambivalence des sentiments trop forte : le pater familias était d'autant plus sacré qu'il avait maudit et renié son fils3. Cette transformation, au fond, n'est pas si différente des autres – encore que celles-ci soient quantitatives et que celle-là porte sur la qualité. Elle n'est pas issue de je ne sais quel besoin postitif d'améliorer l'intrigue, c'est une autocensure : le travail de l'auteur ne vise pas seulement à faire les coupures et les compressions qui s'imposent, il consiste, en outre, à donner de son grand modèle une version expurgée.
Et Poursôgnac ? dira-t-on. Il ne prétend pas l'avoir fait. Pourtant la pièce de Molière comporte au moins vingt personnages : on ne pouvait la monter au salon du billard sans en retrancher la moitié des scènes et les quatre cinquièmes des personnages, ce qui implique quelque effort de rewriting : quand on supprime dix répliques qui se suivent, dans un dialogue, la coupure est saignante à moins de trouver une phrase qui puisse les remplacer. Mais Poursôgnac est une des premières pièces qu'il intègre à son répertoire : il est dans sa neuvième année, tout entier possédé par le désir d'être un comique célèbre ; il se rend compte que la pièce est injouable et, alléché par le rôle du balourd provincial, il y apporte dans l'innocence et la maladresse les modifications qui permettront de la jouer : le résultat, n'en doutons pas, c'est, plutôt qu'une comédie nouvelle, un spicilège : on donnera « sur le billard » des « scènes choisies » de Monsieur de Pourceaugnac ; l'enfant en est conscient : Poursôgnac, cet arrangement mal arrangé, n'est pas son œuvre ; seules les mutilations sont de lui ; encore ne s'en juge-t-il pas responsable : elles s'imposaient. Ce qui lui échappe, c'est que, donnant ses coups de ciseaux à tort et à travers, il a commencé son apprentissage d'auteur ; il le poursuivra, deviendra de plus en plus adroit, passant, à travers de nombreuses expériences, de l'office d'équarrisseur à celui d'adaptateur ; un pas de plus et le voilà qui se découvre dramaturge comme il s'était, un peu plus tôt, découvert comédien en se surprenant en train de jouer la comédie. Cette évolution comporte donc trois phases : Poursôgnac date de la première ; L'Amant avare de la seconde ; L'Antiquaire ignorant et Les Apprêts pour recevoir le roi marquent le début de la troisième. Il n'est pas impossible que ces deux dernières « œuvres » aient des sources que j'ignore mais on ne peut douter que Gustave ne se soit enhardi jusqu'à prendre de grandes libertés avec ses modèles et qu'il n'ait apporté aux intrigues des changements qui n'étaient pas exigés par la pénurie d'acteurs et la pauvreté des moyens, pour le simple plaisir de s'approprier davantage les pièces des autres. L'auteur reste au service du comédien mais il a pris conscience de ses pouvoirs.
Cette interprétation des faits semble juste à son niveau, c'est-à-dire en surface : cela s'est passé ainsi. Mais elle deviendrait fausse si nous nous en contentions : Gustave pouvait demeurer au stade des arrangements et se plaire à les améliorer d'une pièce à l'autre sans leur donner ce coup de pouce qui transforme une adaptation en œuvre originale. Ou plutôt – car l'essentiel est là – il pouvait apporter aux ouvrages des autres les modifications indispensables sans pour autant se prendre pour un auteur. Se prendre pour tel, c'est, je l'ai montré au précédent chapitre, décider qu'on l'est donc jurer qu'on le sera. L'intention, ici, ne fait qu'un avec la découverte : c'est elle qu'il nous faut mettre au jour et décrire.
Voici qui facilitera notre approche : Gustave, bien qu'il n'y ait pas vu clair tout de suite, n'est aucunement surpris par ce nouvel avatar de sa personnalisation : loin de se jeter dans l'inconnu, il suit un grand exemple ; l'acteur-auteur, pour lui, ce n'est pas encore Shakespeare : c'est Molière ; copiste indiscret, il pille ses œuvres, les massacre ou les plagie : autant d'excellentes raisons pour imiter sa vie ou, mieux encore, pour se l'appropier. Il veut être Molière, l'enfant imaginaire : c'est le nouveau rôle dans lequel il s'irréalise. Corneille, il a fait son éloge, c'est un héros éponyme pour la ville de Rouen, tutélaire pour Gustave qui, cependant, ne souhaite pas s'identifier à lui ; à ses yeux, la faiblesse secrète de son concitoyen, c'est qu'il fait jouer ses pièces par les autres ; par la faute de ce tragique, l'acteur est ravalé au rang de moyen, la tragédie écrite devient la fin. Molière, c'est l'acteur absolu : loin de s'être fait comédien pour mieux servir ses pièces, il n'a écrit ses pièces, pense l'enfant, que pour se donner de beaux rôles ; inventant Tartuffe, Argante ou M. Jourdain en fonction de son « tempérament » et dans l'intention avouée d'y déployer toutes ses ressources, il crée ses « caractères » en se guidant sur les exigences de sa « force intime » qui réclame de s'extérioriser en sa totalité. Voilà justement ce que Gustave veut être. Ce modèle est d'autant plus fascinant qu'il s'agit d'un comique, qui n'hésite pas, pour faire rire de lui, à préparer lui-même, auteur, le bain d'ignominie où, acteur, il se vautrera. Le petit garçon lui doit aussi, c'est certain, la tranquille audace avec laquelle il présente ses plagiats comme des ouvrages originaux : on aura dit à Gustave que L'Avare a été écrit par Plaute et récrit par Molière ; que fait-il d'autre, le cadet Flaubert, quand il en donne une troisième mouture sous le titre de L'Amant avare ? À vrai dire, tous les enfants qui s'avisent, vers huit ans, de composer des pièces ou des romans, ne font qu'imiter servilement et se croient écrivains quand ils ne sont que des copistes : mais, la plupart du temps, c'est faute de comprendre ce qu'ils font. La fréquentation de Molière donne au contraire à Gustave une arrogance lucide et cynique qui lui permet, en connaissance de cause, de se tenir pour un créateur. Il persistera assez longtemps dans cette attitude : ses premiers contes sont des imitations ; le sujet, l'intrigue, la construction, parfois des phrases entières ou le style, tout est emprunté. Pourtant l'enfant a raison d'affirmer son originalité : ce qui vient de lui, c'est le sens qu'il donne à ces emprunts, c'est la manière dont il ressent l'histoire qu'il semble décalquer. Bref son illustre devancier n'est pas seulement un exemple à suivre ou un rôle à tenir : c'est une lumière interne ; quand Gustave se met dans la peau de Molière, il lui semble se comprendre mieux, ses pulsions obscures sont déchiffrées et rationalisées, il croit en avoir la clé. Reste, précisément, qu'il a choisi ce nouveau personnage et qu'il l'interprète dans la passion. Il faut qu'il y ait entre eux quelque affinité ou du moins que le petit garçon s'en soit convaincu : c'est à ce niveau que nous trouverons l'intention qui transforme la situation vécue en la dépassant par un serment. Ce que Molière lui donne, c'est le moyen le plus simple de reconnaître et de penser son projet ancien et profond de totaliser le monde et la vie en sa propre personne. Depuis longtemps, cet agent passif, dans ses hébétudes et dans ses extases, se sent visité par l'Univers en même temps qu'il se dilue dans l'infini et s'y perd. Plus tard, il répétera – en d'autres termes – qu'il y a, entre le micro- et le macrocosme une réciprocité de perspective comme si chacun d'eux était le reflet totalisant de l'autre. Nous savons d'où lui vient cette pulsion vers le Tout qui fera plus tard de lui, dans Madame Bovary autant et plus peut-être que dans les trois Saint Antoine, un écrivain cosmique4. Originellement cet enfant mal vissé dans le langage et dans son environnement familial tend à s'en évader ; son orgueil le pousse à survoler la réalité qui l'emprisonne ; son estrangement l'oblige à se retourner sur elle, en plein essor, pour tenter de l'embrasser tout entière par une intuition compréhensive qui la totalise et la déchiffre enfin : une intellection complète de la réalité pourrait seule lui révéler ce qu'il peut bien y foutre. Par cette raison nous le retrouverons bientôt sur un sommet de l'Atlas rêvant sur le monde qui s'étend à ses pieds. Je dis qu'il rêve par la raison que sa passivité constituée l'empêche de conclure : dans Le Voyage en enfer c'est de l'Autre qu'il tiendra le mot clé et, même alors, il reste perplexe et sceptique devant ce savoir-autre, ne pouvant ni le rejeter ni l'intérioriser tout à fait. Mais cette passivité, nous le savons, est active en ce sens qu'elle ne peut même exister sans se faire dépassement du donné. Ce qui doit s'entendre de deux manières à la fois : elle a sa méthode à soi pour atteindre ses objectifs – c'est le vol à voile –, elle est, en outre, hantée par le fantôme de la praxis qui lui est donnée à chaque dépassement comme ce dont elle est a priori incapable. D'où l'ambivalence de l'agent passif envers l'action proprement dite qu'il voudrait être capable d'exercer et qu'il déteste dans la mesure même où cette capacité lui est refusée. Ce qui hante l'enfant cosmique c'est l'Acte sous sa forme la plus haute ou, si l'on préfère, c'est son achèvement, la synthèse, restitution de l'unité du multiple ou, mieux, articulation des parties selon des règles rigoureuses dont les relations sont établies à partir du Tout. Cet instrument manque à son père, à son milieu, à sa classe, à son époque ; sa passivité constituée ne l'empêche point de le pressentir – tout au contraire, c'est faute d'être agent pratique qu'il se porte à l'instant où l'entreprise s'achève sans passer par les différents moments qui, très souvent, se posant pour soi, masquent aux agents celui où l'opération se retournant sur elle-même se rassemble et se totalise – mais elle ne lui permet ni d'y accéder ni de le concevoir exactement. Inactif, il rêve de se refermer sur le macrocosme par un acte qui en découvrirait et en constituerait tout ensemble l'unité. D'une certaine manière, c'est se mettre à la place du Créateur absent pour nier la dispersion du mécanisme. Chez le petit garçon, la Totalité n'est pas une notion, c'est la matrice de son affectivité tout entière, le fantasme d'une création qui lui permettrait de produire ce Tout qui l'écrase. Il comprendra, nous le verrons, dès son adolescence, que cette production démiurgique ne peut être qu'imaginaire. A huit ans, c'est un besoin qui se vit mais ne peut ni se connaître ni se penser. Et, s'il veut être acteur au départ, nous savons que c'est pour d'autres raisons – celles-ci, en vérité, ne sont pas sans liaison avec cette postulation cosmique puisque la gloire, pour ne parler que d'elle, lui apparaît comme l'unification du genre humain par l'admiration commune de tous pour un seul ; mais la poursuite de l'être et l'évasion hors du réel, bien que dialectiquement liées, ne s'en orientent pas moins dans deux directions opposées. Quand il aborde l'œuvre de Molière, il s'est déjà promis d'illustrer son nom par son talent de comédien mais, dès qu'on lui raconte la vie de l'auteur-acteur, c'est un éblouissement nouveau, il prend conscience de sa pulsion totalisatrice et croit en comprendre le sens : Molière est grand parce qu'il a fait une œuvre totale et voilà justement ce que Gustave, il s'en rend compte dans l'enthousiasme, se trouve en train de tenter, deux siècles plus tard. Gustave se trompe : il ne peut pas savoir encore que l'œuvre totale est celle qui se donne pour objet la déréalisation de Tout ; surtout, nous l'avons vu, il est en quête de sa réalité ; aussi prend-il cette révélation dans le sens le plus réaliste : l'œuvre est totale si elle contient en elle jusqu'aux conditions matérielles de sa réalisation : Molière se charge de tout ; il est directeur de troupe, administrateur et gestionnaire, metteur en scène, auteur dramatique, acteur ; l'acteur enveloppe tout : c'est lui qui, dans le moment sublime de la représentation, paraît en Sganarelle, en malade imaginaire et, rassemblant autour de lui, par son jeu, son œuvre et sa troupe, offre au public en l'espace d'une soirée le Tout, des mois de travaux et de peines, depuis les plus humbles jusqu'aux plus nobles tâches, c'est lui, l'homme-orchestre, qui peut dire avec orgueil : j'ai tout fait de mes propres mains. Tel sera Gustave ; bien sûr, les mots d'œuvre totale, il n'en use pas et pour cause, la notion même, dans son abstraction, lui demeure étrangère : il veut être Molière, c'est tout, mais dans la passion qu'il met à le ressusciter, nous découvrons, sous sa forme la plus fruste, l'option totalisante. L'autonomie de son ouvrage au sens artisanal du terme, exige au même titre l'aménagement du billard en théâtre, l'invention d'un scénario, avec des personnages dont les gestes et les paroles seront établis d'avance et fixés par écrit, des décors appropriés qu'il choisira et qu'il brossera seul ou avec l'équipe qu'il dirige, la distribution des rôles, les répétitions, la mise en place des acteurs, et, pour finir la représentation, qui ne sera rien d'autre que l'unité en acte de toutes ces démarches, au sens où la fin est l'unité synthétique des moyens qui ont permis d'y atteindre. La pulsion totalisante est partout, au début comme au terme de l'entreprise, dans les coups de marteau qu'il donne pour clouer les planches, dans les mots qu'il trace sur le papier, dans les rugissements qu'il pousse devant les spectateurs : sa création sera entièrement sienne, s'il part de rien et fabrique tout lui-même.
Jouer la comédie, c'est donner : il fera montre au public de sa générosité-objet en se sacrifiant pour le faire rire ; d'autant plus généreux que l'objet montré, avec ses infra- et ses superstructures, ne tire son existence que de lui. Seigneur, il fera éprouver à ses petits vassaux sa générosité-sujet : il taille et coud leurs rôles, il leur en fait don : ces présents se referment sur les bénéficiaires et les corsettent. Ses obligés sont contraints d'apprendre et de réciter « avec le ton » les tirades qu'il leur impose. Gustave les soumet à ses fatalités ; en Caroline, en Ernest, il devient impératif catégorique, comme l'ont été pour lui Molière et Carmontelle : « Exprime-toi sur la scène comme si le personnage inventé par l'auteur était ta vérité objective ». C'est un autre aspect de l'œuvre totale que de transformer le chef de troupe en destin pour les autres acteurs : s'il choisit de jouer un « proverbe dramatique », le destin sera Carmontelle, s'il fait jouer une œuvre de son cru, c'est dans son monde à lui qu'il fait entrer son ami et sa sœur ; il les capture pour les recréer selon son dessein général, ils auront pour office de tourmenter le monstre grotesque qu'il incarne, il en fera les moyens d'exaspérer ses vices et ses ridicules. En les enrôlant dans l'œuvre totale, il affirme sa toute-puissance par ce miracle : la résurrection créatrice du genre humain.
Je dis résurrection et non pas irréalisation, car le créateur imaginaire ne s'avise pas qu'il ne fait rien d'autre qu'entraîner Caroline et Ernest dans son irréalité : l'ambition de l'œuvre totale, en effet, c'est aussi de pallier la déréalisation décevante que Gustave ne peut s'empêcher de vivre lorsqu'il se donne à son rôle et ne ressent pas assez ce qu'il exprime. Quand il se fait tapissier, menuisier, auteur, il voudrait par ces entreprises pratiques et réelles (il tape pour de vrai sur de vrais clous qui s'enfoncent dans de vraies planches) lester de réalité l'irréalisation finale : il tente de donner à la représentation qui ramassera en elle tous ces moyens un fond de sérieux, comme si elle n'était que le dépassement de ce donné réel, comme si l'ensemble de ces matériaux ouvrés constituait son être et, en conséquence, comme si ces activités d'artisan constituaient l'être pratique de Gustave ; la vérité de l'acteur serait ce travail cristallisé dans les objets ouvrés qui le rendent possible et du coup l'engendrent ex nihilo ; pour finir, c'est aussi un objet qu'on présentera au public5.
Le moment de l'écriture apparaît donc aux yeux de Gustave comme une étape inessentielle dans l'œuvre totale qu'il veut produire. Et pourtant, à le considérer objectivement, on ne peut manquer d'y voir un renversement radical du processus en cours : un agent passif quitte son rôle de cautionné pour devenir son propre cautionneur ; autrement dit la caution subsiste dont l'acteur a besoin quand il joue, mais les impératifs, c'est Gustave lui-même qui les a établis dans une phase antérieure de l'opération : il y a donc en lui une nature naturée et une souveraineté naturante ; la seconde garantit la première mais paraît elle-même dépourvue de garantie. Cette libre activité, n'est-elle pas, justement, interdite à Gustave ? L'auteur n'est-il pas un agent, un seigneur, décidant du destin de ses créatures comme Moïse-Flaubert a décidé du destin de ses fils ? Or Gustave peut jouer au Seigneur comme il faisait pour amuser Caroline mais il n'a ni l'envie ni la possibilité de l'être en vérité – et, par-dessus le marché, l'activité souveraine et la responsabilité plénière lui font peur. Il redoute, s'il se place au sommet de la hiérarchie, de n'avoir plus que le ciel vide au-dessus de sa tête et ne brigue, au fond de lui-même, que la place de premier vassal. Construire une scène et des coulisses, à la bonne heure : c'est obéir ; il y a des impératifs hypothétiques qui sollicitent le petit travailleur et soutiennent son zèle : si tu veux que les planches tiennent ensemble, que les tréteaux soient solides et bien plantés... ; ce sont des recettes de métier, des conseils de grande personne : aliéné à son entreprise, Gustave agit sans sortir de la passivité : il n'a rien à décider : les règles s'imposent d'elles-mêmes, il sert les exigences futures de ses personnages, quels qu'ils soient, sans songer un instant à leur imposer sa loi. Mais que lui arrive-t-il ensuite ? N'est-il pas conscient, quand il se fait auteur – croyant simplement continuer son travail – d'une brusque rupture de continuité, d'une témérité dont il se pensait incapable ? Comment vit-il ce retournement ? Il faut que nous tentions de le savoir : ces débuts littéraires vont décider de toutes ses œuvres ultérieures.
Disons, pour commencer, que sa hardiesse, au début, lui échappe ainsi que sa souveraineté naturante : c'est que créer n'est d'abord qu'imiter : il taille, il retape, il rafistole mais, même quand il lâche un peu la bride à son imagination, le modèle est là, comme schème directeur et caution : en écrivant L'Amant avare, Gustave devient à soi-même sa fatalité future ; d'une certaine manière il en décide : le rôle est un chapelet d'impératifs mais Harpagon s'est glissé dans l'invention du rôle, comme un impératif de la création. Sous cette forme la fonction de l'auteur ne peut effrayer : il se fait le médiateur entre deux consignes ; obéissant à l'une, il produit l'autre et la transmet à l'acteur. D'ailleurs la conception classique de la création est, je l'ai dit, fort rassurante : il faut imiter les anciens ou les retravailler dans l'humilité. Cette idée ne peut déplaire aux enfants qui voient avec leurs yeux neufs le déjà-vu de leurs parents. Bref, entre le vieux et le neuf, entre l'adaptation et l'œuvre originale, le petit garçon fait peu de différence puisqu'il est, dans tous les domaines, à la fois un apprenti qui répète et un nouveau venu dont l'expérience est irréductible à celle des générations précédentes.
Quand il se découvre auteur dramatique, il faut qu'il prenne conscience de sa hardiesse. Mais, finalement, est-elle bien sienne ? Cette audace lui est advenue, il n'a pas eu à en décider : il se trouve en état de témérité subie. En d'autres termes, écrivant pour jouer et non pas pour écrire, sa liberté ne peut lui faire peur : elle est étroitement limitée, d'une part, par les modèles qui lui servent encore de schèmes directeurs et, de l'autre, par le rôle secondaire qu'il assigne à l'auteur. Mais il y a plus : composant pour réciter, il s'aliène pour toujours à sa voix. Cela signifie qu'il subordonne l'action d'écrire à la passion de « gueuler » et, plus précisément, que la passion du récitant est le but final et l'inspiration présente de son activité littéraire : autant dire – nous aurons l'occasion d'y revenir souvent – que la littérature lui apparaît, dès le départ, comme une activité passive.
Dans les sociétés qui possèdent l'écriture et pour tous ceux qui savent lire, toute détermination du discours est audiovisuelle mais l'accent est mis, selon les cas, sur l'une ou l'autre de ces deux composantes et il arrive que celle qu'on néglige tende à s'annuler. Aux siècles classiques, par exemple, le principal souci des essayistes et des romanciers, c'est de proposer aux yeux leurs ouvrages : si leur prose est harmonieuse, ce n'est certes pas l'effet du hasard mais la musique de leurs phrases fait l'objet d'une intention marginale, le but essentiel étant de condenser le plus grand nombre d'informations sous la forme la plus claire avec la plus stricte économie de moyens. C'est le regard du lecteur qui ressuscite par le mouvement des yeux les mots articulés sur le papier par le mouvement de la main. Le corps verbal ici, c'est le graphème : il représente la matérialité verbale, c'est-à-dire la présence en personne du signe : celui-ci a sa transcendance propre, il se dépasse vers un objet absent, qui est le signifié mais, en tant que matière signifiante, il ne renvoie à aucune autre forme de matérialité, pas même à celle du son qui lui correspond – bien qu'il s'accompagne parfois, chez le lecteur, de résonances intérieures qui ne lui ajoutent rien. La conséquence : tout est en acte dans la lecture classique ; en même temps qu'il reconstitue les mots, le regard les tient à distance, les scrute ; rien dans les mains, rien dans les poches ; la tricherie n'est pas possible, il n'y a ni physionomie ni mimique ni port de voix qui puissent capter l'adhésion : il faut convaincre, à la lettre, sans toucher ; par l'enchaînement des raisons.
Gustave, à neuf ans, c'est tout le contraire : il n'écrit pas ses pièces pour être lu mais pour être entendu. Et, certes, je ne prétends pas opposer le phonème au graphème, en général, comme la passivité à l'action. Le langage oral peut transmettre des ordres, des consignes, des informations, des jugements affirmatifs ou négatifs, des décisions, des raisonnements : c'est même, pour tout dire, sa fonction pratique. On peut « lire à haute voix » un texte classique et rendre parfaitement ses intentions bien que l'auteur ne l'ait pas destiné à être transmis par les organes de phonation. Reste que notre voix, c'est nous-même en l'autre. La vue découvre les signes mais les tient à distance au lieu que, dans la communication orale, le locuteur entre dans le locuté par l'oreille : en un sens, il se donne comme une hostie, en un autre il compromet et puis enfin il se perd. La voix, c'est la personne entière puiqu'un geste, une posture peuvent toujours remplacer un vocable sans que le discours s'en trouve interrompu. Mais c'est notre corps pour autrui puisque nous ne l'entendons ni ne la connaissons tout à fait, qu'elle demeure un quasi-objet et que nous ne la reconnaissons guère quand un disque ou un magnétophone nous la présente dans son objectivité : elle n'acquiert sa consistance objective que dans l'oreille de l'auditeur et, du même coup, elle nous échappe et se perd. Quand j'expose mes raisons à un étranger, il se peut que celui-ci pense, à part lui : « Quelle voix désagréable ! » et que je pressente son impression, que je la devine à son air de tête sans en être jamais tout à fait sûr ; de toute manière, je sais qu'il intégrera son sentiment à l'argument que je lui propose et dont la puissance logique se trouvera affaiblie. Contre ma situation de « transcendance transcendée » je me défendrai par l'usage d'auxiliaires parasémantiques tels que l'intonation, le timbre, la mimique, le charme, l'autorité, etc. Je baisserai le ton, je le rendrai moins aigu, j'éviterai de nasiller ou de parler de la gorge. Ou, tout au contraire, si j'ai la voix belle, j'en userai en connaissance de cause, pour convaincre : la conséquence est que je me soucierai plus de la montre que de la force démonstrative de mon discours. Il s'agit moins, en effet, de prouver que de fasciner et de corrompre. En d'autres termes, quel que soit le message, la transmission orale comporte toujours une part de représentation donc de pathos : parler, c'est souvent un acte mais celui-ci se transforme en geste à la première difficulté.
Pour Gustave, c'est le pathos pur : il n'use jamais de sa voix pour raisonner, il s'exhibe en elle comme passivité constituée. Il faut qu'il s'y abandonne ou, ce qui revient au même, qu'elle lui échappe et le livre. Nous savons pourquoi : il y a en lui, dès la protohistoire, un malaise verbal ; il est parlé ; des locutions déposées en lui ne le désignent pas à lui-même, elles se tournent vers l'extérieur, il est leur signifié mais pour les autres. Il veut être acteur pour assumer la situation et se réapproprier – ou s'approprier – son être en fascinant les autres par sa voix. Il connaît, ce « criard », la force de son organe : celui-ci lui permettra de s'imposer en se livrant, de se donner impérieusement en spectacle ; il ne prétend pas se faire autre qu'ils ne le voient mais les obliger par la montre à le voir tel qu'ils l'ont fait : il se parlera comme on le parle en radicalisant la parole. Du coup, quand il écrit L'Amant avare, les significations produites – ou reproduites – s'empâtent de leur sonorité future. Il est inspiré, dans le moment de la composition : cela veut dire qu'on lui parle à l'oreille, qu'il s'abandonne à cette voix et qu'il écrit sous sa dictée. Cette conception romantique de l'inspiration, il la connaît – ses lettres en font foi ; elle lui sert : car il écrit sous la dictée de sa propre voix, écoutant ses éclats futurs et les fixant sur le papier pour pouvoir les reproduire, puis relisant tout haut chacune de ses phrases pour contrôler leur puissance vocale. Ainsi, dans cette première période, il apparaît clairement que la création est, pour l'enfant, une forme du vol à voile ; la hiérarchie des objectifs classiques est renversée : le sens fait l'objet d'une intention marginale puisqu'il est le moyen de déclamer : on ne le conserve que pour donner une unité aux inflexions vocales et aux auxiliaires parasémantiques qui les mettront en valeur, ce sera la règle imposée aux râles, aux rugissements, aux balbutiements de rage ou de stupeur que Gustave entend déjà et qu'il produira bientôt devant un public. Point d'acte, ici : le pathos présent est une simple préfiguration du pathos futur. Les graphèmes ne sont que les indications abstraites qui lui permettront de moduler sa voix, plus tard, telle qu'elle retentit, aujourd'hui, irréelle encore, à ses oreilles : tant qu'ils n'existent que sur le papier, L'Amant avare ou Les Apprêts ressemblent aux partitions dont usent les chefs d'orchestre ; ce sont des notations sans valeur ni consistance propres qui renvoient à l'exécution. L'écriture, simple médiation, s'effacera quand la tirade, apprise par cœur, se sera imposée au corps de l'acteur sous forme de montage. Au lieu que le graphème, dans la littérature classique, représente à lui seul la matérialité verbale, il renvoie, ici, à la matérialité du phonème, conçu comme « bouchée intelligible ». Pendant la composition, le souci de comprendre, de se faire comprendre est secondaire : la signification est différée jusqu'au jour de la représentation publique, alors seulement le Verbe acquerra sa plénitude d'être, c'est-à-dire sa matérialité sonore et son dépassement vers une absence ; ce jour-là, un événement vocal, soutenu par la mimique appropriée, viendra remplir les oreilles des spectateurs, tournoyer dans leur tête, éclater ; on compte sur eux pour l'entendre, à tous les sens du terme, et pour lui conférer un sens qui échappe partiellement à l'acteur. Le maître des mots, pour Gustave, c'est l'Autre : à lui de leur donner leur vérité.
Beaucoup de comédiens sont ainsi, qui ne comprennent pas ce qu'ils disent et n'en jouent pas plus mal : ils ne prennent en considération que les significations affectives de leur rôle ; dans bien des cas, cela peut suffire ; ils perdraient leur peine à vouloir déchiffrer les autres couches sémantiques qui composent leur personnage : c'est au public de les rétablir. Encore faut-il qu'elles aient été préétablies (au moins partiellement) par l'auteur. L'originalité de Flaubert, enfant, c'est qu'il n'est jamais tout à fait dans le secret de ce qu'il écrit ; non par étourderie mais parce que son premier souci est d'utiliser sa passivité constituée pour exprimer vocalement la passion. Disons mieux : c'est la passion comique qui est en cause, celle du robot qui se prend pour un homme, caractérisée par l'erreur, le non-savoir et l'incompréhension. Par son emploi même, Gustave est donc voué à ne point comprendre ce qu'il fait : pour mieux interpréter Poursôgnac ou L'Avare, il s'abandonne au sens qui lui advient, qui le traverse et ne se laisse déchiffrer que par les autres. Ainsi, celui qui deviendra, plus tard, un styliste acharné, qui se nommera artisan, ciseleur, ouvrier d'art, etc., a commencé par affirmer l'inconsistance de la chose écrite, moyen inessentiel de l'expression vocale ; il a fait confiance, au départ, à l'inspiration et, ce qui revient au même dans son cas, le matériau originel de son art a été cet « arbre de vie » enraciné dans ses poumons, la colonne respiratoire. Or nous le retrouvons, deux ou trois ans après la représentation de Pâques 32 – si tant est qu'elle ait eu lieu –, tout occupé de produire une « œuvre totale » ; simplement, celle-ci a changé de nature : il décide vers treize ans d'éditer et de diffuser au collège un journal hebdomadaire dont il sera – à une exception près6 – l'unique rédacteur : nous retrouvons ici la création totalisante, l'entreprise qui tire son objet du néant et comporte des phases de travail artisanal – copier à plusieurs exemplaires7, distribuer ; seulement la fin poursuivie a changé puisque c'est à présent le discours écrit qui se referme sur tous les moments de l'entreprise et devient tout à la fois son origine (dans le moment de l'écriture) et (dans le moment de la lecture) son objectif essentiel. Comment faut-il comprendre cette soudaine primauté du visuel sur l'auditif ? Comment s'est-il produit, ce « renversement de la praxis » ? Comment Gustave l'a-t-il vécu ? Quelles en seront les incidences sur sa personnalisation en cours et sur ses premiers ouvrages ? Voilà ce qu'il faut examiner à présent.
Il est impossible de considérer un pareil changement comme le résultat d'une simple évolution. Certes nous verrons que les mots rongent la voix mais cela ne suffirait pas pour expliquer ce tête-à-queue brutal : il faut une intervention extérieure. Par là, je n'entends pas que quelqu'un soit explicitement intervenu pour le décourager ni qu'un événement quelconque ait pu le détourner de sa première option. Non, Achille-Cléophas n'a rien interdit. Non, la représentation pascale n'a pas sombré dans le ridicule. Que dit-il lui-même à ce propos ? Peu de chose. Mais on trouve dans sa Correspondance deux allusions à sa vocation refusée ; la première dans une lettre à Ernest de juillet 39, la seconde, le 8 août 46 dans une lettre à Louise Colet : elles s'éclairent de feux réciproques. « J'aurais pu faire, si j'avais été bien dirigé, un excellent acteur », écrit-il à Chevalier. Et, à Louise, sept ans après : « Le fond de ma nature est, quoi qu'on en dise, le saltimbanque. J'ai eu dans mon enfance et ma jeunesse un amour effréné des planches. J'aurais été peut-être un grand acteur, si le ciel m'avait fait naître plus pauvre. » Ce deuxième texte correspond curieusement à une remarque de Stendhal qui date de 1832 et que Gustave ne pouvait connaître : « Il paraît que Kean est un héros d'estaminet et un crâne de mauvais ton. Je l'excusais facilement : s'il fût né riche ou dans quelque famille de bon ton, il ne serait pas Kean mais quelque fat bien froid8. » Ce rapprochement marque assez le mépris où l'on tenait encore le métier de comédien. Kean a été parfois le compagnon nocturne du prince de Galles : cela n'empêche point que les nouveaux Messieurs, froids et puritains, le jugent « de mauvais ton ». Les acteurs ont gagné le droit de se faire ensevelir en terre sainte mais non point celui d'être invité à dîner dans une famille bourgeoise. Achille-Cléophas, en tout cas, ne les eût point admis à sa table : non tant par dégoût de leur ignominie que par entière indifférence. Il va quelquefois au théâtre – quand il passe par Paris avec sa famille – mais le monde de l'imaginaire lui est parfaitement étranger et, nous l'avons vu, il ne viendra pas à la représentation d'avril 32 : il a bien autre chose à faire ; sans doute ne s'est-il pas même indigné si Gustave a osé lui faire part de ses ambitions : il n'y a pas cru, c'est tout. Et si, comme il est probable, l'enfant s'est tu, le pater familias n'a pas même soupçonné que son fils cadet voulait exercer plus tard une profession si décriée : il écoutait d'une oreille distraite les récits qu'on lui faisait des activités de Gustave et Caroline ; ces enfants, selon lui, jouaient à l'acteur comme ils jouaient au docteur et à la malade, avec cette différence, toutefois, que leur nouveau jeu – par cette raison, il n'y était pas défavorable – leur permettait l'accès à la culture classique et développait leur habileté manuelle. Il n'a pas été même effleuré par l'idée qu'un fils de savant pouvait avoir des dispositions pour monter sur les planches : s'il l'en eût seulement explicitement détourné, Gustave se serait entêté peut-être ; ce qui découragea l'enfant, c'est de sentir qu'on ne redoutait même point qu'il déshonorât la famille. Quand on est Flaubert Junior, on ne devient pas un bateleur, voilà tout. Cela n'est point une éventualité à redouter ou à frapper d'interdiction ; il n'y a pas même lieu de dire : cela ne se fait pas. Le fait est qu'un fils de chirurgien-chef devient médecin ou juriste par la force des choses. Le petit comédien a eu beau « ramasser dans la boue » le mot de « cabotin » qu'on lui lançait naguère, il n'est pas pris au sérieux. Le petit garçon s'est-il rendu compte qu'il n'irait pas loin sans conseils ni « direction » ? Demanda-t-il à prendre les leçons d'un acteur ? En ce cas sa demande fut rejetée sans éclat mais sans recours par des parents modérément surpris, à peine divertis par ce qu'ils considéraient comme un enfantillage. Ainsi sa tentative même de donner un statut réel à sa déréalisation se trouve déréalisée. Nul n'y croit, nul ne lui reconnaît l'être d'un acteur. Pour s'opposer à cette fin de non-recevoir, pour rentrer en soi-même et déclarer tout bas : « on verra ce qu'on verra », il eût fallu que Gustave pût s'arracher aux mains des autres : nous savons qu'il n'en est pas capable et que sa vocation même n'était qu'une proposition faite à autrui ; l'origine en est cette phrase compensatrice prononcée par un autre : « Tu pourrais faire un excellent acteur », et sur laquelle il s'est jeté passionnément, par malentendu. Un autre lui suggérait une issue mais c'était une fausse fenêtre puisque les autres n'y ont pas cru. Il aurait fallu, pour qu'il persévérât dans son enthousiasme, que son père s'écriât dans l'horreur : « Ce garnement va déshonorer la famille, je sens en lui l'étoffe d'un comédien. » Mais cela même, il n'a pas pu l'obtenir. Certes il demandait au consentement universel de l'instituer contre son père donc, en principe, il importait peu, au départ, ou même il était préférable que son père le méconnût. Mais, en l'absence de toute consécration publique, pour qu'il crût assez à sa « force intime » pour se lancer dans cette carrière ignominieuse, il convenait avant tout que le pater familias lui donnât un commencement d'investiture. Faute de quoi, il est battu jusque dans son défi. Traité de cabotin, il s'écrie : je serai l'acteur. On lui répond : « Un cabotinage de plus ; tu fais semblant de vouloir jouer la comédie mais la nature Flaubert, en toi, a d'autres visées. » La gloire et l'ignominie, à l'instant, tombent dans l'imaginaire : il y croyait, il ne peut plus qu'en rêver.
Comment reçut-il le coup ? Très mal. Il en souffre encore quand il écrit Un parfum à sentir : un des thèmes du récit, c'est l'injuste mépris où l'on tient les saltimbanques. L'amertume de Gustave s'éclaire si l'on pense qu'il se tient pour un saltimbanque dont on a réprimé et faussé l'instinct fondamental. Il a vécu, je l'ai montré, sa « vocation » sous la forme négative d'un appel d'être ; mais nous l'avons vu, quelques années plus tard, la présenter à Ernest puis à Louise sous celle, positive, d'un trop-plein, d'une débordante générosité (« force intime »). Le changement de signes s'est fait à l'instant que la vocation se déréalisait et que Gustave assouvissait son désir de gloire par un onirisme éveillé. Il se « voit » sur la scène, il se prête une incroyable puissance, le public se roule de rire sous sa forte poigne. Du coup, la vocation naît d'un don : acteur génial, il a besoin de se dépenser. L'intention profonde est ici de se dissimuler sa déroute : il n'a pas eu le pouvoir de maintenir sa croyance envers et contre tous ; dans l'imaginaire, tout se renverse : il avait le génie, la force intime, on l'a brisé. « Si j'étais né pauvre » éclaire le « si j'avais été bien dirigé ». Cette dernière proposition n'a qu'une fonction de couverture : elle cache un « si l'on n'avait tout fait pour me décourager » que l'enfant préfère sous-entendre et qui est expressément conçu pour travestir l'aveu qu'il ne veut pas se faire : « Si l'on m'avait donné le moindre encouragement. » Voici la faute rejetée tout entière sur les autres : d'un côté l'amour effréné des planches, la nature de saltimbanque, le génie, de l'autre le hasard qui l'a fait naître dans une famille honorable. Hasard aveugle, injuste, imbécile. Mais il a bon dos, ce hasard, et Gustave ne l'évoque que par prudence : l'aveuglement et la cruauté, c'est à la famille qu'il les reproche, au conformisme imbécile de ces bourgeois qui lui ont coupé les ailes ; tout se passe en effet comme si Gustave, en accusant ses parents de lui avoir ôté sa force, voyait dans sa vocation refusée le symbole d'une castration très ancienne et recommencée en 1832. Il est permis ici d'utiliser le vocabulaire de la psychanalyse et d'appeler castration la constitution, par les soins maternels, d'une activité passive qui empêchera pour toujours le cadet Flaubert de montrer – en quelque domaine que ce soit – une agressivité « virile » : or c'est à sa passivité constituée que l'a rendu l'indifférence familiale, écrasant dans l'œuf sa première tentative pour s'assumer en se dépassant.
Les conséquences de ce que nous appellerons sa « vocation contrariée » sont d'une importance qu'on ne saurait exagérer. Elles se développeront dans trois directions différentes que je me borne ici à indiquer par la raison que nous aurons lieu d'en reparler : on les retrouve en effet à chaque moment de sa vie, dans chacune de ses lettres, à chaque page de son œuvre.
1o S'il renonce à la carrière d'acteur, il ne peut se défaire pour autant de « son amour effréné des planches ». Il ne cessera jamais de jouer des rôles en public. Ce qui est en question, ici, c'est tout autre chose que son insincérité : celle-ci, dont j'ai parlé souvent, peut se définir, chez Gustave, comme sa déréalisation vécue, c'est-à-dire l'impossibilité où il se trouve de distinguer ce qu'il ressent de ce qu'il exprime ; elle est donc à l'origine de sa vocation contrariée et la nouvelle castration ne peut que la renforcer : toutefois, dans la mesure où c'est le tissu même de sa vie, elle est faite et subie, jamais nommée. Les rôles, au contraire, se donnent explicitement pour tels : Gustave interprète le journaliste de Nevers, le père Couillère, le Garçon, Saint Polycarpe, etc. Tantôt ce sont des imitations, tantôt des créations ; de toute manière, il décline leurs noms et titres ; il ne prétend pas être le Garçon – quels que soient les liens intimes qui unissent la créature et le créateur – mais le faire9 : « Je fais le rire du Garçon, l'entrée du Garçon », écrit-il. Il ne peut s'empêcher de constituer ceux qui l'entourent – famille, camarades, confrères – en public ou en partenaires. Tout à coup, s'irréalisant devant eux, il leur impose le statut de spectateurs et prend à charge de les faire, bon gré mal gré, « rouler de rire », il obsède, il importune, il saoule mais, faute de pouvoir devenir professionnel, il les oblige à l'instituer comédien amateur. Ou bien il improvise, interpelle les présents – comme ces chanteurs, au music-hall, qui appellent la salle entière à reprendre en chœur leurs refrains – , il les métamorphose, fait d'eux ses « répliques » et les entraîne dans des happenings bouffons et sinistres dont il sort hébété. Tantôt pitre, tantôt metteur en scène, le cadet Flaubert se revanche de ne pouvoir monter sur la scène en faisant du théâtre dans la vie : on lui a interdit de se déréaliser à heures fixes devant un public payant, du coup on a fait de lui un exhibitionniste de la déréalisation ; acteur de métier, il eût assouvi son « amour effréné des planches » tous les soirs et se fût montré, pense-t-il, bon citoyen, bon camarade le reste du temps : le théâtre eût joué le rôle d'un abcès de fixation. Mais on a débridé trop tôt la plaie et le pus s'est répandu partout ; en d'autres termes le spectacle – soit qu'il se donne à voir soit qu'il invite la compagnie à participer à la montre – devient, dans la banalité quotidienne, son rapport à autrui le plus fréquent : avec un interlocuteur, il n'est qu'insincère ; deux, c'est un auditoire virtuel ou une troupe en puissance, le démon théâtral le tourmente, il est rare qu'il résiste à la tentation. Indisable insincérité ou comédie proclamée, c'est à choisir : il n'aura – sauf peut-être avec Alfred, nous y viendrons – pas d'autres relations humaines.
2o La brutale déception de 1832 a pour résultat de provoquer une fixation : sans cette castration renouvelée, il eût liquidé, peut-être, cette phrase orale du discours ; frustré, dépossédé de son être, il demeurera pour toujours aliéné à sa voix. Il suffit pour s'en persuader de se reporter à sa Correspondance. Épistolier, Voltaire est parfaitement conscient de s'adresser à des absents. Mieux : il utilise cette absence, il en profite pour prendre son temps, refuser les premiers mouvements de sa plume et ne laisser passer que les mots qui révéleront le plus clairement ses intentions explicites en occultant le plus sûrement ses intentions « indisables » ; bref il est sur ses gardes et fait de ses lettres comme de ses œuvres un moyen de communication contrôlé. Flaubert parle aux destinataires des siennes : il leur écrit la nuit, quand ils dorment, dans l'absolu silence, et les mouvements de sa plume s'irréalisent en mouvements imaginaires de sa glotte, il écrit des sons, convoquant par des incantations ses interlocuteurs pour les transformer en public : niant la distance et le temps, il les interpelle en feignant l'abandon incontrôlé – celui-là même qu'il tenait pour l'exis de l'acteur : le discours écrit reste, comme au temps de L'Amant avare, l'analogon d'un discours oral, les treize volumes de sa Correspondance paraissent l'enregistrement d'une conversation d'un demi-siècle. C'est ce qui les rend si précieux. Ses lettres frappent par trois caractères singuliers dont la réunion les distingue entre toutes.
D'abord par ce que j'appelais plus haut l'interpellation. Je cite au hasard. Voici le début d'une lettre à sa sœur :
« Toi, mon vieux rat, m'ennuyer ! Allons donc ! tu badines, tu plaisantes. Dis plutôt que tu t'ennuyais de m'écrire... »
Autre début, à la même :
« Comme je m'ennuie de toi, mon pauvre rat ! »
À Ernest, qui vient de perdre son père :
« Pauvre cher Ernest,
« Que te dirais-je ? Il n'y a pas de consolation pour de telles douleurs... »
À sa nièce Caroline, début d'une lettre :
« Comment vas-tu ? Causons un peu. »
À Ernest, pour la mort de sa mère :
« Mon pauvre cher Vieux,
« Que veux-tu que je te dise ! J'ai moi-même passé par là... »
Il commence en ces termes une lettre aux Goncourt :
« N'y allez pas par quatre chemins, mes bons ! »
On pourrait multiplier les exemples de ces débuts brusques et rapides, de ces interrogations rhétoriques, de ces conseils qui, par leur forme, en tout cas, exigent la présence de l'intéressé mais il faudrait étudier aussi, dans les paragraphes qui les suivent, l'attaque, les négligences voulues de la plume, les grandes envolées oratoires.
Il y a plus : dans son attitude épistolaire comme dans son exis d'auteur-acteur, le sens fait l'objet d'une intention marginale ; Gustave en est parfaitement conscient : il s'abandonne au pathos, la signification naîtra – pour l'autre – des mots qui se déposent, hurlés, sur le papier. Le 5 juillet 39, après quelques lignes assez obscures – par défaut plutôt que par excès – il écrit (à Ernest) : « Allons, maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans les mots ; quand il m'échappera de faire du style gronde-moi bien fort, ma dernière phrase qui finit par “brumeux” me semble assez ténébreuse et le diable m'emporte si je me comprends moi-même ! Après tout, je ne vois pas le mal qu'il y a à ne pas se comprendre ; il y a tant de choses qu'on comprend et qu'on ferait tout aussi bien de ne pas connaître, la vérole par exemple ; et puis le monde se comprend-il lui-même ? Ça l'empêche-t-il d'aller ? Ça l'empêchera-t-il de mourir ? Nom de Dieu que je suis bête ! Je croyais qu'il allait me venir des pensées et il ne m'est rien venu, turlututu ! J'en suis fâché mais ce n'est pas de ma faute, je n'ai pas l'esprit philosophique... »
Il est remarquable que, dans ce passage, le style – pris, d'ailleurs, dans une acception péjorative – soit assimilé au parlage, c'est-à-dire au discours oral. Plus remarquable encore que Gustave ne puisse s'empêcher de retomber dans son « vice » à l'instant même qu'il prie son ami de l'en corriger. D'abord, en effet, il dénonce sa tendance à préférer le parlage à la signification : il parle pour parler, pour le plaisir d'émettre de beaux sons liés entre eux au moins par la syntaxe, mais n'entend rien à ce qu'il dit. Mais, tout aussitôt, il revient sur sa déclaration première : « Je ne vois pas le mal qu'il y a à ne pas se comprendre... » Cette réflexion, par elle-même fort intéressante, pourrait, s'il l'approfondissait, l'amener à une compréhension plus précise de lui-même en tant, justement, qu'il ne voit pas de mal à ne pas se comprendre – ou plutôt à ne pas comprendre son discours. Mais il brise net, interrompt sa pensée et se lance dans un verbiage pseudo-philosophique ; analogies truquées, métaphores : le propos se perd10. Il s'en aperçoit et par un nouveau renversement réflexif il revient à se moquer de lui-même. Toutefois le thème de la réflexion a un peu changé : il se reproche cette fois de faire confiance aux mots, de les jeter tels qu'ils lui viennent, sûr qu'ils produiront un sens que l'autre déchiffrera (ou qu'il déchiffrera lui-même, en tant qu'autre, c'est-à-dire quand il se relira). Bref il se laisse posséder par des phrases, par je ne sais quelle synthèse passive qui articule les mots au-dedans de lui, dans les ténèbres de la mémoire, ou au-dehors sur la feuille blanche dans l'espoir que ces combinaisons harmonieuses produiront par-dessus le marché une idée, comme le comédien se laisse posséder par un rôle porteur-de-sens sans chercher à comprendre celui-ci. Dirons-nous qu'il n'avait aucune intention signifiante au départ ? Ce serait une erreur puisqu'il nous confie lui-même « Je croyais qu'il allait me venir des pensées... » Il semble au contraire avoir saisi intuitivement un schème abstrait qui s'est enseveli ensuite sous la parole. Disons qu'il entrevoit une théorie anticartésienne du langage : pour lui la conception ne précède pas l'expression ; c'est l'inverse : on parle et le sens advient par les mots. Thèse insuffisante, à la prendre isolément, mais juste correctif de l'intellectualisme classique : on est parlé dans la mesure même où l'on parle – et réciproquement ; ainsi le sens nous advient, autre, dans la mesure où nous le faisons : on dit plus qu'on ne sait, plus qu'on ne comprend, alors même qu'on s'efforce de n'exprimer que ce qu'on a conçu clairement ; en sorte que la chose dite est à la fois avant le parlage (en tant qu'elle est connue par le locuteur) et après (en tant qu'elle vient de la parole elle-même) et n'apparaît d'abord qu'au locuté. Il n'est pas douteux, toutefois, que cette ambiguïté du discours apparaît surtout lorsqu'il est oral. L'écriture, en général, réduit la part du sens advenu : il y a contrôle, correction, omission volontaire ; surtout dans l'écriture classique. Ce qui est singulier chez Flaubert c'est que, dans ses lettres, il exagère l'attitude orale au point de ne plus saisir qu'un des deux aspects complémentaires du langage parlé.
Ce non-contrôle dirigé n'a pas seulement pour résultat de briser tout lien logique entre les propositions et de laisser au langage nu le soin de produire les significations : il a aussi pour effet de relâcher la vigilance et de laisser passer dans le discours des aveux et des confidences que Gustave ne souhaite pas faire, des vérités qu'il voudrait se cacher et dont il ne s'aperçoit même pas qu'elles se sont coulées sur le papier en échappant à sa plume. Je l'ai fait remarquer déjà et nous aurons cent autres occasions de le noter : ce qui fait de ses lettres un témoignage sans pareil, c'est que Flaubert les écrit en s'abandonnant au pathos et que les phrases s'y ordonnent sur le modèle des associations libres. Je ne veux point y revenir mais seulement en donner ici une des raisons : les « associations libres » ne sont concevables que dans le discours oral ; il faut aller vite, se prendre soi-même de surprise, se confier à sa propre voix, la laisser parler ; si Gustave en truffe sa correspondance, c'est précisément qu'il écrit comme on parle sur le divan de l'analyste – à ceci près que le patient, même en le laissant aller, ne perd jamais conscience qu'il s'agit d'une quête et qu'il se dévoile à un témoin pour se dévoiler à soi, au lieu que Flaubert souhaite produire pour l'autre des « pensées » mais non point se chercher ni surtout se trouver. N'empêche : le résultat est le même, il ne cesse de se trahir et de se déborder ; cela signifie qu'il se met dans les conditions mêmes qui permettent les associations libres : l'urgence et la rapidité, l'irréversibilité du temps, l'impossibilité de reprendre son coup, de revenir sur ce qui lui a « échappé » ; bref il parle vite sur le papier.
L'acteur déçu trouve une autre manière d'utiliser sa voix : l'éloquence. Ses lettres sont des discours : il ne les écrit pas pour les prononcer lui-même mais pour qu'elles résonnent dans l'oreille de ses correspondants. Il a rêvé d'être orateur, nous en avons des preuves : il prête à plusieurs de ses personnages – à Frédéric en particulier – l'ardent désir (vite éteint) de remuer les foules par des paroles et d'arracher un acquittement au jury. Dans ses lettres d'adolescence, il est plus explicite : il ne défendra jamais, dit-il, la veuve et l'orphelin. Pourquoi le ferait-il, en effet, ce misanthrope ? On le voit mal s'exalter à l'idée de sauver un innocent. S'il plaide, nous dit-il, ce sera pour faire acquitter un coupable. Le plus grand des coupables, bien entendu, celui dont les crimes seront évidents et prouvés. On conçoit bien qu'il ne s'agit pas, pour Gustave, de démolir cet arsenal de preuves, comme un Perry Mason, en les réfutant une à une, en produisant d'autres indices et en reconstruisant le délit de telle sorte que l'accusé ne puisse pas l'avoir commis. Non : il troublera le jury par des paradoxes (dans le genre de ceux qu'il a vainement tenté de mettre sur pied dans la lettre que je viens de citer) et puis il s'abandonnera au pathos, aux mouvements de manchettes, à son « organe », et fera verser sur son client, le monstre, un déluge de larmes. Je sais : son propos est, à l'époque, de démoraliser ; il entend ridiculiser la justice : quoi de plus drôle, dit-il, qu'un homme qui en juge un autre ; c'est ce qu'il démontrerait en faisant systématiquement acquitter les coupables et – je ne jurerais pas qu'il n'y ait jamais pensé – condamner les innocents. Mais, sous ce projet explicite et publié, simple rêve, il est un autre rêve : il veut donner au Verbe la puissance terrible de changer les hommes malgré eux. L'avocat de la défense tel qu'il le voit a, tout comme l'acteur, un public ; il doit, lui aussi, le fasciner : par le geste et la voix ; pas plus que l'acteur il ne dit la vérité puisqu'il tend, par de grandes attitudes et en s'abandonnant au pathos, à faire acquitter celui qu'il sait coupable. Toutefois, il ne peut convaincre sans être soi-même convaincu, c'est-à-dire sans s'irréaliser dans le rôle de l'orateur qui croit à ce qu'il dit. La différence ? Gustave, quand il se veut démoralisateur, ne prétend pas seulement se donner en spectacle : acteur débouté, son ressentiment se radicalise ; il entend à présent exercer une action négative sur son public et user de ses pouvoirs pour le pervertir. Il sera du barreau, puisque son père le veut, mais son être d'avocat sera la subversion instituée ; comédien, il eût fait rire les autres ; avocat, il leur reprendra le rire et les rendra risibles en leur faisant prendre systématiquement des vessies pour des lanternes. Ces deux attitudes – celle du comique et celle de l'orateur – s'éclairent l'une l'autre : la seconde, étincelante de méchanceté, nous fait mieux comprendre la nuisance secrète de la première : en faisant rire de soi, il affecte les rieurs de bassesse, il se sacrifie pour les rendre ignobles, pour les obliger à refuser toute compassion ; inversement, la première nous révèle le sens de la seconde : le comique irréalise les spectateurs, c'est un centre de déréalisation ; l'orateur n'est pas différent : les jurés porteront une sentence contraire à leur sentiment profond dans la mesure où l'éloquence du défenseur les déréalisera en les affectant d'une croyance irréelle dans l'innocence du coupable. Sganarelle se change en Scapin, l'homme dont on rit en celui qui fait rire des autres. L'essentiel, en ce nouveau rêve de gloire, ce n'est pas tant, d'ailleurs, qu'il nous fasse voir la radicalisation du ressentiment chez le petit comédien dépité mais avant tout, qu'il nous montre le projet créateur de l'enfant comme une relation polyvalente à sa voix.
3o Dans cette perspective, on ne s'étonnera point que les premières œuvres de Gustave soient conçues, elles aussi, sur le modèle oratoire. Nous avons vu que, dès neuf ans, il propose à Ernest de lui montrer ses « discours ». Ce n'est donc pas un hasard ou l'effet d'un caprice s'il intitule ses premières œuvres non dramatiques : « Narrations et discours » (1835-1836)11. Le mot de « discours » a été ajouté à la réflexion : l'écriture en est plus formée ; Gustave a relu son cahier, sans doute à la fin de l'année scolaire, et il a jugé que le titre général devait en être complété. C'est d'autant plus significatif qu'il n'y figure aucun « discours » à proprement parler. Peut-être songeait-il à en écrire : en ce cas il met sur le même plan le récit et le morceau d'éloquence qui – comme le couplet de l'acteur – est fait pour être parlé. Ou bien – ce qui me paraît plus vraisemblable – il a été frappé par l'aspect oratoire de ces premières narrations. De fait, l'épilogue d'Un parfum à sentir montre, quelques mois plus tard – il a quatorze ans – qu'il est conscient d'écrire ses œuvres comme ses lettres : au gré du pathos, sans toujours comprendre ce qu'il dit, en interpellant un auditoire imaginaire : « Je viens donc d'achever ce livre étrange, bizarre, incompréhensible. Le premier chapitre, je l'ai fait en un jour, j'ai été ensuite pendant un mois sans y travailler ; en une semaine, j'en ai fait cinq autres et en deux jours je l'ai achevé. Je ne vous donnerai pas d'explications sur sa pensée philosophique ; elle en a une... cherchez-la. Je suis maintenant fatigué, harassé et je tombe de lassitude sur mon fauteuil sans avoir la force de vous remercier si vous m'avez lu ni celle de vous engager à ne pas le faire (s'il en est encore temps)... »
Le futur doctrinaire de l'impersonnalisme ne peut se tenir, à l'époque, de se montrer. Rien ne l'obligeait à écrire cet épilogue sinon le plaisir de parler de soi. Il se donne en spectacle ; le voici qui se met en scène : il est dans sa chambre et tombe de lassitude dans son fauteuil ; devant lui, sur sa table, des feuillets où il trace péniblement les derniers mots de son « livre ». On le notera, l'histoire qu'il vient de terminer veut être cruelle et sinistre : nul ne doit rire – sinon les méchants qui peuplent son récit – des malheurs de Marguerite ; mais dès qu'il se donne à voir, le ton change : il est imperceptiblement mais intentionnellement comique, cet auteur harassé qui tombe sur ses bottes ; en même temps il interpelle son public, comme il faisait Ernest ou Caroline dans ses lettres mais avec quelle agressivité : il y a une pensée philosophique, cherchez-la ! Je suis trop fatigué pour vous remercier de m'avoir lu et d'ailleurs vous auriez mieux fait de ne pas me lire..., etc. Tel il se montre ici, bouffonnant agressivement sans quitter le négativisme passif (je n'expliquerai pas, je ne remercierai pas), à moitié comédien, orateur à moitié, tel nous le retrouverons dans sa vie, au collège et, plus tard, boulevard du Temple ou chez Mathilde Bonaparte.
Il y a plus : ce précieux épilogue nous renseigne sur la manière dont Gustave compose, à l'époque, et il est clair qu'elle ressemble fort à celle dont usait l'acteur-auteur, quelques années plus tôt, pour faire ses pièces. L'inspiration l'a saisi puis quitté le même jour : il écrit le premier chapitre et laisse tout en plan, par dégoût sans doute – nous connaissons ses grands enthousiasmes et ses retombées. Calme plat, un mois passe et tout à coup le vent se lève : cinq chapitres en sept jours ; nouveau dégoût qui le tient éloigné de sa table pendant un laps de temps qu'il ne précise pas, puis nouvel envol : il boucle son récit en deux jours. Un parfum... est écrit en février-mars, donc pendant la dernière partie du second trimestre. La fatigue, à cette époque de l'année, s'est accumulée chez les collégiens, tous les professeurs le savent. Ceux-ci, cependant, doivent se montrer plus exigeants : ces deux derniers mois sont décisifs ; au troisième trimestre, sauf exception, les jeux sont faits, il ne s'agit que de récapituler. Produire, en pleine compétition scolaire, un ouvrage d'une soixantaine de pages imprimées12, aux lignes serrées, aux paragraphes denses et souvent longs, cela tiendrait du tour de force si, chaque fois que Gustave s'y remet, tout ne lui venait d'un jet : il s'abandonne au discours, sa plume parle, il ne revient jamais sur ce qu'il a dit, ne corrige rien et, du coup, se livre, comme dans ses lettres, à travers de nombreux lapsus calami qui sont, en fait, des lapsus vocis. Comprend-il tout à fait ce qu'il écrit ? Non : pas plus qu'il ne faisait, comédien, pas plus qu'il ne fait, épistolier. Il le dit en toutes lettres : Je viens donc d'achever ce livre étrange, bizarre, incompréhensible. Bien entendu, il s'adresse aux lecteurs et nous devons entendre d'abord : incompréhensible pour vous. Mais faut-il nous en tenir là ? Il est rare qu'un auteur se juge inintelligible ; rare aussi qu'il détourne de lire ses ouvrages. Or, sur ce dernier point, nous savons que Gustave, au moins pendant son adolescence, est aussi sincère qu'il peut l'être : il a peur d'être démasqué – nous y reviendrons dans un instant. Tout se passe comme si l'enfant sentait lui-même la bizarrerie et l'incompréhensibilité de ce qu'il vient d'écrire et s'en effrayait. En d'autres termes, il est dépassé par son œuvre ; quand il la relit, elle lui paraît étrangère : il s'est abandonné à l'inspiration et ce qui s'est déposé sur le papier, c'est sa « particularité » en tant qu'elle apparaît au regard malveillant des autres et qu'elle lui échappe. Les mésaventures de Marguerite, il sent fort bien qu'il les a inventées avec ses propres malheurs et pourtant il ne se reconnaît pas dans cette épouse laide et délaissée. Qu'a-t-il voulu dire ? Il ne le sait plus, il craint que les autres ne le sachent ou, en tout cas, qu'ils ne voient dans l'étrangeté de son produit l'absurde bizarrerie de sa propre personne. L'objet est là, comme autre, le jeune auteur constate en celui-ci l'altérité de son inspiration qui a projeté sur le papier son incompréhensible anomalie. Il ne doute point qu'il y ait dans son récit une « pensée philosophique » mais il ne sait trop ce qu'elle est : ce sera l'office des autres que de l'expliciter. Ainsi, dans la lettre précitée : « Je croyais qu'il allait me venir des pensées et il ne m'est rien venu... », le discours produit lui-même son propre sens ; à Ernest, aux lecteurs de dégager celui-ci. Une seule différence : dans la lettre la « pensée » a crevé comme une bulle et Gustave s'en est aperçu ; dans Un parfum... il est convaincu qu'on doit pouvoir la lire entre les lignes. Et c'est justement ce qui l'inquiète. Dans l'Avant-propos, pourtant, il semblait assuré de ce qu'il voulait faire : l'anecdote devait nous donner à voir la puissance inflexible et méconnue de la déesse Ananké. Le sens « philosophique » du récit nous était exposé par avance et en toute clarté. Pourquoi prétend-il, dans l'Épilogue, que ce sens est caché ? C'est, sans aucun doute, qu'il a senti l'idée se déformer et s'enrichir par le discours qui devait l'illustrer et que, dans cette mesure même, elle s'est obscurcie à ses yeux. La nécessité de l'épilogue vient de ce qu'il traduit l'estrangement de Gustave devant son produit. De fait, nous l'avons vu, l'inspiration le saisit, le bouscule et le quitte comme un pouvoir autre. Il est tout à la fois responsable et irresponsable de l'objectivation de son anomalie.
Si l'on veut comprendre ce rapport complexe de Gustave et de son inspiration, il faut revenir au cahier de « Narrations et Discours ». Dans ces toutes premières œuvres on retrouve les procédés de l'auteur-acteur et l'enfant s'y révèle un génial copiste. Nous l'avons noté à propos de L'Anneau du prieur. M. Jean Bruneau a reproduit l'argument et le corrigé tels qu'ils figurent dans les Nouvelles Narrations françaises d'A. Filon13. Que le lecteur s'y reporte : il verra que Flaubert a suivi de près la « Narration » de Filon : l'ordre des événements est respecté, il y a correspondance étroite des paragraphes et, bien souvent, les phrases sont identiques dans l'un et l'autre texte. J'ai indiqué, pourtant, que l'originalité de Gustave est entière : il fait servir la narration copiée à un dessein obscur et profond. Il lui suffit pour cela d'apporter ici et là quelques changements – si subtils et si discrets qu'ils ont échappé à M. Bruneau lui-même. Mais il est frappant que, pour s'exprimer, le jeune auteur ait besoin d'un texte préfabriqué – tout juste comme, acteur, il avait besoin d'un rôle pré-existant. On dira qu'un enfant, pour ses débuts d'écrivain, doit s'appuyer sur quelque chose – et qu'il imite beaucoup plus qu'il ne crée. Cela est vrai. Mais Flaubert a treize ans. C'est bien tard pour copier. Surtout quand on fait preuve, en même temps, d'une si puissante personnalité. Si Gustave, à cet âge, use encore de modèles, c'est délibérément : il veut intérioriser un ordre objectif et rigoureux pour le réextérioriser, modifié, à travers le mouvement subjectif d'une inspiration fondée sur la mémoire. Le jeune auteur écrit comme l'acteur joue : il restitue un inflexible schéma appris ; la seule différence est que l'acteur interprète – c'est-à-dire soumet entièrement son activité passive à la règle objective – tandis que Gustave apprend à changer, à trahir élégamment, insensiblement, les impératifs qu'il s'impose par des altérations systématiques : vasselage et trahison. L'originalité – donc le commencement de la littérature – est du côté de la trahison. Mais il n'est pas encore temps de nous en occuper. Ce que je voulais marquer ici c'est que, dans Un parfum..., l'inspiration paraît autre par la raison que Gustave l'a voulue telle, au départ, quand il adaptait Poursôgnac pour pouvoir l'interpréter. À treize ans, l'enfant, écrivant pour sa voix, ne sait pas encore trop s'il est auteur ou interprète.
Nous verrons plus tard que le secret du style dans les grandes œuvres de Flaubert, c'est qu'il est éloquence refusée. Et refusée par l'autre. Gustave écrit Madame Bovary dans l'abandon oratoire puis taille et coupe sous le contrôle de Bouilhet. Ainsi l'orateur est là, partout, mais censuré, refusé, douloureux ; on le chasse, on le comprime, mais il revient dans la compression même pour donner une étrange vibration sonore aux phrases les plus dépouillées. Ce qu'il faut seulement indiquer ici – et que nous reprendrons plus longuement par la suite – c'est que la voix demeure jusqu'au bout l'achèvement de l'écriture. Non que le style des grandes œuvres soit oral, bien au contraire. Mais plutôt parce que l'écriture même est à double face et qu'elle devient un moyen audio-visuel de communication : comment comprendre sans cela qu'il « fasse passer au gueuloir » toutes les phrases qu'il écrit14 ? En vérité, l'aboutissement de ses ouvrages est, sans aucun doute, le moment où il en fait lecture devant un cercle choisi d'amis ou de confrères. C'est à ce moment que le mot prend sa plénitude et qu'il emprunte sa singularité au timbre particulier de la voix qui le modèle. Certes les lectures publiques étaient de mode : on a beaucoup déclamé dans les salons de l'Arsenal. Mais il s'agissait avant tout de poèmes ou de pièces de théâtre. Gustave, lui, convoque Maxime et Louis à Croisset pour leur infliger trente-six heures de spectacle : il interprète devant eux son premier Saint Antoine. Le plus navrant, c'est que sur cette unique et harassante audition, il sollicite un verdict. Comme si les mots, prononcés par lui, articulés en phrases par son souffle, acquéraient du coup une intelligibilité plénière, comme s'il était possible de juger sur une seule épreuve un gros ouvrage rempli de paradoxes, dont chacun devrait faire l'objet d'une longue réflexion. Naturellement la sentence des auditeurs est négative : cela est bon à mettre au cabinet. Ne se rend-il pas compte qu'il se dessert ? Oui et non : il en a l'obscur pressentiment mais il persévère dans l'erreur. Non seulement parce qu'il aime s'irréaliser dans sa voix mais surtout parce qu'il ne peut concevoir la beauté d'un paragraphe sans son organisation musicale. Ni son sens, qui, selon lui, s'offre plus clair aux spectateurs à travers l'articulation des bouchées intelligibles. L'idéal serait, en somme, que les mots écrits se parlent avec sa voix dans la tête des inconnus qui liront ses livres. Et, puisque cela ne peut être, la véritable fête sera la lecture publique ; le moment de la publication – fût-il lu par tous les Français – lui apparaît forcément comme une dégradation. De ces sentiments complexes et contradictoires témoigne un billet qu'il envoie aux Goncourt pour les inviter à entendre Salammbô qui sera déclamé devant ses confrères : « de 4 à 7 heures et après le café jusqu'à crevaison des auditeurs ». On dirait qu'il fait exprès de tout mettre contre lui et qu'il s'en avise mais ne peut s'en empêcher : il sait fort bien qu'il fera « crever » son public. Non, certes, d'une crise cardiaque mais d'ennui, en exigeant de lui un effort d'attention presque insupportable et qui se terminera tôt ou tard par un tétanos de la pensée. Il le sait mais il y va : il est le bon géant, le donateur (c'est un nouveau mythe dont nous rendrons compte dans un prochain chapitre) et tant pis pour le récipiendaire si la bonté de ce Pantagruel l'écrase. L'essentiel, c'est la donation de son œuvre et la transformation de celle-ci en un spectacle dont Gustave est l'unique interprète. Le voici donc, en cette dernière phase de la création, redevenu l'auteur-acteur, habité par les impératifs qu'il s'est donnés en tant qu'autre. Reste que ce retour à l'interprétation est fort rare : pour se donner une fois le plaisir de déclamer, il faut peiner pendant plusieurs années. Et puis il sait fort bien que la lecture à haute voix – qui est pour lui l'aboutissement d'un labeur ingrat – ne représente en réalité qu'un moment inessentiel du processus littéraire : le livre sera lu par des milliers d'yeux ; pour ces lecteurs, la sonorité du texte, si elle existe confusément, n'est qu'une agréable rémanence, l'essentiel demeure le silence. Non pas seulement celui du cabinet mais avant tout le sens au-delà du langage qui est la totalisation muette de l'ouvrage écrit, c'est-à-dire de tout ce qui s'y est exprimé par des mots. En d'autres termes, bien que l'aspect audio-visuel du vocable lui reste toujours présent, ce n'est qu'une tentative assez vaine de récupération : Gustave, renvoyé sans ambages aux graphèmes, subit une perte sèche qu'il ne pourra jamais compenser suffisamment.
Dirons-nous qu'il en est conscient ? Sans aucun doute. À partir de quatorze ans, il explicite son mécontentement contre les mots écrits – qui durera jusqu'à la crise de 44, au moins ; ceux-ci sont d'une insuffisance manifeste : ils ne peuvent rendre ni les sentiments ni les sensations ni les extases. Cette dénonciation revient sans cesse sous sa plume et, nous le savons, ses raisons les plus profondes sont ailleurs ; mais s'il la glisse dès quatorze ans dans la plupart de ses premières œuvres, c'est pour un motif occasionnel mais de première importance : en lui interdisant la carrière d'acteur, on a privé les mots de leur accompagnement ordinaire de gestes, de mimique et d'intonation ; du coup les voilà mutilés, réduits à d'inertes jambages, comment pourrait-il leur rendre leur ancienne plénitude ? On lui a ôté ses anciens outils sonores et on les a remplacés par des instruments frustes et muets qui, faute d'être chauffés par son souffle, n'exprimeront jamais le pathos qui l'anime. Bien sûr il lira son texte à haute voix ; il l'interprétera, il donnera de nouveau par le timbre un aspect singulier au vocable universel, il pourra – rarement – conserver l'illusion qu'il l'enfante par expectoration. Mais il le sait bien : lire, ce n'est pas tout à fait jouer. Même l'aspect ludique de la littérature n'a rien de commun avec le jeu du comédien15. Et, surtout, écrire pour des lecteurs inconnus, c'est tenter de les capter et de les séduire par des graphèmes sans défense, qu'ils peuvent interpréter comme ils veulent. Rien dans les mains, rien dans les poches : l'écrivain trace ses pattes de mouche et s'en va, les soumettant aux plus malveillantes inspections. C'est une des intentions profondes de Flaubert styliste que de trouver un équivalent écrit de la séduction orale : acteur, il eût fasciné, pense-t-il ; donc il faut trouver un truc pour fasciner par écrit : mais cette recherche viendra plus tard, après bien des colères, et nous verrons qu'il y laissera la santé déjà précaire de son esprit. Pour l'instant, on l'a jeté dans une contradiction dont il ne sort pas : il garde au fond de lui-même, en écrivant, le rêve d'un aboutissement oral de son travail littéraire mais, dans le même temps, il découvre ce qui, à l'auteur-acteur, demeurait caché : on n'écrit pas comme on parle. Je ne prétends pas que cette banalité soit vraie. Mais elle n'est pas non plus tout à fait fausse. Il est sûr qu'un écrivain apprenti est bien souvent démuni : j'en ai connu, parmi mes anciens camarades, qui séduisaient dans la conversation, que nous ne nous lassions pas d'entendre – leur charme physique et intellectuel se communiquait aux mots qui naissaient d'eux et venait à nous comme leur image sonore – et qui, par écrit, se ternissaient sous nos yeux, à notre grande surprise. S'ils ont progressé, ce n'est pas en se rapprochant dans leurs œuvres du discours oral mais en faisant – comme fera Gustave – un autre usage du langage ; et en inventant, pour les yeux des lecteurs, des équivalences écrites de leurs gestes, de leur voix, de leur style de vie. On n'écrit pas comme on parle et pourtant on écrit, au moins dans la vie courante, lorsqu'on ne peut pas parler. Voilà l'antinomie à laquelle se heurte l'enfant. Qu'est-ce donc qu'écrire ? Il donnera une réponse et nous la connaîtrons. Pour l'instant, maussade, inquiet, l'écriture lui fait l'effet d'un austère pis-aller.
La preuve en est que son désir de gloire s'éclipse et, par moments, se tourne en refus de toute notoriété. Acteur, il devait illustrer son siècle : il n'en doutait pas ; le tourniquet sado-masochiste ne pouvait fonctionner que sur la base de cette certitude. A présent, il ne sait plus : que faire, d'abord ? que réussir sur ce mauvais instrument dont la moitié des cordes ont sauté ? Et quand d'autres sauraient s'en servir, cela démontrerait simplement qu'ils avaient la vocation d'écrire. Gustave, en dépit de son orgueil, ne peut se convaincre qu'il soit voué puisqu'il est assuré que son génie le portait vers l'art dramatique : il s'agit donc pour lui d'exercer une activité inférieure et pour laquelle le don lui manque. Le voici plongé dans le doute et dans la rage : son état d'esprit nous est révélé dans le passage de la lettre – sans doute un peu tardive – qu'il écrit à Ernest, le 23 juillet 39 et que j'ai partiellement citée : « J'aurais pu... être un excellent acteur, j'en sentais la force intime et maintenant je déclame plus pitoyablement que le dernier gnaffe, parce que j'ai tué à plaisir la chaleur... Quant à écrire, j'y ai totalement renoncé et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé ; je n'ai plus la force, je ne m'en sens plus capable... » Nous verrons plus tard les causes occasionnelles de ces doléances. Mais le texte est parlant : c'est d'abord de son talent d'acteur qu'il parle ; talent gâché par le refus des autres et sa propre tendance à l'autodestruction. N'importe : son talent, c'est lui-même. Et, à la façon dont la littérature est introduite dans le paragraphe, nous comprenons qu'il s'agit d'une activité secondaire, d'un pis-aller qui le concerne à peine : il aurait pu être acteur ; mais il n'a pas tenté, selon lui, d'être écrivain : il a écrit, c'est tout, sans doute pour se dissimuler la perte sèche qu'on lui a fait subir en refusant de sanctionner sa vocation véritable. La locution prépositive « quant à » – « pour ce qui est de... » – indique clairement que l'information donnée par Gustave est d'ordre marginal : c'est l'inessentiel ; elle complète le tableau et répond d'avance à une objection d'Ernest : « Tu déclames comme un gnaffe, soit. Mais, tout de même, tu écris ? » Pour Gustave, l'information capitale est donnée dès la première phrase : du moment que je ne pouvais devenir ce que je suis et me préparer à jouer la comédie, « j'ai tué à plaisir la chaleur. Je me suis ravagé le cœur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies ; il ne poussera dessus aucune moisson ! tant mieux ! Quant à écrire », etc. L'essentiel est dit, la totalisation faite : je suis sec et froid, je ne lis rien, je n'écris rien, je ne suis rien parce que je me suis détruit de mes propres mains pour achever la besogne des bourreaux qui m'ont frustré de moi-même. J'avais « la force intime » d'un grand acteur : on n'a pas voulu reconnaître mes dispositions, et, du coup, je l'ai perdue, je suis un Samson tondu. Le mot de « force » est répété lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi Gustave renonce aussi à écrire : « Je n'en ai plus la force. » Il l'a donc eue, au passé ? Sans nul doute, il le croit mais il ne prétend pas avoir possédé à un moment quelconque de sa vie antérieure un don spécial pour la littérature et pas davantage un mandat. Il se reporte, tout simplement, à cette chaleur, à cette puissance intime qui l'ont voué à la carrière dramatique : même après quon lui en eut interdit l'accès, il gardait, pense-t-il, assez de feu pour se jeter dans l'éloquence et l'écriture. Et il est vrai que l'option artistique, dans les premières années, est souvent polyvalente. Reste qu'il existe une hiérarchie en chaque cas singulier, conditionnée par les structures familiales et la protohistoire. Ravel eût pu aussi écrire et peindre, dans son jeune âge : reste qu'il s'est fait musicien. Imaginons l'impossible : à peine a-t-il entrevu sa vocation principale, on lui interdit de composer ; il aurait peint, sans doute, ou écrit. Mais on peut deviner ses rages, ses regrets et sa conviction amère – d'ailleurs sans fondement réel – d'être inférieur, artiste plastique, à ce qu'il eût été, musicien, et de s'acharner à faire ce pour quoi il n'était pas entièrement fait16. Tel est Gustave pendant son adolescence. Kafka disait : J'ai un mandat mais je ne sais qui me l'a donné. Flaubert, écrivain, n'a pas eu cette chance merveilleuse. Et nous le verrons hanté, toute sa vie, par cette interrogation inquiète : ai-je seulement un mandat ? ne suis-je pas « un bourgeois qui vit à la campagne en s'occupant de littérature » ? Si nous voulons comprendre les raisons de l'insistance avec laquelle il répète le mot de Buffon : « Le génie n'est qu'une longue patience », il faut se rappeler qu'il n'est pas « entré en littérature » par la voie royale mais par la porte étroite et que, n'étant point élu dans ce domaine, il est contraint de bonne heure, dès quinze ans, à remplacer l'inspiration – ceux qui sont sûrs de leur élection n'ont qu'à s'y abandonner ; chez les autres, c'est une duperie, un méchant tour que leur joue le Diable, ils croient chanter et ne font que braire – par le labor improbus. Nous y reviendrons bientôt.
Certes, il ne faut pas pousser trop loin cette interprétation : on peut entendre tout autrement la lettre du 23 juillet 39 : si Gustave décide de ne plus écrire – très provisoirement puisqu'il produit un mois plus tard, en août, Les Funérailles du docteur Mathurin – c'est qu'il est mécontent de Smarh, achevé en avril : nous verrons, dans un prochain chapitre, quels immenses espoirs il fondait sur cette œuvre quand il l'a conçue. Lorsqu'il la relira, un an après l'avoir achevée, il sera fortement déçu : « Il est permis de faire des choses pitoyables mais pas de cette trempe. » Or nous savons que, dès avril, sans oser encore rouvrir son manuscrit, il est inquiet, il pressent que le « fameux mystère est veuf d'idées »17. Aussi faudrait-il renverser l'exposé de ses motifs tel qu'il le présente à Ernest : c'est sur un échec littéraire qu'il prend la décision de renoncer à la littérature. Et s'il parle d'abord de sa vocation contrariée, c'est pour rejeter sur les autres la faute de cette faillite : je n'en serais pas là si l'on m'avait encouragé à monter sur les planches. Et c'est aussi pour échapper à la tentation de se dévaloriser : mieux vaut être un génie comique que ses proches ont étouffé dès sa naissance qu'une pure et simple nullité, sans vocation ni mandat, « un imbécile », un « bouche-trou dans la société ». Il prophétise, dans la même lettre : il sera « un homme honnête, rangé et tout le reste... Je serai comme un autre, comme il faut, comme tous ». Mais, tant qu'il peut penser qu'on a méconnu et brisé sa « force intime » et que sa faillite littéraire vient de ce que sa mission était ailleurs, il demeure supérieur à cette médiocrité qu'on lui inflige. Le centre de ses préoccupations, l'essentiel, serait donc la littérature ; et il n'invoquerait, à son habitude, sa première option que pour cacher à Ernest et à lui-même le cours véritable de ses pensées.
Cette interprétation est tout à fait valable et je la crois aussi vraie que l'autre. Mieux, bien qu'elles paraissent à première vue incompatibles, je suis convaincu qu'il faut les adopter l'une et l'autre. À dix-sept ans, Gustave s'est accommodé de la substitution qu'on lui a imposée. D'abord résigné à écrire, il a fini par investir dans cette nouvelle entreprise : il a compris sans doute que la gloire de Molière couronne le créateur plutôt que l'interprète. Dans la hiérarchie de ses options personnelles l'acteur précède l'écrivain, sans aucun doute ; dans la hiérarchie sociale – dont il est plus que tout autre dépendant – c'est l'inverse qui se produit. Romancier, il sera plus grand que s'il se bornait à jouer les Sganarelle. Entre ces deux échelles de valeurs, toutes deux intériorisées, une tension s'établit : troublé, il va tenter d'écrire, scripta manent, il marquera son siècle et son œuvre, moins éphémère que le flatus vocis de l'acteur, lui survivra longtemps. Il accepte donc de faire ce qu'il aime le moins. À la condition d'exceller dans son art : s'il met la main à la plume, il faut qu'il soit au moins le premier écrivain de son temps. Quand il peut le croire, quand il se persuade – au moment de la conception – que l'ouvrage projeté, par son ampleur, sa richesse et sa beauté l'égalera aux plus grands morts, il oublie ou renie sa vocation première et se jette à écrire dans l'enthousiasme : peu lui importe, en cet instant, le chemin qui le conduit à la célébrité ; c'est la renommée qui compte, c'est elle seule qui comblera son orgueil et son ressentiment. Mais dès qu'il passe à la réalisation, il se dégoûte de ce qu'il écrit. Cela va de soi : il n'a qu'un seul sujet, l'Univers, et son art n'est pas encore à la hauteur de ses ambitions. Du coup, il redécouvre sa folie : qu'avait-il besoin de s'imposer ce pensum, l'écriture, lui qui sentait au fond de son cœur la chaleur, la force intime d'un comédien génial : il est puni d'avoir écouté les autres et trahi sa vocation. Pensum : c'est ainsi qu'il appellera plus tard son roman sur la Bovary ; mais il faut remonter plus haut et se convaincre que ce mot – sauf quand il s'abandonne à l'éloquence – désigne à ses yeux la littérature entière, ce travail abstrait et soutenu qu'il fait sans joie. Par cette raison, nous ne sommes pas étonnés qu'il confesse, dans la lettre du 23 juillet : « En voulant monter si haut, je me (suis) déchiré les pieds aux cailloux. » Il jouait Poursôgnac dans le bonheur, en s'abandonnant à sa « nature » ; pour produire Smarh, il peine et manque son but (« je me serais rendu malheureux, j'aurais chagriné tous ceux qui m'entourent », 23 juillet) donc il s'administre la preuve qu'il n'était pas fait pour écrire. Il reviendra, plus tard, à parler de gloire. Jamais comme avant : d'abord, il s'est persuadé qu'elle lui échappera toujours ; et puis la terne et diffuse, l'insaisissable renommée littéraire n'a rien de commun avec le rêve de son enfance, avec l'enivrante jouissance d'un succès immédiat, toute la salle debout, applaudissant et criant.
Il va plus loin encore : comédien, il se livrait à tous avec sadisme, avec masochisme ; dans le salon du billard, il fait le pitre et tend son derrière aux clystères, il ne craint point de subir un martyre ignominieux et de provoquer le rire. Bref, nous avons pu l'appeler exhibitionniste. Ses écrits, au contraire, il les cache. A part Alfred et Ernest – encore celui-ci n'est-il pas toujours admis aux lectures à haute voix – nul n'en a connaissance. Jusqu'à la publication de Madame Bovary, écrire lui apparaît comme un péché solitaire18. Il lui arrive souvent d'interpeller, à la fin ou au début d'un conte, les inconnus qui seraient tentés d'ouvrir son manuscrit : « Ne me lisez pas ! » Voyez plutôt le début d'Agonies – il a seize ans : « (L'auteur) a écrit sans prétention de style, sans désir de gloire comme on pleure sans apprêts... Jamais il n'a fait ceci avec l'intention de le publier plus tard ; il a mis trop de vérité et trop de bonne foi dans sa croyance à rien, pour la dire aux hommes. Il l'a fait pour le montrer à un, à deux tout au plus... Si par hasard quelque main malheureuse venait à découvrir ces lignes, qu'elle se garde d'y toucher ! car elles brûlent la main qui les touche, usent les yeux qui les lisent, assassinent l'âme qui les comprend. » On pourrait citer mainte autre mise en garde. Il a fait mieux, d'ailleurs ; il a « dédié et donné » les Mémoires d'un fou à Alfred, ce qui signifie qu'il les a écrits pour celui-ci, seul, et s'est arrangé pour que lui seul en prenne connaissance. Il répète cent fois dans sa Correspondance qu'il ne publiera jamais. À Louise, dans le style épico-oratoire qu'il emploie volontiers, pendant les premières années de leur liaison, il déclare qu'on l'enterrera avec ses manuscrits, inviolés, comme un guerrier avec son cheval. Et, sans cesse, ce vœu revient sous sa plume : ne pas laisser de traces sur terre, effacer les pas, être oublié, deux fois mort, comme si l'on n'avait jamais existé. Ainsi le passage de l'art dramatique à l'art littéraire apparaît chez le jeune Flaubert comme celui du social à la singularité secrète. N'entendons pas, pour autant, qu'il s'arrache à l'emprise des autres, tout au contraire : interprète, il se livrait, créateur, il écrit dans la peur et le ressentiment, il se camoufle mais, dans l'un et l'autre cas, il reste dominé par Autrui : se cacher, n'est-ce pas reconnaître implicitement la primauté de celui dont on se cache ? D'où vient alors la différence entre les deux attitudes ? Eh bien, d'abord, comme toujours, des conditions matérielles que dépasse la praxis et qui la structurent. Jouer la comédie implique, quels que soient les sentiments de l'acteur, qu'il représente un personnage à un public : le théâtre est collectif ; écrire le rôle qu'on jouera – ce que fait l'auteur-acteur – implique déjà un certain isolement ; j'entends que, dans le moment qu'il compose un rôle ou qu'il invente des répliques, celui-ci, physiquement ou mentalement, fait retraite, se tient à distance pour avoir le loisir d'envisager la situation dramatique dans son ensemble ; mais cette retraite-là est passée sous silence et l'auteur-acteur ne s'en aperçoit qu'à moitié, par la raison qu'il écrit pour la représentation et pour les comédiens de sa troupe : il est donc au milieu de la foule, même dans le silence du cabinet, supputant les réactions du public et tentant d'utiliser ses camarades au mieux de leurs possibilités. S'il s'agit, par contre, d'écrire un ouvrage destiné à la lecture purement optique, la retraite est pleinement consciente ; elle fait l'objet d'une intention formelle et, certes, l'auteur est au milieu de ses personnages, il se demande à chaque instant quelles sont les réactions qui conviennent le mieux à leur caractère – « puis-je pousser à l'extrême les passions de cette blonde ? d'après ce que j'en ai dit jusqu'ici, lui est-il possible d'avoir des sentiments si forts ? » ce qui revient à dire : « est-elle bien le personnage ? » – mais c'est vivre avec ses créatures, demeurer dans son univers imaginaire : il n'y a plus, en ce cas, cette osmose qui fait l'auteur-acteur comparer sans cesse les fantaisies de son esprit avec les capacités de personnes vivantes, inventant – parfois sur la scène, à chaud, au cours des répétitions – des répliques que les acteurs lui suggèrent par leur façon même d'interpréter leur rôle et, en d'autres cas, retranchant un couplet que le comédien ne parvient pas à « sortir » comme il conviendrait. En ce sens l'écrivain, même lorsqu'il envisage dans l'objectif tel ou tel de ses personnages, demeure seul avec lui-même. Non qu'il lui soit impossible – comme le subjectivisme bourgeois l'a trop souvent prétendu – de parler d'un autre que soi ni que ses créatures soient nécessairement la projection de lui-même dans le milieu de l'altérité : la question est plus complexe et l'on n'y peut répondre que par un traitement dialectique de ses données premières ; nous aurons dans ce chapitre même l'occasion d'étudier les premières créations de Gustave, dans ce qu'elles ont encore de fruste et d'archaïque. Mais, de toute mianière, l'auteur, dans la mesure où il invente, reste en commerce avec soi : ses fictions ne sont pas toujours lui-même en tant qu'autre mais elles ne cessent d'être siennes et il ne cesse, quant à lui, de sentir, en créant, la « mauvaise odeur » de son imagination19.
De la même manière, nous n'entendons pas nier qu'il conserve, écrivant, un lien direct avec le public auquel il s'adresse. Mais ce lien, à cette époque et dans cette société, ne peut que le confirmer dans sa solitude. Non pas seulement, comme nous verrons, parce qu'il fait son œuvre au temps du public introuvable. Mais aussi parce que le lecteur, pendant l'acte de lire, est – c'est la coutume de ce temps – aussi seul que l'écrivain quand il écrit. J'ai montré ailleurs que certaines œuvres brisent la barrière de la sérialité et créent, jusque dans l'isolement le plus complet, une manière d'appel à la solidarité du groupe. Mais il va de soi que, dans le moment du post-romantisme, la lecture sérialise et renvoie le lecteur à son individualité sérielle. Ainsi, quand même l'auteur viserait sans cesse son public et tenterait à chaque mot tracé par sa plume de prévoir les réactions de celui-ci, il n'aurait qu'une impression confuse de solitudes juxtaposées, ce qui, nécessairement, le confirmerait dans la sienne. La relation littéraire entre les membres du couple créateur peut donc, en cette conjoncture, être qualifiée de nocturne : Gustave est renvoyé à la masturbation parce que cette relation lui apparaît comme un onanisme à deux. Contre cela, il réagit en imposant à ses intimes des séances « plus bruyantes qu'agréables » de lecture à haute voix. Mais cet effort de socialisation ne fait qu'accroître son délaissement : en réservant son œuvre à deux ou plutôt à un seul auditeur, il se contraint à refuser tous les inconnus qui pourraient aimer ce qu'il a produit. Comment écrire, toutefois, sans désirer être lu ? La conséquence de ces postulations contradictoires, c'est que Gustave établit son rapport au public par-delà la négation radicale de celui-ci. Ce qui se marque assez par la naïveté dont il fait preuve à la fin d'Un parfum... lorsqu'il prétend détourner de lire son ouvrage ceux qui, nécessairement, l'ont déjà lu d'un bout à l'autre. Il s'en avise d'ailleurs et tente de corriger sa fausse candeur par un ironique « s'il n'est pas trop tard ». Dans Agonies, il se garde de tomber dans la même erreur et c'est dès le début qu'il prie de rejeter ce « livre » dont les lignes « brûlent les yeux ». Mais quoi ? N'est-ce pas déjà un livre ? N'est-il pas déjà « mis en circulation » ? Gustave peut-il s'empêcher, dans l'instant du refus, de désirer la publication ? Les derniers mots de son premier chapitre prouvent que « quand il désespère, il espère encore » trouver un Alter Ego inconnu, qui, malgré les avertissements prodigués, passe outre et « lui sache gré... d'avoir réuni dans quelques pages tout un abîme immense de scepticisme et de désespoir ».
Nous pouvons, à présent, comprendre l'aspect clandestin de l'écriture chez le cadet Flaubert : acteur, il voulait faire rire donc il n'avait pas peur du ridicule ; c'est que la comédie, de la conception à la réalisation, est tout entière sociale : elle naît d'un fait collectif, l'hilarité, et aboutit au comique, proposition à l'auditoire du risible retravaillé. L'enfant se produit comique parce qu'il se découvre risible ; en ce sens la fuite vers le rôle est ambiguë : il se livre, certes, en jouant les bouffons mais, dans le même temps, il gouverne le rire et puis le personnage interprété est, malgré tout, autre que lui. Bref il ne découvre à l'honorable compagnie rien d'autre que ce qu'elle a fait sciemment de lui. Socialisé par la dérision, il tente de se faire instituer comme représentant qualifié de tous les risibles ; l'aspect social de l'entreprise le protège contre toute tentation de se dévoiler dans sa vérité de solitaire : au niveau du comique, ces vérités-là n'ont pas cours, on ne les conçoit pas puisque l'acteur ne fait rire qu'en se désolidarisant de lui-même. Du commencement à la fin, tout est public : cela débute par un « impact » des autres sur Gustave et cela devrait finir par un « impact » de Gustave sur les autres. Triomphe ignominieux, certes, mais où l'enfant n'a rien à perdre. Tout à coup, l'entreprise est refusée : le petit garçon reste risible, on lui refuse le droit de se faire comique, c'est le rejeter dans sa vérité de solitaire ; mieux, c'est lui dévoiler sa subjectivité non socialisée. En fait l'intériorité même, à son plus profond, nous l'avons vu, a été, chez lui, façonnée par les autres et la prise de conscience qu'il fait présentement de son anomalie, ce sont les autres qui la provoquent en refusant qu'il élabore socialement la risibilité dont ils l'ont affecté. Puisque la littérature, au départ, c'est, pour l'enfant, l'art dramatique refusé, elle se présente à lui comme son insociabilité – son exil en lui-même. Le refus circonscrit et sanctionne son anomalie : risible, il l'est déjà – donc objet de scandale mineur – mais en lui interdisant d'exploiter son caractère social, on l'oblige à se défendre en se prenant au sérieux. À la comédie, il demandait l'institution de son être-autre, c'est-à-dire de son être-pour-autrui ; débouté, il demande à la littérature de l'instituer – contre sa dimension sociale, qui demeure mais qu'on lui défend d'exploiter et qu'il doit subir dans l'humilité – dans son être-pour-soi, qu'il vivait jusque-là dans l'étourdissement de l'immédiat ; le résultat : contre le rire, il pleure par écrit ; ses premiers ouvrages, à peu d'exceptions près, sont sinistres. On dira qu'il les a faits sous l'influence du romantisme, de sa triste vie au collège ; et dans une certaine mesure, que nous apprécierons plus loin, on n'aura pas tort. Mais n'oublions pas que l'auteur de L'Amant avare avait lu, déjà, des tragédies et des drames et qu'il n'était pas heureux : il n'a pourtant écrit que des pièces comiques, à l'époque. Et puis ses relations, au collège, ne devaient pas tant lui déplaire, dans le commencement, puisqu'il invite des collégiens au billard pour bouffonner devant eux. La raison principale du changement à vue, c'est qu'on le ramène à l'intériorité et qu'elle lui apparaît comme elle est, pour la première fois de sa vie : un nœud de vipères ; ce qu'il dépassait dans la parade comique devient à présent l'indépassable ; non que l'intériorité se pose pour soi : c'est le refus extérieur qui réduit Flaubert à n'être plus que ce malheur ingrat et ce ressentiment. Si du moins le hasard en avait fait un narcissiste. Mais non : il ne s'aime guère. En sorte que ses « cris écrits » ne peuvent être, au service de l'indépassable, que de la haine criée contre autrui et du dégoût proclamé de soi-même. En même temps les phrases assouvissent d'étranges désirs noirs qu'il ne se connaissait pas. Le plus frappant, peut-être, de ce point de vue, ce ne sont pas les textes que nous avons interprétés dans notre première partie mais les plans de « mélodrames » qu'il a conçus sans jamais les traiter tout à fait. Au travers des fabulations de son désespoir, on surprend l'étrange « roman familial » dont j'ai parlé plus haut : sa mère est violée ou séduite et abandonnée. De toute façon, dépucelée dans le mensonge ou dans l'horreur, la misérable accouche de lui, on lui prend l'enfant, elle roule au ruisseau. Pour finir Gustave, au bordel, se la fait pour cent sous. Ayant reconnu – trop tard – son fils dans son amant, l'infâme se jette sous les roues du corbillard qui le porte en terre. Quelle est cette pleureuse, cette victime, cette femme bafouée dans ses sentiments les plus sublimes ? Eh, nous l'avons vu, c'est Mme Flaubert et c'est Flaubert en personne. Mais comment l'enfant est-il passé de la comédie bouffe à ces élucubrations perverses et moroses ? Tout simplement parce qu'il ne se donne pas de rôle dans les pièces qu'il prétend écrire. L'auteur-acteur ne pouvait faire que des farces puisqu'il s'agissait pour lui de se ménager des « rôles en or » ; l'acteur ayant pris congé, l'auteur rêve de composer pour le théâtre mais, la consigne de faire comique ayant disparu, il y a changement à vue et les pièces en chantier virent au noir absolu car elles ne sont plus – au même titre que ses autres écrits – un moyen social de produire aux yeux de ses bourreaux le monstre qu'ils ont fait de lui mais un effort nocturne et masturbatoire pour donner de la consistance à ses rêves rancuneux, à ses désirs interdits, à ses humeurs, en les déposant sur le papier.
Par cette raison, son attitude envers son nouvel état est ambivalente : il veut et ne veut pas être là. Qu'un autre masturbé, la nuit, s'il trouve, par hasard, un manuscrit de Gustave, le lise à la chandelle, en se cachant de sa famille, pour y trouver la confirmation de ses terreurs et le trouble assouvissement de ses désirs, l'écrivain-malgré-lui ne manque pas de le souhaiter : c'est que ce lecteur est, par définition, le contraire d'un rieur ; il est désarmé par la solitude. Encore le jeune Flaubert n'a-t-il pour cet Alter Ego qu'un minimum de sympathie : trop proche, pendant ses fêtes nocturnes, pour conférer aux œuvres un être-objectif véritable, il reste d'un instant à l'autre susceptible de se mêler à ses camarades et de moquer tout à coup l'imbécile qui, peu auparavant, lui faisait verser des larmes ; le mieux serait qu'il se tuât, comme ce fut de mode après la publication de Werther. De toute manière, le danger de la littérature est là : en exprimant par des mots écrits son sentiment intime, Gustave le risible donne aux rieurs de nouvelles occasions de rire ; s'il leur parlait, sa présence, sa force, sa conviction, sa voix pourraient peut-être freiner leur hilarité ; mais il s'est coulé dans les graphèmes inertes qui ne sont que ce qu'ils sont ; le voici tout nu, à la renverse, prisonnier de ces pages barbouillées, sans défense, qu'on peut interpréter comme on veut, sur lesquelles peut tomber un froid regard chirurgical ou qu'une bande de jeunes drôles peuvent voler pour les lire à haute voix en se tapant sur les cuisses. C'est contre cela que Gustave tentera plus tard de se prémunir par l'« impersonnalisme », ensemble de procédés qui visent non point à supprimer la présence-en-personne de l'auteur mais à la dérober aux jobards qui liront ses livres. En attendant, d'un bout à l'autre de son adolescence, il n'écrit que pour se plaindre et crève de peur qu'on ne se moque de ses plaintes20. D'où sa double écriture, agressive et déplaisante : il s'abandonne et se prend au sérieux pour aussitôt se moquer de lui-même le premier. Celui qui se désolidarise de soi le premier, nous l'avons vu, risque d'échapper au rire collectif ou, tout au moins, de mettre les rieurs de son côté. Mais, s'il ne s'agit pas d'un hasard, d'une circonstance inattendue qui l'a rendu provisoirement risible, quelle pénible attitude ! En toute occasion, on se guette, on se déchiffre, on surveille son discours pour y surprendre avant les autres les calembours qu'on a faits sans intention, les allusions involontaires et malheureuses à des événements trop connus, etc., etc. : les souffre-douleur, au collège, sont ainsi ; il leur est défendu de rire des autres mais ils restent libres de rire de soi, quitte à provoquer chez les bons Pharisiens qui les entourent le mépris que nourrit l'honnête homme pour celui qui se tourne lui-même en dérision – « pour faire l'intéressant », disent ces braves cons, alors qu'il ne s'agit pour les infortunés que d'éviter les grincements qui les isoleraient et de les compenser, en tout cas, en les dénonçant quand ils se produisent. Tel est donc Gustave auteur, dans le temps de son adolescence : il s'abandonne à se plaindre et se hâte de se désolidariser de ces plaintes en les déclarant risibles. Bref ses écrits sont clandestins dès le départ : il les protège de l'Autre en les mettant sous clé dans ses tiroirs et, dans le texte même, par le recours au rire. Ce nouvel avatar permettra de mieux comprendre l'évolution du comique, chez l'adolescent, et comment il passe d'objet risible à sujet du rire (non plus en gouvernant le rire des autres mais bel et bien en se l'appropriant pour le transformer en un piège, attirant les autres à rire de lui-même pour qu'ils se constituent risibles par leur rire même et pour qu'il puisse enfin les découvrir comme objets purs de sa dérision), bref comment il passe de Poursôgnac au dieu Yuk. Au moment présent, il emprunte le rire des autres pour prévenir d'intolérables moqueries, pour proclamer avant ou après ses plaintes : lecteurs, ce sont des jérémiades, ne vous gênez pas pour vous en gausser, je les transcris pour vous divertir et je ne me prends pas au sérieux. Mais, précisément, il se prend au sérieux, son ironie n'est que de précaution, elle grince ou plutôt elle est jouée. Par là, elle lui découvre qu'elle est altérité, point de vue des autres sur lui-même, et que, d'une certaine manière, il la leur a volée, qu'il en connaît les ressorts et peut retourner contre eux leur hilarité. Du point de vue de Gustave, la démarche est capitale. Mais on peut aussi – nous y viendrons bientôt – y voir la transformation, par le travail, du comique primaire (le bouffon se livre aux hommes qui le tiennent pour un sous-homme) à une de ses formes secondaires (en riant de soi, le comique rit de sa nature humaine et le rire qu'il provoque chez les autres délibérément tourne en dérision par eux et en eux le genre humain tout entier). Il n'en demeure pas moins qu'à cette époque, ce mélange d'abandon candide et d'humour noir n'est qu'à lui.
Reste à montrer quelle est, en sa treizième année, cette intériorité passionnée et sinistre à laquelle un souverain refus l'a renvoyé. Dirons-nous qu'il la découvre ou qu'il la crée ? L'un et l'autre. En vérité, elle existait déjà implicitement comme ce qu'il tentait de dépasser vers l'être de l'acteur, comme l'humus profond mais inconnaissable d'où il tirait, par sa confiante inspiration, les plus comiques de ses effets, autrement dit comme ce qu'il devait ne pas prendre au sérieux. Il a voulu, nous le savons, fuir sa déréalisation en se réalisant acteur. Acteur refusé, il se retrouve dans sa déréalité constituée d'enfant imaginaire. Mais celle-ci, depuis ses jeux avec Caroline, s'est enrichie d'un contenu négatif ; à l'origine, ce n'était que l'amour refusé, que le pathos vécu mais dénoncé de l'extérieur comme un mensonge ; à présent, la castration originelle s'est deux fois répétée : il y a eu la Chute puis la vocation contrariée ; le ressentiment se découvre et se travaille, tout le vécu que nous avons décrit dans la première partie tend à s'expliciter, à se poser pour soi : n'est-ce pas en lisant ses premières œuvres que nous avons pu déchiffrer les intentions profondes de ce cœur déchiré ? Jalousie, envie, rancunes, misanthropie, fatalisme, scepticisme, lutte de deux idéologies opposées, tout est là ; à treize ans, « le pire est toujours sûr », il n'en démordra plus. Mais ce pathos induit, pour s'être développé et largement explicité, n'en reste pas moins déréalisé. Il souffre, il déteste, il enrage, c'est sûr, mais il n'arrive jamais à se convaincre tout à fait qu'il ressent ses passions pour de vrai. C'est d'abord qu'elles n'enveloppent pas la puissance affirmative : elles se déchaînent et l'emportent comme des forces naturelles mais il est privé, par sa passivité constituée, de toute possibilité de les assumer ou de les combattre ; par là même – et par le regard chirurgical qui les désarme – il subit leur violence comme un rêve sans pouvoir les reconnaître ni statuer sur leur réalité ; le voici donc revenu à l'insécérité première, incapable de savoir s'il souffre pour de vrai ou s'il joue à souffrir et, du coup, truffant ce pathos ressenti mais sans visa de sentiments imaginés – tel que le Grand Désir, dont nous avons parlé plus haut – dont il s'affecte mais qu'il ne subit point ou, plus précisément encore, dont il ne sait si ce sont les siens propres ou ceux d'un autre qu'il s'appliquerait à ressentir correctement dans toutes leurs phases mais en imagination. En d'autres termes, le bouffon social, après ce nouveau bannissement, rejeté vers une solitude autistique où ses pensées se développent sans aucun réducteur, loin de s'y trouver lui-même comme personne, se voit tout à coup plongé dans le monde impitoyable et sombre de l'imagination, intérieur et extérieur, subjectif et objectif, rapport mouvant d'un macrocosme illusoire avec une illusion de microcosme, où tout est ressenti « entre parenthèses » par Il et par Je indistinctement. Auparavant, je l'ai dit, cet ensemble trouble s'engloutissait dans l'interprétation ; à présent, celle-ci lui est interdite. Certes, il ne se privera pas de jouer des rôles devant ses pairs ni de se montrer à ses intimes par le truchement de ce que j'ai appelé plus haut la geste. Mais l'orgueil l'empêche de se livrer aux autres dans toute sa déréalité : vassal, il donne à voir la geste du Seigneur ; au collège, il joue le rôle du méchant gargantuesque ; pour tout le reste, pour toute sa misère et sa honte, il n'a qu'un moyen d'expression : le mot. Ses inconsistantes affections ne prendront de la consistance qu'en se déposant sur le papier ; la plume seule transformera sa déréalité en irréalisation. Réduit au monologue, parlant seul et ne sachant qui parle en lui ni à qui, ni ce que cet en lui veut dire, il n'échappera à la désintégration totale qu'en se personnalisant au moins comme celui dont l'office est de transcrire les voix qu'il entend.
Voilà donc l'option nouvelle ; on peut dire qu'elle s'est faite sous la contrainte et dans l'urgence ; rejeté dans la déréalisation, il ne s'agit pas pour l'enfant de s'exprimer par des mots mais de se personnaliser par eux. Il sera l'auteur, soit. Mais ce choix d'une mutilation imposée ne peut manquer de lui présenter la chose littéraire comme un ensemble confus de contradictions. Objectivement l'auteur se place plus haut que l'acteur ; subjectivement, pour Gustave, c'est le contraire. Entre ces deux systèmes axiologiques il y a l'incompatibilité pure et simple. Mais leur antagonisme n'est pas franchement vécu : en premier lieu, l'Autre est souverain, c'est lui, aux yeux de l'enfant, qui tient les clés de la réalité ; si le passage de l'art dramatique à l'art littéraire est tenu pour un progrès, il faut que ce soit vrai ; la vraie gloire est celle de Hugo, non celle de Kean. Cette affirmation de l'Autre, en lui, est d'autant plus éclatante qu'elle est, en profondeur et sournoisement, reniée par le vécu : Gustave tombe de haut dans la littérature, il la subit, il éprouve contre les mots un ressentiment secret. En conséquence de quoi, l'objet littéraire lui apparaît d'abord comme ambigu ou plutôt comme singulièrement décevant. L'ambivalence de Gustave en ce qui concerne sa nouvelle entreprise se marque par l'alternance de ses enthousiasmes et de ses dégoûts. Il entrevoit un sujet qui lui paraît grandiose et qui n'est autre, nous le savons, que la totalisation. À ce niveau d'abstraction, peu importe que l'entreprise totalisatrice soit le fait de l'auteur-acteur ou celui de l'écrivain : quelle que soit la façon de l'aborder, l'œuvre – c'est l'essentiel – n'en sera pas moins le Tout pris au piège. Il brûle, les joues en feu il se jette à écrire, la désillusion vient par le mouvement même de sa plume : ce n'est pas cela qu'il voulait ; il souhaitait crier, se pâmer, et qu'a-t-il à faire des gribouillis muets qui sèchent sur son papier ? Le voilà qui abandonne : rappelons-nous Un parfum... repris, laissé, repris : un jour de travail, un mois sans rouvrir son cahier, une semaine pour les cinq chapitres suivants puis, après un nouveau silence dont nous ignorons la durée, deux jours pour écrire les sept derniers chapitres et la conclusion : on dirait qu'il se hâte, à la fin, pour venir plus vite à bout d'une tâche qui l'écœure. Ce n'est pas tout à fait cela : disons qu'il s'abandonne à l'inspiration dans la mesure où celle-ci est oratoire et que les mots le déçoivent dans la mesure où ils se détachent de son monologue intérieur pour devenir – par une transsubstantiation qui ne manque jamais de le surprendre – des carapaces noires d'insectes morts ; ambiguïté dont nous savons les raisons : il se plaît à pousser jusqu'au bout son éloquence, en même temps la désillusion l'envahit et il prend le mors aux dents pour en avoir fini au plus tôt, avant que l'ennui le prenne et l'oblige à plaquer tout, laissant l'ouvrage interrompu. Il ne s'agit pas ici d'une insatisfaction qui porterait sur ses insuffisances d'auteur : le dégoût vient après, quand il se relit. Ce qu'il ressent profondément, sans toujours l'expliciter, c'est l'insuffisance du langage écrit : chaque phrase lui apparaît, sur le papier, comme un appauvrissement de ce qu'il prétend concevoir ou sentir et qui n'est, en fait, que la richesse sonore – et imaginée – de son éloquence. À la relecture, il recense ses défauts : tout se passe comme si, pendant le travail, il pensait obscurément : cet instrument n'est pas fait pour moi et, plus tard, comme si, relisant avidement son ouvrage pour y trouver des traces de talent, il concluait : je ne suis pas fait pour jouer de cet instrument. N'allons pas croire qu'il a horreur d'écrire : il prend plaisir au contraire à écouter les mots qui jaillissent dans sa tête ; disons plutôt que ce plaisir lui est sans cesse gâché par la nécessité de transcrire. Et qu'il conserve, à l'époque, une sourde animosité contre sa propre entreprise. Animosité, malaise cachés sous l'exubérance de l'inspiration : voilà comment il vit, au début, ses rapports à la littérature.
Autre contradiction qui, tout comme la première et par les mêmes raisons, loin d'être un affrontement de principes opposés, se manifeste comme une ambiguïté objective : son style bruit, entendons qu'il existe, dans ses phrases, une rémanence du sonore : nous avons énuméré, plus haut, les principales conséquences de cette sur audibilité ; mais il n'ignore pas, en même temps, que sa tâche d'écrivain est d'avantager le visible pour compenser la disparition du sonore et de ses accompagnements gestuels. Il y a plus : la primauté du phonème se maintient en sourdine, avec tout ce qu'elle comporte pour Gustave de socialité immédiate – c'est son être-public refusé – cependant que la structure du graphème renvoie nécessairement le jeune auteur à une solitude qu'il ne peut assumer – c'est en effet celle de la déréalité et non un isolement réel. À ce niveau, nous pourrions dire sans exagérer que l'ambivalence de son entreprise se traduit en ceci qu'elle le fascine (vertige du soliloque et de la masturbation, tentation perpétuelle de quitter le « rire rabelaisien », son nouveau rôle public, pour les mornes et louches commodités de la tristesse et de pousser à l'extrême, dans l'imaginaire, son anomalie) et qu'elle lui fait peur (comme justement l'onanisme et l'enlisement en une bouderie narcissiste peuvent effrayer un enfant bourgeois et truffé d'interdits).
Ce qui, d'ailleurs, contribue à voiler ces antinomies, c'est que le pater familias n'a guère plus d'indulgence pour les gens de lettres que pour les comédiens. Certes le métier d'écrivain ne déshonore pas mais il n'en demeure pas moins indigne d'un Flaubert. Sur ce point, la pensée d'Achille-Cléophas devait être plus nuancée : il admirait Montaigne, je suppose, puisqu'il le cite dans une lettre à Gustave. Et Voltaire. S'il avait acquis, par quelque monition surnaturelle, la certitude que son cadet se serait égalé plus tard à l'un ou à l'autre de ces grands hommes, il se serait, peut-être, laissé attendrir. Mais il n'était que trop sûr du contraire : son fils n'avait pas la tête trop bien faite, il ne s'élèverait jamais au niveau de ces moralistes. Le praticien-philosophe qui se piquait lui-même de bien écrire – comme le prouvent les élégances appliquées de sa thèse – jugeait à la fois que la littérature est à la portée de tous (un bon esprit cultivé et qui connaît bien sa langue maternelle est toujours capable de trousser un billet ou de ficeler un discours) et qu'il faut être une forte tête, une intelligence aiguë, un génial observateur des mœurs humaines pour oser sans ridicule s'y spécialiser. Gustave était parfaitement renseigné sur ce point. Son père n'ignorait pas qu'il écrivait et n'y voyait pas de mal pourvu que les études du jeune homme n'en souffrissent point ; sans doute eût-il accepté l'idée que son fils, devenu médecin, sous-préfet, procureur ou notaire, dût publier un jour à frais d'auteur quelque plaquette de poésies rédigées à ses moments perdus mais il ne concevait pas qu'on pût consacrer sa vie à cette occupation futile. Ainsi l'interdit demeurait et l'enfant, qui en était conscient, sentait bien qu'il restait, en écrivant, sur le plan de l'imaginaire, qu'il jouait à l'écrivain : l'aspect ludique de cette activité le détournait d'enquêter sur ses aspects contradictoires. Comme il ne rencontrait pas, chez ses proches, le même inflexible refus qu'ils avaient opposé à sa vraie vocation, Gustave n'éprouvait ni la passion ni l'emportement sadique et masochiste qui le tourmentaient alors, il ne rêvait plus de s'affirmer contre eux par la « gloire du vaurien » : au début, du moins, il se borne à vivre en concubinage avec la littérature sans décider s'il est fait pour elle ou si, comme il dira bientôt, l'Art est la plus sublime et la plus décevante des illusions ; il ne craint pas non plus tout à fait qu'on lui interdise un jour de s'y consacrer. En tout cas, si interdiction il y a, celle-ci n'aura pas le caractère d'un anathème ; on pourra la combattre ou la tourner (nous verrons plus tard la lutte sans merci qui opposera Gustave à son père et l'activité passive du premier à l'activisme volontariste du second) ; moins menacée, cette nouvelle occupation n'a pas la fragilité déchirante de la première ; il est moins tenté de s'y cramponner désespérément. C'est par ces raisons qu'il ne se presse pas de jeter son deuxième défi à la face de sa famille – « Je serai l'écrivain » – et d'engager par un serment précipité son avenir tout entier. Il écrit entre parenthèses, comme ça, sans trop se soucier de savoir pourquoi ni de forcer ses intentions immédiates : la littérature est un jeu morne et solitaire, il y joue faute de mieux, sans plaisir vraiment pur mais sans ignorer que, tandis qu'il feint d'écrire, quelqu'un ou quelque chose, au fond de lui, est en train de le prendre au sérieux – ce qui provoque en lui, plutôt que de la joie, une profonde inquiétude.
Voici donc un enfant qui s'était lancé dans une formidable entreprise à laquelle il se croyait voué. On le déboute, il est contraint de se spécialiser dans une activité qui correspond, selon lui, à une phase inessentielle de la première ; il écrivait comme il clouait les planches de son théâtre : pour jouer la comédie. Ce moyen de moyen devient pour lui sa fin indépassable ; le choc serait à peine plus rude si, pour avoir planté des clous avant de jouer Poursôgnac, il se retrouvait soudain menuisier. La métamorphose est en tout cas plus radicale puisqu'il est renvoyé de la socialité à l'autisme et qu'il découvre en lui, sans trop savoir qui les pense, un grouillement confus de pensées qui lui font horreur. Du même coup, son problème essentiel semble perdre toute chance d'être résolu : il devait se faire instituer par les autres comme centre de déréalisation dans son corps. Fini : le corps est rendu à sa réalité animale, l'irréalité demeure en son âme. On le dépouille de sa grande voix comique, de ses gestes bouffons, il sent sa frustration dans le dégoût à chaque mot qu'il trace. Mécontent, inquiet, il pense à chaque instant qu'on lui a fait lâcher la proie pour l'ombre. S'il en est ainsi, une question s'impose : pourquoi s'obstine-t-il à écrire ? Pourquoi tout ce labeur ? toutes ces pages passionnément griffonnées ? Si la littérature est un pensum, pourquoi en fait-il de si bon appétit ? D'autres, sans doute, auraient tout plaqué, quitte à devenir fous ou imbéciles. Par quel sublime ou stupide héroïsme, Gustave s'obstine-t-il à suivre un chemin dont il croit savoir qu'il ne le mènera nulle part ? Comment peut-il, dans le même ouvrage, nous indiquer clairement ses dégoûts d'écrivain et s'écrier tout à coup : « Vous ne savez peut-être pas quel plaisir c'est : composer ! Écrire, oh ! écrire, c'est s'emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre ; c'est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal et y rester toujours21 » ? Cela ne se peut comprendre à moins que la deuxième castration n'ait été à l'origine d'une progressive conversion. C'est ce qu'il nous faut étudier à présent.
1. « La belle explication de la fameuse constipation », qui nous a été conservée et que M. Bruneau a reproduite intégralement, date sans doute de 1830-1831. Je tends à n'y voir qu'une « blague » – comme en écrivent beaucoup d'enfants sans prétendre pour autant à la gloire littéraire. Elle souligne pourtant l'horreur puritaine de Gustave pour les fonctions naturelles et, contrepartie nécessaire de son dégoût, son inclination sadique et masochiste (cf. le chapitre précédent) pour l'ignoble scatologique : nous retrouverons cette attirance vers le « sublime d'en bas », dont la merde reste à ses yeux le meilleur symbole. L'influence de Molière n'est pas douteuse : c'est un Diafoirus qui parle. Autrement dit, c'est Gustave jouant le rôle de Diafoirus, pour se ridiculiser en ridiculisant la médecine. Bien entendu, son père n'est pas visé, son père est un grand médecin, etc. N'empêche que c'est le premier des nombreux écrits où Gustave révèle l'ambivalence de ses sentiments. Je révèle aussi le rapprochement – qui frapperait à juste titre un analyste – de « la mer qui ne produit pas d'écume » et de la mère qui ne fait plus d'enfant, double métaphore pour signifier le corps qui ne peut plus déféquer. Nulle part la relation de symbolisation réciproque de « mère » et de « mer » n'est plus manifeste mais il faut y ajouter ici un troisième terme qui est la merde car l'enfant maudit se venge en assimilant le noble enfantement à l'ignoble défécation. Et, bien entendu, lui-même à un étron qu'on « fait » et qu'on abandone.
2. Il écrivait sans doute au collège, pendant la semaine, et répétait le dimanche.
3. Il se moque de la médecine dans « La belle explication... » mais son intention reste enveloppée, d'autant qu'Achille-Cléophas ne devait pas épargner, en famille, les mauvais médecins. L'enfant peut donc se persuader, dans une certaine mesure, qu'il imite le praticien-philosophe. Surtout, il ne le vise pas nommément dans sons rôle de père. Tout se passe dans un clair-obscur bienveillant.
4. Je n'entends point par ces mots un penseur ou un philosophe mais très exactement un auteur dont le sujet permanent est le monde. Tels sont, entre autres, Victor Hugo et Jules Verne.
5. On ne peut se tromper davantage : non que ces activités soient des illusions, ni les objets sur lesquels elles s'exercent. Mais ces réalités sont des moyens d'irréalisation : la toile de fond sera « une maison » imaginaire. Donc, loin qu'elle cède son être à l'apparence, c'est l'apparence qui l'affecte de son non-être, l'entreprise entière est déréalisée. À condition bien sûr que l'œuvre totale soit le produit d'un seul. La division du travail, dans les vrais théâtres, entraîne dans l'entreprise même d'irréalisation des zones de réalité : les machinistes concourent à une opération dont le but est la montre de l'imaginaire mais cet aspect de leur travail est, pour eux, tout à fait marginal : ce sont des ouvriers qui ont une tâche manuelle et qui l'exécutent pour un certain salaire.
6. Ernest y a écrit au moins une fois.
7. Peut-être Caroline faisait-elle fonction de copiste.
8. Stendhal, Souvenirs d'Égotisme (in Pléiade, Œuvres intimes, p. 1443).
9. On dira que le Garçon est une création collective. C'est vrai. Encore faut-il savoir – nous y viendrons – ce qu'on entend par là.
10. La phrase concernant la vérole n'a, à proprement parler, aucun sens. Celle sur le monde paraît dans sa première moitié se rattacher vaguement au thème proposé : le monde n'a pas besoin de se comprendre pour « aller »... (le cosmos obéit à des lois rigoureuses qu'il ne connaît pas) mais une incroyable fuite de pensée (ça l'empêchera-t-il de mourir ?) amène Gustave à se contredire – au moins en apparence. Il en est si conscient qu'il s'arrête net : « Nom de Dieu... »
11. Mots tracés sur la couverture d'un cahier qui comprend Matteo Falcone, Chevrin et le Roi de Prusse, Le Moine des Chartreux. Mort de Marguerite de Bourgogne, Portrait de Lord Byron, San Pietro Ornano.
12. Éd. Charpentier, pp. 42-102.
13. Bruneau, op. cit., p. 59, etc.
14. Nous verrons plus tard que l'aspect audio-visuel du langage est à l'origine de son goût pour les calembours.
15. Ils appartiennent l'un et l'autre bien sûr à la même catégorie.
16. Le choix fondamental des artistes est polyvalent, dans l'enfance, parce qu'il est avant tout choix du ludique et de la déréalisation par l'imaginaire. Des circonstances extérieures, en s'intériorisant, le précisent et l'orientent mais il demeure toujours plural.
17. 15 avril 39, à Ernest : « J'ai fini hier un mystère qui demande trois heures de lecture. Il n'y a guère que le sujet d'estimable... »
13 septembre de la même année : « Le fameux mystère que j'ai fait au printemps demande seul trois heures de lecture continue d'un inconcevable galimatias ou, comme aurait dit Voltaire, d'un “galiflaubert”... »
On notera l'importance de la lecture orale : Gustave a minuté son texte. Il ajoute d'ailleurs : « (pour la prochaine visite que tu vas me faire)... j'ai de quoi t'embêter avec mes productions pendant un long temps, plus bruyant qu'agréable ».
Inconcevable galiflaubert, lecture plus bruyante qu'agréable : ces mots ne doivent pas nous tromper ; nous sommes accoutumés à l'insincérité de Gustave, à sa fausse modestie. Après tout, il n'est pas si dégoûté de Smarh, à l'époque, puisqu'il envisage de le lire à son ami. Reste que les mots, cette fois, particulièrement violents trahissent, malgré tout, sa peur d'avoir manqué son œuvre. Sans doute comptait-il sur l'admiration d'Ernest pour le convaincre qu'il l'avait réussie.
Comme on voit, le grand dégoût d'écrire est proclamé au mois de juillet, en sandwich entre deux autres lettres qui l'éclairent.
18. La comparaison entre le travail de l'artiste et la masturbation revient souvent sous sa plume : « Masturbons le vieil art jusque dans le plus profond de ses jointures. » « Enfin l'érection est arrivée, Monsieur, à force de me fouetter et de me manustirper », etc. Cf. Roger Kempf : « Le double pupitre » in Cahiers du Chemin, octobre 1969.
19. Je ne dis point que la solitude est imposée par essence à l'écrivain : il existe des formes sociales de création littéraire : la collaboration en est une. Il en est d'autres : la révolution culturelle peut amener à la production collective d'une œuvre écrite (comme aussi bien à contester l'art au nom de la création pratique). Je décris la situation la plus commune au XIXe siècle, symbolisée par le fait que beaucoup d'écrivains pour s'isoler à l'extrême (comme Balzac ou George Sand) travaillent la nuit, quand le sommeil abolit la société qui les entoure (Stendhal, en se levant à l'aube, manifeste qu'il appartient encore aux siècles classiques et qu'il prolonge l'attitude littéraire du XVIIIe jusque dans les temps de la solitude « romanticiste »).
20. « Si je me hasarde à montrer (ces pages) à un petit nombre d'amis, ce sera une marque de confiance... » (Un parfum à sentir : Deux mots). « Peut-être riras-tu plus tard... en rejetant les yeux sur les pensées d'un pauvre enfant... qui t'aimait par-dessus toute chose et qui avait déjà l'âme tourmentée de tant de sottises » (Agonies : dédicace à Alfred). « Et puis le Christ pleura... et Satan poussant un plus horrible rire que celui de la mort... » (Ibid. Conclusion). Etc., etc.
21. Fin de Un parfum à sentir.