Quelques idées se dégagent de cette lente maturation, dont l'une – qui mûrit d'ailleurs en d'autres têtes vers le même moment – fera fortune dans le siècle : si la Beauté comme totalisation est fin absolue, l'Art n'est pas au service de l'homme ; il n'est que le moyen d'atteindre au Beau. Contre l'utilitarisme, il se déclare pur et impératif : en d'autres termes c'est l'homme qui est au service de l'Art. En ce cas, la personnalisation de Gustave doit intégrer cette norme nouvelle dont l'incidence sur l'être de sa personne ne peut être surestimée : il est en question dans son être, l'être inessentiel qui doit se sacrifier en vain pour que l'essentiel existe. Conçue de cette manière, l'impossibilité de l'Artiste n'est pas seulement un choix ou un destin : c'est son impératif ontologique. Il doit se perdre en tant qu'homme pour donner une chance à la pure gratuité de se laisser entrevoir à travers une œuvre imparfaite et qui ne sert à rien ni à personne.
Toutefois, bien que ces déterminations soient impliquées dans la quête du jeune garçon, dès 1835, elles ne s'expliciteront que peu à peu. Au début, nous l'avons dit, il est poète et cela signifie que l'extase compte plus pour lui que la parole qui l'exprime, bien que déjà dans la décision de transcrire l'état poétique toutes les exigences futures soient contenues syncrétiquement. Ce qui les masque, c'est qu'il a structuré ses hébétudes dans une intention compensatrice et qu'il se tient avant tout pour l'homme qui reçoit ces extases et qui, par ce don imaginaire, se trouve placé au-dessus du commun. Le passage de cette conception malgré tout optimiste – le poète est comblé, même si c'est d'horreur, puisque c'est en lui et par lui que le macrocosme se totalise – à celle, profondément noire, qui fait de l'artiste un pilote-suicide, Gustave ne pouvait l'effectuer seul : le champ pratico-inerte (et l'esprit objectif en fait partie) ne révèle d'exigences que dans la mesure où il réfracte et charge de son inertie les intentions des autres, directement ou indirectement. C'est contre sa famille que Gustave a commencé sa personnalisation : à présent il la continue à travers son amitié avec Alfred, pour et contre celui-ci, et, simultanément, à travers sa vie de collégien. Nous verrons d'abord comment l'influence du fils Le Poittevin, intégrée et transformée, achemine le poète vers sa condition et son être d'artiste. Il conviendra ensuite d'examiner la transformation du stress personnalisant par la vie de collège – premier contact de l'enfant imaginaire avec la réalité. Nous pourrons reprendre, alors, notre étude première et montrer le passage de la poésie à l'art dans les œuvres que Gustave écrit à l'époque, c'est-à-dire de 36 à 42. En d'autres termes, nous devons, sous peine de tomber dans une confusion inextricable, présenter la liaison de Gustave et d'Alfred, son existence de collégien et la transformation de ses écrits (surtout le passage au cycle autobiographique) en trois chapitres successifs mais nous tomberions vite dans l'abstraction si nous devions oublier que ces trois processus sont contemporains et que, loin de s'isoler, chacun d'eux reste en liaison dialectique avec les deux autres. C'est le même homme au même moment qui se donne à son nouveau Seigneur, fait le Garçon et rédige Agonies. Nous tenterons, à la fin du troisième chapitre, de restituer l'unité de son développement.
Je n'ai aimé qu'un homme comme ami et qu'un autre, c'est mon père.
Gustave Flaubert, Souvenirs, p. 52.
De dix à vingt ans Flaubert a aimé, admiré, imité Alfred Le Poittevin ; il s'est donné à lui comme un disciple à son maître. En apparence, Alfred est une chance incroyable : grâce à lui Gustave va peut-être retrouver hors de l'entreprise Flaubert l'abrupt sentier des extases féodales. Mais si nous étudions en vérité l'histoire de cette liaison très singulière, nous verrons que, dans une vie perdue, les chances se tournent en malchances. Cette amitié d'enfance est une mystification : née pour compenser l'exil et les aliénations de Gustave, elle ne fait – à la prendre d'ensemble – que les accroître.
Pour que l'enfant ait aimé comme il l'a fait ce compagnon – de cinq ans plus âgé que lui1 – il a fallu que celui-ci remplît trois conditions dont les deux dernières sembleront contradictoires.
1o Sur la première, qui va de soi, je passe vite. D'ailleurs nous la retrouverons : il fallait que l'aîné fût ou parût tel qu'un jeune orgueilleux pût se dire son vassal.
2o Entre l'enfant et l'adolescent il ne devait y avoir aucun lien de sang. Alfred, s'il fût né Flaubert, se fût défini comme les autres par son rapport au pater familias : relatif il n'eût pu délivrer le cadet de sa relativité. Qu'on ne croie surtout pas que le jeune homme représente pour cet enfant un succédané du Père : il est trop jeune et le médecin-chef trop vieux. Non : c'est l'Anti-Achille, il joue dans la vie de Gustave le rôle qu'eût pu remplir un frère aîné. En d'autres circonstances, en effet, la différence d'âge – même considérable – peut être un lien puissant : Edmond de Goncourt, né en 1822, était de huit ans l'aîné de Jules ; rien ne dérangera leur fraternité amoureuse : c'est que le père, mort, ne gênait pas. Chez les Flaubert, Achille s'est vu, par la volonté du Père, chargé de barrer la route au cadet : à mi-côte, c'est l'ange militaire qui surveille la plaine ; pour aller jusqu'à Dieu il faut s'élever d'abord jusqu'à ce gardien du Paradis. Encore pourrait-il jouer le rôle de guide, d'intercesseur, de daimon. Mais l'injuste préférence du médecin-chef l'en a rendu incapable. Toutefois chez Gustave, l'existence du faux archange suscite le besoin d'un aîné véritable, supérieur par nature et par tradition sacrée, adorable et généreux, qui puisse d'un simple sourire donner de la valeur à son cadet. Ce frère miraculeux, radicalement autre que Grand Frère Achille, devrait, s'il existait, échapper entièrement à la zone d'influence paternelle, c'est-à-dire au sang Flaubert, de façon que l'enfant puisse l'aimer en lui-même et dans sa singularité, en dehors des commandements paternels et, d'une certaine façon, contre ce Père abusif. Un frère soustrait, du premier jour, à la juridiction d'Achille-Cléophas et qui ose décider – pour lui-même et pour son cadet – du Bien et du Mal en toute indépendance. Un frère qui ne soit ni de la même mère ni surtout du même père.
3o Et pourtant – c'est la troisième condition – Gustave ne pourrait l'aimer si c'était un ami de rencontre. Les collégiens de son âge, il les méprise : ce ne sont pas des Flaubert. C'est que Gustave n'a d'intérêt que pour son bagne : les autres, qu'ils aillent au diable. À moins qu'ils ne soient issus du même passé profond, qu'ils n'aient la même « douce langue natale », qu'ils ne participent aux mêmes cérémonies privées et ne soient liés aux Flaubert par des liens consacrés.
L'Anti-Achille existe et remplit les conditions requises. Il se trouve en effet que Mme Flaubert possède une amie d'enfance, que cette amie est réputée fort belle et qu'elle a épousé un très riche filateur, M. Le Poittevin. Les amitiés de pension s'effacent vite : les jeunes femmes s'oublieraient si, tout à coup, le frêle lien du cœur ne se trouvait soutenu par une liaison objective et bien autrement solide : celle qui s'établit entre leurs maris. Je ne pense pas que l'amitié de l'industriel libéral et du chirurgien analyste fût exemplaire ; mais ce fut un mariage de raison où les Moi de ces messieurs eurent peu de place. Il y avait conformité d'opinion : chacun retrouvait en l'autre son opposition au régime, sa prudence, cette dépolitisation consentie de bonne grâce avec le sourire cynique qui sauve la face dans le privé – et ne sauve qu'elle –, bref ce que l'on peut au gré de chacun nommer sagesse ou lâcheté. Il y avait plus encore : le docteur Flaubert vivait dans la dépendance des riches, il lui fallait des relations dans la haute société de Rouen, fermée, craintive, encore avare et si dure à la peine que les plus fortunés hésitaient, en cas de maladie, à faire venir un médecin : Le Poittevin, c'était une voie d'accès ; quant à l'industriel, bien que le machinisme fût, en France, pratiquement inexistant, il respectait en Achille-Cléophas l'homme de science. En quelle mesure, je l'ignore : cela dépendait de ses capacités de prévoir. Mais au temps où ils se connurent, il n'y avait pas si longtemps que Saint-Simon, renvoyant à leur néant les politiques, les souverains et leurs prélats, montrait que la bonne économie des nations n'en serait pas affectée mais que toute la vie sociale tomberait en panne sur l'instant si les industriels et les savants disparaissaient ensemble. L'idée courut partout sous la Restauration : on rapprochait ces deux types d'hommes nouveaux les uns des autres ; une Fronde éclairée affectait de voir en eux – ce qu'ils étaient vraiment d'ailleurs – des bâtisseurs.
Donc rien de plus solide : du ciment. On poussa les choses jusqu'à donner à la liaison des deux ménages un air d'apparentement. Le docteur Flaubert fut le parrain d'Alfred, M. le Poittevin celui de Gustave.
Ces parrainages sont la consécration d'un lien quasi familial. Ni l'un ni l'autre enfant ne se souvient du baptême. Mais, comme tout ce qui se passe dans la vie de Gustave, leur future camaraderie est préétablie ; sa place est marquée d'avance par cette figure de quadrille : les pères feignant d'échanger leurs enfants. Bien sûr, l'amitié n'est pas fatale : mais les deux baptisés y sont prédisposés par l'amitié des pères dont elle sera, si tant est qu'elle ait lieu, le produit direct et la répétition. Jamais Gustave ne rencontrera Alfred : celui-ci fait partie des réalités prénatales – hommes et choses – qui l'entourent et dont il saura toute sa vie qu'elles existaient avant lui et qu'on les a machinées pour le réduire au désespoir. Alfred, en un mot, est, pour Gustave, un facteur de son Destin. S'ils doivent s'aimer, d'ailleurs, ce ne sera pas tout uniment comme des individus ; les parents se féliciteront de voir les représentants de la génération montante prendre la relève de l'amitié et contribuer par là à resserrer les liens entre les deux tribus. Union fort encouragée, comme on voit par la Correspondance : ils se voyaient chez l'un, chez l'autre, librement ; les deux familles leur faisaient fête et l'intimité des femmes aussi bien que la solidarité des pères prétendaient se refléter dans cette inclination naissante.
Il y a de quoi dégoûter du meilleur camarade. Rappelez-vous Si le grain ne meurt et les fureurs du petit Gide quand ses parents se mettaient dans la tête de lui offrir pour amis les fils de leurs amis. Ces rages, ces refus obstinés sont typiques de l'individualisme. Pour le jeune André, ces enfants sont disqualifiés d'avance parce qu'il ne les a pas choisis. Il repousse sans concession ces rapports protégés, très légèrement dirigés dont il ne saurait jamais s'ils sont vraiment son œuvre ou celle des grandes personnes. Il ne veut pas couler dans le moule d'une amitié autre – et faite, comme les mariages de l'époque, « par présentation » – la spontanéité de ses sentiments.
De tout cela Gustave n'a cure ; nous savons qu'il n'est pas individualiste. Naturellement son amitié pour Alfred sera élective, cela veut dire qu'il choisira de l'aimer et d'aimer en lui ce que les autres ignorent ou négligent : il découvrira à sa manière et dans sa perspective féodale, le rôle que l'autre doit jouer dans sa vie. Mais ses options lui paraîtront d'autant plus justes, son inclination d'autant plus sacrée que le cadre et l'objet en sont prédéterminés. Et quelle joie, pour l'homme de ressentiment, que de découvrir dans sa vérité et d'opposer à sa famille l'ami qu'elle avait imposé. Toujours sacré, le nouveau Seigneur passe dans le monde noir, devient complice du petit méchant. Encore faut-il que la situation s'y prête, que l'élu possède des capacités démoniaques. Nous allons voir qu'Alfred n'en manquait pas.
Il avait quatre ans de plus que Gustave. Longtemps ce furent les enfants Flaubert – le cadet avec la dernière-née – qui rendaient visite aux enfants Le Poittevin dans la belle maison du filateur qui donnait sur la Grand'Rue et possédait un grand jardin avec une volière. Les enfants Le Poittevin se rendaient moins fréquemment à l'Hôtel-Dieu. C'est donc chez le filateur que les rapports se nouèrent et constituèrent tout de suite un inépuisable souvenir d'enfance. Quand il entrait dans l'immeuble de la Grand'Rue, Gustave se coulait dans l'intimité d'une famille féerique. La volière est un signe : cette cage suspecte contenait des objets vivants qui ne servaient à rien. Les Flaubert prenaient grand soin de ne pas introduire à l'Hôtel-Dieu ces curiosités inutilisables ni rien de ce qui coûte et ne rapporte pas. Chez Alfred, sans aucun doute, Gustave a fait la découverte illuminée de l'agrément, cette gratuité heureuse qu'il va bientôt opposer à l'utilitarisme. La volière était belle et ne servait pas : Mme Le Poittevin, plus belle encore, ne servait pas non plus. Rejeton accablé d'une famille semi-domestique, Gustave est séduit par l'exotisme d'une famille conjugale. Il suffit de traverser la Grand'Rue pour passer d'un continent à l'autre. Naturellement il n'y comprend rien : qui donc eût pu saisir les changements en cours ? Mais il vit profondément le contraste des mœurs, de l'économie familiale, du train de maison. Là-bas, la personnalité de la mère équilibrait sans effort l'autorité du père2. A vrai dire ce dédoublement des valeurs et des pouvoirs qui sera la règle dans la seconde moitié du siècle quand la famille conjugale atteindra son plein développement, n'est due, en 1820, chez les Le Poittevin qu'à une chance exceptionnelle. Mme Le Poittevin, grâce à sa beauté « rare » et universellement reconnue prit aux yeux des notables rouennais la valeur intrinsèque d'un bijou ; elle devint le signe le moins précis mais le plus sûr de la richesse du mari et, par-dessus tout, la plus étincelante et la plus inutile parure de son salon. La plus discrète, aussi : elle savait vivre et rien ne nous autorise à douter de sa vertu. Reste qu'on ne comprendra rien aux belles personnes si l'on ne part du principe qu'elles s'aliènent sans recours à la beauté. Souvent, cette aliénation peut passer pour du caractère : le beau a ses normes comme le vrai et quand on est soi-même quelqu'un que les autres tiennent pour une incarnation de la Beauté platonicienne, on intériorise les normes esthétiques comme des impératifs catégoriques. Dans la vie privée, Mme Le Poittevin introduisait l'Autre : son pouvoir lui venait du consentement public. Autre elle était, donc insaisissable : les caresses du mari glissaient sur elle ; pourtant Le Poittevin devait s'accommoder de cela ; mieux, il réclamait que son épouse gardât, fût-elle dans le lit nuptial, cette universalité singulière : cela faisait de bonne publicité. Ainsi, chez les Le Poittevin, la gratuité fondamentale est femme. Le reste vient après : le gratuit naît du gratuit. On dit d'une pièce ou d'un appartement qu'on y « devine une présence féminine » ; on entend par là : des inventions qui ne songent qu'à plaire, un ordre qui vient du cœur, injustifiable et charmant, le goût du détail pour lui-même et je ne sais quel narcissisme que les choses dénoncent dans un sourire. Chez les Flaubert on ne trouvait rien de tel et la présence féminine n'était pourtant pas discutable : Mme Flaubert, aussi présente que Mme Le Poittevin, n'était pas narcissiste ; l'économie domestique absorbait tous ses soins ; elle se sentait sinon l'associée de son mari, du moins un compagnon de travail subalterne. C'était un être relatif et qui se voulait tel, tirant sa légitimité de ses œuvres : indispensable autant qu'inessentielle, elle remettait les choses en état, réparait, conservait, luttait contre l'usure et, puisqu'elle ne gagnait rien, s'efforçait tenacement de réduire la dépense. L'appartement de l'Hôtel-Dieu, c'était une maison d'hommes avec une femme dedans. La « présence féminine », dans la maison de la Grand'Rue, on fait mieux que de la deviner, elle entête. C'est d'abord que les Le Poittevin sont plus libres que les Flaubert. Et je ne parle pas ici de liberté politique ou philosophique mais du simple fait qu'ils sont beaucoup plus riches : l'essentiel assuré, il reste assez pour répartir à leur gré les dépenses improductives et même pour s'inventer des besoins. Pourtant, en 1830, malgré ses progrès économiques, la bourgeoisie n'est pas prête à faire des acquisitions désintéressées : on accumule. Dans la famille Le Poittevin, en avance d'une décennie, le désintéressement, si minime soit-il, est introduit par une créature qui est en elle-même un luxe puisque sa qualité la plus haute et la moins contestable fait nécessairement d'elle une « finalité sans fin », c'est-à-dire, aux yeux de ses admirateurs et, partant, à ses propres yeux, une splendeur inutile. Qu'elle ait aimé ses enfants, qu'elle ait mis ses soins à les élever, qu'elle ait – comme son amie de pension – surveillé le train de maison, les domestiques : je n'en doute pas. Ni qu'elle ait fait de son mieux pour « se rendre utile ». Mais ces devoirs familiaux sont sans commune mesure avec ceux qu'impose sa détermination sociale et, par intériorisation, subjective. Choisie pour sa beauté, elle met sur tous les murs des images d'elle-même, force la maison tout entière à la réfléter, cela veut dire qu'elle invente, à la fois, en elle la Femme bourgeoise et, tout autour d'elle, le narcissisme dans l'ameublement. Fleurs, bibelots, écharpes : nous n'avons pas de détail mais il n'en faut pas plus pour dater la première rencontre de Gustave avec cette Beauté déchirante, inaccessible, qui ne donne rien et prend tout. Ce fut un contact personnel et qui eut lieu du premier jour où l'enfant s'avisa de lever les yeux sur la femme de son parrain. La maison de la Grand'Rue, il s'y plaisait plus qu'en aucun autre lieu : il y retrouvait sur les choses l'altière gratuité de cette femme. Dès l'entrée, Gustave et Caroline se déverrouillaient : ces enfants étranglés par la toute-puissance paternelle s'évadaient d'une société masculine pour entrer d'un seul coup dans celle de la féminité. Ils n'accédaient pas seulement au monde de la libre dépense ; ils faisaient l'expérience d'une organisation familiale où la mère tenait le principal rôle : loin de ne vouloir être – comme faisait Mme Flaubert – qu'un intermédiaire à sens unique, communiquant aux enfants les ordres du père, elle tirait son autorité d'elle-même et donnait ou refusait les clés d'un royaume où son mari n'était pas admis.
C'est dans ce royaume que brille doucement, pour le petit Gustave, le fils très aimé de « la belle Mme Le Poittevin », Alfred. On fait remonter leur liaison de fort bonne heure et cela est sûrement vrai si l'on entend par là qu'ils se sont rencontrés souvent et tôt dans le jardin de la volière. Mais rien n'indique qu'ils aient eu l'un pour l'autre, en ce temps, autre chose qu'une inclination réciproque et familiale de faux cousins. De même, on a dit sans preuves qu'Alfred, au temps du « billard », n'avait pas dédaigné d'écrire quelques pièces du répertoire et d'en « superviser » la mise en scène : je n'en crois rien. Il serait invraisemblable que les lettres contemporaines de Gustave n'y fissent aucun allusion. Or, nous venons de le voir, la première fois que le nom d'Alfred apparaît dans la Correspondance c'est le 24 mars 1837 : Gustave a quinze ans. Du reste, ce n'est pas au bruyant interprète de Poursôgnac que le jeune Le Poittevin se fût intéressé : sa sympathie ne pouvait aller qu'au collégien solitaire et perdu ; on ne peut envisager de faire commencer leur liaison avant 1835 : à cette époque Alfred va terminer ses études secondaires, il est possédé de ce qu'il appellera plus tard la rage littéraire ; il va publier, l'année suivante, dans le Colibri des poèmes résolument byroniens, qui découvrent chez lui une sorte d'angoisse : on dirait qu'il étouffe. Satan offre au jeune Gustave l'explication métaphorique de sa propre thématique profonde. L'archange noir jalouse Adam, « favori d'un Dieu qu'il déteste », et lui promet la Chute. « Tes jours de désespoir seront mes jours de fête. » Adam va « rouler dans les abîmes », entraîné par Satan. « Un vertige éternel pèsera sur (sa) race. » Le Christ, en vain, expiera pour lui. Voilà donc la « malédiction d'Adam », dont parle Gustave. La fin a la même fierté dans le crime qu'on trouve dans les « œuvres de jeunesse » : c'est à Dieu, cette fois, que s'adresse le Démon, pour railler la Création entière :
Tu descendras alors sur ton splendide trône,
Quelques justes épars recevront la couronne
Pour avoir pratiqué ta loi.
Mais frémissant de rage et chérissant leurs crimes,
Le reste des humains roulant dans les abîmes
Viendra t'y maudire avec moi !
On reconnaît le thème : Dieu le Père a manqué son œuvre et l'homme, damné pour l'éternité, est témoin à charge : je te maudis pour m'avoir fait coupable et damné.
Un peu plus tard Alfred refuse tout porte-parole : il interpelle lui-même le Créateur :
Dieu nous fit pour souffrir, et sa jalouse haine
Nous frappe sans nous écouter...
Ouvrez de nos aïeux l'histoire lamentable
Vous y verrez partout la trace détestable
De notre malédiction
Les plus justes frappés par le céleste glaive...
... C'est en nous frappant que Dieu se fait connaître...
Assouvis donc, ô Dieu, ton éternelle rage.
Il est vrai que deux strophes, à la fin du poème, rétablissent le Tout-Puissant dans sa bonté :
Ainsi je me plaignais dans les heures de doute...
Mais un éclair d'en haut vint calmer ma souffrance.
Mais le moins qu'on en puisse dire c'est qu'elles ne sont ni convaincantes ni convaincues : après avoir formulé des accusations précises contre le Père Éternel, il fallait au moins se donner la peine de les réfuter précisément. Mais non : un éclair calme le poète ; Dieu verse sur ses douleurs un baume salutaire ; rien de plus. Cette fin postiche est rajoutée en hâte pour permettre la publication du poème. Les deux filleuls croisés, compères en satanisme, étaient mûrs pour se reconnaître. En outre l'aîné, poussé par l'anxiété et par l'orgueil à refuser simultanément la solitude parfaite – il y viendra – et les réciprocités indiscrètes d'une camaraderie entre égaux, se trouvait disposé vers ce temps – nous en reparlerons – à choisir la compagnie d'un enfant. Qu'un bachelier de dix-neuf ans l'ait élu, lui, Gustave, l'idiot de la famille, pour se parler tout haut devant lui et que ce nouveau Seigneur, en échange de l'hommage, lui ait fait don gracieux des poèmes de Byron, voilà ce qui bouleverse le jeune garçon : deux maudits, fiers et sombres, s'unissent contre les Dieux et les Pères. Quelle bénédiction pour le cœur ulcéré du cadet ! Malheureusement ni les fiertés ni les malédictions n'étaient de même nature ; Gustave en fera l'expérience à ses dépens.
Il semble, en effet, que le désir de gloire n'ait eu, chez l'aîné, ni l'ingrate frénésie ni la violence compensatrice qu'il a chez le cadet. Alfred le bien-aimé n'a rien à compenser. La gloire, pour quoi faire ? Dès sa vingtième année, il doute que le jeu en vaille la chandelle. À l'époque il croit encore aux fatalités du génie :
Fardeau que ceux qui l'ont portent en gémissant
Et que pourtant la foule envie.
C'est une âpre vanité :
Un besoin de sortir des vulgaires sentiers
Pour frayer devant soi des routes inconnues,
De quitter les humains qui rampent à nos pieds
Pour s'aller perdre dans les nues.
Naturellement c'est aussi une force irrépressible :
Les volcans en travail peuvent-ils contenir
Leur lave qui veut se répandre ?
Le thème du Poète Maudit, qui connaîtra la fortune qu'on sait pendant tout le XIXe siècle, est largement développé, dans ses vers.
C'est le sort du poète... sur la terre
Il est né pour souffrir jusqu'à l'heure dernière
... Je dois pour que la fin à mon passé réponde
Mourir désespéré.
Il n'est pas jusqu'à sa nonchalance passée – et présente – où Alfred ne voie un lent travail d'assimilation inconsciente :
A ses impressions son âme abandonnée
Sans travail et sans but laissait couler l'année,
L'heure de l'avenir en lui se préparait
Sans que de ce travail son âme eût le secret.
Toute vie de grand homme est un Destin, des forces d'origine transcendante sont à l'ouvrage en lui pour accumuler les richesses qu'il utilisera un jour. S'agit-il d'un dessein divin ? Alfred a-t-il déjà les principes de sa doctrine future, basée sur la Métempsycose ? En tout cas, il est convaincu, bien avant Rimbaud, que « Je est un autre » : cette âme où l'avenir se prépare sans qu'elle le sache, cette transcendance cachée dans l'immanence, c'est une première mouture de l'inconscient poétique. Alfred s'est toujours pensé – nous le verrons mieux – beaucoup plus riche et plus profond que sa conscience immédiate ne pouvait le savoir.
Mais ses méditations sur la mort lui découvrent bientôt la vanité de l'œuvre littéraire. Dans « Le Tasse », poème publié dans le Colibri en 1837, il écrit :
Oui, je suis insensé d'avoir perdu ma vie
A composer ces vers que déjà l'on oublie,
D'avoir eu la petite et sotte vanité
D'arriver comme un autre à l'immortalité ;
D'avoir vécu pour ces quelques grains de fumée
Que l'on appelle honneur et gloire et renommée...
Sans doute, c'est le Tasse qui parle : il se méconnaît ; les vers « que déjà l'on oublie » seront immortels. Mais où est la différence ? Ne meurt-il pas désespéré ?
Il ne vit pas briller la divine auréole
Et lorsqu'il s'en allait monter au Capitole
Il tomba mourant à ses pieds.
Si Dieu n'est pas, si l'âme meurt avec le corps ou lui survit en perdant la mémoire, le génie n'est qu'un piège, une inutile passion ; la certitude qu'il a de lui-même ne peut fonder son jugement sur ses œuvres. En d'autres termes l'expérience intérieure est sans commune mesure avec son objectivation dans le langage. Alfred récolte ce qu'il a semé. Si l'Art n'est pas un rapport de réciprocité entre auteur et lecteur, rien ne peut l'étayer, il s'affale sur lui-même. Déjà le poète s'interroge : n'aurait-il pas mieux valu
... dans un calme dédain
Mépriser tout cela ; puis attendre la fin
Aux lieux où j'étais né, dans un modeste asile
Suivre une route enfin moins haute et plus tranquille ?
Cela veut dire en propres termes : ne vaudrait-il pas mieux rester à Fécamp, à Rouen, dans ma famille, prendre un état, une femme, remplacer la praxis de l'artiste par le « calme dédain » de l'esthète ? En 1837, Alfred ne décide pas : il croit encore que ses pulsions inconscientes ont décidé pour lui. Il sera génie, il l'est. Il ne connaît pas le moyen
de comprimer ce feu (qu'il) voit s'étendre...
Il sera poète malgré lui. Or, à ce moment même, il cesse d'écrire, fait son droit, devient avocat, renonce à la littérature pour jamais. Nous en avons la preuve dans une lettre à Gustave datée d'avril 45 : il vient de terminer la première partie de Bélial et lui en a fait part quelques jours plus tôt. Revenant sur cette heureuse nouvelle, il dit son étonnement : « Je ne sais où j'avais l'esprit mais quand Germain me disait, il y a deux ans, que je reviendrais à la rage littéraire, j'avais peine à le croire. Les événements ont réalisé la prédiction... » Bref, de 37 à 45 : huit années de crise (« il y a huit ans que je me suis posé le problème de mon existence ») pendant lesquelles il s'ennuie à mourir : « J'use des souliers pour me distraire et par cela même que j'avais pour l'Art une vocation exclusive, j'y deviens de plus en plus étranger. »
En fait, entre 40 et 45, il écrit encore quelques poèmes que, d'ailleurs, il ne publie pas. Mais le ton a changé : l'ironie remplace le satanisme byronien, au défi à Dieu s'est substitué un « carpe diem » assez paillard et qui cache un scepticisme douloureux. Dans « Le Poète et la jeune fille », le poète s'écrie :
Muse ! sois ma seule maîtresse...
Laissons l'imbécile vulgaire
Aimer sous sa forme éphémère
L'Éternelle et pure Beauté !
Telle est la « religion » dont il est le « néophyte ». Passe une jeune fille. Il l'entraîne aussitôt dans une grotte et lui promet d'imiter le sage :
Quand Plutus vint lui offrir ses dons
Lui qui dédaignait la richesse
Ouvre les deux mains et s'empresse
Confus à demander pardon.
Il s'agit, en un mot, d'abandonner l'Art et la mystique platonicienne du Beau pour la simple volupté.
Nous avons encore quelques-uns de ses manuscrits : les nombreuses corrections qu'on y relève prouvent que, malgré sa paresse affichée, il peinait dur. Sans bonheur : ses poèmes sont plats ; on dirait que, chez lui, un obscur retour à l'ordre s'accomplit et s'exprime littérairement sous forme de retour au XVIIIe siècle.
On peut concevoir le malaise croissant de Gustave : l'archange maudit, son Seigneur, qui lui avait révélé Lara, Manfred, sans doute Faust, et qui lui semblait partager sa brûlante passion d'écrire, voici que, tout d'un coup, il renonçait à la littérature et que, s'il daignait encore, parfois, composer un poème, ses vers trop légers avaient le double défaut contradictoire de sentir l'effort et de chercher la facilité. Le disciple sentait qu'il perdait deux fois le Maître : il ne pouvait plus le comprendre et plus assez l'admirer. À cette déception qu'il n'ose s'avouer s'ajoutent les chagrins de la séparation : de 1838 à 1841, Le Poittevin séjourne à Paris, pour y faire son droit. En 42, c'est à Flaubert de partir : Alfred est à Rouen, stagiaire du barreau et attaché du procureur du roi ; ses occupations l'écrasent et lui ôtent jusqu'au loisir de voir ses amis ou de leur écrire. En 44, Gustave a sa crise nerveuse ; en 46, Alfred se marie. Mais, je le montrerai bientôt, leur correspondance témoigne, dès 42, d'un indéniable refroidissement de leur amitié, dont le Maître est entièrement responsable, comme s'il s'était, d'un même mouvement, détaché de l'Art et de l'adolescent qui y croyait encore. En sorte que le mariage du Maître, qui a tant chagriné le disciple, apparaît à celui-ci comme une ultime et conclusive trahison. Mais aussi comme une révélation de la vraie « nature » d'Alfred. Si nous voulons comprendre l'« influence » que l'aîné a exercée sur le cadet, nous devrons ne jamais oublier l'ambivalence de leurs rapports : c'est elle qui explique, en effet, comment celui-ci se personnalise à la fois en accord avec celui-là et, tantôt à son insu, tantôt sciemment, contre lui.
Que savons-nous d'Alfred ? Peu de chose : la première de ses lettres que Descharmes a publiées, le timbre de la poste nous apprend qu'elle remonte à 1842 : il aura bientôt vingt-six ans, Flaubert bientôt vingt et un. Le Poittevin est en pleine crise mais sa personnalisation s'achève : quatre ans plus tard il épousera Mlle de Maupassant ; encore deux ans et il meurt, devenant ainsi ce qu'il était car le mariage et la mort sont, dès 42, ses deux postulations secrètes et contradictoires. Ainsi son attitude, telle qu'elle se révèle par ses lettres, est déjà l'aboutissement d'une longue histoire : que connaîtrions-nous de Gustave si nous ne possédions ni ses lettres d'enfance ni ses œuvres de jeunesse ? Il est un fait, pourtant, dont nous ne pouvons douter : même à l'âge d'or de leur amitié, le disciple a peur du Maître. Doublement : parce que son scepticisme satanique ne laisse rien debout et parce qu'il le soupçonne d'un conformisme secret. Écrirait-il, sinon, en lui dédiant Agonies : « Peut-être riras-tu plus tard, quand tu seras un homme marié, rangé et moral, en rejetant les yeux sur les pensées d'un pauvre enfant de seize ans qui t'aimait par-dessus toute chose et qui déjà avait tourmentée de tant de sottises » ? Notons que ces lignes terminent la dédicace : aucune considération optimiste ne vient les corriger ou les nuancer. Voyez aussi, dans la même année 1838, les lignes en italique qui précèdent le premier chapitre des Mémoires : « À toi mon cher Alfred, ces pages sont dédiées et données... tu croiras peut-être, en bien des endroits, que l'expression est forcée et le tableau assombri à plaisir ; rappelle-toi que c'est un fou qui a écrit ces lignes... » Cette précaution semblerait inutile si l'on ne sentait qu'elle procède d'une certaine défiance ; le jeune garçon craint de faire sourire son aîné : soit plus tard, quand il sera marié (eût-il pu prévoir aussi clairement l'évolution d'Alfred si, déjà, elle ne s'était annoncée de quelque manière ?) soit dès à présent, au cas où l'élégant scepticisme du Maître serait choqué par les violences incongrues du disciple. Déjà, dans la dédicace d'Agonies, il tient à marquer ses distances : à lui le pathos, à son ami l'intellect : « Ce méchant cadeau te rappellera nos vieilles causeries de l'an passé. Sans doute ton cœur se dilatera en se ressouvenant de ce suave parfum de jeunesse qui embaumait tant de pensées désespérantes. » On ne peut mieux dire : Alfred s'amusait à désespérer, en tout cas il prenait un plaisir intellectuel à son entreprise de démolition ; Gustave, lui, ne peut qu'en souffrir. Les deux terreurs que celui-là inspire à celui-ci, nous les étudierons l'une et l'autre en détail. Dès à présent, nous pouvons voir que, malgré leur apparente opposition, elles peuvent fort bien se commander l'une l'autre : pousser le scepticisme à l'extrême, c'est justifier les pires compromissions en prétendant dénoncer le conformisme de l'anticonformisme. Quand Alfred parle, Gustave se sent menacé en même temps par le nihilisme et l'embourgeoisement ; il a le vertige : si l'embourgeoisement était le but final et la conclusion rigoureuse du nihilisme ? C'est en 1838, d'ailleurs, qu'il note dans son cahier de Souvenirs : « Je n'ai aimé qu'un homme comme ami, et qu'un autre, c'est mon père. » Phrase étrange, dont l'incorrection est significative. D'abord elle nous montre le lien profond qui rejoint le nouveau Seigneur à l'ancien. Ensuite l'emploi du passé composé – ce passé révolu qui conserve pourtant quelque lien au présent – manifeste clairement que Gustave a aimé Alfred, prétend ne l'aimer plus et, de toute évidence, l'aime encore. S'il ne s'efforçait pas – colère et malaise – de rejeter cette amitié au fond de sa mémoire, il écrirait : « Je n'aurai aimé... », etc. On peut donc localiser l'acmé de leur liaison en 37. Après quoi, elle se dégrade. Il y aura, pourtant, un premier rapprochement en 1840 : la Correspondance de Flaubert en témoigne : parlant en juillet 45 de la tristesse éprouvée cinq ans plus tôt, au retour de son voyage en Corse, il ajoute : « Te rappelles-tu l'état où j'ai été pendant tout un hiver, quand je venais le jeudi soir chez toi... avec mon gros paletot bleu et mes pieds trempés de neige que je chauffais à ta cheminée ? » À cette époque, il semble avoir cherché des consolations dans la compagnie de son ancien Seigneur. Mais ni l'un ni l'autre n'avaient le cœur de reprendre les jeux nihilistes de 37 ; à présent, du reste, c'est Gustave qui va, le jeudi, chez Alfred ; celui-ci, atone, doucement sinistre, reste chez lui. Ils se rapprocheront une fois encore, la dernière, en 44.
Nous tenterons d'expliquer en détail cette évolution. Mais, il faut en convenir d'abord, les lettres de Le Poittevin justifient entièrement la défiance de Gustave : ce qui frappe d'abord en elles – c'est-à-dire au niveau le plus superficiel –, c'est assurément le conformisme : « Il est fâcheux que nous ne soyons pas plus libres, de ton côté comme du mien, de faire coïncider nos entrevues, mais nous sommes soumis tous deux aux mœurs et habitudes. » On notera son souci d'associer l'ami Gustave à cette soumission. Par le fait, à lui aussi, il importe que l'autre soit le filleul de son père : on maudit – doucement – les familles mais sans quitter le milieu interfamilial. En 42, Alfred va jusqu'à se réjouir de la tristesse que Gustave a fait paraître en quittant sa famille pour aller suivre à Paris les cours de droit : « Voilà donc que nous nous retrouvons hommes faibles des mêmes faiblesses que nos pareils... Ce n'est pas qu'après tout je m'étonne démesurément. Je ne te savais pas de bronze et la tentation était forte. Ce sont de vivaces affections que celles que développe la famille. Quand les pères ont fait leur temps et que les frères et sœurs ont chacun leur maison à eux, je me figure qu'il se fait autour de nous un désert étrange. La solitude est bonne pour les forts mais à condition d'y grandir. Vient-elle trop tard, l'homme... finit par en mourir... Ma mère... reparla (de ta tristesse) au dîner. Lengliné... m'a dit à l'oreille que les petites filles te guériraient. Il riait baucoup en se foutant de toi, mais je riais plus fort, d'un rire bizarre, apparemment, car il a couvert et fait mourir le sien – Tu comprends cela. »
Alfred triomphe : Gustave partage ses faiblesses. Lengliné révèle son ignominie en comparant les profonds attachements familiaux d'un jeune provincial aux plaisirs faciles que lui offrira la capitale. Du coup Le Poittevin avoue l'angoisse qu'il aurait à quitter les siens : hors la famille, c'est le désert et l'on y peut mourir. De fait – sauf les années qu'il passe à Paris pour y faire son droit, lui aussi – il ne quitte la maison de Rouen que pour accompagner ses parents dans leur propriété de Fécamp. Il n'y est certes pas forcé puisque c'est lui qui demande à deux reprises à se faire inscrire près la Cour royale de Rouen ; la première fois – 42 – avec succès : il sera stagiaire puis avocat ; la seconde – 46 – sans bonheur : il n'aura pas le rang de substitut dans le ressort de la magistrature rouennaise. Il lui arrive de rêver à des voyages, à l'Orient. Il écrit alors : « Je mène une vie très déréglée... j'étouffe... Il me fallait le voyage, le mouvement et ne pas rester à croupir au coin du feu. Il y a près de moi des gens qui disent qu'ils m'aiment et cela est vrai ; ces gens-là ont en main le moyen de me sauver mais ils me le donneront de si mauvaise grâce que j'hésite à le leur demander. » C'est avouer que son père lui donnerait l'autorisation de voyager s'il l'en priait. Or il est vrai qu'Alfred étouffe dans sa famille mais il est vrai aussi qu'il ne veut pas s'en séparer.
Que fait-il ? Il se cloître la plupart du temps mais il est présent aux réceptions que donnent ses parents et il n'est pas rare qu'il « fasse des visites » : « J'ai fait hier “mes visites”. Sens-tu la beauté plastique de l'homme en frac noir qui fait des visites de une heure à sept et rentre après cela dans sa cahute pour y dîner ? » Ce passage marque assez qu'il affichait bien haut son mépris des obligations sociales pour éviter de s'y soustraire. Du reste il réservait son ironie au seul Flaubert ; il lui écrit en mai 45 : « Nous sommes deux trappistes qui ne parlons que quand nous sommes ensemble. Sais-tu qu'il est dur de ne jamais penser tout haut ? » En famille, en société il use du même langage que les autres et se borne à faire des sourires « bizarres », à s'adresser des signes de connivence imperceptibles. Quand la scène lui paraît trop comique, il n'en laisse rien voir mais se dit qu'il la racontera à Gustave. Cette vie de salon – où sans nul doute il brillait – lui déplaisait-elle tant ? Nous l'ignorons. Ce qu'on sait, par contre, et que René Descharmes a bien mis en lumière, c'est que, tout en se moquant du Code civil, il n'était pas insensible aux minimes satisfactions d'amour-propre que lui apportait l'exercice intermittent de sa charge3 : « J'ai obtenu beaucoup de félicitations, à deux reprises celles du président de Beauchamp dans son résumé. Ce dont je me fous, au reste ! » Il s'en fout si peu que d'autres lettres – et particulièrement celle du 14 décembre 1843 – montrent qu'il peut se dépiter vivement lorsqu'un accusé lui préfère un autre avocat. Il écrit un jour à Gustave : « Sens-tu la beauté de l'homme puni et du magistrat qui punit ? » Mais il dit une autre fois qu'il faut ménager « les amours-propres des magistrats », si l'on veut « entrer dans ce foutu corps » et, de fait, sollicite, après son mariage, une charge de substitut à Rouen. En d'autres termes, il refuse aux hommes le droit de punir mais il sera, si le corps des magistrats l'accepte, celui qui réclame la punition.
Il y a, sans aucun doute, beaucoup de souplesse, un peu trop, dans son cas ainsi qu'un goût assez vif du compromis. Pourrait-on croire, par exemple, qu'on trouvera sous la plume du maître de Flaubert : « J'ai ajourné la pièce à Emma Caye ; je ne m'occupe guère maintenant que de choses immédiatement publiables. Peut-être même ce qui me paraît tel choquera-t-il un peu le goût du public. Cette bonne hypocrisie s'effarouchera de la liberté de ma Muse » (13 septembre 45). Les deux dernières phrases sont visiblement écrites pour rattraper aux yeux de Gustave ou à ses propres yeux ce que la première pouvait avoir de mesquin. Il n'en est pas moins vrai qu'il fait ce que ne fera jamais le disciple : il abandonne un ouvrage – peut-être obscène mais qu'importe ? – pour travailler à d'autres qui lui donneront, pense-t-il, des satisfactions immédiates et qui le « placeront » dans la course. À prendre Alfred dans son objectivité nous trouvons un jeune bourgeois doué, brillant, parfaitement adapté aux « mœurs et habitudes » de son milieu. Il n'est pas jusqu'au « libéralisme », idéologie de sa classe, qu'il ne reprenne à sa manière. Voyez les premières lignes de son Essai sur la Révolution française4 : « Le genre humain veut enfin déposer la robe prétexte pour la toge virile. L'Angleterre et la France ont donné l'exemple, le monde entier se presse à leur suite. La liberté, n'en doutons pas, sera le fruit de ce noble élan. Mais, pour l'obtenir, la constance devra terminer ce que l'enthousiasme aura commencé. Puisque les hommes veulent se gouverner eux-mêmes, ils doivent par des études graves et sévères, se disposer de bonne heure au rôle qui les attend. » Bref, la classe bourgeoise a pris le pouvoir : qu'elle fonde en raison les institutions qu'elle va se donner peu à peu. Écrit sous Louis-Philippe, ce texte, plus républicain sans doute que monarchiste, ne fait que radicaliser les opinions paternelles. De toute manière la politique n'intéresse pas Alfred ; et cette vie si conformiste va naturellement à sa fin qui est le mariage. Il n'a pas cessé de railler cet « établissement ». En mai 45 il écrit encore : « Lengliné se marie demain. Baudry le 31. Dénouette est marié. Voilà tous nos amis qui marchent. Nous aussi... mais ailleurs ! Vois-tu d'ici mon Beau-père ? Je te parie que tu ne te figures pas cette figure-là, plus que celle du “garçon”. » Quatorze mois plus tard il épousait la fille d'un noble, Aglaé-Julie-Louise de Maupassant et tout de suite après lui faisait un enfant. Auparavant, dans le même temps qu'il se moquait du mariage, il se plaisait à taquiner Gustave en lui prédisant que ce serait leur destin commun. Étrange plaisanterie que Flaubert détestait franchement, preuve qu'il la prenait au sérieux. Quand celui-ci, en 42, laisse paraître sa tristesse de quitter l'Hôtel-Dieu, Alfred, nous l'avons vu, triomphe doucement et en profite pour ajouter : « Tu te révoltais autrefois quand je te disais que tu aurais quelque jour affaire à l'officier civil ; qui vivra verra, laissons faire ! » Le sens est clair : tu as l'esprit de famille, donc tu prendras femme un jour. Ce propos nous explique en partie la préface d'Agonies ; il est vrai : Gustave, comme Alfred, hors du milieu familial où il étouffe, est un poisson hors du bocal. Mais ses relations avec l'entreprise Flaubert, ses hargnes, son refus violent de « créer de la vie » ont une autre profondeur que le confortable scepticisme bourgeois de son ami. Rappelons, pour montrer la ligne rigoureuse de cette vie, que Le Poittevin, après avoir séjourné quelques mois à Paris, seul avec sa femme, ira mourir à La Neuville-Champ-d'Oisel chez ce beau-père dont il défiait quatre ans plus tôt son disciple d'imaginer la figure.
Telle est la vérité objective de ce jeune bourgeois, produit légèrement précoce mais non pas anormal de sa classe, ni prodigue ni économe, se gardant bien de ruiner son père comme feront – moins souvent qu'on ne le dit – les fils de famille, au second Empire, mais peu soucieux de lui succéder à la tête de sa fabrique : par des raisons que nous tenterons de démêler, il ne pouvait se voir que dans le rôle du consommateur pur. Il serait injuste, pourtant, de l'y réduire puisque, très tôt, il a choisi d'écrire. Faut-il conclure que son vrai malheur vient de n'être pas doué ? que c'est là le vrai motif de huit années de silence ? Cela ne veut rien dire. Non : mais ses infortunes d'écrivain découlent visiblement d'un mauvais rapport avec la littérature.
Ou plutôt avec l'Art, cette activité passive dont la fonction consiste – il suffit de feuilleter ses lettres et d'y retrouver à chaque page cette formule agaçante : « Sens-tu la beauté de... » (que Gustave, d'ailleurs, reprend à son compte) pour le comprendre – à compenser sa soumission aux mœurs bourgeoises en déréalisant la société qui l'entoure. Voici ce qu'il écrit, par exemple, dans une lettre que Descharmes date de juin 44 :
« J'ai à te raconter une scène inouïe. Un homme comme toi aurait payé 10000 francs pour la voir et ce n'eût pas été trop. Je n'ai pas ri, parce que l'Art à son plus haut degré n'excite ni tristesse ni gaieté. On contemple et on casse-intellectualise-jouit. »
Il s'agit d'une scène qui a eu lieu dans sa famille ou dans le cercle étroit de ses relations. L'épisode est évidemment grotesque (comme le souligne ce « tu aurais payé 10000 francs » qui, d'ailleurs, bien qu'Alfred ironise, demeure décidément suspect – la caque sent toujours le hareng). En même temps il touche le jeune homme de près, qui, sans cela, l'eût rapporté dans sa lettre : Alfred est prudent, comme on voit par sa Correspondance5, c'est par précaution (par paresse aussi) qu'il se réserve d'en faire part oralement à Gustave. Donc, à peine l'événement s'est-il annoncé, Le Poittevin a bondi dans les airs pour n'être pas compromis : il n'a plus, à présent, qu'un « rapport d'œil » avec ceux qui en seront les protagonistes ; il s'interdit même de rire : le rire est à la fois refus et complicité, nous l'avons vu. Un regard d'en haut, c'est tout. A la racine de l'attitude esthétique qu'il a choisie, nous découvrons un besoin de refuser d'autant plus radicalement les fins de sa classe qu'il en reproduit plus docilement les conduites : « Je vois passer de ma fenêtre les voitures des Barbet qui retournent à Valmont ; et des propriétaires de l'Abbaye ! Sens-tu la beauté des dames à la campagne ? des étrangers ? De toute cette pauvre espèce qui grelotte à Paris l'hiver et sue l'été à la campagne ? La fameuse connerie que tout cela ! » Mais que fait-il d'autre – à part qu'il grelotte à Rouen plus souvent qu'à Paris ? Et sa mère n'est-elle point une dame ? Précisément par ces raisons, il démolit les valeurs et les buts de « cette pauvre espèce » (en vérité de la bourgeoisie) et réduit ce va-et-vient de calèches à la plus absurde des agitations. J'admets qu'il exprime aussi, presque à son insu, le mépris du provincial pour l'« étranger » parisien. Mais nous savons aussi qu'il sait, à l'occasion, se percher au-dessus de lui-même et se contempler « en artiste » : quand il « fait ses visites » n'invite-t-il pas Flaubert à le rejoindre sur les cimes pour admirer – sans tristesse et sans rire – la « beauté plastique » d'un homme en frac noir qui n'est autre que lui ?
Ces envols ne ressemblent-ils pas de fort près à l'orgueil de rebond que nous avons découvert chez Gustave ? D'un certain point de vue, ce n'est pas douteux : aux uns et à l'autre, la verticalité est commune. Mais, chez le disciple, la voie verticale est à double sens : l'ascension se produit après la chute et contre elle, elle se termine souvent par une culbute ; chez le Maître, elle est à sens unique : on monte, on ne redescend jamais. Alfred le bien-aimé ne connaît pas la honte ni l'angoisse de déchoir, de démériter. C'est même à croire qu'il a fait, de bonne heure, l'économie du mouvement ascensionnel et qu'il reste à demeure sur son perchoir d'esthète devenu, somme toute, son lieu naturel. Ce qu'il y fait ? Il « casse-intellectualise-jouit ». Dans cette expression, le « casse », souvent utilisé par Gustave (« Je casse-pète d'enthousiasme ») n'est qu'un verbe-préfixe6 dont l'office est d'intensifier ; il marque l'explosion. L'association de mots qui retiendra notre attention, c'est « intellectualise-jouit ». Le flot boueux du quotidien ne s'organise pas de lui-même pour offrir au regard l'unité d'une essence ou d'un type : l'expérience ne présente que des ébauches ; l'artiste est celui qui en dégage l'eidos par une triple élaboration de ces données, unifiant, isolant et radicalisant l'apport empirique. Nous ne sommes pas, on l'a compris, au niveau de l'œuvre – tableau, comédie, roman –, c'est le regard qui se travaille pour voir l'objet dans sa perfection nue (écartant les détails gênants, exaltant ceux qui servent son dessein) en le coupant de sa signification humaine. Un homme en noir sous le soleil, frappant à chaque porte, entrant, sortant, reprenant sa marche vaine pendant que son ombre s'allonge à ses pieds : voilà de la « beauté plastique ». Ces retouches, sollicitées par l'objet lui-même – s'il faut en croire le jeune esthète – sont exclusivement d'ordre intellectuel : il s'agit d'abstraire, de généraliser et de « typer ». Et cela montre bien qu'Alfred, en dépit de son byronisme momentané, n'a pas été touché en profondeur par le romantisme ; il apparaîtrait même comme un pur classique si l'« intellectualisation » de l'expérience devait s'opérer matériellement par la conception et la production d'un ouvrage d'art : le naturalisme du « Grand » siècle, c'est la rationalisation de la nature par une palette ou par une plume. Mais ce qui retient de voir en lui un disciple attardé de Boileau, c'est qu'il présente l'intuition esthétique comme un tout « selbstsändig » : le plaisir esthétique que donne – selon les normes du classicisme – l'œuvre seule, quand elle est achevée, il dit l'éprouver dans le moment préparatoire de l'organisation contemplative : comme si l'élaboration immédiate de sa perception produisait sur l'instant un spectacle pour lui seul dont il tirait une jouissance intellectuelle, saisissant, par exemple, à travers les précautions de son père qui « serre les clés » avant de partir en voyage, l'idée d'avarice, telle qu'elle se manifeste en Harpagon. Sous cet aspect, l'attitude d'Alfred s'approche davantage de celle que prennent à leur insu, nombre de ses contemporains. On pense, en particulier, à ce moment décrit par Schopenhauer où, la volonté de puissance demeurant suspendue, l'Idée se fait spectacle pour l'Imagination. Il ne faut pas oublier, toutefois, que la conduite d'Alfred est doublement négative : d'abord il déréalise ce qu'il voit, fût-ce lui-même (l'homme en frac ou les dames en voiture sont de pures apparences) ; ensuite, en se coupant résolument de toutes les fins humaines, il réduit les actions des hommes, quelles qu'elles soient, à des agissements sans but. À la différence de l'artiste schopenhauerien, qui saisit l'Idée dans ses ramifications complexes et dans sa signification d'universel singulier, le jeune Le Poittevin en revient toujours, quoi qu'il fasse, à la même conclusion abstraite : l'homme est absurde7. Comment pourrait-il en être autrement puisque ses prémisses sont elles-mêmes absurdités : la plus grande sottise de l'espèce humaine, c'est, à ses yeux, de s'acharner à vivre ; pour quoi faire ? à quoi bon ? En sorte que la beauté n'est autre, pour lui, que l'absurdité mise en lumière : le juge qui punit est beau mais pas plus que les miséreux qui se battent à mort pour un morceau de pain. Il est clair que cette hautaine vindicte exercée nonchalamment par un seul et qui prétend se suffire n'a rien de commun avec l'activité de l'artiste : elle définit au contraire la quiète méchanceté de l'esthète.
Voilà pourquoi Alfred a tant de mal à écrire. En vérité, sa jouissance est complète quand il contemple de haut le cercle de famille ou le salon de sa mère : un petit coup de pouce et les dames, sous ses yeux, se transforment en archétypes. Qu'a-t-il besoin des mots pour fixer ces métamorphoses puisqu'il peut les reproduire à volonté et que, chaque fois, il casse-intellectualise-jouit ? Ses rapports avec l'écriture sont complexes : d'une certaine manière, on dirait qu'il s'y astreint par devoir, pour ne pas s'en tenir à un quiétisme dont il s'accommoderait fort bien mais qu'il juge stérile ; il n'a jamais ce lien quasi sensuel avec le langage qui fait les vrais écrivains, ni le sentiment que rien de ce qui se passe dans sa tête n'atteint sa plénitude et sa consistance ontologique sans s'objectiver hors de lui et contre lui sur une feuille blanche. S'il veut traduire son intuition, c'est par acquit de conscience : elle est achevée ; aussi cherche-t-il moins à trouver l'expression singulière qui la complète, l'enrichit et la dévoile à ses propres yeux qu'à la couler dans un moule néo-classique qui en sera l'enjolivure. Relisez Bélial : le style en est sec, essoufflé, non dépourvu d'un maniérisme bourgeois ni de ces grâces délibérément désuètes dont l'office est d'élever l'auteur au rang d'un narrateur de bon ton dans la bonne société : en dépit de quelques formules heureuses, ce qui perd Alfred, c'est qu'il rajoute le style à l'idée comme une parure distinguée.
Cela dit, à un autre niveau de profondeur, une même raison le porte à écrire et lui ôte les moyens d'y parvenir. C'est celle qu'il exprime en ces termes : « J'ai dû être statue dans une vie passée » et qui tire son origine de ses relations avec sa mère. On n'est pas impunément le fils de la belle Mme Le Poittevin. Alfred vit une certaine situation œdipienne de deux manières à la fois et nous allons tâcher de retrouver la situation originelle à travers ses deux façons de la vivre. On pourrait dire, en lisant ses lettres et ses poèmes, qu'il considère son impuissance comme une anorexie suicidaire et, simultanément, comme une ataraxie superbe. Anorexie ou ataraxie : voilà les deux volets de ce diptyque. Quelle en est l'unité ?
1o Quand il se plaint de son immobilisme, deux autres thèmes apparaissent toujours, qui sont négatifs et organiquement liés : celui de la mort lente et savamment ménagée par les excès, celui du ressentiment contre les parents et spécialement contre la mère. Pendant ces huit années – surtout entre 43 et 45 – son anorexie le désole. Il écrit, dans « Comme a dit le vieux Dante » :
Mais, vers aucun désir ne me sentant porté
Dans mon inaction je suis toujours resté...
La route qui s'offrait, je ne l'ai pas suivie
Mais pour me diriger, voyageur incertain,
Je n'eus pas avec moi le poète latin
Et sa main...
Ne m'a pas comme but, au loin montré la Gloire.
Il s'afflige en même temps, dans « À Goethe », pièce de vers à peu près contemporaine, de ce qu'on appellerait son instabilité :
Dès que je me connus, je me sentis mobile,
À toute impression cédant comme l'argile...
Les désirs et les émotions se succèdent et s'effondrent : pas de constance, pas de consistance. Ne dirait-on point que c'est Gustave lui-même qui a écrit ces vers, lui qui, quelques années plus tôt, nous montrait les passions violentes et fugaces qui foudroyaient l'instable Djalioh pour s'aller perdre ensuite « comme la foudre dans une flaque d'eau » ? Sans doute : ni l'un ni l'autre des deux amis ne peut « tenir » bien longtemps un sentiment et la raison en est, comme nous allons le voir aussitôt, la passivité constituée qui les caractérise tous deux. Mais il ne s'agit pas de la même passivité : les origines sont diverses, les fonctions et les sens diffèrent. Remarquons en effet que le pathos, chez Gustave, même inconsistant, même partiellement insincère, est, dans l'instant, d'une force et d'une âcreté presque insoutenables : il appuie, il pousse, j'en conviens, mais il n'est pas rare qu'il soit submergé. Et puis nous avons repéré chez lui des constantes : le ressentiment, le désir de la gloire compensatrice, l'orgueil de rebond méritent le nom de passions. Alfred n'a qu'une vive et chatoyante sensibilité qui ne peut l'attacher ni à une femme ni à l'Art8. Comme il le dit dans sa lettre du 28 septembre 42 : « La passion est une belle chose mais n'en a pas qui veut ». Or Le Poittevin pense, comme ses contemporains, que souffrance et passion sont l'apprentissage du génie. Les vrais élus sont « initiés à l'existence humaine » :
Quand la passion, précoce à les blesser,
De ses mille replis vient à les enlacer.
Ensuite :
Pour atteindre au rang que le ciel leur destine
Il faut à tout jamais quitter la Fornarine
Et ne gardant au cœur que le culte du Beau
De ce qu'ils ont senti retracer le tableau.
Bref, l'Artiste « intellectualise » ses douleurs et, brisant des chaînes trop humaines au nom d'une passion plus noble, s'élève du pathos à son Idée. Encore faut-il avoir connu les attachements vulgaires qui suivent l'« ardente volupté ». Alfred confesse qu'il n'en a pas l'expérience et qu'il n'a pas ressenti non plus la pulsion plus volontaire qui vise à bâtir l'œuvre sur le renoncement. J'emploie à dessein ces deux mots qui jurent ensemble car Alfred, quand il est en détresse, explique son immobilisme tantôt par sa sécheresse de cœur et tantôt par son manque de volonté.
« Assez fort pour ne pas agir contre ma volonté, je ne l'étais pas assez pour agir comme il l'eût fallu. Il me fallait le voyage, le mouvement... »
« J'avais une organisation singulièrement fine et délicate. J'aurais pu faire quelque chose si j'avais su être un artiste. Ce qui m'a toujours manqué, c'est la volonté, je l'ai pressenti avant de le savoir et c'est pour cela peut-être que je n'ai jamais cru au libre arbitre. »
Il ne s'agit plus, comme au temps où il écrivait « Le Tasse », de donner son propre génie comme une exubérance volcanique et comme une fatalité : c'est d'un état lacunaire qu'il faut rendre compte. Quelque chose fait défaut – affect ou volonté – qui empêche le génie de se manifester. Le résultat, c'est le naufrage vulgaire :
« Le flot que je croyais diriger m'emporte et la course triomphale que j'avais cru gagner se change en un naufrage vulgaire dont nul ne saura même la place » (1842).
Il subit cette impuissance, cette aboulie. « Mon inertie se développe à proportions si colossales qu'il n'y a plus en moi le principe de la moindre action. » Et : « Que dire d'une aiguille toujours à zéro ? » Ou : « Si le bien suprême est l'action, j'en suis bougrement loin. » Il a, vers 44, sans doute pour raisons de santé, renoncé au barreau et vit chez ses parents sans rien faire, tantôt à Fécamp, tantôt à Rouen9.
Le résultat, c'est l'ennui. Cet ennui « colossal » qu'il passe à Gustave comme une maladie. Il faut dire que le disciple est un terrain particulièrement favorable. Dans ces moments-là, il plaît à Alfred de se tuer à petit feu : les filles, l'alcool. L'intention suicidaire est manifeste10. Surtout quand il boit . « Je mène une vie très déréglée et je m'affaiblis beaucoup : j'étouffe » (mars 45). « J'use toujours un peu trop de ce vieux trois-six, j'en ai été malade l'autre jour au point de dégueuler à minuit par la fenêtre... Il y a cela de fâcheux que mon estomac s'use de fatigue et que décidément il ne me paraît pas qu'avec un pareil régime je sois appelé à faire de vieux os » (septembre 45). Mais on voit aisément que cette autodestruction se teinte de rancune. À Fécamp, il se saoule tout seul et dans la maison de ses parents ; il dégueule par une de leurs fenêtres, quand ils sont endormis : la volonté de souiller le domicile paternel échappera d'autant moins qu'il ajoute : « Que trouves-tu du gaillard (sous-entendu : que je suis) ? Et de l'opinion du bourgeois sur la moralité d'un pareil mâtin ? » Le bourgeois, où donc le rencontre-t-il sinon à la table familiale, dans le salon de sa mère, chez les notables de Fécamp, quand il se met en frac pour faire « ses visites » ? Il vomit contre son entourage, sûr du scandale qu'il provoquerait si l'on venait à savoir que le fils Le Poittevin est un ivrogne, assez prudent toutefois pour se saouler en cachette, au milieu de la nuit. Et, bien entendu, il accuse sa famille : ce suicide à la petite semaine, c'est elle qui en porte la responsabilité : « Ces gens-là ont en mains le moyen de me sauver mais ils me le donneront de si mauvaise grâce que j'hésite à le leur demander. Et pourtant ils me pleureront quand je serai mort – mort étouffé – sans qu'ils aient rien fait ou su faire » (mars 45). Implacable et doux ressentiment : Alfred – sa Correspondance nous l'apprend11 – aime à se représenter sa mort future et son enterrement ; avec une satisfaction hautement esthétique il imagine les siens marchant, tout en noir et le nez rouge derrière son cercueil. Pour être sûr de mourir et que le remords les empoisonnera, il se garde de rien leur demander. Il se sauverait en voyageant : ce n'est pas révéler un désir mais rendre un diagnostic, il n'a pas plus envie de se déplacer qu'un malade ne souhaite l'opération douloureuse qui le guérira ; dans ce dernier cas, on se soumet dans la crainte à l'intervention chirurgicale parce que c'est le seul moyen de recouvrer la santé, Alfred ne va pas même jusque-là : il constate qu'il faudrait l'arracher à sa famille qui est un milieu pathogène et, décidant que cela est impossible, il se sent voluptueusement entraîné par elle vers la mort. Voluptueusement ? Pas toujours : il semble, à lire ses lettres, que ce sentiment d'oppression se somatise parfois en angoisse respiratoire.
Les filles : autre instrument de suicide. Plus agréable que le trois-six ? À peine : « J'ai les sens âpres, mais je ne peux donner un baiser qui ne soit ironique. » C'est l'époque où il écrit « À Flora », « Le Poète et la jeune fille », « Quand des femmes de Tyr » et surtout « Les Lotophages ». En ces poèmes ambigus nous trouvons un aigre mélange de sensualité et de misogynie ; il prêche le carpe diem hédoniste et, en même temps, le condamne : il faut partager sa vie entre l'ennui, cette mort, et l'« orgie », cette résurrection :
Ainsi dans un esprit que la souffrance brise
Se réveillent souvent, par une étrange crise
Les instincts de la chair
Et l'homme, dans les feux de la brutale orgie
En son corps défaillant sent renaître la vie
Prête à s'en détacher.
Et surtout, malgré les exhortations des muses, il faut cueillir les fruits de l'antique Lotos qui apportent à la fois l'ivresse et l'oubli :
CHŒUR DES FEMMES LOTOPHAGES
Cueille, étranger, cueille avec confiance...
Son suc est doux, il endort la souffrance...
A ton foyer si des peines sans nombre
T'ont fait des morts envier le repos
Si tu fuyais quelque souvenir sombre
Cueille les fruits de l'antique Lotos
CHŒUR DES MUSES
Songe aux projets mûris dans ta jeunesse, etc.
(Songe) à la postérité.
LE NAUFRAGÉ
De l'avenir qu'importe le suffrage
De vains projets perdant le souvenir
Je veux puiser aux fleurs de ce rivage
L'enivrement qui ne doit plus finir.
Mais le dernier mot reste au « Chœur des Serpents » :
Encore un qui tombe,
Femmes, par vos mains
Poussez à la tombe
Les troupeaux humains.
Ces troupeaux humains ne comportent que des mâles. La Femme, complice de Satan qui lui donna la pomme, est retranchée de l'espèce.
Féconde en artifices
Elle a dépassé les malices
Du Dieu rampant
Et son but est de perdre les hommes en les avilissant. Ainsi, lorsque Alfred, poète raté, se laisse prendre aux charmes féminins, c'est sciemment : il sait que l'enchanteresse veut sa perte et qu'elle lui ôtera jusqu'à la conscience du « naufrage vulgaire » qui, à défaut de grandeur, lui conservait au moins la dignité négative du regret. Mais, précisément, c'est de ce regret-là qu'il prétend se délivrer ; il s'abandonne aux griffes d'une bête féroce parce qu'il cherche à se nuire mais il n'oublie pas la méchanceté profonde de l'animal féminin.
On comprendra mieux ses fantasmes si on lit le poème « À Flora », adressé à une jeune fille qu'il semble avoir à peine entrevue12. Sur l'ordre de César, un jeune chrétien est attaché sur un lit. Une esclave est chargée de le faire pécher :
Aux regards du jeune homme elle offre sa poitrine
Et sous ses deux bras liés passe ses deux bras nus ;
Elle étale à ses yeux ses formes magnifiques,
D'un doigt luxurieux elle parcourt son corps
Et, sur son front collant ses lèvres impudiques
Veut de sa nudité lui livrer les trésors.
Pour garder sa vertu, le catéchumène se coupe la langue entre les dents et la lui crache au visage. C'est, dit Alfred, un « maître sot ».
Que n'étais-je moi cet heureux néophyte
Que n'étiez-vous, Flora, l'esclave du préteur
A vos empressements j'aurais cédé bien vite
Et vite des chrétiens renié le Seigneur.
On est frappé par la ressemblance de ce rêve érotique et de ceux que nourrit Gustave à la même époque. Alfred a vu de loin une jeune fille qui lui a paru désirable. Que souhaite-t-il d'elle ? La prendre ? Non, mais qu'elle le prenne. Il se sent inerte, couché sur le dos, et Flora vient à lui, lascive et nue, animée d'intentions criminelles. Elle éveillera malgré lui son désir par des caresses savantes et précises. Après quoi – au fait comment le peut-elle sans monter sur lui ? il est lié – elle lui livrera les trésors de sa nudité : entendons qu'elle se charge de régler elle-même les détails de l'intromission. Le jeune homme dit, somme toute, à cette inconnue : créature artificieuse et maligne, si tu prends sur toi de m'exciter en me caressant comme si j'étais une femme, puis de « faire l'homme » et d'achever seule le travail, je serai plus heureux d'être pris par toi que par toute autre. N'est-ce pas ce que Flaubert demande à ses maîtresses imaginaires ? En fait, non. La passivité est la même mais, en dépit des apparences, le masochisme est peu développé chez Alfred. Ce qu'il attend de Flora, c'est ce qu'il exige avec arrogance des jeunes prostituées qu'il paie ; la pudeur de Descharmes a privé les lecteurs des nombreux passages de ses lettres où il raconte à Gustave ses « priapies ». Heureusement ils ont été conserves : Mme Théa Sternheim possède les lettres autographes et Roger Kempf a bien voulu m'en communiquer les photocopies. Or il ressort de leur lecture qu'Alfred avait un goût modéré pour le coït proprement dit. Au point de nourrir parfois des inquiétudes touchant sa virilité. Il préférait nettement la fellation et pratiquait lui-même volontiers le cunnilingua. Il réclamait en outre de sa partenaire vénale que, pendant ces pratiques, elle le « socratisât ». Voici une description – entre autres – de ses plaisirs : « Pendant que sa langue agitait ce vieux Priape, son doigt me labourait le cul, je soupirai huit à neuf minutes, les jambes étendues comme la Dorothée qui se pâme ou plutôt comme une franche putain et je finis par décharger en me pâmant. Tout cela est littéral. » Et il ajoute, en marge : De Sade, tome III ; cette référence doit permettre à Gustave de comprendre l'allusion à Dorothée mais, comme nous allons le voir, elle semble se rapporter à la lettre entière et, qu'il l'ait voulu ou non, elle le montre sous son vrai jour. Il est vrai : sous les caresses, Alfred s'irréalise en femme, il est Dorothée, il est « une franche putain », il soupire, il se pâme et, plus tard, écrivant à Gustave, il jouit encore par le souvenir de sa féminité. Mais son « androgynie » a d'autres sources que celle de Gustave – nous tenterons plus loin de les indiquer – et un tout autre sens. Celui-ci rêve d'être pétri par les mains autoritaires d'une maîtresse dominatrice. Le Poittevin, lui, s'abandonne aux soins dociles et tarifés d'une esclave qu'il méprise. Soyons sûrs qu'il choisit exprès ces « viles créatures »13 : ce ne sont pas des témoins, il peut s'envoyer en l'air dans une quasi-solitude. Pas de communication : ce qui compte, c'est lui-même et l'intensité de son plaisir.
Je reconnais qu'un jeune bourgeois de 1840 se trouve contraint, dans la plupart des cas, de satisfaire ses besoins sexuels avec des prostituées : les femmes de son milieu lui sont inaccessibles ; quant aux jeunes filles, elles sont intouchables et d'ailleurs fort bien gardées. Dans la mesure même où il respecte ses sœurs et sa mère, il méprise la « catin » dont il fait l'instrument de ses plaisirs ; l'acte sexuel lui apparaît comme la caricature satanique du devoir conjugal qu'il remplira bientôt et dont le but sacré est la procréation : donc il faut se hâter d'en rire avec ses camarades pour s'en désolidariser au plus vite. Créatures perdues, maudites et surtout dangereuses, les « filles » risquent presque toutes d'être malades et contagieuses ; donc on baise dans la peur, ce qui excite la hargne. Et puis surtout elles sont pauvres : comme elles se donnent pour cent sous, l'étudiant reproche à la modicité de leur prix de lui refléter la modestie de la pension paternelle ; il leur en veut de ne pas ressembler aux prestigieuses « demi-mondaines » qu'entretient la jeunesse dorée. En contrepartie de cette hostilité, les jeunes gens, sous la monarchie de Juillet, remettent en honneur l'amour platonique ; pour se racheter de leurs amours vénales ils nourrissent un tendre sentiment respectueux et asexué pour une amie de leurs mères ou de leurs sœurs. Cette dichotomie – Vénus chaude et noire des carrefours, blanche et froide déesse des hyménées – se retrouve dans la littérature du temps, c'est l'origine sociale de la dyade baudelairienne – la putain triviale, « l'affreuse Juive » et la femme de neige.
Rares pourtant sont ceux qui, dans leurs amours vénales, assouvissent, comme Alfred, une véritable mysogynie. Ce qui frappe d'abord c'est la hâte qu'il a de raconter ses prouesses et le soin qu'il met à les détailler. Roger Kempf a fait remarquer14 que, dans son impatience, « il (lui) arrivait... de griffonner son histoire au crayon ». Faut-il en conclure que le jeune homme s'empressait de « tout dire aussitôt après comme si la proximité du plaisir en permettait encore le partage »15 ? En certains cas, ce n'est pas douteux et nous y reviendrons lorsque nous examinerons la composante homosexuelle de cette amitié assez particulière. Mais, la plupart du temps, il n'y a rien à partager : la sécheresse de ces comptes rendus n'invite guère à rêver. Le ton est volontairement grossier et trahit une intention dépréciative ; la recherche de l'ignoble et du grotesque est délibérée : il s'agit avant tout de faire rire de l'accouplement, de le dévaloriser, de refuser sa moite intimité et de l'offrir publiquement en spectacle à une société de petits mâles bourgeois. Il est clair, en effet, d'après certains passages, qu'Alfred ne réservait pas au seul Gustave ses confidences ; ses anciens camarades et les jeunes Rouennais de son entourage y avaient droit eux aussi. Et, comme tous ces garçons fréquentaient les prostituées, échangaient des adresses, se passaient et se repassaient les « petites filles » dont ils avaient usé, ce n'était pas Alfred qui faisait les frais de cette publicité mais bien les femmes dont il parlait. Ses récits, d'ailleurs, trahissent le sadisme. « Ayant récolté une catin sur le trottoir, je n'hésitai pas à la suivre chez elle. Je la fis dénuder mais comme ver et lui promis cinq francs si elle avalait la décharge après m'avoir sucé. Il faut bien encourager les dispositions... Je ne m'en tins pas là et ma cochonnerie fut telle que je fis à cette fille l'épée de la Charlemagne. Il va sans dire que je la branlai. Malgré la crainte de la vérole, je tirai mon coup et sans capote... Ma prodigalité fut telle que je donnai 25 francs à la garce... Rentré chez moi, je me frictionnai d'eau de Saturne, étonné de mon imprudence. J'écrivis ensuite au nommé Flaubert. Adieu, vieux pédéraste. Es-tu content de moi ? (Hernani) – Alfred Caligula. » Le fils Le Poittevin, le bourgeois qui se met en frac pour faire ses visites à Fécamp se plaît à contraindre la « catin », la « garce » qu'il a « récoltée », à se soumettre pour de l'argent à ses caprices. Voyez comme il fait d'elle l'esclave de sa « cochonnerie » et comme il se réjouit de sa toute-puissance : « Je la fis dénuder mais comme ver. » Comme ver : qu'est-ce qu'une putain nue sinon un long ver blanc ? Et quel mépris dans le : « Il va sans dire... » Entendons : cela va de soi puisque j'étais le maître et qu'elle était ma chose ; il se dépeint, somme toute, tournant et retournant ce corps vivant comme un instrument inerte. Suivent la peur et le dégoût : il se frictionne d'eau de Saturne et s'inquiète : et si ce trou de vidange était vérolé ? la malheureuse est définitivement détruite : elle était l'outil de ses plaisirs ; dans son souvenir, elle se change en charogne. Le ton de la lettre, persifleur et hautain, n'est pas supportable et l'on jugerait son sadisme assez répugnant s'il n'était, à le prendre pour ce qu'il se donne, incompréhensible : pourquoi ce fils de famille s'acharnait-il à avilir une fille qu'il tient d'avance pour avilie ? et le beau triomphe que d'obtenir d'elle contre argent comptant les « fantaisies » qu'elle a cent fois accordées à d'autres pour le même prix ? Les forfanteries d'Alfred ne se comprennent que si, en la personne de cette prostituée, c'est la femme qu'il avilit imaginairement. La femme, c'est-à-dire la bourgeoise. Sa mère. S'il réclame obscurément, dans la passivité de sa chair, la répétition des caresses maternelles, ce n'est point d'une Génitrix souveraine qu'il les attend mais d'une mère coupable et humiliée. La raison en paraît claire : Alfred le bien-aimé n'a pas eu la triste enfance du cadet Flaubert ; mâle et premier-né, il a connu un âge d'or : celui des amours enfantines dont l'épouse du filateur était l'unique objet ; mieux : jusqu'à cinq ans, il a été fils unique ; Laure est née en 1821 ; c'est dire qu'il a eu sa ration de tendresse. La rancune est venue après, pour des motifs que nous ignorons : mère trop belle, trop aliénée à sa beauté, trop mondaine ? Ou sa sœur lui fut-elle préférée ? En 1827, quand on le met en pension, la rupture est consommée et Descharmes le reconnaît lui-même puisqu'il écrit : « Les années qu'il passa sur les bancs des classes achevèrent de le plonger dans une tristesse vague et sans remède16. » De toute manière, c'est entre 1821 et 1827 qu'il s'est senti trahi par Mme Le Poittevin. Une autre lettre – publiée celle-là – montre à l'évidence que son goût pour les « garces » est lié au désir de souiller son enfance. Il écrit, en mai 45 :
« J'ai été élevé dans ce pays. Le Havre et Honfleur pour beaucoup de causes, me donnent encore un attendrissement singulier. J'y rêvais d'amour quand j'étais très jeune, de cet amour que je refuserais aujourd'hui d'où qu'il vînt, quel qu'il fût. J'ai aujourd'hui le fin mot de cette bouffonnerie, exquise entre toutes, mais j'aime à revenir dans le passé, quand je croyais !... De ces femmes, les unes sont mariées, les autres encore à prendre. Je ne sais ce que tu penseras d'un projet que je réaliserai dès que je pourrai : j'irai passer trois jours au Havre et à Honfleur avec une gueuse que je choisirai ad hoc ; je la ferai boire, manger, promener, nous coucherons ensemble. J'aurai une grande joie à la conduire dans les pays où j'ai cru quand j'étais jeune !... Je la congédierai au retour. Je suis comme ce Grec qui ne pouvait plus rire après être descendu dans l'antre de Trophonius. »
Le prétexte est de pure forme : j'ai cru à l'amour ; désabusé je veux ridiculiser mes naïves croyances en amenant ici une putain : nos ébats grotesques détruiront ce qui est resté de mes anciennes naïvetés. Mais qui peut croire qu'un homme de trente ans veuille se venger si puérilement d'une déception amoureuse – surtout s'il faut situer celle-ci vers 1833, c'est-à-dire dix ans plus tôt ? Il convient d'ailleurs de noter qu'Alfred a bien insisté sur le fait qu'il était « très jeune ». Nous savons qu'il est entré comme interne en 1827 (à onze ans) à l'institution Vallée dont les élèves suivaient les cours du collège de Rouen et qu'il n'en est sorti qu'au mois de juillet 34, à dix-huit ans. Comme il passait à l'époque ses vacances à Fécamp, nous devons comprendre qu'il se réfère à ses dix premières années. Est-il admissible qu'il ait à cette époque rêvé d'amour bien sérieusement ? Cet homme qui, de sa vie, ne quitta sa famille, n'était-il pas, dans ce premier âge, totalement requis par ses affections familiales ? Sans doute ajoute-t-il : « De ces femmes, les unes sont mariées, les autres encore à prendre. » Mais quoi ? C'étaient des compagnes de jeu, qu'il pousse sur le devant de la scène pour dissimuler les vrais protagonistes. Quel ressentiment ne faut-il pas pour revenir aux lieux de son enfance – qu'il aime encore, il le dit – dans l'intention de la souiller à jamais ? Comme si elle n'avait été que tromperie, qu'une méchante illusion et comme si elle demeurait encore, tenace, aux endroits mêmes qui en avaient été le théâtre. Comme s'il fallait, pour la conjurer, un acte magique – en d'autres mots faire l'amour à Honfleur avec une putain. Comme s'il s'en voulait de s'attendrir encore sur elle et se condamnait à la fornication pour se dévaster le cœur et remplacer ces émois trop naïfs par le cynisme.
Cette rancœur apparaît plus nettement encore dans un passage de Bélial. Quand il y travaillait, Alfred savait qu'il était condamné ; il avait mené jusqu'à son terme son entreprise suicidaire. Or voici ce qu'il écrit :
« En descendant de voiture, Mme de Préval se trouva au cimetière du Père Lachaise...
« – Prenez mon bras, dit Bélial, et faisons un tour dans ces allées bordées de tombeaux en guise d'arbres.
« – Voyez cette vieille dame, dit la duchesse. Elle paraît bien désolée. On la croirait de marbre, vêtue de blanc comme elle est, et immobile devant ce mausolée.
« – C'est celui de son fils, observa le Diable ; c'était un brave militaire qui se fit tuer dans une déroute. Mais ce petit bonhomme que vous voyez là-bas, savez-vous qui c'est ?
« – Non, fit Madame.
« – Notre troupier, déjà sorti de l'autre vie. Cette jeune femme dont il tient la main est sa nouvelle mère.
« – Que m'apprenez-vous, s'écria la duchesse. Je me figurais que les hommes, s'ils viennent à renaître, retournent chercher la vie dans le sein qui les a portés. Est-ce que les noms de père, de fils, de femme, par-delà le trépas, n'auraient plus de sens ? Vous souriez ?... Savez-vous que le cœur me tremble et que votre dure science m'effraie. »
Le Diable donne ensuite une explication rationnelle de cette loi de la métempsycose : « Puisant l'existence aux mêmes sources, les enfants reviendraient les mêmes sans se perfectionner jamais. » Mais elle ne convainc guère : d'abord les parents eux-mêmes, nous a-t-on dit, progressent d'une vie à l'autre ; ensuite le caractère – c'est Alfred qui l'affirme – ne dépend point de l'hérédité mais de la vie antérieure. Et surtout, en cette fable sans rigueur, nous admettons tout sans rien croire ; l'auteur invente à son gré les mythes et les symboles, nous le suivons par simple amusement : il nous est donc parfaitement indifférent que les âmes se réincarnent dans les mêmes familles ou dans d'autres.
Cela n'indiffère pas à Alfred : ce mourant ne veut pas renaître chez les Le Poittevin. Il imagine une éternité qui fasse sauter les relations de parenté : le ventre dont il est issu ne sera qu'un réceptacle parmi des milliers d'autres : il n'y a plus de genitrix. On remarquera l'omission curieuse de la duchesse : « Est-ce que les noms de père, de fils, de femme, par-delà le trépas, n'auraient plus de sens ? » Mais c'est une mère qui pleure sur la tombe de son fils ; et la duchesse, mère future, devrait s'indigner qu'on la frustre de cette maternité ad aeternum que réclament la plupart des femmes à l'époque. Ce qui frappe, c'est que la vieille dame vêtue de blanc et « qu'on croirait de marbre » (rappelons-nous : « J'ai dû être statue ») est mystifiée sous nos yeux : elle pleure son fils mort et celui-ci ressuscité tient la main d'une autre mère ; le chagrin de la première n'a plus aucun sens, il naît d'une simple ignorance ; si elle savait la vérité, elle souffrirait sans doute mais pour de bons motifs : la jalousie, la rage du propriétaire dépossédé la tourmenteraient sans répit. Alfred s'est amusé : pour illustrer sa thèse « la parenté cesse par la mort » il pouvait, comme il fait souvent, nous montrer dans le miroir de Bélial plusieurs incarnations d'une même âme et pour celle-ci, chaque fois, une autre parentèle. Il a préféré convoquer l'ex-troupier aux lieux mêmes où on le pleure : ainsi peut-il savourer à son aise le spectacle de la Déesse-Mère dupée. Œil pour œil, dent pour dent : il la trahira par sa mort comme elle l'a trahi de son vivant ; l'image du petit garçon qui s'éloigne avec une femme plus jeune, laissant la vieille ruminer sa désolation, j'y trouve une intention profonde : Alfred veut avoir une autre enfance ou, plus exactement, il veut recommencer la sienne en éliminant la coupable qui la lui a gâchée.
Voici donc le premier volet du diptyque : Alfred, anorexique, se considère comme une pure lacune ; ce qui lui manque ? la transcendance sous toutes ses formes : un désir qui le jetterait hors de lui dans le monde, une entreprise, une forme quelconque de projet, la volonté de participer à la praxis. « Si le bien suprême est l'action... » Cette hypothèse, inspirée par la lecture de Faust, est révélatrice : quand Alfred se juge du point de vue de l'action, il se tient pour un infirme. Le désir sexuel – le seul qu'il éprouve, né d'angoisse et d'ennui – le ramène à l'immanence : il embauche une femme, passe avec elle un libre contrat de travail et, délivré d'elle par le salaire qu'il lui verse pour les services rendus, il peut s'enfermer en soi, n'être attentif qu'à sa jouissance, comme pure qualité subjective du vécu17.
2o L'ataraxie. Pour se découvrir et s'apprécier, Alfred dispose d'un autre angle de vue : celui de l'être. Il y a recours en 43-44, donc en pleine crise, et ses poèmes laissent entendre qu'il savait en user dès 36 – et, sans doute, bien plus tôt. Dès qu'il se place dans une perspective ontologique, les signes s'inversent et le négatif se change en positif, le pessimisme en optimisme, le ressentiment en tendre indulgence. Cette attitude se consolide à mesure que sa santé se dégrade et qu'il sent la mort venir, c'est la contrepartie de l'autodestruction et, d'une certaine façon, c'en est le sens et l'explication. En cela surtout il diffère de Gustave : celui-ci, parti à la recherche de son être réel, n'a rencontré que l'imaginaire. Pour son ami, au contraire, la renonciation à l'acte apparaît comme une ascèse qui lui découvre son essence : c'est, en vérité, qu'il n'a jamais douté du tuf profond qui le constitue, à ses yeux. Il écrit superbement à l'époque : « J'ai parfaitement écarté dans tout plan d'avenir ce qui n'est pas moi. » Imagine-t-on Gustave reprenant à son compte cette maxime barrésienne ? Cultiver son moi, c'est fort bien : encore faut-il en avoir un et l'aimer. La malchance de Flaubert – la chance de ses lecteurs – c'est qu'il s'est jeté douloureusement, passivité constituée, dans cette mini-praxis qu'est la littérature, faute de pouvoir se supporter. La malchance d'Alfred fut peut-être son narcissisme. Il s'attendrit sur soi, sur ses souvenirs : « Du haut de la côte, où je dominais, il m'a semblé nous voir tous deux au jour déjà lointain où nous y avons été ensemble... Quel était ce moi soucieux et chagrin, qui regardait de là cet autre moi sinon plus gai, du moins plus jeune ?... Je t'envoie la moitié de ce souvenir que tu dois remercier de cette lettre si elle te fait plaisir18. » Le mouvement de la pensée est clair : il sait fort bien que Gustave sera ravi de recevoir sa lettre. Mais il tient à préciser la raison par laquelle il lui écrit : ce n'est point tant qu'il soit ému de le retrouver dans un de ses souvenirs mais, bien plutôt, il s'enchante de se retrouver : le destinataire doit sa chance inespérée19 à la rêverie d'un Ego devenu sur l'Ego qu'il a été. Une moitié de souvenir : celle où Alfred est le protagoniste avec, à ses côtés, Gustave, confident de tragédie. Si, dans l'autre moitié, c'est Flaubert qui joue le premier rôle, à celui-ci de la ressusciter. De toute manière, l'émotion qui inspire à Le Poittevin son message, ce n'est pas un retour de flamme pour son ancien vassal mais un attendrissement devant sa propre jeunesse. Il y a de l'étonnement dans cette contemplation réflexive mais point de tristesse, encore moins de critique. De façon générale il s'intrigue, s'intéresse et se plaît : « J'ai eu l'idée... de quelques poésies, les unes pudiques, les autres gaillardes ! – L'étrange individu que je fais. » Il aime à jouir de cette étrangeté à travers les yeux des autres : « Je viens d'avoir la visite d'un parent... qui est notaire à Cherbourg. Je crois qu'il me trouve drôle ». Il s'étonne complaisamment devant sa nature « obscène et pudique » et c'est à Gustave lui-même (à qui pourtant il écrit : « Nous sommes quelque chose comme un même homme, et nous vivons de la même vie20 ») qu'il déclare21 : « Je t'aime beaucoup mais je dois te sembler parfois bizarre. C'est un travers des gens très heureux ou très malheureux. » On s'agacera sans doute de cette fatuité, de cette réserve affectée, qu'on peut sentir dans la même lettre, lorsqu'il écrit : « Il est fâcheux d'être né ne pensant comme personne. Las de soi comme des autres, recherchant le bonheur vulgaire et ne pouvant y arriver. Il doit cependant y avoir quelque chose sous tout cela... » Fausse discrétion, fausse plainte : Alfred est ravi de sa différence. J'ai rapporté ailleurs les propos d'un jeune bourgeois de 1925 : « Faire comme tout le monde et n'être comme personne » ; le jeune bourgeois de 1840 ne dit pas autre chose, lui qui se soumet docilement au conformisme de son milieu et qui ne craint pas de prôner une éthique ésotérique, valable pour lui seul (et, par courtoisie, pour son correspondant) : « Nous serions ingrats pour les nôtres s'il n'y avait une morale à part pour de pareilles natures comme pour les rois22. » Le visiteur en frac n'a pas à justifier ses agissements terrestres : sur ce plan, il observe la « morale des hommes » ; mais sa vraie morale est autre et ailleurs ; et c'est de celle-ci seulement que relève la nature royale qu'il n'hésite pas à s'attribuer. Loin de fonder sa valeur sur les actes trop humains qu'il fait sans daigner y penser, il la tire de sa qualité, autrement dit de son être. C'est un aristocrate qui dit : noblesse oblige. Et son obligation majeure n'est autre que de devenir ce qu'il est. Voyez sa gentillesse : il ne prétend pas que « les siens » (sa famille, ses proches) soient des sous-hommes : bien au contraire, ce sont des hommes et il s'en voudrait de passer pour ingrat à leurs yeux. Mais, pendant qu'il envoie son hypostase figurer aux réceptions de sa mère ou rédiger des actes d'accusation dans le cabinet du procureur, il se travaille, là-haut, sur son pic jusqu'à ce qu'il puisse enfin s'écrier triomphalement : « J'ai tué en moi tout ce qu'il y avait d'humain. »
L'éthique de l'être, en effet, exige qu'il renonce aux fins de l'espèce et à toutes les formes de la praxis : l'être, tel qu'il l'entend, est à l'opposé du faire ; l'impératif de l'autre morale : sois celui qui est. Rien de plus, rien de moins. Réalise pour toi ton être en soi. J'ai montré ailleurs l'attraction que cet irréalisable (l'en-soi-pour-soi) exerçait sur les hommes. Mais il peut se présenter sous des formes infiniment variées dont beaucoup n'excluent pas la praxis, bien au contraire, et se bornent à la dévier vers des fins qu'elle ne peut atteindre. L'aspect spécifique de l'idéal ontologique, chez Alfred, c'est d'abord qu'il se présente comme un impératif et c'est surtout qu'il se manifeste dans sa parfaite nudité, comme on peut voir dans ce passage souvent cité d'une lettre à Gustave que Descharmes fait remonter à 184323 : « Il y a huit ans environ que je me suis posé le problème de mon existence : la vie étant reconnue pour une énigme, ce qui est une manière honnête vis-à-vis le Père Éternel de ne la pas appeler autrement, se réduire à l'immobilité impassible. On croirait que, les prémisses étant posées, la conclusion irait d'elle-même. Mais la pratique n'est pas si aisée. Vivre sans vivre et n'avoir de développé qu'une faculté – celle de sentir, c'était chose malaisée à tous, à un poète impossible peut-être. Je m'épuise à la suite de ce rude idéal mais Prométhée sent le vautour et la chair palpite encore. »
Vivre sans vivre : être sans agir ni pâtir. Le problème n'est pas tout à fait résolu mais, ajoute-t-il : « Je suis plus tranquille pourtant qu'autrefois. L'expérience m'a coûté cher mais elle est complète. Je ne la vendrais pas aisément, si le troc était possible. » Voici donc qu'il nous présente comme une sagesse chèrement acquise ce qu'il appelait hier « naufrage vulgaire ». Rappelons-nous : c'était un naufragé qui réclamait l'oubli de ses projets et troquait son avenir contre un présent perpétuel : le poète s'enfermait au bordel, abandonnant à la porte sa « vocation d'Artiste » ; le chœur des serpents concluait alors que c'était un mauvais marché. Aujourd'hui, les métaphores ont changé ; de naufrage, point : une lente ascèse. Les folies bordelières sont passées sous silence ; l'anorexie devient un signe providentiel, le commencement d'une ascension qui se terminera par une ataraxie complète. Il écrivait : « Mon inertie se développe à proportions si colossales qu'il n'y a plus en moi le principe de la moindre action. » Cette inertie qu'il subissait, qui se « développait » en lui comme un cancer, voici qu'elle devient, sous le nom d'immobilisme impassible, une fin éthique – la fin – et qu'il déplore de n'y avoir pas encore tout à fait atteint. Les flots l'emportaient ; il prétend maintenant qu'il gouvernait sa barque et qu'il savait où il allait. Bien sûr, la contradiction n'est pas totale : surpris par un universel dégoût qui le conduit à l'apathie, à l'aboulie, il a pu redresser le gouvernail, utiliser les vents et les courants pour aller vers ce qu'il découvrait soudain comme le vrai but du voyage. Reste que ce sont deux interprétations difficilement compatibles d'une même expérience : nous verrons que La Promenade de Bélial a pour but essentiel de les concilier. Comment rester passif et se travailler en même temps ? Comment subir sa vie et s'attribuer tout le mérite des progrès imposés par l'événement ? Comment atteindre à la transcendance de l'être sans quitter l'immanence de la subjectivité ? Telles sont les questions que lui pose ce retournement. On notera d'ailleurs qu'Alfred approche ici de la « répétition » kierkegaardienne : il a tout perdu et tout lui est rendu ; dans la même lettre, en effet, il écrit : « Je crois que je comprendrais mieux aujourd'hui qu'autrefois la pratique de l'Art et sa théorie ; mais la faculté ne s'est développée que parallèlement au dédain, et je ne veux plus de la gloire que je cueillerais peut-être en avançant la main. » Le voici donc si haut perché que l'Art même est au-dessous de lui : artiste éminemment par son ataraxie, celle-ci, du même coup, le détourne d'écrire. Il sait qu'il peut faire des chefs-d'œuvre et cela lui suffit. Si naïvement vaniteuse que cette déclaration nous paraisse, gardons-nous de n'y voir qu'une forfanterie. Elle correspond très exactement à son esthétisme : à celui qui se retranche du monde et se « déshumanise » les agissements de l'espèce apparaissent comme un pur spectacle ; il suffit d'un coup de pouce pour organiser l'univers sensible, qui dévoile à l'imagination sa beauté. Ne nous y trompons pas, en effet, quand le jeune homme se flatte de « n'avoir... développé qu'une faculté, celle de sentir », il ne se réfère nullement à l'affectivité – comment serait-il possible de pratiquer ensemble le développement du pathos et de l'apathie – et pas davantage à la sensation pure – pour lui, tout spectacle a une signification, quand ce ne serait que le dévoilement de l'absurdité humaine. Pour comprendre « sentir », il faut nous reporter aux « sens-tu la beauté de... » qui émaillent ses lettres : l'impassibilité livre l'aspect esthétique de l'objet extérieur dans la mesure même où elle le déréalise. Partant de ce principe, Alfred croit mieux entendre la nature de l'Art : l'œuvre doit avoir cette gratuité contemplative. Mais du coup il se demande à quoi bon transcrire puisque la Beauté se donne tout entière à la contemplation ?
Ces remarques nous permettront de serrer de plus près l'objet de notre recherche : quel est donc cet être qu'Alfred est déjà quand il s'efforce encore d'y parvenir ? L'immobilité impassible, n'est-ce pas l'inertie du caillou ? Justement non. Alfred nous le dit clairement dans une lettre antérieure à 45 : « J'avais une organisation singulièrement fine et délicate. J'aurais pu faire quelque chose si j'avais su être un artiste24. » Ce qui importe ici ce n'est pas le membre de phrase souligné ; sur ce point, les opinions du jeune homme varient puisqu'il écrit en avril 45 : « Comment je réussirai ? Ce m'est une question secondaire ; la principale c'est d'être artiste », ce qui semble indiquer qu'il a repris de l'espoir. On notera toutefois que, dans l'un et l'autre passage, il ne s'agit point de « faire de l'Art », mais bel et bien d'achever une transmutation ontologique. C'est ce qui donne son importance à la première phrase : « J'avais une organisation singulièrement fine et délicate » : le voilà, l'être d'Alfred, cette nature royale dont il se targue ; la subjectivité du vécu, du senti s'efface devant les structures objectives qui la conditionnent ; l'immanence découvre, insaisissable et omniprésente, la transcendance ontologique. Alfred n'est certes pas un organisme : il aura, s'il se rejoint entièrement à lui-même, la hautaine inertie d'un objet organisé. Qu'il se sente tel, nul doute. Il écrit : « Que ne suis-je ce coq qui chante, fout et ne pense point, au lieu de la sacrée monade (?)25 de ton serviteur. » Une monade, une totalité close, sans porte ni fenêtre, rien n'y entre, rien n'en sort ; créée par Dieu, elle n'est qu'une formule qui se développe et produit ses conséquences selon le principe d'identité, aussi ses apparents changements ne peuvent masquer sa parfaite simplicité toujours identique à elle-même ; cependant le Créateur l'a constituée de telle sorte qu'elle soit le miroir de l'Univers. Mais nous approcherons davantage son sentiment si nous nous remettons en mémoire une phrase citée plus haut : « J'ai pas mal de sujets en tête mais d'incroyables accès de paresse. Cela va bien quand je suis en train mais comment me mettre en train ? J'ai dû être statue dans quelque vie passée. » Quand il cherche à s'expliquer son inertie, c'est bien à un minéral qu'il se compare mais à un minéral travaillé. Du marbre façonné par un artiste, il pense avoir l'organisation singulièrement fine, la délicatesse et surtout la gratuité : ne recevant, ne donnant rien, inutile à tous et d'abord à lui-même, il se définit contre l'utilitarisme comme une finalité sans fin. Il pourrait dire, il dit qu'il est beau « comme un rêve de pierre », qu'il « hait le mouvement qui déplace les lignes », que « jamais il ne pleure et jamais ne rit26 ». Baudelaire, du moins, faisait parler la Beauté ; Alfred parle en son propre nom ; celui-là créait des œuvres d'art, celui-ci prétend en être une. N'allons pas le confondre avec ceux qui, vers la fin du siècle, ont voulu « faire une œuvre d'art de leur vie » : Alfred laisse couler sa vie à vau-l'eau, il lui préfère son être : c'est sa substance même qu'il entend, par une opération toute négative, débroussailler de ce qu'elle conserve d'humain pour la mettre au jour dans son insolente perfection esthétique. C'est par cette raison, surtout, qu'il est détourné d'écrire : la fonction d'une œuvre d'art n'a jamais été de produire d'autres œuvres. C'est affaire à l'artiste, qui est un homme. En tentant de se donner l'impassibilité surhumaine d'une Vénus de pierre, Alfred, confiant dans la beauté de son être intime, se mue en une statue rêvant d'être sculpteur.
Il s'agit, bien entendu, d'une mutation imaginaire : l'être substantiel que vise Alfred à travers l'immanence n'a pas de réalité. Le jeune homme a choisi de s'identifier à son organisation ; s'il y parvient, pense-t-il, il saisira la beauté du spectacle du monde et cela seulement ; c'est qu'il compte apercevoir l'Univers à travers la délicatesse de sa propre substance, entendons : à travers sa propre beauté ; il entend appréhender les choses comme un objet d'art pourrait faire s'il était conscient, c'est-à-dire à travers les catégories de gratuité, de finalité sans fin, d'inutilité, etc., qui ont présidé à sa confection. Beau – sinon dans son apparence sensible, du moins dans son être pur –, Alfred se fait computeur de l'éparse beauté cosmique : cela signifie que par lui et pour lui seul – mais le sait-il ? – l'environnement s'irréalise par le mouvement même de sa propre irréalisation ; le voici donc qui vise à devenir un centre permanent de déréalisation, ce qui est la définition même de l'objet d'art – à ceci près que, dans l'objet, tout est organisé pour que la déréalisation s'opère dans l'intériorité de celui qui le contemple au lieu que le jeune homme, s'irréalisant en impassible objet-sujet (en-soi-pour-soi), opère lui-même la déréalisation de son entourage. De fait, il prend son anorexie réelle pour analogon d'une ataraxie imaginaire ; l'immobile impassibilité est le sens qu'il lui plaît parfois de donner à son apathie. Alfred est-il donc, comme Gustave, un homme imaginaire ? Nullement. Chez le cadet, l'irréel est au départ : on l'a constitué tel. Chez l'aîné, il est à l'arrivée : on l'a aimé, choyé, trop peut-être, assez, en tout cas, pour lui permettre d'acquérir un sens solide de sa réalité. L'imaginaire n'apparaît chez lui que tardivement, comme réaction défensive : c'est à la fois le mouvement ascendant qui lui permet de se conformer aux mœurs de son milieu tout en s'en désolidarisant et l'interprétation optimiste qu'il se donne de son inquiétante inertie. Il n'arrive jamais, d'ailleurs, à tenir longtemps son attitude. Nous l'avons vu tour à tour, souvent dans la même lettre, déplorer son apathie ou se vanter d'avoir mené à bien son entreprise de déshumanisation. En 47, un an après son mariage, il écrit encore : « Comme les gens qui ont été sur mer et qui n'en ont rapporté qu'une grande répugnance pour y retourner, je suis depuis mon retour de Naples tout à fait antipathique au moindre dérangement. Quelques promenades devant la maison, dans le potager et rarement jusqu'à la lisière des bois. Voilà l'évolution journalière du corps qu'il plut à la divine providence d'associer à mon esprit. Ce n'est pas, du reste, que celui-ci travaille beaucoup : ils dorment simplement chacun de leur côté27. » Ces repentirs et cette lucidité empêchent le rapport imaginaire à son être de s'intégrer vraiment dans le mouvement synthétique de sa personnalisation.
Reste que les deux interprétations – négative et positive, réaliste et déréalisante – coexistent chez lui : « Y a-t-il un sens ? Je crois que oui la moitié du temps, et que non l'autre28. » Que sa croyance optimiste au sens de l'Univers soit inséparable, chez lui, du saut dans l'imaginaire, c'est ce que montre sa lettre XXXV, non datée, la dernière du recueil : il vient d'exposer sa morale ontologique – « Vivre sans vivre » – donc son parti pris de s'irréaliser ; il retombe, tout à coup, dans le désenchantement sans perdre pour autant sa superbe (« Il est fâcheux d'être né en pensant comme personne, las de soi comme des autres, » etc.) et, brusquement, il remonte d'un coup d'ailes : « Il doit cependant y avoir quelque chose sous tout cela... » Autrement dit, ma mélancolie, ma lassitude, mon anorexie, ma singularité ont un sens. Et ce sens n'est point lié à quelque mandat délivré par le Dieu des chrétiens mais à l'ataraxie qui s'annonce à travers son ennui. Il n'est pas douteux non plus que le dogme ontologique, en dépit de ses oscillations constantes, gagne en importance. Il faudrait donc rendre compte du recours à l'imaginaire – dont l'intermittence est compensée par la fréquence de ses répétitions – avec autant de soin, dans le cas d'Alfred, que nous en avons mis dans celui de Gustave, chez qui l'irréel est intégré à la personne. Il le faudrait si nous disposions d'informations suffisantes : on sait que ce n'est pas le cas. Nous nous contenterons donc d'indiquer les directions dans lesquelles on aurait pu mener l'enquête si les circonstances s'étaient montrées plus favorables.
L'autodestruction est ici une vengeance passive : elle est tournée contre les autres mais ne s'accompagne jamais du moindre dégoût de soi. Alfred s'aime parce qu'il a été aimé. Au plus profond de l'ennui, son orgueil reste entier. Celui de Gustave, nous le savons, est « venu après » c'est un principe négatif, une blessure, une contre-attaque vouée d'avance à l'échec. L'orgueil seigneurial d'Alfred, aussi vide que celui du disciple, pour être venu d'abord, est entièrement positif : cette calme certitude de soi n'est autre que la confiance de la Déesse-Mère intériorisée. Il lui arrive de se sentir las de lui-même, jamais au point de se contester29. Il adhère à soi, quoi qu'il fasse mais, n'étant pas dans le secret de ses frustrations premières et du ressentiment qui en est résulté, il s'observe comme un « étrange » objet qui le déconcerte sans cesser un instant de le charmer. C'est par cette première raison, toute de surface, qu'il est amené à supposer, derrière ses conduites, derrière l'Ego lui-même, pôle du réfléchi mais quasi-objet, un objet-Alfred, « organisation délicate » qui les produit selon certaines règles et qui, son orgueil en est sûr, possède un sens métaphysique. Ne nous arrêtons pas, descendons une marche encore : nous le pouvons puisque, dans le même temps, d'autres jeunes gens, à cinq ans près ses contemporains, issus comme lui d'une famille conjugale et parfois victimes, eux aussi, d'un amour contrarié pour une mère trop jolie, s'apprêtent à publier leur farouche refus de servir, leur intention arrêtée de n'être utiles à rien, à personne. On dirait que les contradictions de la famille bourgeoise, en les libérant partiellement du joug paternel, les a rendus particulièrement sensibles à la réalité sociale de l'aliénation. Ils partent dans la vie avec le sentiment « qu'on les a eus » ; et, pour éviter qu'on les utilise, c'est-à-dire qu'on fasse d'eux des instruments, qu'on les vide de leur substance particulière et qu'on y substitue leur mode d'emploi, ils se mettent au service de l'inutilité. Le beau, pour eux, c'est l'anti-social d'abord. Alfred est semblable à eux : il a choisi sa mère contre son père comme le marque son énergique refus de faire fructifier l'entreprise familiale. En hériter, oui ; y travailler, non. La fortune de son père l'avantage – ou le désavantage, c'est comme on veut. Les autres, en effet, doivent produire et vendre l'inutile : il faut bien vivre ; c'est produire du capital pour leurs éditeurs. Il peut, lui, échapper à la dictature du profit et demeurer totalement improductif : rien ne l'oblige à faire des ouvrages inutiles puisque l'inutilité parfaite, c'est lui. Entre la gratuité de l'objet d'art et celle du pur consommateur, il y a de telles affinités qu'on ne s'étonnera pas si, quelquefois, il arrive à celui-ci de se prendre pour celui-là. L'homme du superflu et la chose ciselée sont le luxe de la société laborieuse : en se voulant l'homme du superflu, Alfred s'est changé en homme superflu. Ce qui est réel, chez lui, c'est le choix œdipien : contre le filateur, qui incarne l'Action, il a opté très tôt pour l'inactivité totale et cette antique option est déterminante puisqu'elle le paralyse jusqu'au bout, en dépit de ses velléités. Mais elle n'a fait qu'actualiser, en la personne d'un jeune Œdipe, les possibilités de classe que le travail des pères a ménagées aux fils. Le fils Le Poittevin préfigure en sa personne une phase particulière de l'évolution bourgeoise : en lui l'industrie se délivre de son austérité primitive. Ayant choisi d'être superflu, il vivra toute sa courte existence sur la part superflue des gains paternels. Et certes, c'est au propriétaire de décider de ce qu'il réinvestit, de ce qu'il place et de ce qu'il consacre aux dépenses improductives, mais, en mettant son luxe dans la beauté de sa femme, le filateur, à son insu, se préparait à définir le superflu par les exigences de son fils. Cette décompression légère, cette aurore précaire de liberté dont sa classe bénéficie, Alfred les pousse à la limite mais c'est qu'il en est lui-même le produit : c'est dans la haute bourgeoisie que la structure domestique des rapports familiaux cède en premier la place à la conjugalité. Les Nouveaux Messieurs commençaient à se dégrossir : l'argent leur donnait des moeurs30. Ces frustes raffinements de parvenus, captés et radicalisés par un enfant, le conduisent à refuser l'utilitarisme. Mais ce refus lui-même, c'est derechef la richesse qui le rend possible : Alfred a du bien, donc il vit des autres : ainsi ne voit-il pas même ses besoins et croit-il naïvement qu'il continue d'exister par cette simple raison qu'il a commencé. Assouvis les besoins, que faire ? On se dépense : vivre, c'est dépenser sa vie, glisser vers la mort. Et s'il faut trop de temps pour mourir, on mettra le paquet, on utilisera, pour accélérer le mouvement, tout l'argent nécessaire à détruire une jeune santé. L'avantage du plaisir c'est qu'il est stérile, coûteux et qu'il ruine les corps. En d'autres mots l'homme du superflu est l'homme de la dépense et ne reçoit la vie que pour la dépenser : l'attitude doucement suicidaire d'Alfred, avant d'être reprise par une intention fondamentale, est pré-esquissée par sa situation objective. Il en avait – ce qui est sans doute son plus grand mérite – une certaine conscience, lui qui écrivait dans son bref essai sur la Révolution française : « Nous expliquons non les choses par les hommes mais les hommes par les choses. » À vrai dire, c'est encore un matérialisme mécaniste : le temps n'est pas loin où, dans l'unité d'un même procès dialectique, on expliquera les hommes par les choses et les choses par les hommes. N'importe : ce qui compte, c'est qu'Alfred ne croit point au libre arbitre et se sent le produit de son milieu plus encore que du couple qui l'a engendré. Et nous, à reprendre les choses dans l'ordre fondamental, nous découvrons un processus en spirale où le choix intime actualise la possibilité qu'offre la richesse et où celle-ci, dans un deuxième moment, incline cette option vers un radicalisme dont seule elle peut donner les moyens – pour être reprise à son tour et exploitée par un désir de mort toujours plus rigoureux, qui contient toutes les déterminations précédentes et définit l'attitude de Le Poittevin mais qui ne se manifesterait même pas si les revenus du père n'étaient devenus la possibilité immédiate du fils. On peut voir, à ce niveau, que, par son option fondamentale, Alfred nous déclare en même temps qu'il est, comme tout un chacun, une personne nonpareille et qu'il réalise en son corps la possibilité générale, pour les fils de famille, de détruire simultanément et l'un par l'autre l'héritage et l'héritier. C'est à ce niveau qu'il imagine la beauté de son âme, transcendance invisible de l'immanence, pour justifier sa gratuité : l'alibi sera son génie, finalité sans fin, splendeur reployée sur elle-même, ne produisant rien et ne servant à rien. C'est affirmer son droit à l'oisiveté. S'il se désole, parfois, de n'être pas un artiste, c'est dans les moments où il se croit obligé de matérialiser la beauté qui est son essence particulière : il met alors la charrue devant les bœufs ; l'artiste, à ses yeux, n'est pas celui – ni beau ni laid – qui crée au-dehors l'œuvre belle : c'est l'homme qui a reçu mandat d'extérioriser sa beauté intérieure. Mais il ne souhaite pas vraiment « œuvrer » : ses ouvrages, simples hypostases de son être, ne lui apporteraient rien de plus que ce qu'il imagine posséder.
Les raisons que je viens d'avancer ne suffiraient pas à expliquer, dans sa constante répétition défensive, l'irréalisation d'Alfred en œuvre d'art. La consommation pure est un tremplin commode pour sauter dans l'imaginaire : encore faut-il vouloir faire le saut. Pour comprendre ce qui l'y incite, il faudrait connaître l'enfance de l'Impassible et nous en ignorons à peu près tout. Je risque donc une conjecture, sachant fort bien que rien ne vient l'étayer sinon le fait qu'elle reprend en elle et totalise toutes les raisons antérieurement exposées. Ce n'est pas impunément, je l'ai dit, qu'on est le fils de la belle Mme Le Poittevin : on risque d'y gagner un surcomplexe d'Œdipe (au sens où l'on parle de sur-exploitation du colonisé). Pour Alfred, le développement de sa personne et de son goût s'est confondu, dans les années précieuses qui l'attendrissent encore, avec son apprentissage de la Beauté maternelle. Ou, si l'on préfère, la Beauté se dévoile à lui comme n'étant autre que sa mère. Non seulement il chérit celle-ci dans sa personne physique mais, à Honfleur, à Fécamp, dans la grande maison de Rouen, il fait l'inventaire des préférences de la jeune femme ; les mouvements de ce corps charmant se sont déposés partout : dans le choix d'un bibelot, d'une parure, dans l'arrangement d'un bouquet, dans les plis harmonieux d'une tenture, l'enfant la reconnaît. Mme Le Poittevin, bonne mère et bonne épouse, n'en passait pas moins, aux yeux de son mari, des Rouennais, aux siens mêmes, pour une inutile merveille : le travail des femmes d'intérieur se voit peu, puisqu'il consiste à restaurer. Comment son fils aîné n'eût-il pas été fier de l'admiration qu'elle suscitait ? Comment ne l'eût-il pas vue aussi avec le regard des autres et découvert par eux ce qu'ils tenaient pour l'essence singulière de cette femme si belle : que l'être de celle-ci résidait dans son apparence, dans son austère futilité (qu'on n'aille pas imaginer une croqueuse de diamants : elle était sans aucun doute économe, mais, à cette époque de puritanisme utilitariste, c'était le différentiel qui comptait) et dans sa féminité, qu'elle manifestait par le choix des objets qui lui renvoyaient son image. La voilà donc, en même temps, vivante, gracieuse, et tout inerte, épanchée dans l'environnement qui la reflète. Dans la première enfance d'Alfred, elle a été, comme toutes les bonnes mères, une présence charnelle et sexuelle qui, parfois, lui semblait d'une telle proximité qu'il ne faisait plus qu'un avec elle : à cet âge, on ne connaît ni le beau ni le laid et, d'ailleurs, l'on n'en a que faire. Mais quand l'enfant a su parler, quand il a découvert par les autres que sa mère était belle, il a dû rester douloureux et ébloui, tout ensemble : cette adorable beauté, c'était la première trahison maternelle. Il lui a semblé à la fois qu'elle lui donnait davantage, dans son inépuisable générosité, et qu'elle sautait en arrière, à une distance infinie : car on peut s'approprier le sein qu'on tète, une peau soyeuse qu'on caresse, une chaleur, une douce odeur animale mais non point l'apparence pure. Je l'ai écrit ailleurs : « Ce qui est “beau”... c'est un être qui ne saurait se donner à la perception et qui dans sa nature même est isolé de l'Univers... Il arrive cependant que nous prenions l'attitude de contemplation esthétique en face d'événements ou d'objets réels. En ce cas chacun peut constater en soi une sorte de recul par rapport à l'objet contemplé qui glisse en lui-même dans le néant... Il fonctionne comme analogon de lui-même, c'est-à-dire qu'une image réelle de ce qu'il “est” se manifeste pour nous à travers sa présence actuelle... L'extrême beauté d'une femme tue le désir qu'on a d'elle. En effet nous ne pouvons à la fois nous placer sur le plan esthétique où paraît cet “elle-même” irréel que nous admirons et sur le plan réalisant de la possession physique... car le désir est une plongée au cœur de l'existence dans ce qu'elle a de plus contingent31. » La véritable « distanciation », c'est donc Alfred qui l'opère quand il contemple sa mère esthétiquement : disons qu'il s'arrache au désir. Mais, comme celui-ci, momentanément suspendu, n'est pas supprimé pour autant, l'enfant ressent cette inaliénable apparition de l'imaginaire comme une frustration dont sa mère est responsable. Elle était sa possession la plus intime ; son douloureux émerveillement lui fait comprendre qu'elle lui échappe. D'autant que cette découverte est sans doute contemporaine de la seconde trahison – celle que nous avons entrevue à travers le ressentiment du jeune homme mais dont nous ignorons tout. Ce qu'on peut supposer, c'est qu'il a saisi à travers la beauté de Mme Le Poittevin, la vie mondaine de celle-ci : en ce sens, par la perfection de ses formes et de ses traits elle appartenait aux autres plus qu'à son propre enfant. C'est du moins ce qu'il croyait. S'il l'a vue, vers le même temps, donner son amour et ses soins à Laure, la nouvelle venue, il aura désespérément tenté de posséder sa mère dans cette beauté par quoi elle lui échappait et de se transformer pour récupérer l'amour dont il se croyait frustré. De toute manière, il avait depuis longtemps choisi le monde maternel : cela ne suffisait plus, à présent, et il s'apercevait qu'il n'y était jamais entré. Pour s'y faire admettre, il va tenter tout ensemble de s'identifier à sa mère et aux bibelots qu'elle a choisis, où elle mire sa beauté. Dans un effort désespéré pour retrouver l'amour perdu, il devient l'objet d'art qu'elle est et celui qu'elle a produit comme la chair de sa chair. Il cherche, d'une part, à retrouver l'indivisible unité qui a précédé le sevrage et, d'autre part, à partager la condition des objets qu'elle flatte d'une main légère et qu'elle paraît aimer. C'était faire de l'apparence intériorisée son être, donner au vécu l'inertie des choses façonnées ou, plutôt, imaginer, derrière sa stupeur apathique, la splendide passivité d'un bijou ciselé. Il est sa mère – d'où son « androgynie » particulière, et elle le porte à son doigt, comme une bague, à son cou, comme un collier. Elle s'aime en lui, le plus précieux de ses produits, il se fond en elle, il sera sa parure : son âme sera belle et miroir de sa beauté. La tendresse qu'elle lui a prodiguée, les mots d'amour qu'elle lui a dits doivent lui faciliter la tâche : l'essence objective de son âme sera l'oisive magnificence du corps maternel. Il semble pourtant que la seconde trahison vraie ou supposée l'ait fait trop souffrir : par cette raison l'identification à la mère et à la beauté restera à l'état de fantasme – sans cesse renaissant, jamais intégré. Parfois il oblige la mère coupable, incarnée dans une putain, à le caresser comme elle eût fait un beau vase ; et d'autres fois, il croit découvrir le secret de son inertie dans son caractère esthétique de finalité sans fin, c'est-à-dire dans son identité secrète avec celle qui l'a enfanté. Comme on voit, cette conjecture ne fait que ramasser en elle l'ensemble des descriptions que nous avons faites et des motivations que nous avons tentées. Elle respecte, comme il se doit, la priorité des conditionnements infrastructurels et conjoncturels puisqu'elle suppose le mode de production, la classe, l'institution familiale, en dehors desquels la tentative d'identification ne pourrait même se concevoir. Reste qu'elle est indémontrable et que je la donne pour ce qu'elle vaut.
De toute façon si, en 45, Alfred reprend la plume pour écrire La Promenade de Bélial, ce n'est pas tant, je suppose, que le goût de la littérature lui soit revenu – encore que son vieil espoir d'« être artiste » ait ressuscité –, c'est plutôt pour matérialiser ses fantasmes et leur donner par l'écriture une consistance qui leur permette d'expliquer durablement et complètement son état réel. Pendant plusieurs années, il a cru contempler son être, toujours insaisissable, et s'est retrouvé, chaque fois, plongé dans une rêverie ontologique qui s'effilochait rapidement en dénonçant son caractère onirique. Contre cela, il s'est souvent figuré que s'il parvenait à se concentrer, à rassembler et à organiser ses idées, à totaliser les aperceptions qu'il se flatte d'avoir eues pendant qu'il méditait et surtout – verba manent – à les objectiver dans des graphèmes impérissables, il établirait, une fois pour toutes, le sens de son être dans sa vérité. Dans cette perspective, Bélial apparaît comme une réponse à la question qui le tourmente depuis huit ans : à quelles conditions un être comme moi est-il possible ? ou mieux encore – car il faut satisfaire son orgueil : que doit être l'Univers pour que mon attitude existentielle, loin d'être le pur produit du hasard, y soit requise ? Ce qui signifie : comment concilier le déterminisme avec une finalité transcendante au point que les mots de cause et de fin s'équivalent (en effet Alfred se considère comme le produit rigoureux de circonstances antérieures mais il entend prouver que ces circonstances l'ont façonné dans son être comme un sculpteur soumet le marbre à l'Idée) ? Comment mon inertie marmoréenne peut-elle subir un progrès éthique qui soit continu, incessant, et s'en attribuer le mérite ? Comment concilier mon glissement vers la mort et la lente maturation de ma beauté intérieure ? Y a-t-il un point de vue d'où l'on puisse saisir l'optimisme comme l'aboutissement nécessaire du pessimisme absolu ? Voici donc l'origine de ces « idées » d'Alfred qui suscitaient la stupeur admirative et la méfiance apeurée de Gustave : il faut reconnaître qu'elles procèdent d'un certain étonnement philosophique qui pose le Moi à distance comme inépuisable objet de contemplation, toujours interrogé, toujours hermétique ou ambigu. D'ailleurs le jeune homme lit Kant, Hegel, Spinoza, Darwin, bien d'autres dans l'unique dessein de trouver des réponses à ses questions sans cesse ruminées. Pourtant, le résultat ne peut être qu'une pseudo-philosophie car son problème n'est pas de comprendre le monde mais de se justifier ; aussi les « idées » d'Alfred, produites pour satisfaire aux exigences d'une large stratégie défensive32, s'organisent plutôt comme une petite idéologie de poche et proviennent, d'ailleurs, d'une habile exploitation de l'idéologie bourgeoise. Du reste, qu'elles soient dites ou écrites, elles demeurent imaginaires : des images d'idées qui, comme celles du rêve, n'ont d'autre fin que d'assouvir le désir du rêveur ; c'est-à-dire, ici, qu'elles se rassemblent et s'extériorisent pour que le pseudo-philosophe se persuade de leur vérité. Le Poittevin ne s'y trompe pas, d'ailleurs, qui appelle son ouvrage un « conte philosophique ». On voit l'ambiguïté de cette nomination : s'agit-il d'une philosophie qui s'exprime allégoriquement par un conte ? ou la fabulation ne réside-t-elle pas dans la philosophie elle-même ? L'auteur ne décide pas.
La théorie de la réincarnation, s'il l'adopte, nous allons voir que la raison principale en est que, retravaillée, elle répond mieux qu'une autre aux questions qu'il se pose. Il faut noter toutefois qu'il est incliné à ce choix par une sorte d'« expérience vécue ». Un soir d'avril 4533, il a bouffonné longuement, « imité la femme qui jouit » puis, avec un camarade, « descendu les boulevards » pour scandaliser les passantes. Après ce bel emploi du temps, il rentre chez lui « las du présent, du passé, de l'avenir ». Mais il ajoute aussitôt, en prenant tout juste la peine de passer à la ligne : « Il y a aussi quelque chose en moi qui n'a jamais été satisfait, je ne sais pas bien quoi. Réminiscence ? Ou vague aperception de l'avenir ? » Rien de plus mais il est clair que ces deux phrases, bien qu'elles se suivent, ne parlent pas du même avenir ; et que les « réminiscences » de la seconde ne peuvent se confondre avec les souvenirs dont il est las. Il ne faudrait pas cependant vouloir retrouver dans cette plainte sèche et modeste le grand thème de l'insatisfaction baudelairienne. Bien sûr, il s'agit d'un motif très voisin et Baudelaire aussi croit avoir des souvenirs de « vies antérieures ». Mais l'insatisfaction d'Alfred ne vient pas, à l'en croire, de l'infinie béance de son âme : sinon, pourquoi l'attribuer à des réminiscences, à des pressentiments ? Ces mots semblent indiquer que la privation porte sur des objets précis et limités dont il est aujourd'hui privé mais dont il a joui et dont il jouira. Cela signifie que son être ne se totalise pas dans son existence présente : il échappe à soi-même par la très vague réminiscence de ce qu'il a été, c'est-à-dire de cet autre qu'il est encore – sans pouvoir le définir – au sein du même ; mais il ressent aussi comme un vague appel futur, une invite à un dépassement autre. Ces lignes nous offrent la formulation la plus précise de son expérience : à l'époque il possède déjà sa théorie de la métempsycose. Mais il y fait allusion dès 42. Il est fort sérieux et fort dégoûté quand il écrit : « Je crois en effet que, si nous sommes de ce monde, nous ne sommes pas de ce siècle. Avons-nous quelque chose à expier ? Je ne le sais : mais le forfait doit être grand, s'il est en raison de l'embêtement de notre vie. » Ailleurs, il raconte avec une complaisance poétique une promenade qu'il a faite au bord de la mer et note : « Je me suis retrouvé fils du Nord en traversant les brouillards, alors légers, des bruyères, et j'ai senti en moi quelque chose de l'ancienne vie des Scythes nomades. »
Or voici ce que deviennent, dans Bélial, ces brumeuses aperceptions : « Avez-vous vu, parfois... les grands bœufs mugir et les étalons galoper dans les prairies ? N'avez-vous pas saisi dans leurs yeux l'éclair de la pensée et comme une majestueuse attente ? Une autre vie s'apprête en silence sous ces fronts tranquilles. Laissez faire. L'heure approche où l'animal, laissant à la terre sa dépouille, va s'élever à la pensée humaine et à la parole qui la communique. » Il en va de même pour toute créature : pour l'homme aussi, l'être futur existe déjà, ne serait-il saisi que sous forme de lacune, de subtil tourment. On sait que Flaubert, plus tard, après avoir lu Louis Lambert écrira à Louise : « Ce Lambert est à peu de choses près mon pauvre Alfred. » Or Lambert est incité à se poser des questions philosophiques par des événements étranges et irrationnels : il a un rêve divinatoire, il constate un fait de « communication de pensée » qui s'est produit dans sa famille ; il se met à lire Swedenborg et reçoit des intuitions dont les objets sont inaccessibles aux sens. Creusant le mystère de l'être, il ne supporte pas ses éclatantes découvertes et devient fou. C'est dire que la comparaison des deux hommes ne s'impose pas : serré, prudent, sceptique et, à l'extérieur au moins, conformiste, Alfred ne risquait certes pas la folie. Pour que Lambert l'ait à ce point rappelé à son ex-vassal, il faut que l'ex-Seigneur ait voulu prendre ses légers troubles au sérieux et qu'il les ait utilisés devant Gustave pour fonder sa doctrine : ses ressouvenirs et ses intuitions prophétiques prouvent que la vie d'Alfred et son organisme ne sont qu'un moyen – somme toute secondaire – d'appréhender son être à cette époque et à ce monde. L'être est substance impérissable et son éternité lui est parfois sensible – quoique, dans la confusion intuitive, il ne puisse la reconnaître – non pas comme un appel d'en haut (le mot de réminiscence ne doit pas nous tromper malgré son vague relent de platonisme) mais à travers de vagues remembrances ou d'inintelligibles oracles qui se rapportent à d'autres apprésentations qui ont ou qui auront lieu dans le même monde, à d'autres moments de l'histoire. Pour nous, ces deux séries d'illuminations sans contenu se conditionnent mutuellement : frustré mais, d'abord, passionnément aimé, le contraste entre son délaissement présent et son ancienne condition princière le fait tomber parfois dans une stupeur insatisfaite34 ; en même temps, ce passé indéchiffrable garantit l'avenir : ce prince qu'il était, nul doute qu'il redeviendra prince. Alfred n'accepterait pas notre interprétation : s'il veut donner des solutions optimistes aux problèmes qui le tracassent, il faut qu'il interprète ses malaises comme des signes certains de ses réincarnations multiples. Quelques lectures sur le brahmanisme l'ont aidé sans doute à faire le saut. Le voici qui théorise :
« La mémoire ne survit pas à la mort ; mais l'âme en se créant un nouveau corps, tire des conditions de sa vie passée les aspirations de sa vie nouvelle. » De tous les exemples que va citer Bélial, le plus clair est sans doute celui de l'orientaliste : « Il fut dans sa vie antérieure un célèbre orientaliste. Il étudie à présent sa propre grammaire, ne se doutant pas qu'il en est l'auteur. » Voilà ce qu'il fallait démontrer : Alfred se subit, soit, mais tel qu'il s'est fait dans une existence antérieure ; autre que soi, il ne se tient que de soi-même ; son orgueilleuse doctrine rejette l'hérédité : les parents sont des causes occasionnelles. Sur quoi, il saute à pieds joints dans l'optimisme. Pour l'avenir, voici : « L'âme ne peut mourir ; elle renouvelle le corps qu'elle habite à chaque phase de son existence. Seulement chaque phase la rapproche de l'Idéal, terme du développement des mondes... Les circonstances varient, le résultat est le même. Le règne effréné de la Matière amène la réaction de l'esprit. Pour s'émanciper, il la condamne, y voyant les pompes de l'Enfer. Mais plus tard, des hauteurs idéales, l'homme aperçoit des aspects plus vastes ; la science le fait impartial. Après avoir affranchi l'Esprit, il réhabilite la Matière et sous leur apparente opposition saisit leur identité. »
Donc trois phases ou hypostases : « Épris de merveilles inconnues dont la Nature lui fait largesse, d'abord (l'Esprit) redeviendra son esclave puis la niera pour s'en affranchir et enfin retournant à elle, l'asservira à son Empire. Aux aspirations infinies qu'on sent confusément sourdre en soi, il y a donc, quand elles sont mûres, des réalités correspondantes35... (À la troisième phase), en dehors de l'humanité il est des régions supérieures où s'élèveront quelque jour... les génies. Il suffit pour un tel progrès d'un nouveau sens qui perce en eux, et ouvre à des besoins nouveaux tout un monde d'émotions nouvelles. »
Malgré un vocabulaire éclectique et parfois néo-platonicien, c'est l'optimisme hégélien qui inspire surtout Alfred. On reconnaît le mouvement de la conscience qui s'aliène, se reprend et s'oppose par le principe négatif pour enfin rétablir l'unité du sujet et de son objectivation dans l'Absolu. Nul doute que ces trois moments – où l'on reconnaît d'ailleurs la trinité célèbre – ne reproduisent aussi, vaguement, les trois genres de connaissances spinozistes. Enfin, plus superficiellement, nous reconnaissons l'influence des premières doctrines évolutionnistes et, plus profondément, l'idéologie bourgeoise du progrès. Simplement il s'agit d'un progrès spirituel : Alfred, tout comme Gustave, condamne le progrès matériel et le prétendu progrès social que celui-ci devrait engendrer36. N'importe : l'idéologie de sa classe est en lui, il n'a fait qu'en déplacer le point d'application. De fait le mythe de la réincarnation n'est pas nécessairement lié à un évolutionnisme progressiste, comme le prouvent justement les religions hindoues auxquelles Alfred l'a emprunté. Pour que celui-ci passe avec cette paisible assurance de l'un à l'autre comme s'il déduisait le second du premier, il faut que la notion ambiguë de perfectionnement et d'expansion sans limites lui ait été inculquée de bonne heure et qu'il y croie, sans même y prendre garde, avec la foi du charbonnier.
Dans la chaîne ininterrompue qui va « du ver à l'homme » et de celui-ci aux esprits supérieurs, il est facile de repérer la place que le jeune homme s'attribuait. Il se jugeait, sans aucun doute, parvenu à la frontière qui sépare la seconde de la troisième phase. Génie plafonnant aux limites de l'humain, surhomme déjà par ses « aspirations infinies ». Du coup, il concilie l'âpreté de ses appétits sensuels et son quiétisme spiritualiste : « Il retombe dans (la phase) des passions mais promptement il en ressort... Les rechutes... sont dans l'ordre... (On) retombe à l'état antérieur mais pour bientôt en ressortir. » Rien de mieux : le bordel n'est plus le séjour des Lotophages mais le lieu où Alfred, esprit supérieur, va rechuter commodément et brièvement ; les femmes gardent leur malignité mais, pour les grandes âmes, elles deviennent inoffensives : bien sûr, elles font « tomber » les hommes mais qu'importe, si, leur coup tiré, ils rebondissent aux « froids plafonds » de l'humanité. Ces régressions, normales et de plus en plus rares, prouvent que dans des vies antérieures, le jeune Alfred a été soumis au joug inflexible des sens, « règne des choses extérieures et de la convoitise des yeux ». Il faut en passer par là, comme le montre assez le fait que l'évolution de l'âme à travers ses incarnations est reproduite dans la vie même de chaque réincarnation particulière. Alfred explique avec beaucoup de clarté que – comme on l'a dit quelque temps plus tard – « l'ontogénèse reproduit la phylogénèse ». Matériellement : « L'enfant dans le sein de la femme ne commence pas par revêtir les attributs de son espèce. Son âme devenue âme humaine reprend avec son nouveau corps les types des espèces inférieures... » Spirituellement : « Si haut que l'esprit ait atteint, à chacune des crises créatrices qui renouvellent son enveloppe, il repart des degrés infimes qu'il avait parcourus déjà. » Ces remarques permettent à l'auteur de retrouver en lui-même les « trois phases » comme les moments d'un processus dialectique toujours renouvelé. Il cède à la matière, le dégoût le jette à condamner les sens au nom d'un idéalisme abstrait, ses prémonitions l'avisent qu'il touche à l'état supérieur où les sens et l'esprit seront réconciliés. Derrière la reconstruction philosophique, nous retrouvons l'histoire de cette conscience déchirée, oscillant sans trêve entre les deux termes de sa contradiction profonde et rêvant d'une synthèse future.
La Promenade de Bélial pourrait s'appeler l'apologie d'Alfred par lui-même : c'est vrai ; une fois, je fus soudard mais il a suffi que je ressente alors, au milieu des pillages et des viols, quelques inquiétudes et que j'aie, « moi, dont la force était la loi, entrevu parfois qu'il en existait une autre » ; ma vie suivante fut celle d'un moine qui mourut vierge et, après d'autres avatars, je renaquis philosophe : « J'avais émancipé l'esprit, je réhabilitais la matière et j'enseignais... leur absolue identité37. » L'insatisfaction, fondée sur la vague intuition d'une incomplétude, la simple conscience d'un état lacunaire, l'aspiration confuse à totaliser – bref la négation hégélienne vécue dans la passivité –, voilà qui suffit pour empêcher l'être de coïncider avec sa vie présente et pour conférer à l'individu les mérites qui le feront accéder à un stade supérieur. Dans son existence présente, Alfred capitalise tous les malaises qui, auparavant, l'ont, par intermittence, détaché de l'immédiat : accumulation, profit. Tout est bien puisque, comme dit Marivaux, il préfère son être à sa vie. Du coup, celle-ci, dans sa particularité présente, justifie son pessimisme : c'est un mal nécessaire ; il faut s'abstenir de vivre, vivre sans vivre ; et l'étonnement esthétique d'Alfred devant les agissements des bourgeois s'explique aisément : ce n'est pas tant ce qu'ils font qui provoque celui-ci, c'est le sérieux qu'ils mettent à le faire ; ces gens, submergés par l'immédiat, n'ont jamais le moindre doute, ils ne se mettent jamais, eux, leurs entreprises et leurs fins entre parenthèses. Ils ne sont point damnés pour autant : moins avancés que le fils Le Poittevin, ils demeurent encore au plus bas degré de l'échelle, aliénés à leur matérialité pure. Notre pseudo-philosophe s'en donne à cœur joie : il va expliciter le sens de son entreprise suicidaire ; n'est-ce pas la seule manière de réaliser concrètement et pratiquement le détachement ? Qu'est-ce donc qu'on peut espérer sinon mourir puisqu'on renaîtra plus proche de l'Idéal et puisque cette mort souhaitée, préparée devient elle-même un mérite, un excellent investissement ? Il faut se tuer à petit feu, par l'alcool, par les filles, par l'ennui qui est la conséquence nécessaire du refus entêté de toutes les fins humaines ; il faut « vivre sans vivre » et cela veut dire mourir sa vie. Mourir est l'avenir intime d'Alfred, impatient de devenir autre ; c'est aussi son présent : à cette claire lagune transparente, il ne manquait que la conscience d'elle-même pour se changer enfin en ce néant qu'elle est. Le temps glisse sur lui, sans contenu : seule l'orientation de la temporalité lui demeure sensible. Il écrivait à Gustave : « Tout se ressemble, fors le temps qui marche ; c'est à peu près comme dans un tombeau. » À présent, il en a pris son parti : mort, il veut mourir ; inversement il réalise sa mort future par son ataraxie quotidienne et voit sa vie muette, insaisissable confusion, dans la répétition, des trois ek-stases temporelles, comme le reflet sans cesse renaissant, brouillé sans cesse, de l'éternité.
Ce catharisme altier et morose, c'est malgré tout un optimisme : le pessimisme condamne la vie du point de vue de la vie ; Alfred la méprise du point de vue de la mort. Car, finalement, bien que les décès ne fassent que préluder aux naissances et que, par conséquent, on puisse considérer La Promenade comme un hymne à l'universel Éros, à la fécondité cosmique, l'avantage reste à la Mort : comment ne pas la reconnaître dans ce qu'Alfred tient pour son être, insaisissable transcendance qui ne se résume en aucune existence particulière et se manifeste en toutes en les disqualifiant par le dévoilement de leur futilité et l'annonce de leur finitude, de leur prochaine disparition, qui subit des transformations dont, d'une hypostase à l'autre, il ne conserve aucune mémoire et, conséquemment, est à soi-même pure absence ? Nous pouvions nous y attendre : le point de vue de la mort sur la vie, c'est l'esthétisme, ce sera l'Art pour la génération postromantique. Ainsi se trouvent réconciliées, sur le papier, les interprétations diverses qu'Alfred donne de son attitude fondamentale. Cet objet d'art inanimé se crut d'abord le pur produit de la beauté maternelle ; par ressentiment, il refuse désormais d'être la chair de cette chair mais non pas le statut de matière précieuse, artistement travaillée : il sera, inerte, son propre orfèvre ; il aura l'être inorganique d'une pierre rare et morte, enchâssée dans un anneau dont les ciselures se sont faites au cours de vies antérieures et dont le pouvoir magique est de déréaliser son environnement, ce qui signifie à la fois qu'il dégage la beauté des choses et des spectacles et – c'est tout un – qu'il les tient en suspens dans l'infini du néant. Un mort exalte et tue tout ce qui vit en communiquant sa meurtrière beauté aux objets qui l'entourent. Assassinat rituel et secret, bien entendu : les victimes s'obstinent à vivre, faute de savoir qu'elles sont occises. Mais le procédé n'en est pas moins valable métaphysiquement : un prince défunt les détache de leur vie comme elles s'en détacheront elles-mêmes après quelques centaines de réincarnations.
Le fils Le Poittevin, en un tournemain, a tout rétabli : « il y a un sens », la vie n'est plus une énigme, il croit avoir fondé sur un rationalisme un peu sec un système axiologique et une hiérarchie cosmique où il occupe une place enviable ; il progresse vers l'Idéal, « terme du développement des mondes » où Matière et Esprit révéleront leur identité profonde qui n'est autre que la Beauté, c'est-à-dire leur double abolition simultanée. Aristocratique, spiritualiste, quiétiste, individualiste jusqu'au solipsisme et vaguement satanique sur les bords, cette morale était la seule qui pût lui convenir. On notera qu'elle sauve tout le monde : elle frappe pourtant par je ne sais quelle froide méchanceté. Il a mis huit années pour passer du pessimisme byronien à ce panthéisme souriant (les mondes ont une âme, il semble bien que, d'après lui, les âmes individuelles finissent par se fondre en celle-ci). Mais de même qu'une certaine désespérance demeure dans La Promenade, on sent dès sa première œuvre connue – il a vingt ans – qu'il porte en lui, déjà, le principe de son optimisme : Satan nous montre le Maudit en proie à des souffrances infinies mais qui tient tête à Dieu et se rend maître du genre humain ; Alfred a l'orgueil de celui qui, comme le Maître, selon Hegel, pour avoir risqué sa vie, s'est placé au-dessus d'elle et met sa certitude la plus haute dans un Ego sans contenu, le simple « Je pense », comme véhicule de toute pensée – peut-être vaudrait-il mieux dire ici : un « J'imagine » vide comme matrice de toute image possible. Il a tenu à garder sa fidélité à Satan puisqu'il a convoqué Bélial, un bon petit diable, pour lui donner mandat d'exposer ses théories. Mais quelle différence entre l'Archange maudit et ce personnage souriant qui se déclare calomnié par les chrétiens, ajoutant : « C'est ce qu'ont compris les Hussites qui appelaient (le Démon) au contraire : Celui à qui l'on a fait tort. » Le contraste entre ces deux personnages permet d'apprécier le chemin parcouru pendant ces huit ans. Alfred s'est révolté d'abord, ce que Gustave ne fera jamais ; mais la révolte ne convenait guère à son caractère hautain, conformiste et nonchalant : c'est à cause de cela, peut-être, que son lyrisme s'est si vite essoufflé. De ce point de vue, on ne se trompera guère en considérant La Promenade comme la justification théorique d'un retour à l'ordre. Ce jeune homme ambigu n'a visé, au cours de son long silence, que deux objectifs qui semblent contradictoires mais qu'il ne tenait certainement pas pour tels : se détruire, se réintégrer à sa classe, à la société fréquentée par sa famille. Bélial lui fournit la double solution : il faut mourir au monde – ataraxie ou mort de l'âme, suicide ou lente détérioration du corps. Mais, précisément pour cela, rien de ce qu'on fait n'a d'importance ; la révolte est aussi vaine que l'utilitarisme ; restons où nous sommes et faisons comme tout le monde : seul compte le détachement. Entendons qu'Alfred ne pouvait ni supporter la vie bourgeoise ni en refuser les confortables douceurs. C'est ce qu'on peut voir à l'évidence si l'on songe qu'il commence La Promenade en 45, qu'il « se range » en juillet 46 – le 6, exactement, il épouse Louise de Maupassant –, reprend et achève son livre en 47 et meurt en avril 48. Comme si sa théorie de la réincarnation n'avait d'autre but que de le décider à « faire une fin », comme on dit, ou plutôt à faire deux fins, le plus vite possible, en assumant les rôles de mari, de père bourgeois et en prenant congé tout de suite après.
Tel est donc le nouveau Seigneur que Gustave s'est choisi. À première vue le jeune homme et l'adolescent sont unis par de nombreuses affinités : tous deux ont des parents hors du commun – Achille-Cléophas, c'est la Science ; Mme Le Poittevin, c'est la Beauté –, tous deux, victimes et complices de leurs familles, ont reçu de bonne heure une constitution passive qui les conduit à mépriser l'action sous toutes ses formes, à condamner l'utilitarisme bourgeois et à professer le quiétisme ; tous deux sont tourmentés par une insatisfaction chronique ; ils ont, l'un et l'autre, du goût pour l'histoire dont ils tirent – faute d'expérience personnelle – leur « connaissance du cœur humain » ; mais ils lui préfèrent encore la poésie et l'imagination ; troublés par l'inconfort de leur agnosticisme, ils tentent d'y remédier l'un et l'autre par un effort de totalisation cosmique qui débouche parfois sur un panthéisme indécis ; tous deux, ils sont poussés par un fol orgueil à se percher sur des cimes d'où ils contemplent l'affairement des hommes avec une ironie méprisante qui n'est pas dépourvue de méchanceté. On comprend, dans ces conditions, qu'Alfred ait écrit à Gustave : « Nous sommes quelque chose comme un même homme et nous vivons de la même vie38. » Croit-il ce qu'il dit ? C'est une autre affaire. Cette phrase est contenue dans une lettre d'excuses : Alfred prie son ami de lui pardonner son « long et coupable silence » ; en de telles circonstances, il arrive souvent qu'on force un peu, pour compenser, sur les protestations d'amitié. Et Gustave ? Que pense-t-il de leur liaison ? La juge-t-il solide et parfaite ? Nous avons à ce sujet une lettre curieuse. Le 9 décembre 1852, Flaubert vient de lire le Livre posthume de Maxime du Camp, publié par la Revue de Paris : « ... est-ce pitoyable, hein ?... notre ami se coule... On y sent un épuisement radical... Je ne sais si je m'abuse... mais il me semble que dans tout le Livre posthume il y a une vague réminiscence de Novembre et un brouillard de moi qui pèse sur le tout... Du Camp ne sera pas le seul sur qui j'aurai laissé mon empreinte. Le tort qu'il a eu, c'est de la recevoir. Je crois qu'il a agi très naturellement en tâchant de se dégager de moi. Il suit maintenant sa voie ; mais, en littérature, il se souviendra de moi longtemps. J'ai été funeste, aussi, à ce malheureux Hamard.
« Je suis communiquant et débordant (je l'étais est plus vrai) et, quoique doué d'une grande faculté d'imitation, toutes les rides qui me viennent en grimaçant ne m'altèrent pas la figure. Bouilhet est le seul homme au monde qui nous ait rendu justice là-dessus, à Alfred et à moi. Il a reconnu nos deux natures distinctes et vu l'abîme qui les séparait. S'il avait continué de vivre, il eût été s'agrandissant toujours, lui par sa netteté d'esprit et moi par mes extravagances. Il n'y avait [pas] de danger que nous nous réunissions de trop près. Quant à lui, Bouilhet, il faut que tous deux nous valions quelque chose puisque, depuis sept ans que nous nous communiquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé respectivement notre physionomie individuelle39. »
Ce texte offre un exemple typique du cheminement de la pensée chez Flaubert. La publication du livre de Maxime l'irrite profondément. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Les bonnes : l'ouvrage est mauvais, sans personnalité, d'une exécution facile. Les mauvaises : Novembre reste dans mes tiroirs. Du Camp a éreinté Saint Antoine et l'on publie ça. En fait, c'est par rigueur que Flaubert s'est refusé à chercher un éditeur pour Novembre mais ce refus n'a pas été sans lui coûter : il y a une contradiction bien compréhensible entre l'ambition honorable du jeune homme, qui souhaiterait que son manuscrit se change en livre imprimé, et l'ensemble d'interdits – dont les plus importants sont esthétiques – qui l'empêchent de le soumettre au jugement public. Aussi, lorsqu'il s'aperçoit que Maxime a le front de présenter un travail médiocre à la Revue de Paris et que celui-ci y est aussitôt accepté, son blâme éthique – l'Art est aussi une morale – est exaspéré par une envie qu'il n'ose s'avouer. Avec quelle alacrité coléreuse il transforme ce modeste succès en naufrage : « Notre ami se coule !40 » L'orgueil de rebond se manifeste aussitôt : au fond, il n'est pas vrai qu'on édite Maxime et que Gustave demeure inconnu ; ce qu'on a publié, c'est un moindre Novembre ; si le Livre posthume a plu, c'est dans la mesure où il contenait des réminiscences de cet ouvrage. Il ne convient pas, cependant, que l'influence de Gustave ait des effets heureux sur cet ami qui se détourne de lui : si Maxime, grâce à elle, obtenait la gloire quand le cadet Flaubert désespère d'y atteindre, ce serait l'enfer pour de bon. D'où la reprise en sourdine du thème romantique si cher à Gustave : « Je porte malheur à tout ce qui m'entoure », ce qui explique l'allusion inattendue au pauvre Hamard (Gustave croyait, en effet, que celui-ci s'était rendu fou en essayant de l'imiter41). Certes, le Livre posthume a été publié parce que ses premiers lecteurs ont pressenti, en lisant le manuscrit, l'œuvre qu'ils attendaient obscurément et que Flaubert ne daignait pas leur donner ; mais cette chance inattendue se tourne en désastre pour Maxime : à présent, la première surprise passée, tout le monde peut découvrir l'âne qui se cachait sous la peau du lion. Bref, c'est Gustave qui a coulé (sans le vouloir, bien entendu) le pauvre Du Camp, c'est lui qui a mis son beau-frère sur le chemin de l'asile. D'où un nouveau délire de grandeur : « Je suis trop fort, moi, l'excessif, malheur à qui tente de m'imiter » – que masque et rationalise ce passage à l'universel : personne ne doit imiter personne. Ce qui lui permet, en passant, de mettre du baume sur une autre blessure de son amour-propre (Maxime ne l'admire plus, Maxime suit sa voie personnelle) : Du Camp fait très bien quand il essaie de se dégager de moi ; son tort a été de recevoir mon empreinte.
Et voilà que, tout à coup, sans liaison apparente, il passe à la ligne et se met à parler d'Alfred. Aussitôt, comme chaque fois qu'il touche à un point sensible et renchérit sur son insincérité coutumière, les incorrections abondent : d'abord la cascade des « il » qui désignent tantôt Bouilhet, tantôt Alfred, tantôt l'abîme qui séparait les deux jeunes gens. Ensuite l'étonnant « lui par sa netteté d'esprit, moi par mes extravagances » qui n'entre pas dans la construction de la phrase et semble supposer un verbe actif (« nous l'aurions élargi ») quand, en apparence, c'est à un événement subi que Gustave se réfère : étant donné les natures distinctes des deux amis, l'abîme se fût sans cesse agrandi. Il est vrai qu'on peut utiliser le passif et l'actif indifféremment puisque les caractères constitués s'expriment par des conduites (ce qui surprend, c'est justement que le jeune homme ne puisse formuler entièrement sa pensée et qu'il passe sous silence le verbe qui exprimerait une action réciproque et disjonctive des deux amis). Enfin on notera l'omission de deux éléments négatifs, « ne » et « pas », que l'éditeur a dû rétablir pour l'intelligibilité du texte. Voilà les signes d'un très grand désarroi : si Flaubert parlait au lieu d'écrire, nous dirions qu'il bafouille. Dès qu'il revient à parler de Bouilhet, il se calme et tout rentre dans l'ordre.
Pourquoi parler d'Alfred ? La liaison des pensées n'échappe pas mais elle est affective et non logique. Tout se passe comme si quelqu'un, tout à coup, avait soulevé cette objection troublante : « Tu dis qu'on a toujours tort de “recevoir l'empreinte d'un autre” : et l'empreinte d'Alfred ? Ne l'as-tu pas reçue ? Ne t'a-t-elle pas marqué pour toujours ? » Qui parle, ici ? Qui pose ces questions ? Qui contraint Gustave le fanfaron à se mettre sur la défensive ? Le chœur. Un mot nous renseigne : « Bouilhet est le seul homme au monde à nous avoir rendu justice. » Le seul : donc l'opinion générale – celle de ses parents, de ses camarades, des amis de sa famille –, c'était qu'il subissait l'influence d'Alfred. Encore Gustave n'ose-t-il même pas rapporter cette opinion sans la déguiser. Il écrit : « nous rendre justice », comme si, aux yeux de leur entourage, l'influence était réciproque. C'est, somme toute, une position de repli ; si on devait le pousser dans ses retranchements, il pourrait s'écrier : eh bien, oui ! nous nous sommes marqués réciproquement, nul ne dominait dans ce couple, nous nous faisions nos idées ensemble, etc. C'est ce dont, à titre posthume, il a convaincu René Descharmes qui parle d'une influence exercée, dans les dernières années de cette amitié, par le plus jeune sur le plus âgé. Rien n'est plus faux : Alfred a suivi son chemin avec une rectitude inflexible, de la naissance à la mort. Du reste, quand il écrit cette lettre, Gustave entend demeurer sur sa première ligne de défense : la réciprocité, ce sont les autres qui l'ont imaginée ; il lui importe peu qu'Alfred ait reçu son empreinte, ce dont il se défend c'est d'avoir reçu, lui, celle de son ami. N'est-ce point un reniement ? Comparez plutôt : « Nous sommes quelque chose comme un seul homme », écrivait l'aîné ; et le cadet, quatre ans après sa mort : « Un abîme nous séparait qui eût été en s'agrandissant toujours... » Entre ces deux « natures distinctes » qui, séparées par un gouffre, ne cessent de s'éloigner, aucune communication n'est possible : à peine peuvent-elles, comme les navires en haute mer, se signaler leurs positions par flammes, pavillons, trapèzes et feux de route sans que ces informations puissent rien changer à leurs parcours solitaires. Cela ne suffit pas, pourtant ; les faits sont là et Gustave le sait fort bien : il imitait Alfred et tout le monde l'a pu voir. Qu'à cela ne tienne : il va les disqualifier. « Je l'imitais, bien sûr ! Mais qui n'ai-je imité, du journaliste de Nevers au père Couillère ? Il y a en moi, vois-tu, quelque chose du saltimbanque, la force intime de l'acteur donc une grande faculté d'imitation. Alors, voilà, je le singeais. Pour rire. Et nos braves gens ont pris cela au sérieux. » Une grande faculté d'imitation : c'est exact. Ou plutôt – ceci n'est pas une restriction mais l'indication d'une lacune : nous ne savons pas s'il avait du talent – un entraînement constant à imiter quiconque, un besoin de s'emparer ainsi de l'être des autres, de leur voler leur réalité : c'est un symptôme connu de l'hystérie42. Mais il faut comprendre que l'imitation entraîne la croyance : ce que Gustave veut oublier en 1852, c'est qu'il imitait Alfred dans l'intention profondément sérieuse de s'identifier à lui. L'a-t-il fui ? C'est une autre affaire et nous allons y venir. Mais, dès à présent, l'âpreté de ses dénégations semble indiquer que l'entreprise était vouée à l'échec et qu'il l'a compris. Voyez jusqu'où il pousse le reniement : « Toutes les rides qui me viennent en grimaçant ne m'altèrent pas la figure. » Quand il s'emparait des attitudes de son ami, quand il tentait d'en adopter les pensées, ce n'était que grimaces passagères et les rides grotesques qui sillonnaient son visage disparaissaient sans laisser de traces : celui qu'il décrit ainsi, nous le connaissons, c'est le comique qui devait faire rire la France entière et déshonorer sa famille en recevant sur scène des gifles et des coups de pied au cul. Ne dirait-on pas qu'il veut avilir son passé ? Du moins, répondra-t-on, c'est sur lui-même qu'il s'acharne, c'est son amour pour Le Poittevin qu'il ridiculise : Alfred n'est pas touché. Je n'en suis pas si sûr : si la copie est fidèle – or elle l'est à son avis puisqu'il possède la « faculté d'imitation » – et qu'elle grimace, c'est que le modèle est lui-même grimaçant. Du reste il indique rapidement mais précisément ce qui distinguait leurs « natures » et ce n'est point à son ami qu'il fait la partie belle. « ... lui par sa netteté d'esprit, moi par mes extravagances ». Bien sûr : un extravagant, c'est un fou, un excessif, un songe-creux ; le mot est choisi pour sa brutalité péjorative. Et la « netteté d'esprit », n'est-ce pas, c'est une qualité positive : qui ne souhaiterait l'avoir ? Mais nous commençons à connaître Gustave : les défauts qu'il s'attribue sont souvent des vertus déguisées. Le mot dont il use ici, nous le retrouverons plus tard dans sa Préface aux Dernières Chansons : il y prend tout son sens : « Nos rêves (de collégiens) étaient superbes d'extravagance... nous méritions peu d'éloges, certainement ! mais quelle haine de toute platitude. Quels élans vers la grandeur !... » Tel était donc Flaubert, d'après son propre témoignage, à l'époque où il fréquentait Le Poittevin : ses débordements témoignent du feu qui le brûle et – pourquoi le cacherait-il – de son génie. Le pauvre Alfred, en comparaison, fait triste figure avec sa « netteté d'esprit » : on ne lui concède même pas cette intelligence d'exception qui lui sera reconnue plus tard quand le mythe de leur amitié aura pris le pas sur sa vérité. Il a des idées claires et distinctes, ce qui est enviable chez un ingénieur ou un professeur de mathématiques mais qui du même coup marque leurs limites : cette qualité-là vaut dans la vie pratique, méprisée par Gustave, elle s'oppose aux « raisons du cœur » qu'elle refuse sans les connaître. Sécheresse, abstraction : voilà les conséquences ; de fait, on l'aura noté, si Gustave diffère d'Alfred par ses extravagances, c'est que celui-ci, limité par son intelligence, est tristement incapable d'excès. Un bourgeois raisonnable et mesuré : comme M. Paul, après tout ; ou comme cet Ernest dont la perversité modérée fut terrorisée par l'infernale passion de Mazza.
Pourquoi tient-il si fort, Gustave, à récuser l'influence indéniable qu'Alfred a exercée sur lui ? C'est d'abord qu'il ne croit guère aux influences : à dix-huit mois, un homme est fait ; par la suite, il ne fait que développer son essence, c'est-à-dire la déplier ; rien ni personne ne l'empêchera de suivre son destin. Si, d'aventure, une action extérieure le déroute, il y perdra la vie ou reviendra obstinément à suivre son chemin. On retrouve ici la vieille idée bourgeoise de « l'impénétrabilité des êtres ». Et surtout ces maximes cent fois répétées cachent sa peur d'être influencé : c'est une des raisons qui expliquent sa sauvagerie et sa séquestration volontaire. Comment pourrait-il en être autrement chez cet imaginaire qui dépend des autres jusque dans son être et n'est jamais très sûr de sa réalité ? Dans la lettre citée, il se dépeint : débordant et communiquant. À tort. Pour débordant, oui, et jusqu'à saouler ses auditeurs. Mais c'est justement pour ne pas communiquer : il tonne, rugit, s'essouffle et ne leur laisse pas le temps de donner un conseil, de glisser un avis. Avec Le Poittevin, pourtant, il en est allé autrement : Gustave reconnaissait et acceptait l'ascendant que son ami avait pris sur lui. Rappelons-nous simplement cette dédicace : « Pense à moi, pense pour moi. » Il est difficile de témoigner plus de confiance : tu trouves les idées, tu me les exposes, je les adopte. C'est l'amour, à cette époque, qui permet de comprendre un abandon si total. Or, justement, cet amour a été trahi : en 46, Alfred s'est marié et toutes les rancunes antérieures de Gustave (nous verrons qu'il en nourrissait) ont cristallisé autour de cette ultime trahison. Nous y reviendrons. Il est donc parfaitement compréhensible que son ressentiment le porte à dire : je ne lui dois rien, il ne m'a jamais rien donné ; je l'ai pris pour un autre et nous n'avions pas un goût commun. Mais il y a plus dans sa dénégation violente et bégayeuse, l'émotion qui l'agite vient de plus loin : Alfred était un mauvais maître, où en serais-je, pense-t-il dans la terreur, si j'avais suivi ses leçons ? Et si quelque chose restait encore en moi de ses idées fascinantes et pernicieuses ? En fait, il est, cette année-là, assez tranquille : il a commencé Madame Bovary et, bien qu'il connaisse parfois des crises de dégoût suspectes (« la Bovary m'embête »), il est déterminé à mener l'entreprise à son terme. Mais ses craintes demeurent : deux ans plus tôt, pendant le voyage en Orient, il a eu peur : « ... du passé, je vais rêvassant à l'avenir et là je n'y vois rien, rien. Je suis sans plan, sans idées, sans projet et, ce qu'il y a de pire, sans ambition. Quelque chose, l'éternel “à quoi bon ?” répond à tout et clôt de sa barrière d'airain chaque avenue que je m'ouvre dans la campagne des hypothèses... je me demande d'où vient le dégoût profond que j'ai maintenant à l'idée de me remuer pour faire parler de moi43 » : En fait il est « malade... du coup affreux que lui a porté Saint Antoine » et s'il n'ose plus rien entreprendre c'est qu'il est hanté par la crainte d'essuyer un nouvel échec ! la preuve en est cette confidence qui lui échappe dans la même lettre : « ... il me semble que si je rate encore la première œuvre que je fais, je n'ai plus qu'à me jeter à l'eau. Moi qui étais si hardi, je deviens timide à l'excès. » Cependant cet universel dégoût, cet ennui qui l'enveloppe, même lorsqu'il remonte le Nil à bord d'une cange, il appréhende d'y reconnaître le dégoût et l'ennui qui ont conduit Alfred à la mort. Nous en trouvons la preuve dans une nouvelle lettre à Bouilhet datée du 4 septembre. Il se trouve que l'Alter Ego, à la même époque, traverse à Rouen une crise de même nature et s'est cru autorisé à en faire part à Gustave. Il s'est même permis de lui répéter en écho son « à quoi bon ? » du mois de juin. Mal lui en prend : Gustave, dans l'entre-temps, s'est guéri et l'engueule violemment. Oui, il a, lui aussi, pendant les quatre mois précédents « répété l'inepte parole44 que tu m'envoies : “à quoi bon ?” » mais c'est la faute à Saint Antoine. Il était « déçu », voilà tout. Jamais, dans son bon sens, il n'eût condamné l'effort de l'Artiste. Que Bouilhet ne s'avise pas de le confondre avec Alfred : son désarroi était tout accidentel et ne ressemblait en rien à l'altière et dédaigneuse paresse de son ancien Seigneur. Et le voilà parti à critiquer durement l'attitude de Le Poittevin :
« Si tu crois que tu vas m'embêter longtemps avec ton embêtement, tu te trompes. J'ai partagé le poids de plus considérables ; rien, en ce genre, ne peut plus me faire peur. Si la chambre de l'Hôtel-Dieu pouvait dire tout l'embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l'établissement s'en écroulerait sur les bourgeois qui l'emplissent45. Ce pauvre bougre d'Alfred ! c'est étonnant comme j'y pense et toutes les larmes non pleurées qui me restent dans le cœur à son endroit. Avons-nous causé ensemble ! Nous nous regardions dans les yeux, nous volions haut ! Prends garde, c'est qu'on s'amuse de s'embêter ; c'est une pente... Allons donc, petiot ! Gueule tout seul dans ta chambre. Regarde-toi dans la glace et relève ta chevelure. » Ce texte marque nettement l'ambivalence des sentiments de Gustave pour Alfred. D'abord, c'est un refus énergique de l'« embêtement » sous toutes ses formes : c'était le maître qui s'ennuyait et qui attirait le disciple dans son ennui : « J'ai partagé le poids de plus considérables. » Gustave, fasciné, n'en mourait pas moins de peur : si « rien, en ce genre, ne peut plus (lui) faire peur », c'est qu'il a l'expérience de quelques frousses mémorables qui l'ont blindé. Que craignait-il donc ? De trop bien réussir l'identification du vassal au Seigneur. Il le dit ici même : « C'est une pente. » Pour un peu, il ajouterait comme un Joseph Prudhomme : « Pente savonneuse ! Pente fatale ! » Cela veut dire qu'il redoutait de rejoindre Alfred dans sa redoutable anorexie et, convaincu de la vanité de tout, même de l'Art, d'atteindre pour finir le point de non-retour, l'inertie de l'aiguille toujours à zéro. D'ailleurs l'ennui de Le Poittevin n'était pas sans complaisance : « On s'amuse à s'embêter. » Où donc l'a-t-il conduit, cet embêtement dirigé ? Au mariage et à la mort. Tout à coup, Flaubert s'avise qu'il va trop loin : sans transition, il revient à son refrain coutumier : « Avons-nous causé ensemble ! Nous volions haut ! » Il s'agit des fameux entretiens du jeudi. Mais d'abord, Gustave exagère : ces entretiens, commencés en 34 ou 35, n'ont pas duré douze ans puisque le Seigneur est parti pour Paris vers 38 et que, lorsqu'il en est revenu, le Vassal était sur le point de partir. Vers cette époque, au contraire, leurs relations commencent à s'espacer et à se détendre. Cette simple remarque suffit à nous faire comprendre que Flaubert se prépare à renchérir sur son insincérité : nous connaissons la musique. Ce n'est point qu'il mente, lorsqu'il écrit « Nous volions haut » : il le croit ou voudrait le croire. Mais il n'en demeure pas moins que ces mots, rajoutés à la hâte, ont pour office de corriger la mauvaise impression que Gustave craint d'avoir fait sur l'Alter Ego. Par le fait, vole-t-on si haut quand on fait bouillonner l'ennui au foyer d'une chambre close ? Inversement, les discussions philosophiques, si les interlocuteurs brûlaient d'un même feu, n'étaient-elles pas de nature à diminuer leur embêtement ? En vérité, ces trois lignes sans rapport logique avec le propos général – et qui viennent ici comme mars en carême – nous livrent à son insu la véritable pensée de Gustave, celle qu'elles ont mission de dissimuler : les idées de haut vol qui naissaient de l'ennui – et l'accroissaient constamment – aboutissaient toutes à l'« inepte parole » que Bouilhet lui a renvoyée. Les revues générales et systématiques entreprises par les deux amis étaient machinées de telle sorte qu'elles conduisaient inévitablement à la même conclusion, à cet « à quoi bon ? » inepte et monotone qui émanait de l'aîné et que celui-ci imposait au cadet. Gustave l'a échappé belle : un archange pervers – qui contestait paresseusement l'Univers entier à seule fin de justifier son oisiveté – a bien failli l'entraîner dans sa chute scandaleuse. Quelle revanche : survivre ! Le Maître se trompait, ses vues cavalières et panoramiques étaient fausses puisqu'elles l'ont conduit au mariage. À Bouilhet, grenouille qui veut se faire aussi grosse qu'Alfred, Gustave déclare sans ambages : « Comme je voudrais être là pour t'embrasser sur le front et te flanquer de grands coups de pied au derrière » et c'est comme s'il disait : « Des coups de pied au cul, voilà ce que mon ex-Seigneur méritait ; voilà ce qu'il eût fallu pour le guérir. » On comprend dès lors son soulagement quand, en 1852, il peut déclarer à Louise – sans en être encore tout à fait sûr : nous avions deux natures distinctes ; un abîme nous séparait. Cela signifie, en vérité, qu'il s'est délivré de l'emprise du ci-devant et que très naturellement, comme Maxime, « il suit maintenant sa voie ».
Ces deux lettres sont des chefs-d'œuvre d'insincérité : Gustave y cache et dévoile tour à tour ses sentiments. Mais quand sa pensée se laisse surprendre, il faut reconnaître qu'elle est d'une rare lucidité ; il est vrai : les deux amis ont des natures distinctes et tout ce qui paraît les rapprocher, en fait, les éloigne l'un de l'autre. L'influence d'Alfred sur Gustave est profonde et sera durable, mais, loin de transformer celui-ci en un épigone de celui-là, elle achèvera de le changer en lui-même, par une double frustration que nous allons étudier.
Qu'est-ce que le jeune garçon demande à son aîné ? Un don qui permette de lui rendre hommage ; autrement dit, assez d'amour pour que l'enfant soit justifié de l'aimer éperdument ; une valorisation, autrement dit, assez d'estime pour que le mal-aimé, qui ne s'estime guère, soit justifié de s'estimer un peu plus ; l'être : on sait que celui de Gustave est aux mains des autres ; imaginaire, le cadet Flaubert n'a de réalité que pour eux et par eux ; le malheur, c'est qu'ils lui sont souvent hostiles – ou du moins il les croit tels – et qu'il leur rend bien leur inimitié ; et puis ils sont secrets et Gustave ne peut ni ressentir ni savoir ce qu'il est à leurs yeux. S'il se donne entièrement à Alfred, comme Achille au docteur Flaubert, s'il vit de sa vie, s'il le sert et si son nouveau Seigneur le regarde, l'adolescent pense qu'il aura enfin la jouissance intuitive de son être et la connaissance de sa vérité ; surtout, il va grimper pour de bon et se placer au-dessus de ceux qui l'abaissaient. Voilà ce qu'il espère ; cela lui sera-t-il donné ? Pour le savoir, il faut reprendre dès le commencement l'histoire de leur amitié.
Nous savons que leurs relations deviennent intimes vers 1835, quand le cadet a treize ans et l'aîné dix-huit et que leur amitié n'a jamais été plus vive qu'à cette époque. Cette différence d'âge est de grande importance. D'abord parce qu'elle ajoute un trait frappant au caractère d'Alfred : ils sont rares, les très jeunes hommes qui font leur compagnie d'un enfant. On dira que cet enfant était Gustave Flaubert. Mais justement non. Si nous ne voulons pas céder à l'illusion rétrospective, il faut bien reconnaître que cet écolier criard et fermé, malgré de très évidentes qualités, ne portait pas au front de signe. Nous le savons, nous, que l'amertume, la rage et le désespoir bouleversaient la sensibilité profonde du petit. Mais il l'a dit lui-même, plus tard : « Le secret de tout ce qui vous étonne en moi... est dans ce passé de ma vie interne que personne ne connaît. Le seul confident qu'elle ait eu est enterré depuis quatre ans46... » Ce qui signifie que l'enfant ne se livrait pas facilement : pour qu'il se fût ouvert à Alfred, il a fallu que celui-ci fît les premiers pas, découvrît en lui des passions, une intelligence très vive malgré la médiocrité des succès scolaires et, comme on disait alors, le tragique sous le grotesque affecté. Il a fallu surtout qu'il aimât ce petit garçon contre les hommes. Contre leurs affairements, leur vivacité d'esprit, il lui plaisait de se mirer dans cette âme sombre et violente, encore obscure à elle-même. Contre le savoir et la culture il cherchait en Gustave la virginité de la pensée.
Mais Gustave lui-même ? Peut-on imaginer l'enivrement du mal-aimé qui voit venir vers lui un prince de ce monde, un homme, presque aussi vieux qu'Achille, qui se détache du monde des adultes pour aller le rechercher chez les petits, lui, cadet de famille méprisé et frustré par les aînés ? Nul doute, cette fois, qu'il ait été élu. Son orgueil d'écorché vif, nous savons qu'il le défend contre un sentiment douloureux d'infériorité : or voici qu'on vient à lui et qu'on l'aime pour ce qu'il est. Avec quel fol élan il se donne à son nouveau maître. Dans quelle mesure l'amour qu'il lui porte est-il homosexuel ? Dans son excellent article « Le Double Pupitre », Roger Kempf a très habilement et très judicieusement établi l'« androgynie47 » de Flaubert. Il est homme et femme ; j'ai précisé plus haut qu'il se veut femme entre les mains des femmes, mais il se peut fort bien qu'il ait vécu cet avatar de la vassalité comme un abandon de son corps aux désirs du Seigneur. Kempf fait de troublantes citations. Celles-ci, en particulier, qu'il relève dans la seconde Éducation : « Le jour de l'arrivée de Deslauriers, Frédéric se laisse inviter par Arnoux... » ; apercevant son ami : « il se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux » ; et : « Puis Deslauriers songea à la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui “un charme presque féminin” ». Voici donc un couple d'amis où, « d'un tacite accord, l'un jouerait la femme et l'autre l'époux48 ». C'est à raison que le critique ajoute que « cette distribution des rôles est très subtilement commandée » par la féminité de Frédéric. Or Frédéric, dans L'Éducation, est l'incarnation principale de Flaubert. On peut dire, somme toute, que, conscient de cette féminité, il l'intériorise en se faisant l'épouse de Deslauriers. Fort habilement, Gustave nous montre Deslauriers troublé par sa femme Frédéric mais jamais celle-ci se pâmant devant la virilité de son mari49. Les lettres d'Alfred rendent parfois un son curieux : « Je viendrai te voir lundi sans faute, vers les 1 heure. Bandes-tu ? » « Adieu, vieux pédéraste ! » « Je t'embrasse le Priape. » « Adieu, cher vieux, je t'embrasse en te socratisant50. » Il m'apparaît que l'usage épistolaire de ces « tournures » marque clairement qu'elles ne se référaient à aucune pratique réelle. D'autant que, finalement, il s'était généralisé et semble avoir été adopté, entre 42 et 45, par toute la petite bande des camarades de Flaubert : celui-ci avertissait Alfred que Du Camp le socratisait (ce qui équivalait, sans aucun doute, à cette autre formule : « Maxime se rappelle à ton bon souvenir ») et Alfred répondait : je le sodomise. Des plaisanteries, donc. Mais non pas innocentes : entre des garçons de plus de vingt ans, ces joyeusetés pédérastiques ne sont pas coutumières. Au reste, quoiqu'elles tendissent à devenir le bien commun du groupe, elles y ont été introduites par le couple et, vraisemblablement, surtout par Alfred. On remarquera que celui-ci se donne le rôle actif : c'est lui qui caresse et socratise. N'est-ce point qu'il a conscience du trouble féminin qu'il provoque chez Gustave ? Ou mieux : qu'il a provoqué. Quand ils échangent ces lettres, les deux amis sont fort éloignés l'un de l'autre. Et nous trouvons, plus tard, dans la Correspondance de Flaubert, cette confidence51 : « Est-ce que (David) ressemblerait au roi musicien de la Bible que j'ai toujours suspecté d'avoir pour Jonathan un amour illicite ?... Un homme aussi sérieux, du reste, doit être calomnié. S'il est chaste, on le répute pédéraste ; c'est la règle. J'ai également eu dans un temps cette réputation. J'ai eu aussi celle d'impuissant. Et Dieu sait que je n'étais ni l'un et l'autre. » Dans ce texte, ce n'est pas tant la dénégation qui compte (d'autant que Gustave, de son propre aveu, fut bel et bien dix-huit mois impuissant52), c'est le renseignement qu'il nous donne : il a passé pour pédéraste. Quand ? « Vieux pédéraste » lui dit Alfred quand précisément Flaubert, courant les garces et les bordels, entend prouver qu'il n'est ni impuissant ni homosexuel. En d'autres termes ce n'est point sa chasteté qui est à l'origine de cette réputation calomnieuse. À moins que celle-ci ne remonte au temps de son adolescence : dans les Mémoires d'un fou il raconte que sa première expérience sexuelle l'a dégoûté des rapports charnels et de lui-même ; n'a-t-il pas, dans ces conditions, résisté longtemps à ceux qui voulaient l'entraîner dans les lupanars rouennais ? Mais puisque Alfred, son seul confident, se fait quatre ans plus tard l'écho de cette rumeur, on imagine facilement qu'il sait à quoi s'en tenir. Il paraît donc vraisemblable que le cadet a plus ou moins explicitement désiré compléter leur amitié par une union charnelle dans laquelle Alfred eût joué le rôle du mâle. Et que, si on l'a « réputé pédéraste » à l'époque, c'est en raison de son attitude envers son ami.
Disons-le tout de suite : selon toute apparence, son attente passive et troublée a été déçue. Certes, il était beau, à l'époque, il avait le charme ambigu de l'adolescence ; Alfred était à l'âge où les désirs sont encore incertains : rien ne dit qu'il n'a pas été aussi séduit – comme Deslauriers par Frédéric – par le charme féminin qui se dégageait de ce jeune corps. Mais s'il y a eu des attouchements, des contacts sexuels, quelques séances de masturbation réciproque – ce dont je doute –, tout a cessé très vite. La raison en est qu'Alfred a trop de virilité pour s'intéresser longtemps aux garçons et trop de passivité féminine pour se plaire à jouer les homosexuels actifs. À partir de 1838, au plus tard, il a découvert ses goûts véritables : recevoir les caresses d'une femme vénale et humiliée, voilà son affaire. Son homosexualité, si tant est qu'elle soit vraiment prononcée, est, elle aussi, tout à fait passive : ses lettres le prouvent, il aimerait se faire voir par Gustave quand il jouit, pâmé, et savoir que le spectacle de cet abandon fait bander le voyeur-malgré-lui. Mais ce n'est guère qu'un fantasme : il décrit ses voluptés pour les compléter par le trouble qu'elles provoqueront, deux jours plus tard, en province ; c'est s'isoler : il ne donne ni ne partage rien ; tout au contraire, il frustre, s'offrant et se dérobant tout ensemble.
Malgré le nombre des citations et l'ingéniosité de Roger Kempf53, nous restons ici dans le domaine des conjectures. Mais, dans le fond, cela n'importe pas tant. Le fait est que l'amitié, pour Gustave, est totalitaire et non réciproque. Elle commence par un serment (il projetait, dans son adolescence, d'écrire un conte dont nous connaissons le titre : « Le Serment des amis ») qui n'est autre que l'hommage, elle implique le don seigneurial et la fidélité, corps et âme, du vassal ; pour être complète, elle devrait impliquer la cohabitation54, le travail en commun sinon la collaboration, le célibat, etc. Si Gustave a ressenti sexuellement ces exigences comme un désir d'être possédé par Alfred, ce n'était que la totalisation charnelle de leur liaison : non point sa vérité mais une de ses vérités. Et la frustration amoureuse traduisait en termes corporels une frustration générale. Disons que celle-ci pouvait s'incarner en celle-là et tout aussi bien de cent autres manières. Gustave veut bien être l'amant ; encore faut-il que l'aimé ait quelque besoin de lui, ne fût-ce qu'à la façon dont on dit que Dieu a besoin des hommes. À tout le moins souhaite-t-il ne pas sentir qu'aux yeux d'Alfred, Baudry, Boivin, Chevalier et lui-même sont interchangeables. Après tout, c'est le Seigneur qui l'a distingué. Or c'est ici que le malentendu commence : ce que réclame le cadet, l'aîné est, par constitution, incapable de le lui donner. Un passage de leur correspondance m'a frappé : nous sommes en 42, le 23 septembre, la famille Le Poittevin est à Fécamp, comme chaque année, celle de Flaubert à Trouville. Gustave a tenté d'imiter Alfred ; il lui écrit fièrement qu'il n'a fréquenté de toutes les vacances qu'un enfant et un idiot. Nous savons déjà ses raisons : l'enfance le fascine – et tout autant l'idiotie et la « bestialité » ; il retrouve en elles le monde fruste et terrestre de ses anciennes rêveries. Et puis il lui plaît aussi d'imiter son maître et de nouer ces amitiés contre les hommes. S'il se souvient encore du temps où il se croyait, à treize ans, l'objet de l'attachement peut-être fasciné d'un grand garçon de dix-huit ans, que doit-il penser de la réponse doucement implacable du fils Le Poittevin :
« Si tu fais à Trouville ta compagnie d'un matelot stupide et d'un enfant de huit ans, c'est bien, mais au-dessous de moi qui ne la fais de personne. »
Alfred plaisante ? À peine : il dit plaisamment ce qu'il pense. Fréquenter un enfant, c'est un moment de l'ascèse dont l'aboutissement doit être la solitude totale. Il est vrai que la lettre est écrite cinq ans après la période vivante de leur amitié : celui qui, vers 35-36, s'est attaché Gustave comme disciple permanent, c'était le byronien maudit ; et qu'attendre à présent du styliste qui a pris le parti de l'impassible immobilité ? N'empêche : on aura senti je ne sais quelle suffisance dans ce badinage – et qui remonte loin. Alfred estime Gustave, sans aucun doute, mais avec un sentiment très accusé de sa propre supériorité. Ce sentiment se retrouve partout. Bien sûr il y a des déclarations d'amitié – sèches et rares. Par exemple : « Reviens donc. J'ai soif de toi ; nous sommes deux trappistes qui ne parlons que quand nous sommes ensemble. » Ou encore : « J'ai grande envie de te revoir ; il y a malgré tout quelque chose qui saigne en nous quand nous sommes longtemps éloignés. La distraction empêche d'abord de le sentir mais nous ne sommes pas longtemps distraits et l'habitude se réveille. » On aura noté le « malgré tout » et le « longtemps ». Si la séparation ne dure pas trop, la distraction suffit à masquer ce qui n'est qu'une habitude. Si celle-ci finit par se réveiller c'est qu'Alfred ne s'amuse jamais de rien, n'est « pas longtemps distrait ». Et cette étrange restriction – dans la même lettre, une des plus amicales :
« Quand pourrons-nous... causer un peu
« comme deux vieux amis...?
« J'en ai grande envie pour ma part. Je t'aime beaucoup, mais je dois te sembler parfois bizarre. C'est un travers de gens très heureux ou très malheureux. » Pourquoi ce « mais » sinon pour répondre d'avance à une accusation d'indifférence ? De fait Alfred n'écrit guère. Des trente-sept lettres qui nous sont restées, presque toutes – à part les cinq premières – commencent par des excuses :
No 6 : « Je te demande mille fois pardon mon cher ami de l'oubli où j'ai paru te laisser... »
8 décembre 42.
No 7 : « Je suis vraiment honteux mon cher Gustave de mon retard avec toi ; mais je suis très occupé, très paresseux, très ennuyé... »
30 décembre 42.
No 8 : « Je suis vraiment honteux de ma conduite envers toi... Nous faisons des promesses mais nous les tenons malaisément... (et après quatre ou cinq lignes) je t'écrirais plus longuement mais...
18 mars 43.
No 10 : « Je viens d'apprendre que tu es furieux contre moi... »
15 mai 43.
No Il : « J'ai vraiment à te demander pardon, mon cher Gustave, de mon long et coupable silence... »
7 juin 43.
No 12 : « Si je ne t'ai pas écrit plus vite, carissimo, ce n'est pas précisément que le temps m'ait manqué : le courage seul m'a fait défaut, comme d'ordinaire... »
25 juillet 43.
Il s'excuse aussi de sa maladie (« étant toujours malade... ») mais Flaubert n'y croit guère : à la réception de la lettre du 7 juin 43 il écrit à Caroline avec un mélange d'inquiétude et de méfiance : « Alfred n'a-t-il pas été malade ? Était-il malade réellement ou simplement indisposé ? Ce gredin-là m'écrit si rarement qu'on ne sait jamais comment il vit ni ce qu'il devient55. »
No 15 : « Pardon de cette petite lettre, mon cher Gustave, mais...
23 septembre 43.
No 18 : « Quel que soit le plaisir que j'éprouve d'habitude à lire tes lettres, j'ai vraiment éprouvé un moment de remords en lisant celle que je viens de recevoir. Ce n'est pas que je ne pense à t'écrire... », etc.
14 décembre 43.
No 19 : « Si je t'avais semblé, mon cher enfant, m'écarter un peu de toi depuis quelque temps, c'est que... »
No 23 : « J'ai un peu tardé à t'écrire, cher vieux, parce que j'ai beaucoup travaillé... faire de l'Art, c'est aussi penser à toi. »
15 septembre 45.
No 25 : « Il y a longtemps que j'ai pensé à t'écrire, mon cher Gustave, mais ce n'est pas seulement ma paresse bien connue qui m'a retenu, il a fallu écrire à mes deux familles tout au moins quelques lignes et à diverses reprises... »
9 septembre 46, Florence.
No 26 : « Il faut avoir quelque indulgence pour un ami paresseux... »
17 avril 47.
No27 : « Ce serait grande honte de tarder, ainsi, cher ami, à t'envoyer la lettre promise (si je ne m'étais remis à Bélial). »
13 septembre 47.
Les lettres qui suivent, dans le recueil de Descharmes, non datées, sont à l'avenant. Quand ils sont tous deux à Rouen, il écrit souvent pour décommander le rendez-vous :
No 28 : « Je n'ai pu t'aller voir aujourd'hui... cela m'est impossible demain... »
No 29 : « J'ai été dérangé tous ces jours... » No 30 : « Je me vois forcé de te faire défaut demain... »
No 31 : « J'ai un peu tardé à t'écrire... »
No 32 : « ... Je m'étais arrangé (pour entendre ton roman)... Vendredi une affaire survient à mon père. Le tien qui l'avait vu le savait, j'ai pensé qu'il te le dirait56. Je suis allé chez M. Sénard qui était absent. Il a fallu retourner samedi... Sénard m'a remis à aujourd'hui... Je viendrai demain mais avec Levesque et Boivin. Mercredi je suis retenu, je ne pourrai donc être libre que jeudi, et encore, ne te pouvant promettre que ma bonne volonté pour vendredi ou samedi ; je crois cependant qu'il n'y aurait pas d'ennui. »
Et quelle hauteur quand le malheureux Gustave se permet de protester ! Le 15 mai 43 :
« Je viens d'apprendre que tu es furieux contre moi, que tu adresses à Déville, par le facteur, des volumes d'injures qu'on me renvoie ; la chose est burlesque et mérite d'être expliquée... » (Suit une « explication » peu convaincante et dont le mérite, aux yeux d'Alfred, est de mettre toute la faute au compte de Gustave). Il ajoute : « Quant à moi en pareil cas, si j'avais eu quelque chose d'intéressant, comme tu dois avoir, à t'écrire, j'aurais remis à plus tard une mercuriale mais je t'aurais donné signe de vie. Je crois qu'en ne le faisant pas tu as eu tort et que tu t'es gourmé fort sottement ; je veux bien te le passer mais c'est un peu d'un homme abruti, probablement par les excès dont j'espère que tu vas te décider à m'envoyer la relation. »
Un peu plus tard, le 8 mai 44, nouvelle explication, nouvelle mercuriale :
« Si je t'avais semblé, mon cher enfant, m'écarter un peu de toi depuis quelque temps, c'est qu'il m'avait paru que de ton côté, dans une occasion récente, j'avais trouvé moins de franchise que je n'en attendais. Cela m'avait fait te cacher différentes choses que sans cela j'aurais été tout prêt à te dire. Il m'avait été triste d'agir ainsi, mais je serai heureux de m'être trompé. »
Le ton frappe d'autant plus que la « crise » de Gustave était survenue trois ou quatre mois plus tôt et qu'il était loin d'en être guéri. D'ailleurs Alfred ajoute sèchement : « Envoie-moi un prompt détail de ton état. J'espère que la campagne et la mer t'auront presque remis. » La fin de la lettre est plus froide encore : « Adieu, mon cher Gustave, rétablis-toi et compte toujours sur moi et nunc et semper. Des nouvelles de ta sœur qui était encore souffrante quand elle a écrit à Laure57. Mes amitiés aux tiens. »
De la condescendance, de la sévérité : aucun souci vrai de la maladie de Flaubert. Celui-ci pourtant, quand il la sentait venir, en avait sans nul doute parlé à Alfred ; il avait dit, en tout cas, son état subjectif : le Maître n'y fait pas même allusion, il veut un bulletin de santé. Il est vrai qu'il ajoute :
« Je ne sais quelle fatalité nous suit mais on dirait que quelque chose cherche à jeter entre nous les obstacles, sauf que tout cela aboutit à un brin de paille par où on voudrait arrêter deux mers qui se réunissent. Pourquoi ne nous sommes-nous donc jamais trouvés à Paris réunis ? On dirait que cette ville ne veut pas nous abriter ensemble jusqu'à ce que l'heure soit venue qu'il faudra bien qu'elle nous reçoive. Espérons-le au moins. »
Mais tout le passage sonne faux, désagréablement. La première phrase, c'est de la littérature : rien ne ressemble moins que les deux amis à deux mers qui se réunissent. Gustave, à la rigueur, pourrait dans sa passion se comparer à un torrent. Mais le calme quiétiste de Fécamp n'a pas la violence d'une masse d'eau en mouvement. À moins qu'on ne veuille appeler océan cette immense lagune.
Non : à bien lire, Alfred refuse la réciprocité et semble d'autant plus s'y dérober qu'ils avancent en âge. 13 ans, 18 ans : voilà qui fonde une hiérarchie. 23 ans, 28 ans : le lien de vassalité tend de lui-même à se transformer en un rapport démocratique. Or c'est de ce lien d'égalité que l'aîné ne veut à aucun prix. Par orgueil ? Certainement. Mais pas seulement pour cela : cet homme de la dépense et du superflu, ce pur consommateur, ce schizoïde n'est aucunement fait pour la communication ; il n'a rien à recevoir et rien à donner. Les réserves et les dérobades de 42-48 permettent de mieux comprendre ce qu'il cherchait en Gustave vers 34-38.
Il a préféré le petit garçon non pas malgré son jeune âge mais à cause de lui. Rappelons-nous qu'il lui dira un jour : « Sais-tu qu'il est dur de ne jamais penser tout haut ? » La phrase est claire, Alfred eût pu écrire : « de ne parler à personne », « de ne communiquer sa pensée à personne ». Mais non : il ne va pas jusque-là. Ce qu'il souhaite, c'est parler à voix haute devant quelqu'un qui soit suffisamment conscient pour donner sa consistance au mot proféré, suffisamment perdu pour ne pas risquer de devenir un juge ou même un témoin à part entière. Au temps des grandes conversations de l'Hôtel-Dieu Gustave remplissait à merveille l'une et l'autre condition. C'était ce que j'appellerai le témoin minimum ; il écoutait, enthousiaste et passif, sans jamais contredire ni altérer les exercices spirituels d'Alfred par des préjugés. S'il intervenait, s'il dépassait parfois l'aîné, c'était par passion : le Maître faisait dédaigneusement le procès du monde et le Disciple criait de rage et de dégoût. C'est justement ce que voulait Alfred : ce cœur sec n'avait pas besoin d'aimer – tout ce qu'il avait d'amour, il l'avait bloqué sur sa mère et enseveli ; il souhaitait être aimé d'un enfant, comme si la sensibilité d'un autre, vampirisée, pouvait devenir sa sensibilité en tant qu'autre ; il se plaisait à faire naître le scandale et le malheur dans ce jeune cœur comme s'il dotait ainsi sa propre pensée, pure et vide, d'une profondeur affective dont elle manquait jusque-là. Alfred, Narcisse nonchalant, s'aimait par le truchement de Gustave : il n'avait nul besoin d'éprouver ses idées, de les affronter à celles des autres, par la raison qu'elles étaient siennes et qu'il ne pouvait produire que celles-là. Il ne se souciait pas de passer de la certitude subjective à la vérité : il chargeait Gustave de lui fournir par son admiration une certitude consolidée. Cela veut dire qu'il ne sortait qu'à demi du subjectif : ce qui le ravissait, c'était de sentir le poids qu'avait pour un autre la moindre de ses maximes. Compris à moitié, adoré, il prenait à ses propres yeux je ne sais quel adorable mystère : le stoïcisme du Maître, abstraite et stérile négation de la vie, a toujours besoin de se dissimuler son formalisme. Gustave aimait une figure de chair, avec une voix, de la physionomie ; par cet amour le Maître ressentait sa voix, sa physionomie comme la matière concrète de l'Idée.
Dans cette amitié – que seul Alfred put décider – je vois aussi de la prudence : nous savons que cet esthète, par son identification à sa mère, est contraint à des compromissions mondaines. S'il redoute un juge, c'est qu'il a peur, obscurément, qu'on ne dévoile la contradiction de ses principes et de ses actes et, plus profondément encore, qu'on ne mette au jour cette vérité partielle : son mépris universel sert à justifier son conformisme. Gustave est naïf, coincé par sa famille : l'enfant ne découvrira pas le sens réel des activités du Maître. Celui-ci veut bien, quand il lui plaît, railler ou blâmer ses parents : il les a mis entre parenthèses et sauvés des eaux. Il lui faut un ami qui ne pousse pas l'entreprise de subversion jusqu'à contester sa vie en famille. Quand Lengliné se moque de Flaubert et chuchote que les petites filles le consoleront, à Paris, de son exil, Alfred se sent attaqué lui-même : il défend les liens de famille contre la bêtise d'un mufle. Et, là encore, c'est aux limites du vassal qu'il attache du prix.
Telle est l'origine de la mystification : élu, l'enfant se sentait valorisé. Or Alfred ne voyait en lui qu'un disciple vierge et borné qu'il formerait avant que le commerce des autres ne le déformât. Pour le Seigneur, celui-ci n'est qu'une moitié d'homme : il n'aime en lui que la réceptivité, cela veut dire qu'il ne tient qu'à soi-même. Narcisse peut mirer son visage dans une jeune rivière. Par cette raison, l'âge d'or de cette amitié remonte aux enfances de Gustave. Dès que celui-ci devient un interlocuteur valable, il perd aux yeux de son ami tout attrait : choisi contre la communication, le Disciple peu à peu devient plus exigeant et, au nom de ce choix même, il demande à communiquer avec le Maître. Alfred s'y refuse : n'ayant aucun progrès à faire, il juge toute contestation oiseuse. Le cadet à présent connaît l'aîné par cœur et en comprend parfaitement les idées ; plus de mystère. Certes il ne discute pas encore : mais il pourrait discuter, qui sait ? Juger ? Alfred ne tolérerait pas qu'on le jugeât, fût-ce au nom de ses propres principes. Il s'éloigne. D'une certaine manière on peut dire qu'il passe son temps à se dérober. D'où la pénible impression, chez Gustave, de se dévaloriser en prenant des années. Alfred l'a aimé enfant pour son enfance et contre les adultes ; à mesure que leur différence d'âge perd son importance, il voit davantage en lui un adulte futur et tend à l'aimer moins. C'est à la fois pour le rappeler à l'enfance perdue et pour le tenir à distance qu'il s'obstine, dans ses dernières lettres, quand Gustave est majeur depuis longtemps, à l'appeler « mon cher enfant », formule qui devait fortement déplaire au destinataire et qui, en effet, aux yeux d'un témoin qui n'est ni juge ni partie, trahit un état d'esprit fort déplaisant. Loin qu'Alfred ait besoin de Gustave, il s'en éloigne de plus en plus comme d'un complice qui en sait trop. Il lui préfère, à la fin, la solitude ou n'importe qui, mais dans le salon de sa mère, Lengliné, Boivin, Ernest. Non qu'il leur trouve de l'intérêt ; au contraire, parce qu'ils ne comptent pas : avec eux, il reste seul, imite la femme qui jouit, drague, boit, écoute leurs sornettes en riant mystérieusement et ne se livre pas. Ce qui l'écarte de Gustave, c'est à la fois le souvenir de leur intimité passée et la forte personnalité de son ami, qui s'affirme chaque jour un peu plus. Dès que celui-ci cesse d'écouter passivement le monologue d'Alfred, nous avons affaire à un dialogue de sourds. Voici, par exemple, les exhortations de Flaubert, farouches, plébéiennes, pratiques : « Ne pense qu'à l'Art, qu'à lui et qu'à lui seul car tout est là. Travaille, Dieu le veut : il me semble que cela est clair58... Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu'à l'aisselle et taille ton marbre comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue en riant sur sa tâche59... Envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec si ce n'est pas ton intelligence60... » Et voici quelques réponses d'Alfred : « J'ai parfaitement écarté dans tout plan d'avenir ce qui n'est pas moi... La principale question c'est d'être artiste. J'admire ta sérénité. Tient-elle à ce que tu es moins détourné que moi, moins assailli par l'externe ou bien est-ce que tu as plus de forces ? Tu es toujours heureux de te sauver par un moyen que j'aurais aussi et auquel je n'ai pas eu jusqu'ici l'envie de me cramponner. Je ne veux plus de la gloire que je cueillerais peut-être en avançant la main... »
Visiblement, les deux hommes ne se comprennent plus, bien qu'ils emploient encore l'un et l'autre les mots clés qui les charmaient autrefois. Flaubert s'agace : son ami n'a paru le valoriser que pour le dévaloriser plus profondément. L'adolescent a cru que le regard du Maître lui conférait enfin son être : il s'aperçoit que celui-ci ne regarde rien ni personne, ne l'a peut-être jamais regardé, qu'il n'a d'yeux que pour lui-même. En face de cet aveugle, Gustave, dépouillé de sa réalité, se sent retomber dans l'imaginaire. Sa déception profonde n'est certainement pas étrangère à sa crise de 44 ; c'est ce que tend à montrer la lettre d'Alfred, datée du 8 mai suivant : on y trouvera la preuve que les deux jeunes gens se reprochaient alors leur manque de franchise. Mais nous ne pouvons comprendre leurs divergences croissantes qu'en étudiant l'autre frustration que leur triste amitié impose à Gustave.
À la différence de son maître, le cadet n'est pas un « homme du superflu » ; c'est que le superflu n'existe pas chez les Flaubert – et, pas davantage, la consommation pure. Gustave est embarqué dès le premier âge dans l'entreprise familiale. Cela suffit à lui donner fondamentalement la structure d'un « homme du nécessaire ». Voilà ce qu'il nous faut expliquer d'abord.
Depuis le début du siècle, les classes moyennes s'accroissent : elles commencent à peser indirectement sur les décisions de la classe dirigeante et la conscience de ce pouvoir naissant leur fait amèrement sentir leur impuissance politique. Les plus radicaux de ses membres seront républicains dès 1830 ; la majorité reste dépolitisée. Son problème est socio-professionnel : prélevée par les riches sur les masses, elle ne peut conserver ses privilèges qu'en les consolidant et qu'en les augmentant sans cesse. Intermédiaire entre les classes « défavorisées » et les classes dominantes, née des appels d'air qui la rapprochaient des cimes sans lui permettre d'y atteindre, elle connaît à la fois sa dépendance, d'où l'ambivalence de ses rapports avec les nantis – et sa qualité – d'où sa haine de classe pour les travailleurs manuels. J'appelle le représentant des classes moyennes en formation un homme du nécessaire pour l'opposer aux hommes du besoin. Ceux-ci sont les esclaves de la faim, celui-là, grâce à l'accumulation croissante du capital, est mis en possession des moyens d'assouvir la sienne. Cet homme a le nécessaire. Mais par cette raison même il y est aliéné : pour éviter les chutes et les rechutes, pour écarter de lui cette contrainte par corps, le besoin physique, il trouve dans le social sa nécessité. Sa tâche, mieux, son impératif catégorique est d'obtenir confirmation du statut octroyé. Mais il ne s'agit nullement d'un but : on améliore des positions, on pose des jalons pour une confirmation ultérieure et plus solennelle qui ne sera, elle-même, qu'un tremplin. La socialité, chez l'homme du nécessaire, bouleverse tout : il mange pour travailler, travaille pour épargner, épargne pour s'élever, s'élève pour travailler plus encore. Il ne s'arrête jamais à jouir ; le luxe et les biens de ce monde ne sont pas son affaire : il refuse jusqu'aux plaisirs qui se trouvent à sa portée ; mais sur les besoins aussi, il lésine : non seulement par économie mais pour démontrer qu'il s'est élevé au-dessus de l'existence simplement naturelle et qu'il ne partage plus les grossiers appétits des masses. Et c'est vrai : satisfaits d'avance, ses besoins se sont assoupis ; de toute manière, il a l'orgueil de ne s'en pas soucier ; c'est se priver d'un coup de ces fins urgentes et larges qui s'imposent à l'affamé et le mènent au combat. Quant à manger moins qu'un travailleur de force, l'homme du nécessaire peut y parvenir aisément : surtout quand il exerce son métier, comme il fait le plus souvent, dans sa boutique ou dans son cabinet. C'est l'homme-moyen par excellence : l'homme des moyens, l'homme des moyennes. Étranger aux fins réelles de la classe possédante, dont la principale est l'accumulation du capital, comme à celles des classes exploitées dont la plus impérative est alors l'assouvissement des besoins, il n'est, dans le procès social, jamais fin par lui-même (comme est obscurément encore l'homme du besoin quand il lutte contre l'exploitation qui tend à le réduire à n'être que le moyen essentiel de l'accumulation) ni – comme le capitaliste à ses propres yeux – moyen essentiel d'une fin absolue, c'est-à-dire du profit. Cet auxiliaire des bourgeois vit sur une part minime du profit, qu'ils lui concèdent en échange de services définis. En d'autres termes – qu'il soit avocat, médecin, ou notaire – il est moyen de moyens : sa fin propre est de restaurer les moyens sociaux ou de régulariser leurs rapports. Cela veut dire qu'il ne quittera pas sa fonction d'administrateur ou de commis et qu'il sera constitué par l'intériorisation de sa charge. Les termes initiaux et, tout autant, les termes ultimes d'une série pratique lui échappent : par la raison même que sa réalité sociale n'est jamais au commencement ni à la conclusion d'une entreprise ; il saisit clairement par contre les intermédiaires – moyens, moyens de moyens, apparences de fins qui deviennent moyens dès qu'on les atteint – parce que sa condition même est celle d'intermédiaire. Pas un souffle de liberté : il est paralysé par tous les systèmes qu'il a construits pour dissoudre la téléologie sans perdre l'ustensilité ; de là ce qu'on pourrait appeler son impératif majeur : « Agis de telle sorte que tu traites l'humanité en ta personne et en celle d'autrui comme un moyen et jamais comme une fin. » Du coup l'homme du nécessaire met son orgueil à devenir le meilleur moyen possible, il se donne, en connaissance de cause, l'être-moyen pour fin absolue et prétend régner sur le monde instrumental.
C'était la morale d'Achille-Cléophas : il tenait ses enfants pour les moyens dont il avait pourvu sa famille. De celle-ci, sans nul doute, il faisait un moyen de progrès pour la science et de la science, inversement, un moyen d'existence pour sa famille. Que l'orgueil de connaître, la curiosité des recherches singulières et passionnées l'aient tiré de cette fange et qu'il ait, savant, connu des fins absolues, telles que le savoir, et des jouissances de luxe, telles que la découverte, j'en suis sûr. Mais sa réalité profonde restait conditionnée par la médiocrité de l'improductif.
Gustave, pas plus qu'Achille, n'échappait à ce conditionnement. Toute sa gravité soutint et nourrit le sérieux morose de la famille. Enfant, il crut à tout, il se donna tout entier aux jeux sévères de l'épargne, on ne peut douter qu'il ne fût pénétré de ses responsabilités fondamentales. Pourvu qu'il arrachât un sourire à son père, le petit garçon ne demandait pas mieux que de devenir le moyen le plus décidé, le plus dépourvu de fins : par le fait, il l'était déjà. Le drame vint du « droit d'aînesse », des « sarcasmes » familiaux, du collège : Gustave eut la révélation amère qu'il n'était pas un bon moyen. Par cette découverte, il fut tordu, faussé, dévié ; la trame dont il était fait, toutefois, la substance Flaubert dont il était un mode mineur et monstrueux, comment se fût-elle changée ? C'était elle qui poussait à l'extrême ses contradictions : on supportera d'être un mauvais moyen si l'on se tient en soi pour une fin. Mais si l'on vous a fait moyen au départ ? Gustave demandait seulement d'être un instrument de première classe : c'est cela qu'on lui refusait, rien d'autre. Depuis le premier âge, il est déjà structuré par l'entreprise commune ; à travers l'aliénation au père, il s'est aliéné à l'organisation Flaubert : la vassalité – sa pulsion première – l'introduit, par élan féal, dans ce microcosme au travail ; l'utilitarisme, style de vie du Seigneur, est adorable, l'enfant l'intériorise, il en fera le plus profond, le plus étendu, le plus dur de ses massifs sous-marins. Tout cela, bien sûr, s'est fait sans mots : même à présent, l'adolescent n'a pas de mots pour désigner le soubassement sur quoi tout l'édifice repose et qui est antérieur à tout, même à l'« ambitieuse jalousie » qui le travaille. Par le fait, ce n'est pas d'une femme qu'il est jaloux ni de la gloire d'un capitaine, d'un auteur : c'est d'une charge honorifique et de l'argent qu'elle rapporte indirectement. Il est d'accord sur l'impératif Flaubert : cette organisation doit être à même de fournir le médecin le meilleur et le plus cher de Rouen ; en cas de décès subit, c'est elle encore qui doit pouvoir envoyer un autre de ses membres pour remplacer au pied levé le membre décédé. Son malheur commence donc à partir de cet accord originel : ses rages et ses désolations n'ont d'autre force que celle qui leur vient de sa frustration première ; on a vu qu'elles sont extrêmes : c'est donc que la frustration même est d'une extraordinaire puissance.
Naturellement, cette « ambitieuse jalousie » et les tendances qui la soutiennent, Gustave ne voit pas qu'elles sont des déterminations pratiques de l'utilitarisme : la vassalité, les élans féodaux, le désir de croire suffisent à masquer en lui l'arrivisme Flaubert dans sa lourde réalité. Quand il prend conscience de sa jalousie, tout est déjà détraqué : l'arrivisme se montre mais se sublime en désespoir ; de fait l'enfant se pose dans son instrumentalité et se découvre comme un outil mal fait qu'on va jeter au rebut. À partir de là, ses démêlés – intérieurs – avec la famille porteront sur l'exil où l'on maintient un enfant qui ne demandait pas à naître ; ses sentiments pour son frère exprimeront son écœurement devant l'injustice universelle. Élans refusés, sens exigeant de la justice : voilà ce qu'il verra dans son cœur, ce que nous verrons sur le devant de la scène. Mais le fond, c'est cet absurde infini : les fins-moyens devenant moyens-fins. On l'a soigneusement façonné, il a tout repris à son compte ; or il se trouve que de ce moyen conscient et organisé, personne ne veut faire usage. Il découvre l'inutilité mais non pas, à la manière d'Alfred, comme une arrogante gratuité : comme un moindre être, comme un refus objectif de l'utiliser. Partageant les principes et les passions de ses tortionnaires, il ne peut se délivrer par la révolte ; la négation, informulée, informulable – et partant sans effet réel – étouffe sous les fantasmagories du ressentiment. Qu'il cherche Dieu, qu'il dénonce l'aridité des certitudes paternelles, qu'il rêve de gloire ou de suicide, l'enfant n'en poursuit pas moins, jusqu'à la sortie du collège, un travail décevant, répugnant, obstiné : il veut être au moins l'égal d'Achille et, dans le même moment, son corps résiste et le trahit. Toutes les conduites, toutes les attitudes, tous les rêves de Gustave sont rigoureusement conditionnés par son être Flaubert ou, si l'on veut, par son caractère de moyen, et par son manque d'être singulier – c'est-à-dire par la sentence supposée du père qui ne le trouve pas assez Flaubert et du coup le détermine à n'être qu'un Flaubert de seconde catégorie. L'austérité de sa vie familiale reposait entièrement sur la passion utilitariste mais, du même coup, elle la lui dissimule : c'est la « vertu par complexion ». De la même manière, le Savoir du médecin-philosophe revêt l'entreprise d'une haute dignité presque désintéressée : la Science se voue à l'Universalité ; ainsi les progrès sociaux des Flaubert sont liés aux progrès de la Pensée ; l'enfant peut même s'imaginer sans mauvaise foi trop visible que ceux-là ne sont que les récompenses de ceux-ci et que le chercheur, poussé par le seul souci de connaître, accepte les distinctions ou l'argent sans y prendre garde, par modestie. C'est un thème qu'on rencontre parfois sous la plume de Flaubert – mais rarement : la Science enrichit, dans ses ouvrages. Et, surtout, ni dans ses premiers contes ni dans ses lettres, on ne trouve chez lui le véritable souci de connaître le monde. Ou plutôt, curieusement, tout se passe pour cet adolescent de quinze ans comme si l'univers de la Science était déjà connu. Il n'a pas de curiosité : à quoi bon raffiner sur le détail puisque les principes de l'ensemble sont établis. Tout étant su, c'est aux élans du poète et du philosophe qu'il incombe de faire le total. Autrement dit, l'ambitieuse jalousie de Gustave le porte à convoiter l'argent, les honneurs, une certaine qualité qui marque la supériorité des Flaubert sur les autres hommes ; mais – dégoûté par les aphorismes du père et les succès du frère aîné – jamais il n'a souhaité connaître pour connaître.
À prendre les choses par la base, il faut voir ses élévations, ses mépris, ses appels à Dieu, sa misanthropie comme des tentatives de diversion et de compensation qui restent, malgré tout, périphériques – à cette époque du moins. Ce jeune garçon veut faire carrière ; les outrances de son romantisme noir ne doivent pas – je l'ai dit – être prises à la légère. Mais il ne faut pas non plus qu'elles nous dissimulent le sérieux profond d'un garçon qui rêve de devenir un moyen notoire, un notable de sa bonne ville de Rouen. Il se plaignait, tentait souvent de disqualifier ces moyens-fins dont il savait d'avance qu'il ne les atteindrait pas. Mais ces truquages, ce recours à l'orgueil, à l'extase, loin de prouver son nihilisme nous dévoilent dès l'origine – au sens où l'on dit « soldat perdu » depuis le putsch d'Alger – un utilitariste perdu. S'il veut obliger sa famille et ses condisciples à payer au plus cher le mal qu'ils lui ont fait, s'il se détache de leurs intérêts grossiers et les voit s'abîmer à ses pieds, c'est justement parce qu'il est incapable de détachement. Ce vassal surnuméraire, pour s'arracher par en haut au monde des intérêts, a commencé par vouer sa vassalité refusée à ces grands absents, Dieu, la Noblesse du cœur, la Noblesse tout court, dont la non-présence lui paraît un régime très adouci de non-être. Mais, pour son malheur, l'élévation solitaire est pure irréalisation. Il pourrait en résulter un cycle à périodes courtes mais languide, le retour d'ascensions imaginaires suivies de retombées amorties par des dispositifs automatiques de freinage si l'envie, la hargne jalouse, la terreur de crever comme un rat pris au piège, l'arrivisme exaspéré et contré avec ses conséquences inévitables, la haine fratricide et la honte, la totale soumission à la famille et la répugnance invincible pour le sort qu'elle lui ménage, bref si toutes ces passions issues de sa condition sociale et de sa situation particulière n'avaient chauffé à blanc le système autodéfensif, rendant chaque jour les élévations plus ambitieuses et les chutes plus brutales sans donner pour autant à Gustave la puissance négative qui lui eût permis de se révolter. Quand Alfred se prend d'amitié pour lui, le cadet Flaubert a compris qu'il crèvera s'il n'apprend à dire non, à se contester, à contester tout ce qu'il respecte encore.
Le petit garçon est ébloui par son futur Maître : il voit en lui l'archange du refus. Le Poittevin, en effet, est dans sa période byronienne : il défie Dieu, c'est-à-dire le Père éternel ; aux yeux de Gustave, c'est le vaincu invincible. Vaincu : rien ne peut plaire davantage à l'enfant, victime d'une malédiction qui l'oblige à partir perdant. Invincible : c'est en cela qu'Alfred lui servira de modèle ; le Maudit, théologien magnifique, a la force d'opposer à son Créateur un indéfectible Non. La négation, c'est l'arme absolue : Flaubert veut se mettre à l'école de Satan pour apprendre à s'en servir.
Ici commence le malentendu : Alfred est byronien d'occasion. Il lui plaît, à l'époque, d'exprimer son malaise, ses rancœurs et son orgueil en condamnant l'« œuvre de Dieu » et en apostrophant le Créateur : nous savons que ses certitudes intimes, nées dans sa protohistoire, lui donnent la force d'affirmer et de nier catégoriquement. Mais la position du vaincu ne lui convient guère : la preuve en est qu'il cesse brusquement d'écrire. Certes la vie est par principe une défaite mais seulement pour ceux qui acceptent de la vivre ; Le Poittevin se sent la force de la refuser : « Vivre sans vivre » ; il tuera en lui « tout ce qu'il y a d'humain ». Gustave ignore qu'il y a deux négations : celle du Maître et celle de l'esclave. Alfred tente de pratiquer la première : il se met au-dessus de sa vie et, simultanément, il cherche à la détruire. Le voici donc qui remplace la révolte par une négation globale et tranquille : le monde des travaux et des peines s'abîme à ses pieds, le jeune homme sera tout à la fois un « Je pense » vide et un joyau superflu. Gustave réclame, lui, l'usage d'une négation patiente, laborieuse et corrosive qui s'attaquerait aux détails pris un par un sans mettre d'abord en question les principes inculqués ni les pulsions fondamentales. Homme du nécessaire, il a besoin de contester la situation qui lui est faite dans le milieu de la nécessité, au nom des valeurs mêmes que produit ce milieu. Sans doute espère-t-il vaguement qu'un renversement s'opèrera au terme de la contestation progressive, qui en sera la récompense. Mais il ne sait pas encore si sa victoire lui permettra d'échapper à l'entreprise nécessitaire ou de se rétablir en celle-ci avec toutes les dignités que son mérite lui confère. Pour tout dire, s'il devait choisir, il opterait pour la seconde solution : il souhaite avoir la force de dénoncer publiquement l'injustice dont il se pense victime mais cette dénonciation ne prendra tout son sens que si elle s'adresse aux hommes de la nécessité. En conséquence la négation doit être intérieure au système. L'idéal pour le mal-aimé rancuneux serait peut-être de démontrer, par l'exposé de son cas, que le monde est mauvais mais qu'il n'en existe pas d'autre et que, par conséquent, on tenterait en vain de s'en évader ou d'y changer quoi que ce soit. Par deux raisons : ce monde l'a blessé, ce monde pourra seul le guérir ; et puis l'enfant, quoi qu'il puisse dire, a intériorisé certaines normes qui font, à présent, partie de lui-même : il respecte le travail des « capacités », la Science, l'argent, la propriété. Ses premières œuvres en font la preuve : Garcia s'évanouit de rage mais ne songe pas à nier l'importance des honneurs et de la richesse : ils les veut pour lui-même, voilà tout. Ce que Gustave demande à son nouveau maître, c'est de changer son ressentiment craintif en révolte limitée.
Or il ne lui faut pas longtemps pour découvrir que, sous un byronisme d'emprunt, Alfred se maintient dans une négation universelle et figée de la vie et qu'il prend sur toute chose le point de vue de la mort, c'est-à-dire du Néant. Mais, lui dit doucement son Seigneur, c'est aussi celui de l'Être. Alfred lui tend les bras, souriant, gracieux, patient et si beau61 ; il ne demande qu'à élever jusqu'à lui son vassal. L'enfant est fasciné mais inquiet ; il veut s'identifier à cette grâce merveilleuse : c'est qu'il aime ; il ne demande qu'à s'abandonner aux mains de l'aimé : physiquement, sans doute, et moralement, c'est certain. L'aîné, c'est animus, le cadet anima. S'identifier, c'est trop dire : Gustave, plus modestement, demande à s'engloutir en Alfred : il ne sera son Maître – et bien partiellement – que dans la mesure où il se fondra en celui-ci. Fascination ou vertige ? Il ne sait : va-t-il voler ou choir dans un gouffre ? Se laisser avaler par Alfred, est-ce enfin trouver l'Être ou s'abolir ? Le Seigneur ne veut rien ; de son abstention philosophique, il tire une condamnation radicale de la réalité ; l'Univers, disqualifié, n'est qu'une pluie de confettis, un chatoiement de reflets, rien ne vaut la peine de lever un doigt ; le jeune Œdipe se fait inutile pour s'identifier à l'être d'une trop belle Jocaste. Gustave comprend, à présent : si jamais il rejoint le maître, ce qu'il trouvera là-haut, c'est la neige éternelle, l'anorexie. L'angoisse le prend ; il a des passions étroites et farouches : il nourrit l'âpre désir de devenir un grand Flaubert pour arracher un sourire et, peut-être, des larmes à son père, il veut mener sa famille à l'assaut de la société rouennaise, arriver, l'emporter d'une manière ou d'une autre sur le brillant Achille : comment ne verrait-il pas que ces aspirations humaines, trop humaines sont condamnées sans recours par la philosophie de son bien-aimé ? Celui-ci méprise souverainement de si mesquines visées. Gustave, homme du nécessaire, se sent écrasé avec ses congénères par l'impitoyable nonchalance de l'homme du superflu. À la honte d'être un mauvais moyen s'ajoute celle de vouloir en être un bon : voici les classes moyennes mises à nu ; sous le regard d'un nanti, Gustave découvre dans la honte qu'il en fait partie. Un seul salut : grimper vers ce riche qui l'attend. Mais ce serait s'arracher le cœur : or il tient à ses désirs, à son ressentiment, à son désespoir, à ses espoirs vains et conscients de l'être : que lui offre-t-on, là-haut ? Pas même une revanche : l'oubli. Il agira sur soi-même, sur soi seul, il se videra de tout et, pendant cette ascèse, les méchants poursuivront, impunis, leur triomphante carrière. La petite victime n'échappera pas même à leurs « sarcasmes » : simplement elle y sera devenue insensible ; mais les bourreaux ne le sauront pas. Et pourtant Alfred n'a qu'à paraître : sa supériorité éclate. Sur tout. Même sur le praticien-philosophe. Car le vrai philosophe, c'est lui. Il « a des idées ». Éblouissantes. Irréfutables. Gustave n'en a point : les nommera-t-on des idées, ses aversions obscures, singulières, nées de l'urgence ? Cette pensée captive, ruminée, obsédante, incertaine, ces impressions intimes qui végètent dans sa pénombre et cherchent sourdement un langage ? En tout cela, rien n'est « raisonnable » ni raisonné : ce sont des mouvements défensifs. Les idées, c'est un luxe ; en avoir, c'est devenir son propre ciel avec toute l'angoisse que cela comporte. Alfred peut s'en permettre quelques-unes : ce bien-aimé a des droits sur le monde. Pour lui, la vérité existe. Il la confond souvent avec ses caprices : parce qu'il est souverain. Il ne vérifie pas : il invente et ses inventions ont force de loi. Gustave ne peut se permettre d'affirmer, de nier : à peine formulées, il le sait, ses idées, si même il en avait, deviendraient fausses. Il imite son ami, lui emprunte son pouvoir de négation, adopte son langage mais les paradoxes d'Alfred n'ont d'autre caution pour le disciple que le principe d'autorité et que l'amour qu'il porte au Maître. Est-ce qu'il y croit, Gustave, aux théories d'Alfred ? Oui et non : elles le fascinent, il s'en convainc un moment, par autosuggestion, mais cela n'empêche qu'il frôle sans cesse la certitude de l'Autre sans jamais la partager : s'il veut s'en emparer, elle devient en lui conviction autre, c'est-à-dire conviction maligne qui le terrorise parce qu'elle l'occupe sans le combler. « Alfred avait des idées, je n'en avais pas. » Cela revient à dire qu'il n'a jamais partagé les opinions de son ami : les pensées de Le Poittevin emplissaient Flaubert comme les pistoles du Diable et se changeaient en feuilles mortes quand il les touchait. C'est dire que même leur accord intellectuel paraît fragile et décevant. Gustave a conscience d'être l'élément passif dans les dialogues du jeudi (« Pense pour moi ») ; Alfred, lui, ne prétend pas être un Socrate, un accoucheur d'esprit : il « pense tout haut » ; du coup, il rejette son ami dans le pathos : il ne reste à celui-ci que l'outrance, la passion, l'hyperbole, les « extravagances » ; il renchérit, scandalisé, sur les exécutions sommaires, sur ce jeu de massacre qui lui ravage le cœur en satisfaisant ses rancunes ; il se traîne en gémissant aux pieds de l'insensible Almaroës qui lui dit avec un sourire un peu méprisant : « C'est ainsi ; pas la peine d'en faire une cathédrale. » À quoi la chienne Flaubert, aux « mamelles pendantes », répond humblement : « Rappelle-toi que je suis un fou62. » Bref, s'il est vrai que la possibilité propre d'un autre que nous aimons, quand nous la découvrons en lui, devient, si elle nous est refusée a priori, notre plus intime impossibilité, Gustave s'est vu dénier par Alfred le droit de former des pensées rationnelles. Certes, on ne peut dire que l'adolescent y fût enclin. Mais le « philosophe » bien-aimé l'a formellement exclu du « règne de l'esprit » par le soin apparent qu'il mettait à l'y faire accéder. Par cette raison, l'orgueilleux disciple, après 47, va tenter de donner au sentiment une profondeur, une universalité qui rejoignent celles de l'Idée : c'est Charles Bovary disant à Rodolphe : « C'est la fatalité ! » Cela veut dire qu'il tente de s'égaler au Maître mort et peut-être de le surpasser ; il y a deux manières de penser : avec le cœur, avec la tête ; l'une et l'autre, poussées à l'extrême, atteignent la même vérité et celle-là mieux encore que celle-ci puisqu'elle joint à l'ampleur l'intuition concrète du vécu dans sa singularité. Du reste, malgré le mimétisme qui lui fait reprendre et radicaliser les théories du Seigneur, il reste sourdement convaincu que la « vraie » vérité demeure aux mains du pater familias : il n'y en a pas d'autre que la Science et la Philosophie mécaniste (qui, elle aussi, à sa manière, est un nihilisme désespérant mais qui ramène à l'utilitarisme). D'Alfred, éblouissant, sûr de soi, trop convaincant, il se défie : ce qui est bon pour lui, qui sait si ce sera bon pour moi ? et si ces idées étaient fausses ? et si, m'emplissant d'elles par amour, j'allais ne plus pouvoir m'en débarrasser ?
Sur la manière dont l'adolescent vivait les dialogues du jeudi, nous avons un témoignage qui en est presque contemporain : Les Funérailles du docteur Mathurin. Flaubert y raconte les derniers entretiens d'un Maître et de ses deux disciples – deux : sans doute Ernest était-il parfois admis au jeu de massacre. « Si vous les aviez vus ainsi épuiser tout, tarir tout... » Or il est clair que les trois compères sont, comme des apprentis sorciers, effrayés de ce qu'ils sont en train de faire. Alfred ne l'était certainement pas : il s'agit donc du seul Gustave partagé entre l'enthousiasme, le zèle iconoclaste (figuré ici symboliquement par l'ivresse), la conscience apeurée de mal faire, de blasphémer et, somme toute, de vendre son âme au Diable, bref de choisir délibérément la part nocturne, et une colère grandissante contre les valeurs admises (admises par Gustave lui aussi) qui ne se défendaient pas assez bien.
« Il y a dans leur cœur une force qui vit, une colère qu'ils sentent monter graduellement du cœur à la tête, leurs mouvements sont saccadés, leur voix est stridente, leurs dents claquent sur les verres ; ils boivent, ils boivent toujours, dissertant, philosophant, cherchant la vérité au fond du verre, le bonheur dans l'ivresse et l'éternité dans la mort. Mathurin seul trouva la dernière. Cette dernière nuit-là, entre ces trois hommes, il se passa quelque chose de monstrueux et de magnifique... tout passa devant eux et fut salué d'un rire grotesque et d'une grimace qui leur fit peur... Ils se remirent à boire... C'était de la frénésie... une fureur de démons ivres... Mathurin..., entré dans le cynisme... y marchera de toute sa force, il s'y plonge et il y meurt dans le dernier spasme de son orgie sublime. » Mathurin, c'était d'abord le père Flaubert – nous l'avons vu plus haut –, ensuite c'est Gustave lui-même. À présent, c'est Alfred63 « pensant pour » Gustave qui, du coup, s'incarne aussi dans « les » disciples ; mais c'est aussi Gustave s'efforçant furieusement, « monstrueusement », de se fondre en Alfred et d'atteindre l'« éternité dans la mort ». En somme Animus pense, Anima palpite : ces revues si générales (« la métaphysique traitée à fond en un quart d'heure », la morale « en buvant un douzième petit verre ») ne sont, pour le disciple encore enchaîné, qu'une rampe d'accès vers un Virgile démoniaque : à chaque marche, l'enfant se dépouille d'une croyance ou d'une espérance (en fait il ne se dépouille de rien puisqu'il faudra recommencer le jeudi suivant : disons qu'il se blesse et s'ensanglante), il le faut car, là-haut, il est écrit : « Lasciate ogni speranza. » Alfred l'attend, fascinant et décevant, chaleureux et glacé. Là-haut ? Là-bas ? C'est tout un : le Maître adorable n'est autre que Satan. Et Gustave se damne par l'amour qu'il lui porte.
Le Voyage en enfer a été publié en 1835 (dans Arts et Progrès) et Satan, le poème d'Alfred, dans le premier semestre de 1836. Les deux écrits sont, en somme, contemporains et comme il y a peu de chance qu'un petit garçon de treize ans puisse influencer un jeune Monsieur qui en a dix-huit, il paraît infiniment probable que le mythe de l'ange déchu, si cher aux romantiques, a touché d'abord Alfred et, par son canal, Gustave. Pour Le Poittevin, nous l'avons vu, c'est l'époque du pessimisme. Il s'identifie sur l'heure au Maudit et ce premier poème n'est qu'une longue apostrophe au Tout-Puissant. Le cadet saisit l'occasion au bond : Alfred est le Démon. Le Voyage en enfer résume, en quelque sorte, les premières conversations de l'Hôtel-Dieu. Gustave s'élève par ses propres forces jusqu'au sommet de l'Atlas : cela, c'est l'élévation extatique, première transformation intentionnelle de ses stupeurs. Toutefois, par lui-même, il n'est pas capable de sortir d'une méditation vague : « de là je contemplais le monde et son or et sa boue, et sa vertu et son orgueil ». Autrement dit, il n'est capable ni d'« analyser » – comme il dirait – les comportements humains ni de tirer les conclusions de son étude. C'est à ce sommet que l'attend Alfred : « Et Satan m'apparut. » L'aîné emmène avec soi le cadet : « Et Satan m'emmena avec soi et me montra le Monde. » Bref, d'une certaine manière, le Démon fait redescendre le jeune auteur. Mais c'est pour lui faire voir le détail des grandes entités – or, boue, vertu, orgueil – que celui-ci saisissait dans leur ensemble. Il ne s'agit bien sûr que de multiplier les expériences : mais cet empirisme (« Il me montra des savants, des hommes de lettres, des fats, des pédants, des rois et des sages ») n'est que fictif : en vérité Satan opérait en champ clos, dans la chambre de Gustave. Les savants, les rois, les sages étaient convoqués en paroles : en paroles ils étaient soumis au vitriol de la négation et n'y résistaient pas. Bref le Diable féconde la méditation passive de Flaubert en lui apprenant l'usage du principe négatif. Après le dénombrement et l'analyse dissolvante, vient la synthèse finale : Alfred conclut ; Satan, ramassant tout le savoir acquis en une phrase, déclare : « Le monde, c'est l'Enfer. »
En un sens, c'est bien ce que Gustave lui demandait. Il a chargé un autre de conclure à sa place à partir d'une pensée autre. Mais on remarquera la prudence de l'enfant : bien qu'il utilise la négativité d'Alfred pour ses propres fins, il lui en laisse la responsabilité. Il ne reprend pas à son compte la démarche du Diable et la formule terminale : il la rapporte. C'est assez montrer qu'il se défie.
Smarh nous permettra de mieux entendre ses raisons. Alfred joue le même rôle. Or voici comment Gustave résume son récit à Ernest : « Satan conduit un homme (Smarh) dans l'infini... découvrant tant de choses, Smarh est plein d'orgueil. Il croit que tous les mystères de la création et de l'infini lui sont révélés mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a peur, il tremble, tout cet abîme semble le dévorer, il est faible dans le vide. Ils redescendent sur terre. Là, c'est son sol ; il dit qu'il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis dans la nature. Alors survient une tempête... Il avoue encore sa faiblesse et son néant. Satan va le mener parmi les hommes... Voilà Smarh dégoûté du monde ; il voudrait que tout fût fini là, mais Satan va au contraire lui faire éprouver toutes les passions et toutes les misères qu'il a vues... »
Cette fois l'ascension est conduite par Alfred : tout seul Flaubert peut s'élever jusqu'au mont Atlas, pas plus haut. Le cadet, accroché au manteau de son aîné, croit trouver la connaissance et ne rencontre que le vide. Il se hâte de redescendre sur son sol. Mais Alfred lui démontre alors la vanité de toutes les entreprises. De nouveau Smarh-Gustave tournoie dans le vide. En vérité, c'est que celui-ci demandait, pour limer ses fers, la patiente négation de l'esclave. Il souhaitait, au fond, qu'on lui permît de condamner l'organisation familiale, de disqualifier l'entreprise paternelle, où il joue un rôle secondaire, au nom d'une autre entreprise dont il serait l'unique responsable64. Il n'en est rien : Smarh tournoiera dans le vide indéfiniment, il aura tenté d'être poète mais la vanité de l'entreprise lui apparaît quand la femme qu'il aime (la Vérité) l'abandonne au profit de Yuk, le Dieu du grotesque.
Ces remarques permettent de donner un sens neuf au Rêve d'enfer. Almaroës, c'est, comme nous le savons, en partie Gustave mais c'est aussi Alfred. Rien d'étonnant : le thème du double, dont j'ai dit l'origine profonde chez Flaubert, se nourrit au passage de tout ce qu'il rencontre, plus tard Frédéric et Deslauriers représenteront avant tout deux attitudes possibles devant la vie mais Deslauriers sera en outre Maxime. Almaroës représente la matière mais aussi la créature privée d'âme et, partant, de désirs : en face de Satan, dont Gustave, pour une fois, assume le rôle et qui est un cadet de famille maudit, il incarne le « vivre sans vivre » du fils Le Poittevin et cette phrase de la lettre XXXV pourrait s'appliquer parfaitement à lui : « Il est fâcheux d'être né ne pensant comme personne, las de soi comme des autres, recherchant le bonheur vulgaire et n'y pouvant même arriver. » Aussi bien que cette autre (avril 45) : « J'ai tué en moi ce qu'il y avait d'humain... Peut-être ai-je réalisé le problème comme les tyrans de Tacite : “Solitudinem fecisse pacem appellant65.” » Ce qui frappe alors, dans ce conte philosophique, c'est l'inversion des rôles et le renversement du sens de leurs entretiens : Gustave-Satan veut ramener Almaroës à la vie humaine, aux désirs, à l'amour – c'est qu'il n'est lui-même que désir. Mais le Maître triomphe : rien ne le fera sortir de son « immobilité impassible ». Plus frappant encore le fait que l'affrontement de ces deux êtres est agonistique. Satan déteste Almaroës et veut en vain le frapper : ce passage en dit long sur Gustave et sur l'ambivalence de ses sentiments pour Alfred : le cadet a peur de son aîné, il l'aime sans aucun doute – aussi fort qu'il peut aimer – mais il lui en veut de sa froideur glacée, de son indifférence ; cet amant transi montre sa rancune et son admiration tout ensemble. En même temps l'homme du désir est terrorisé à l'idée qu'il devrait arracher de lui ses passions et les malheurs qu'il choie.
À la fin, nous l'avons vu, le Diable, vaincu, se change en Diablesse : il rampe, écrasant contre le sol ses lourdes mamelles comme si leur lutte avait été aussi une joute amoureuse et que, dans la défaite, il révélait au bel indifférent sa féminité. Julietta n'était qu'un simulacre : c'était Satan qui, sous ce déguisement, voulait se faire prendre par le duc de Fer66.
Pour la première fois le terme de « tentation » se rencontre sous la plume de Gustave : celle-ci se solde par un échec ridicule ; si le cadet s'offre à l'aîné, s'il veut l'« induire en tentation » par la beauté de son jeune corps ou par la soumission de son âme, il peut aller se rhabiller : Alfred ne sortira pas de sa bienveillante froideur67. Mais n'est-ce pas qu'il a inversé les termes ? Au fond, n'est-ce pas Almaroës qui tente Satan ? De fait dans les récits ultérieurs, le Diable est rétabli dans sa puissance : c'est un caïd, Smarh n'est qu'un pauvre homme, saint Antoine n'offre qu'une résistance passive. Si l'on entreprend de lire la première version de La Tentation sans garder en mémoire les causeries de l'Hôtel-Dieu, on s'expose à ne rien comprendre au titre qu'il lui donne.
Je sais ce qu'on dira : Antoine, c'est l'artiste ; il est sollicité par les biens de la terre et trouve, dans son culte de l'Art, la force de les refuser. Mais cette interprétation, bien que fort accréditée, ne résiste pas à l'examen : Flaubert a souvent dit qu'il ne pouvait écrire sans mener, en même temps, une vie d'anachorète ; mais il n'a jamais prétendu que cette vie lui fût pénible ni difficile à mener : c'est la présence des hommes qui le met au bord de la fureur, non pas la solitude. Quand il écrit le premier Saint Antoine, il ne se lasse pas de se peindre à Louise comme un supplicié, vieilli dès l'enfance par des souffrances qui l'ont asséché : il a le monde en aversion et déclare souvent qu'il voudrait n'y laisser pas même un nom ; en tout cas, il ne manque pas une occasion de le signaler à sa maîtresse, des malheurs épouvantables mais imprécis l'ont mis pour toujours dans l'incapacité d'aimer. Et puis, à la lire de près, la première Tentation offre cette étrangeté – que les deux autres atténueront à peine – que le Saint ne paraît pas vraiment tenté : à peine un suppôt du Diable a-t-il entrepris de le séduire, vient un autre suppôt qui sabote le travail commencé ; Antoine n'a qu'à laisser faire, ils vont s'entre-dévorer. Les vices s'accordent entre eux pour bafouer les vertus ; mais dès qu'ils sont seuls, c'est un beau charivari, chacun se prétend supérieur à tous les autres, et ces bavards nous cassent les oreilles sans parvenir à nous fasciner. Les seules attaques vigoureusement menées sont celles de la Logique et de la Science contre la Religion ; mais elles n'empêchent pas la foi de renaître. De toute manière il eût mieux valu confier le travail à un seul que déchaîner autour du saint ce pandémonium inefficace.
Pourtant il faut faire confiance à Gustave : s'il affirme qu'il a été tenté, c'est qu'il en est convaincu. Par tentation, que faut-il entendre ? Je vois deux structures principales. L'une, c'est le système, ensemble axiologique et totalitaire qui définit par lui-même la nature et l'importance du reniement. L'autre, c'est l'instrument de la déchéance : la passion. Mais on se tromperait fort si l'on ne voyait en celle-ci qu'un produit spontané de la sensibilité. En fait Ève est tentée par un autre ou plus exactement par l'Autre : n'est-ce pas le nom qu'on réserve à Satan ? La pomme est le moyen de l'opération. Il se peut qu'elle soit en elle-même désirable. Mais ce qui compte c'est que la sensibilité de la victime induite en tentation soit fécondée par l'Autre et que de cet accouplement naisse en elle ce monstre : un désir autre. Tenté, je retrouve l'Autre comme fondement de mon désir. Cette sollicitation qui nous touche au cœur sans nous ôter pour autant nos responsabilités, c'est une grâce à rebours, une grâce noire, réplique démoniaque de la Grâce efficace, transcendance dans l'immanence de l'affectivité. Elle nous induit à fauter, c'est-à-dire à commettre un acte qui relève d'un système de normes rigoureusement opposé à celui qui nous gouverne ou, si l'on préfère, à choisir un instant pour valeurs toutes les antivaleurs du système. Cela revient à se faire soi-même un autre, à passer de l'autre côté de la glace. On comprend que la victime tentée regarde le fruit mûrissant dans son âme avec une fascination d'horreur qui n'est que l'aspect négatif de la Terreur religieuse : la tentation, détermination autre de soi-même, se dévoile à ses yeux comme une détermination de son affectivité profane par le Sacré. Le Transcendant reconnu au plus profond de mon expérience intime comme l'insaisissable vérité de celle-ci et comme ma propre existence échappée dans le milieu de l'altérité, c'est précisément le Sacré, dans son ambivalence, blanc s'il est conforme au dogme et valable pour tous, noir s'il m'atteint dans ma singularité non communicable et m'incite à renier le système qui me soutient et me nourrit, à lui préférer la solitude du péché, plus proche des messes noires et des blasphèmes que de nos minables crimes quotidiens. Cette élection satanique provoque un sursaut d'orgueil : l'impitoyable Grâce nous a touchés, sacralisés.
De ce point de vue, la tentation du jeune Gustave a été réelle, le système axiologique, en lui, c'est celui de l'homme-moyen, sa réalité c'est l'être collectif et domestique des Flaubert ; son article de foi : on est sur terre pour servir à quelque chose ; il y a des objectifs sérieux, essentiels, l'homme est le moyen inessentiel de les atteindre. Or le malheur veut qu'il rencontre un Seigneur qui nie tout à la fois les moyens et les fins de l'espèce humaine. Celui-ci fait éclore à distance chez son vassal la négation mais elle se transforme en immobile Néant. Flaubert sent son désir de nier comme sien et comme autre : il est sien dans la mesure où Le Poittevin n'a fait qu'expliciter une négation implicite, il est autre dans la mesure où cette négation se transforme sous l'influence d'Alfred en un non-être figé qui se donne pour un être. Si nous relisons à présent le Saint Antoine, nous trouverons la tentation qui nous avait échappé jusqu'ici et nous la verrons se développer de la première page à la dernière : c'est la tentation de l'artiste, certes. Mais non par les biens de ce monde : par le néant. De ce rideau d'apparences tout à coup embrasé, que va-t-il rester ? Rien, c'est l'évidence. En ce cas, le sot projet que de se faire artiste. L'Art est un Rien qui peint des riens. La littérature ? Bibelots d'inanité sonore. Ne vaut-il pas mieux connaître son propre néant et s'y tenir dans l'ennui hautain et la parfaite inaction du sage ? Dès qu'Antoine détourne un instant la tête et se laisse fasciner, la fantasmagorie va tomber en cendres ; on retrouvera la Nuit du Non-Être et cette asphyxie par le vide que Smarh redoutait tant. Dans un passage curieux qui disparaîtra par la suite Satan-Alfred emporte Antoine-Gustave « dans les espaces » :
ANTOINE, porté sur les cornes du Diable.
Où vais-je ?
LE DIABLE
Plus haut.
ANTOINE
Assez !
LE DIABLE
Plus haut ! Plus haut !
ANTOINE
La tête me tourne, j'ai peur, je vais tomber...
C'est une nouvelle mouture de la page de Smarh que j'ai citée. Et, comme dans Smarh, il découvre de haut l'Univers. Mais à l'instant où le saint est comblé par la jouissance contemplative, le Diable, esprit sec et logique, gâche tout en lui révélant que cette plénitude d'être est illusoire, que rien n'existe sinon le Néant. Ce qui frappe ici, c'est que cette révélation ne se donne pas pour un choc brusque et terrifiant mais au contraire comme une tentation délicieuse :
Le corps du Diable, perdant ses proportions, se pénètre de lumière et s'illumine ; son œil immense se fait tout bleu comme le ciel, ses ailes disparaissent et sa figure plus vague devient belle à ravir...
LE DIABLE
... Ces clartés où tu te dilatais tout joyeux, c'était toi qui les voyais. Qui te dit qu'elles sont ?
... Fixe, béant, éperdu, Antoine de plus en plus se rapproche du Diable...
LE DIABLE
... et si ce monde lui-même n'est pas, si cet esprit n'est pas ? ah ! ah ! ah !
ANTOINE
Suspendu dans l'air, flotte en face du Diable et touche son front avec son front.
Mais tu es, toi, pourtant ! je te sens. Oh ! comme tu es beau !
Le Diable ouvre la gueule toute grande.
Oui, j'y vais, j'y vais !
Etc.
On remarquera l'étrange liaison de la Beauté et du Néant. Au moment que Satan, par des arguments d'un scepticisme éculé, met en question la réalité du monde, Antoine, plus sensible à l'apparence qu'aux raisons, est fasciné par l'aspect physique de son compagnon, par « sa figure belle à ravir ». Comme si la Beauté même n'était qu'un leurre au service du Démon et comme si Gustave voulait rappeler l'attirance qu'il éprouvait pour son ami, du temps que celui-ci vivait. En tout cas, c'est le seul instant où le Saint se trouve en péril : fasciné par cette beauté somptueuse qui se donne pour un être (« Mais tu es, toi, pourtant ! je te sens »), il cède à la tentation de se laisser absorber par elle et l'auteur nous laisse entendre que si le malheureux n'était sauvé par miracle, il s'engloutirait dans le néant. Cette allusion à la beauté du Diable nous ramène au statut d'objet d'art que le fils Le Poittevin a prétendu se donner. Nul doute que Flaubert, par amour pour Alfred, héritier prestigieux, n'ait été fortement tenté dans son adolescence de s'élever jusqu'à ce statut. Nul doute qu'il ait compris, dès cette époque, que sa condition sociale lui rendait cette métamorphose impossible ou plutôt qu'il ne pourrait y atteindre qu'en sombrant dans la folie comme le héros de La Spirale.
Il faut avoir pour être : si Gustave possédait, il serait ce merveilleux indifférent qui casse-intellectualise-jouit. Le cadet reconnaît de bonne heure qu'aucune ascèse morale ne peut le rapprocher de l'aîné : il faudrait un changement matériel. Ou plutôt non : il est trop tard, déjà ; il faudrait être né riche. Faute de cela, Alfred restera un Seigneur inaccessible : impossible de réunir en soi l'âpreté besogneuse des Flaubert et l'ataraxie du fils Le Poittevin. Celui-ci, que son oisiveté se marque par des « débauches » ou par son quiétisme, diffère de son ami par une qualité qui n'est, le disciple malheureux l'a compris, que le produit dialectique de la quantité, c'est-à-dire de sa fortune. C'est à partir de cette constatation que nous pouvons déterminer l'influence exacte d'Alfred sur Gustave, c'est-à-dire le rôle que celui-là a joué dans la personnalisation de celui-ci. Il semble que le disciple, constatant à la fois son désir de s'identifier à son maître et l'impossibilité de le rejoindre sans endommager gravement son ipséité, ait voulu dépasser la contradiction en se développant dans deux directions différentes : il a intégré à sa personne le superflu comme idéal-hors-d'atteinte, à son œuvre en cours la gratuité comme impératif absolu. Il va de soi que les deux mouvements sont dans un rapport de conditionnement réciproque.
Plus lucide que son maître, l'esclave va au fond des choses quand il définit la « vie véritable » par la possession du superflu. Mais, ne nous y trompons pas, ce ne sont pas les choses qu'il convoite mais la qualité d'âme qui permet de les convoiter. Cercle vicieux : cette qualité même vient aux riches de la richesse qui les arrache au règne de la nécessité, l'abondance leur permet de ne plus considérer les objets en fonction de leur seule ustensilité. Il comprend le secret d'Alfred, hoir ineffable, puisqu'il assimile de bonne heure richesse et sensibilité, réduisant celle-ci à n'être que l'intériorisation de celle-là. À condition d'être immense et due à l'héritage – ce qui suppose une éducation appropriée – la fortune provoque chez son nouveau propriétaire une authentique conversion. En d'autres termes, donnez au fils Flaubert les trésors de Golconde et vous ferez de lui le fils Le Poittevin. Gustave en est si convaincu qu'il fait, une fois, ce souhait extraordinaire : « Je voudrais être assez riche pour donner le superflu à ceux qui ont le nécessaire. » Ne nous scandalisons pas trop : il est vrai que cette phrase révèle une insensibilité profonde ; Flaubert n'aime pas les pauvres : ils sont laids, sales, envieux et voleurs. Mais ce misanthrope ne prétend pas faire un vœu charitable, il nous indique seulement à quelle condition il supporterait le commerce des hommes : les gens du besoin, on les garde comme ils sont, quitte à les saouler de temps en temps ; il en faut pour les basses besognes ; mais ceux du nécessaire, on les élève par l'abondance : la classe moyenne est supprimée par une pluie d'or qui change en nababs tous ses membres. L'homme est enfin possible ; et la société. Mais, surtout, malgré le tour universel qu'il lui a donné, ce souhait ne concerne que lui. Il fait en l'écrivant un retour sur son enfance austère : que ne lui a-t-on donné quand il en était temps le sens du superflu ? Au lieu de cela, on l'a travaillé du premier jour et, quels que soient ses élans, il sait qu'on l'a fait moyen. Quand il dénoncera plus tard « le bourgeois qu'il a sous la peau », soyons sûrs qu'il ne s'accuse pas : il remâche un grief – l'un des plus anciens qu'il ait nourri contre sa famille. Et « bourgeois » ne prétend pas viser, ici, les nantis : c'est l'homme-moyen qu'il vise et, par là, toute la petite-bourgeoisie.
Il va plus loin encore : la richesse est ascèse. Elle a délivré le riche de la nécessité ; Flaubert rêve parfois qu'elle peut le délivrer du besoin même. S'il était possesseur d'un palais oriental, couché sur « un divan en peau de cygne », entouré d'œuvres d'art, Gustave oublierait de manger et de boire. La contemplation des pierres précieuses le nourrirait, le désir sans cesse renaissant et sans cesse comblé prendrait la place de la faim, de la soif, du sommeil. Et – sans nul doute – du besoin sexuel. Il accéderait ainsi, vivant sans vivre, à l'espèce suprême qui se caractérise par l'atrophie des pulsions animales et par l'hypertrophie de la « faculté de sentir » – celle-ci, d'ailleurs, étant la raison de celle-là. Immobile et comblé par la simple vue des apparences esthétiques, inutile et solitaire, il réaliserait l'abolition lente et systématique de son corps et deviendrait, comme Alfred, au terme de l'ascèse, une apparence.
On prendrait ce mysticisme pour un effet de plume si l'on ne savait par ailleurs que Flaubert, faute de pouvoir les écraser par l'irruption massive du superflu, a souvent recours à l'abstinence dans le vain espoir de juguler ses besoins. Adolescent, il jeûne, par haine de tout asservissement matériel. On retrouve ici les premières assises de sa mémoire, les morts de l'Hôtel-Dieu, le sentiment de porter un cadavre sous sa peau ; il a pris en horreur tout ce qui est organique ; les exigences du corps et, tout aussi bien, la croissance biologique, le mouvement de la vie. Alfred est sûr de trouver en lui un écho quand il lui écrit : « Je n'aime plus (les femmes) que dans la statuaire ou la peinture ; – l'homme peut y être beau aussi mais ceux qui ont dit de la sculpture qu'on avait tort d'y représenter la vie, ont dit plus vrai qu'ils ne pensaient, et plus loin. Je crois que la vie, si belle partout, ne l'est pas dans l'homme68. » Les premières expériences de Gustave s'unissent aux bonnes leçons de son Maître pour lui remontrer l'absurdité de sa tenace volonté de vivre : faut-il tenir compte des réclamations de nos charognes ? Gustave n'aura point d'égards pour les ignobles tissus dont il est fait ; par le désir pur, par le commerce des pierreries et du marbre, il voudrait faire entrer en lui non seulement le vide tranquille de son Seigneur mais l'inorganique. Une inerte lacune dans un corps de granit, ce ne serait plus vivre, grâce à Dieu, mais être.
Pour être, il faut avoir ; et l'on est ce que l'on a : telle est la métaphysique du propriétaire, telle est celle de Gustave, propriétaire manqué. C'est ici qu'il nous rend témoins du plus curieux retournement. Cet être-au-delà-de-la-vie, cette finalité sans fin qui qualifient Alfred, puisque le cadet en est privé, il se les donnera comme lacune sans cesse ressentie : c'est-à-dire négativement. Il intériorisera ce manque comme conscience douloureuse de manquer : entendons que cette négation purement externe devient, par ses soins, constitutive de son être et qu'il se fait, par le dolorisme, refus inconditionné de cette négation. Il se pose donc ainsi dans son être comme négation de négation ou révolte passionnée contre l'impossibilité d'être Alfred. Et comme l'impossible identification doit se préoccuper d'abord des moyens de se réaliser – ne serait-ce que pour découvrir qu'ils sont hors de portée – elle se manifestera d'abord comme vain désir de la richesse. Alfred, lui, ne désire rien : il a, il est. Quand à Gustave, il ne fait pas de difficulté pour reconnaître que ce désir infini est imaginaire. Il faudrait lire tout entière la lettre du 20 septembre 46, où il expose à Louise la règle impérative de sa sensibilité. Je n'en citerai que les passages essentiels :
« C'est ici une des plaies cachées de ma nature mais plaie énorme. Je suis démesurément pauvre. Quand je dis cela à ma mère... elle... qui ne saisit pas que les besoins d'imagination sont les pires de tous, cela la blesse ; elle pense à notre pauvre père qui nous a acquis par son travail une aisance honnête. Eh bien ! je soutiens que c'est un malheur immense, en cela qu'on le sent chaque jour, que d'être né dans la médiocrité avec des instincts de richesse. On en souffre à toute minute, on en souffre pour soi, pour les autres, pour tout...
« Je suis d'une cupidité excessive en même temps que je ne tiens à rien. On viendrait m'apprendre que je n'ai plus le sou, que je n'en dormirais pas moins cette nuit69... Mais, mon faible, c'est un besoin d'argent qui m'effraie, c'est un appétit de choses splendides qui, n'étant pas satisfait, augmente, s'aigrit et tourne en manie. Tu me demandais l'autre jour à quoi je passais mon temps avec Du Camp ? Nous avons pendant trois jours travaillé sur la carte un grand voyage en Asie qui devrait durer six ans et nous coûter, de la manière dont il était conçu, trois millions six cent mille et quelques francs... Nous nous étions si bien monté la tête que nous en avons été un peu malades ; lui surtout en a eu la fièvre. N'est-ce pas bête ? Mais qu'y faire si c'est dans mon sang ?... Oui, j'aurais voulu être riche parce que j'aurais fait de belles choses. J'aurais fait de l'Art pratique, j'aurais été grand et beau... Axiome : le superflu est le premier des besoins... Sais-tu à quoi j'ai pensé ces jours-ci ? À deux meubles que je voudrais me faire confectionner ; le premier serait pour être mis dans un salon voûté en dôme bleu : c'est un divan en peau de cygne ; et le second c'est un divan en plumes de colibri. En voilà assez pour m'occuper toute une journée et me rendre triste le soir. Ne crois pas que je sois paresseux... Je suis naturellement actif et laborieux... Mais j'ai des bondissements intérieurs qui m'emportent malgré moi. »
Voici donc l'exposé théorique du plus fameux truquage de Flaubert. Mais, pour le moment, prenons-le au sérieux et voyons ce que cela donne. D'abord l'homme du nécessaire commence par se nier : il est né dans la médiocrité mais ce hasard de naissance n'empêche pas sa « nature » d'échapper par principe à l'utilitarisme ; il a des instincts de richesse. L'aisance honnête acquise par le travail, il la répudie ; du fait qu'il ne « tient à rien », il s'élève au-dessus du règne des moyens. Bref il n'est pas le produit des classes moyennes, il est tombé par malchance au milieu d'elles. Ce qui le caractérise, c'est un « appétit de choses splendides ». Toutefois ces « splendeurs » ne sont pas – ou pas toujours – des œuvres d'art. Il ne convoite ni les tableaux ni les statues. Les palais, oui. L'ameublement. Mais surtout les pierreries. On dirait que ce tâcheron de l'art répugne à retrouver sur les biens qu'il exige les traces d'autres tâcherons, leur travail refroidi. Il rêve d'une beauté quasi naturelle, finalité sans fin qui se fonde sur la rareté. On aura noté ce mot curieux : « J'aurais fait de l'Art pratique. » Il entend par là qu'il aurait suscité des événements esthétiques : « soûler chaque soir la canaille... prodiguer le superflu à ceux qui ont le nécessaire ». Donc, il voudrait produire, dans la subjectivité de ses congénères, une transformation radicale qui les rapprocherait du superflu en les guérissant de leur utilitarisme. Et, dans le même moment, il organiserait, par la puissance de son or, des « spectacles dans la rue » dont il puisse « casser-intellectualiser-jouir ». En outre, le contexte le montre assez, il aurait introduit de l'ordre dans ses possessions. Il se serait fait décorateur, jardinier-paysagiste, modéliste, etc. Gustave voudrait disposer autour de lui ses biens et s'objectiver pour lui-même dans l'unité qu'il leur impose : l'ordonnance – toujours révocable – des objets superflus qui l'environneraient lui refléterait sa superfluité, mieux, l'affecterait d'une finalité sans fin. Il intérioriserait le palais, les gemmes, le salon bleu avec le divan « en peau de cygne » : ce serait lui, inutile enfin, désigné dans son être par les marchandises qui l'entourent70.
En un mot, puisqu'il ne se définit point par la possession, Gustave se définira par le désir, c'est-à-dire, somptueusement et universellement, par tout ce qu'il n'a pas. Du coup il se donne, sournoisement, une supériorité sur Alfred : celui-ci est assouvi ; Gustave sera l'inassouvissable. Chez le premier, le vide est calme ; chez l'autre, ce sera une privation rugissante. En somme, le fils du chirurgien-chef est un riche d'honneur. Il s'élève au-dessus de la classe moyenne par sa passion innée du superflu ; il l'emporte aussi sur le grand propriétaire par la souffrance qui naît de la frustration. Nous avons déjà rencontré cela, chez lui, au cours de notre enquête régressive. On voit apparaître le Désir fou à partir de sa seizième année ; nous comprenons à présent les raisons historiques de ce motif si flaubertien : le grand désir inassouvissable est une déstructuration de l'homme-moyen ; c'est l'équivalent négatif de l'ataraxie Le Poittevin. Ce jeune homme ne connaît l'opulence que par ouï-dire ; n'importe : il la désire comme un nabab ruiné peut la regretter. Avec la même amertume détaillée. Les signes extérieurs de la richesse, seuls objets de sa concupiscence, doivent être aussi familiers à son imagination qu'à la mémoire désolée de ceux qui ont tout perdu après avoir tout possédé. Et c'est bien ce qu'il affirme à sa maîtresse. À d'autres aussi : nous le verrons bientôt, pendant son voyage en Orient, justifier son indifférence par ce curieux paradoxe : l'imagination des artistes est prophétique ; tout ce qu'il voit en Égypte, en Grèce, il en avait eu connaissance par les images précises qu'il avait formées dans sa chambre, avant toute expérience. Cette idée lui tient à cœur ; on la retrouvera fréquemment sous sa plume et nous verrons qu'elle a des origines complexes. Mais il n'est pas douteux qu'il en avait besoin pour cautionner ses fastueuses convoitises : quand le désirable est ignoré et que le désir veut se faire poignant comme un regret, il faut que l'imaginaire se donne comme un souvenir anticipé.
Ce n'est pas assez ; il faut viser l'infini à travers les biens terrestres. Par quoi sera-t-il manifesté ? Par l'or : il ne s'agit pas d'envier Alfred ni même le plus riche des banquiers. Le Désir-regret s'adresse directement aux fabuleuses ressources que les Crésus antiques tiraient de l'esclavage, que les princes orientaux doivent au servage, à la surexploitation des paysans. Il faut être Monte-Cristo ou rien ; les capitaux français, les revenus, la rente : tout est à chaque instant défini et limité par des lois économiques qu'il ignore mais dont il ne met pas en doute la rigueur. Mais ces trésors lointains, fabuleux, antiques, depuis des siècles accumulés, se tiennent debout par leur propre force ; sans limites et sans lois, ils s'accroissent d'eux-mêmes, c'est l'infini sauvage de l'innombrable.
Cela ne suffit pas encore : la haute qualité du Désir le préserve à juste titre des souillures organiques ; mais il ne faudrait pas que cette recherche systématique du gratuit fût en elle-même gratuite : elle perdrait du coup sa gravité, sa tension dramatique. Rien ne la distinguerait d'un caprice. Le besoin, lui, est gagé par la mort : il faut respirer ou mourir. Peut-on trouver au Désir une semblable caution ? Oui : dans les romans. Mazza, Emma, d'une certaine façon, c'est leurs exigences qui les tuent. Mais, dans les lettres à Louise, c'est de Flaubert lui-même qu'il s'agit. De Flaubert qui n'entend pas mourir malgré son infinie frustration. Reste un autre aspect du Besoin : le radicalisme. Il faut manger : tout va bien quand c'est possible. Mais si des naufragés, sur leur radeau, ont épuisé leurs vivres, le besoin demeure : manger est impossible et pourtant il faut manger. On sait ce qu'ont fait les survivants de La Méduse et comment ils ont transformé l'universelle impossibilité de se nourrir en impossibilité de vivre limitée à quelques-uns. Soutenu par toute la violence d'un organisme qui veut persévérer dans sa vie, le besoin maintient sans faiblir sa requête quand la parfaite absurdité de celle-ci est depuis longtemps démontrée. Pour les inanitiés, il peut y avoir rémission ; mais la soif ne lâche plus son homme ni l'asphyxie. Il semble que la vie, dans ces cas extrêmes, s'affirme furieusement et dans les spasmes, comme une absurde flamme étouffée déjà par l'Univers et comme un droit permanent de chacun sur toute l'espèce.
Flaubert peut achever sa machinerie : il donnera au Désir cette contradiction du Besoin poussé à bout ; seul et pauvre dans sa chambre, il brûle de concupiscence pour un palais extravagant : c'est absurde, il le sait. Et pourtant le désir est là, qui se dresse en connaissance de cause ; il pose de lui-même son impossibilité, il s'y déchire, rien n'y fait : cette blessure l'aigrit mais l'enflamme. Mieux : il se calmerait vite si le désirable était à portée de main. C'est l'essence du Désir infini que de désirer l'Impossible. Ou, si l'on préfère, l'Impossibilité consciente d'elle-même suscite le Désir et l'érige ; elle est en lui comme sa rigueur et sa violence, il la retrouve au-dehors dans l'objet, comme la catégorie fondamentale du Désirable. En même temps, par sa nécessité même, l'absurde exigence s'affirme comme un droit. Si Gustave, conscient de son impuissance, est, par cette impuissance même, jeté dans la concupiscence, c'est que l'homme se définit comme un droit sur l'impossible. Il n'y a, dans cette étrange détermination, ni malentendu ni caprice : c'est notre réalité humaine qui est ainsi et quand l'homme ne ferait que passer en ce monde, il faut que le monde lui reconnaisse ce droit. J'ai dit : le monde ; l'homme du besoin s'adresse aux autres hommes : sur cette postulation, un humanisme se bâtira. Or l'homme du superflu n'est pas humaniste ; en tout cas Flaubert ne l'est pas. Mais son univers est si chargé de significations, avec son Dieu mort, son Diable loquace et ses ascensions mystifiantes, tout y semble si fabriqué, si pétri d'intentions presque visibles, que la substance – être ou néant – du Macrocosme semble reproduire dans son unité profonde les caractères principaux du microcosme humain. La Matière, bien sûr : rien d'autre. Mais si l'homme est matière pure, il faut reconnaître que la matière, aux yeux de Gustave, s'est anthropomorphisée. Ainsi, par toutes leurs affirmations absurdes et sublimes, les naufragés, en coulant bas, inscrivent ou dévoilent dans le ciel une juridiction métaphysique dont le premier principe est que l'amour désespéré de l'Impossible comporte, en sa nature même, le droit de l'obtenir.
Nulle trace d'optimisme en ceci ; dans le royaume de Satan, tout se passe à l'envers : les droits y existent mais pour y être violés : le jeune Flaubert ne s'est soucié que de prouver par la grandeur de son désir sa qualité singulière : faute de pouvoir s'identifier à Alfred, il s'est fait le négatif de son Seigneur ; l'impossibilité de se fondre à son ami se pose comme son mérite et son essence singulière. Cependant – il le reconnaît lui-même – cette douloureuse béance de l'âme est purement imaginaire. Ce ne sont certes pas les « aigres passions » qui lui manquent mais, pour se faire le double noir d'Alfred, il faut qu'il s'efforce de les déchiffrer autrement : dans telle jalousie, dans telle fureur passagère ou durable, il s'agit de ne plus voir le produit de frustrations particulières et finies elles-mêmes déterminées par les structures d'une certaine famille Flaubert : à l'aide de la nouvelle grille il s'applique à saisir chaque privation sentie de quelque chose comme le signe de son élection, c'est-à-dire d'une privation quasi religieuse et qui s'étend à tout. Ainsi pour certains chrétiens, l'amour que nous portons aux créatures vise au travers d'elles l'être absolu qui les a créées. Le schème est ancien, nous le savons, puisque Gustave porte les traces ineffaçables de l'idéologie féodale. Mais il prend ici toute sa force : le moindre désir, l'envie la plus banale seront une fois pour toutes interprétés comme les manifestations du lien négatif et dévot qui unit au macrocosme trop évasif un microcosme trop exigeant. On le voit souvent, dans ses lettres de jeunesse, transformer sur-le-champ un dégoût né d'une vexation en appel infini ; voici l'opération : « J'ai plus peur des piqûres d'épingle que des coups de sabre... J'éprouve la vérité de ceci fort cruellement dans ma famille, où je subis maintenant tous les embêtements, toutes les amertumes possibles. Ah ! le désert ! le désert ! une selle turque ! un défilé dans la montagne et l'aigle qui crie dans les nuages ! » Mont Atlas ? Mont Ararat ? Asie ? Afrique ? Peu importe : la nostalgie de Flaubert est cosmique ; il prend l'occasion d'une piqûre d'épingle (Hamard se propose de venir à Croisset, Achille n'a pas invité son frère à un dîner prié, Mme Flaubert s'est montrée peureuse et tatillonne, etc.), qui lui donne l'envie de planter là sa famille et de foutre le camp n'importe où, pour habiller cette réaction négative et défensive de somptueux oripeaux. Au reste, si fous qu'ils lui paraissent, ses vœux déconcertent par leur misère intime, par une sécheresse originelle. Quand il parle des objets qu'il convoite, les mêmes mots reviennent toujours : divans en peau de cygne, en plumes de colibri, hamacs en plumes de colibri. Qu'est-ce que cela, en vérité ? Rien du tout. Ou plutôt des ustensiles déguisés, passablement laids, dont le seul intérêt, pour lui, vient de ce qu'ils sont des signes de la rareté et, conséquemment, de son raffinement. Il en va de même pour les « pierreries » qu'il prétend convoiter. Mais Flaubert, justement, n'était pas raffiné. Plus tard, il ramènera de son voyage des bagatelles sans valeur, du « gros Orient », diront les Goncourt. Il s'agit donc de jouer la convoitise, de « bramer » après des objets qu'on ignore – faute d'apprentissage et de curiosité –, qu'on ne peut ni concevoir ni imaginer et qu'on ne saurait, le cas échéant, distinguer des produits de « l'artisanat dirigé ».
Il se soucie fort peu d'ailleurs de masquer l'incohérence de ses déclarations et de ses conduites. Dans ses lettres à Louise, il fait alterner, selon les besoins de la cause, des déclarations contradictoires : tantôt le voilà point par une indicible et douloureuse convoitise ; et tantôt il écrit que son âme pour avoir été, autrefois, trop concupiscente est tombée dans l'incapacité de désirer quoi que ce soit. À vrai dire, dans l'un et l'autre cas il « pose », passant de l'infini dénuement – son rôle – à l'ataraxie parfaite – le rôle d'Alfred –, comme si, après l'éloignement puis la mort de son ami, il jouait successivement leurs deux personnages. Mais voici qui est plus sérieux : dans le temps même qu'il veut éblouir Louise par des morceaux d'éloquence qui décrivent ses appétits inassouvissables – or, palais, pierreries –, il lui déclare tout uniment que ses désirs sont fanés et qu'il ne souhaite plus rien sinon vivre à Paris avec cent mille francs de rente « comme tout le monde ». Son fol amour du luxe laisse transparaître son goût réel pour le confort.
Il lui arrive, cependant, de désirer le superflu concrètement. Mais alors quel contraste entre la modestie de ses vœux et l'air de gravité qu'il prend pour en parler. Le 14 septembre 1846, par exemple, il écrit : « On m'a annoncé aujourd'hui que d'ici à quinze jours je recevrai de Smyrne des ceintures de soie : ça m'a fait plaisir. J'avoue cette faiblesse. Il y a ainsi pour moi un tas de niaiseries qui sont sérieuses. » De fait, à travers ce détachement plein d'ironie, cette honte jouée qui le fait nommer « faiblesse » la qualité dont il s'enorgueillit, on sent l'étonnante rudesse du milieu qui le conditionne : faut-il tant de mots pour dire qu'on attend des ceintures de Smyrne et qu'on s'en réjouit ? Oui : il faut ces mots et cette ironie, en 1846, quand on a vingt-quatre ans et qu'on se dégage à grand-peine de l'utilitarisme familial : aimer un mouchoir de soie, un foulard d'Orient, c'est fronder. Restituons l'affirmation dissimulée sous ces négations légères ; il vient ceci : pour moi, le superflu est affaire sérieuse ; je suis capable d'attendre avec impatience des bagatelles exotiques qui ne serviront à rien. On dirait l'écho lointain de l'orgueilleuse confession d'Alfred : « J'ai des souvenirs de faits insignifiants peut-être parce que j'ai toujours oublié les choses importantes71. » Aux yeux de Gustave, Le Poittevin représente l'homme de goût. Dans la mesure où le cadet se veut le négatif de l'aîné, le goût lui est indispensable : comment, sinon, serait-il frustré des trésors esthétiques que les riches possèdent ? Or le goût est chose inconnue dans la famille Flaubert et Gustave, nous le verrons bientôt, se plaint, dès 38, de n'en pas avoir. Par cette raison, il jouera l'esthète maudit. En ce sens, l'influence d'Alfred aura pour effet d'amener son ami à pousser à l'extrême son irréalisation ; en d'autres termes, le mouvement personnalisant enveloppe, chez Gustave, un nouveau secteur de l'imaginaire. Nous l'avons vu, enfant, se prêter des désirs irréels ou, si l'on préfère, se plaire à imaginer des concupiscences qu'il ne ressentait point. C'était alors une réaction spontanée à sa situation. À présent, le travail devient systématique et réfléchi : il ne s'agit plus de rêver au petit bonheur mais de se restructurer dans sa personne comme l'amateur d'art éclairé et – autre face du même rôle – comme le damné de l'infini désir. Quand il écrit : « Qu'est-ce que le Beau sinon l'impossible ? » sa phrase est à double sens : le Beau c'est ce qu'on ne peut faire mais c'est aussi ce qu'on ne peut avoir.
Il faut faire pour être. Dans le temps même où l'adolescent s'enfonce dans l'imaginaire pour rejoindre son Seigneur ou s'en faire le négatif, il tourne à son profit l'influence douteuse d'Alfred pour établir enfin ce qui deviendra sa réalité.. Depuis quelque temps, Gustave a décidé qu'il était poète. Mais il tient la poésie pour une attitude mentale ; c'est un processus de déréalisation qui se manifeste presque toujours comme réaction de défense : traqué par le réel, l'enfant s'évade dans l'irréalité. Cette démarche ressemble à une élévation mystique et Flaubert le sait, qui décrit le mysticisme en ces termes : « Je voudrais bien être mystique : il doit y avoir de belles voluptés à croire au paradis, à se noyer dans des flots d'encens, à s'anéantir au pied de la Croix, à se réfugier sur les ailes de la colombe... J'aurais voulu mourir martyr72. » Les mots qu'il emploie sont significatifs, la poésie est une fuite, elle tire son origine des hébétudes et peut confiner à l'évanouissement. Certes il est fier de ces « états d'âme » qui l'élèvent au-dessus du vulgaire par leur qualité spécifique. Pourtant il n'ignore pas qu'ils ne dépassent jamais le stade de la détermination subjective et ne lui donneront pas, étant imaginaires, la moindre chance de se réaliser : « ... Je savais ce que c'était qu'être poète, je l'étais en dedans du moins, dans mon âme, comme tous les grands cœurs le sont... toute mon œuvre était en moi et je n'ai jamais écrit une ligne du beau poème qui me délectait. » L'extase est ressentie pour elle-même, c'est l'oubli de soi, une mort exquise ; Flaubert sait qu'elle ne représente qu'une certaine manière de vivre son échec : il ne songe donc pas vraiment à l'extérioriser ; écrire le « beau poème dont il se délecte » ne peut faire, à ses yeux, l'objet d'un impératif. Et cela d'autant moins qu'il est convaincu que les mots le trahiraient.
De même ses écrits de 34 à 37, nés d'une « inspiration » passagère, d'une rage ou d'une amertume, ne lui paraissent qu'un prolongement de ses agitations subjectives : il s'y défoule, s'y venge, s'y martyrise à plaisir ; ces rêves consolidés remplacent l'impossible révolte ; il y assouvit irréellement ses pulsions sexuelles ; l'œuvre émane d'un autisme masturbatoire dont elle le délivre en partie ; il est frappant que Gustave ait conservé jusqu'à la fin de sa vie la manie de comparer la « composition » à l'onanisme. Quelque chose sort de lui, comme du foutre : on ne peut écrire sur commande – pas plus qu'on n'éjacule à volonté. Jusqu'à seize ans, Gustave préfère à tout l'« improvisation » ; il écrit : « Il y a quelque chose de supérieur au raisonnement, c'est l'improvisation73. » Entendons qu'il n'écrit point pour obéir à une exigence transcendante mais par exubérance. Un peu plus tard, d'ailleurs – à une époque où il a déjà profondément modifié son point de vue – il y revient : « ... jour de lassitude et d'angoisse – c'est un besoin d'écrire et de s'épancher et je ne sais quoi écrire ni quoi penser74 ». Nul mandat : un besoin, qu'il appelle aussi « instinct confus » ; une vis a tergo le pousse à écrire, même lorsqu'il n'a pas de sujet en tête. C'est comme une germination vague et, dans cette perspective, l'œuvre, fruit glaireux de ses entrailles, le prolonge et ne saurait lui conférer un nouveau statut ontologique. Et, dans un certain sens, il a raison : la matérialisation de l'imaginaire n'en est pas la réalisation.
Or, à partir de 1837, tout change : lentement, certes, mais continûment ; le processus se poursuivra jusqu'à la crise de 44 à travers des hésitations et des contradictions que nous aurons à détailler plus tard. Ce qui nous intéresse ici, c'est de repérer son commencement : « À 15 ans j'avais certes plus d'imagination que je n'en ai. À mesure que j'avance, je perds en verve, en originalité ce que j'acquiers peut-être en critique et en goût. J'arriverai, j'en ai peur, à ne plus oser écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester ce qui en approche75. » Quinze ans : il les a en décembre 36. La transformation s'amorce donc à l'époque des entretiens de l'Hôtel-Dieu : régression de la puissance imaginative, apparition du « goût ». Il commence vers 38 à parler d'Art.
C'est à cet instant que l'influence d'Alfred ou plutôt la rumination rancuneuse de leur amitié à demi manquée devient décisive. Gustave a voulu de toutes ses forces imiter son Seigneur, être lui-même l'homme du superflu, cette gracieuse finalité sans fin, qui lui paraissait échapper aux lois de l'espèce et planer au-dessus d'elle. Il n'a pas pu : l'esprit de sérieux s'est vite réveillé en lui ; le fils du chirurgien-chef a été élevé dans le respect du travail intellectuel, il ne voudrait, pour rien au monde, être un oisif, un homme qui ne fait rien. Et, pourtant, qu'il est beau, l'incomparable Alfred ! D'autant plus cruellement beau qu'il est inaccessible. Il vient de se dérober et Gustave, ulcéré mais encore amoureux, n'a pas cessé de rêver d'une identification impossible. C'est alors que jaillit l'idée, trouble et confuse, qu'il va peu à peu expliciter : au lien dialectique de l'avoir et de l'être, il va substituer celui de l'être et du faire. Il écrivait jusque-là sans peine à la manière de Milton qui, s'il en faut croire Marx, produisait ses poèmes comme un oiseau produit son chant. Or par sa douloureuse liaison avec Alfred, par la peur que lui inspire l'immobilisme suicidaire de celui-ci, le voilà renvoyé à l'éthique de l'effort et du mérite. Gustave est un travailleur ; chez lui, le travail s'isole et se pose pour soi : « Il n'y a de continuellement bon que l'habitude d'un travail entêté76. » Il ne voit pas dans le « labor improbus » l'unique moyen possible de reproduire sa vie mais une entreprise qu'on se doit de mener à bien, à la sueur de son front, dans les larmes, pour acquérir du mérite. Seul un travail acharné et réussi, quel que soit le domaine choisi, peut surclasser le gros labeur d'Achille-Cléophas et d'Achille. Qu'à cela ne tienne : l'oiseau chanteur se fera « ouvrier d'art » ; il mettra la morale austère du Savant, la conscience professionnelle du médecin au service de la gratuité pure. Alfred lui a appris à refuser les fins humaines sans l'arracher à sa condition d'homme-moyen. Moyen il restera donc mais non pas le moyen d'un moyen : il échappera à la ronde infernale des moyens-fins et des fins-moyens, s'il se fait moyen unique et essentiel d'une fin absolue, c'est-à-dire inhumaine puisqu'elle n'a d'autre fin qu'elle-même. La gratuité s'impose alors comme un impératif catégorique : pour que l'œuvre produite ait éminemment en elle l'impassible immobilité d'Alfred, il faut que l'artiste n'ait aucun motif, aucun mobile humains de la produire. Cela signifie que les grandes douleurs et les grandes colères ne sont pas bonnes conseillères quand il s'agit de création artistique – nous y reviendrons longuement ; elles peuvent arracher de beaux cris, un mouvement de plume mais elles détonneront dans l'œuvre qui nécessite un recul de l'auteur par rapport à lui-même c'est-à-dire, quasiment, une désincarnation : de même que, pour Kant, tout acte qui naît de nos motivations ordinaires, même s'il semble conforme à la loi morale, tombe en dehors de la moralité, de même toute invention qui s'inspirerait, chez l'artiste, de son « pathos » vécu – et même du besoin de rêver – tombe, en fait, hors du domaine de l'art. On peut poursuivre le parallélisme : pour Kant le seul mobile éthique doit être déterminé a priori, c'est le respect qu'inspire la loi morale elle-même ; ce que Flaubert commence à comprendre, lui, c'est que le seul mobile de l'artiste doit être une détermination a priori du pathos, c'est-à-dire l'amour désespéré que provoque en lui, à distance, l'impossible Beauté. N'est-ce pas une sublimation de son amour désespéré pour Alfred, l'ami impossible ? N'est-ce pas un effort nouveau pour se rapprocher de lui ? L'Art, tel qu'il le conçoit, exige, en effet, un effort éthique pour s'élever au-dessus des passions. Dieu sait, pourtant, qu'elles sont violentes et qu'elles le bouleversent : Gustave n'ignore pas qu'il lui serait impossible de les supprimer et qu'il diffère en cela – profondément, définitivement – de son aîné qui n'en éprouve aucune. Mais l'exigence du Beau vient le tirer d'affaire : il n'est plus question pour l'instant de l'opérer de ses passions77, on lui demande simplement, quand il œuvre, de les mettre entre parenthèses, afin que l'inspiration ne vienne jamais d'elles. Ainsi, dans les moments de conception, de composition et d'exécution, il doit rejoindre l'ataraxie d'Alfred. Et, certes, cette ataraxie ne peut être qu'intermittente. À peine la plume posée, le pathétique revient en force. Mais, si l'amour du Beau demeure la détermination essentielle et constante de son affectivité, si l'adolescent n'oublie jamais, même dans les pires désordres du cœur, qu'il s'est voué totalement et désespérément à la Beauté, s'il ne cesse, pendant qu'il grince des dents, jouit ou sanglote, de ruminer son œuvre, les pulsions sauvages, sans perdre leur force, sont frappées d'une certaine inefficacité : elles demeurent mais dévalorisées, il les subit comme des maux inévitables mais sans s'y laisser prendre. On admirera l'habileté du retournement : il rejoint son ami sur les sommets puisque l'amour a priori – qui n'est autre en ses racines profondes que l'amour qu'il lui porte – lui confère une sorte d'ataraxie d'honneur. Mais, puisque la gratuité se présente comme un impératif, puisqu'elle exige de lui le sacrifice de son Moi, cette ataraxie prend aux yeux du cadet Flaubert le sérieux même qui caractérise les démarches du pater familias, les « sacrifices » que celui-ci s'impose pour protéger sa famille, pour investir une partie de ses gains dans l'immobilier. Chez Alfred, qui est œuvre d'art, l'ataraxie est sa propre fin : tenter de la justifier serait retomber au niveau de l'espèce ; précisément à cause de cela, elle demeure suspecte aux yeux de son disciple ; un homme-moyen doit pouvoir justifier ses conduites. Or, en s'arrachant au lyrisme romantique, en faisant de la gratuité une exigence de l'objet, Gustave se donne une justification de l'ataraxie : elle rentre dans l'univers des moyens puisqu'elle est le moyen nécessaire de l'œuvre à produire. Du coup, dans la perspective de la nécessité, l'indifférence de Gustave à ses propres affections lui paraît mieux fondée que l'anorexie d'Alfred : celle-ci, après tout, n'est qu'un fait ; celle-là est une conduite à tenir et qui s'oriente vers un but. Du reste l'attitude de Flaubert ne va pas tarder à se radicaliser : l'ataraxie, mettant entre parenthèses la totalité de sa vie affective, englobe nécessairement l'Ego de l'Artiste, qui en est le pôle. De là ce conseil donné plus tard à Le Poittevin, au terme de la métamorphose : « Envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n'est pas ton intelligence78. » Précepte dont l'urgence passionnée ne doit pas nous dissimuler la condescendance. Gustave ne peut ignorer qu'Alfred cajole son moi : il éprouve une joie réelle à penser que le disciple a dépassé le Maître en tenant sa propre personne pour inessentielle et en la disqualifiant au profit du travail. Lui aussi, à présent, il ne veut plus être qu'un « Je pense » mais, alors que l'ex-Seigneur, pratiquant le stoïcisme des Maîtres, fait de ce « véhicule des catégories » une fin indépassable – il faut y parvenir et quand on s'est réduit à n'être que cela, on contemple le monde et son propre nombril –, l'ancien vassal fait du « Je pense » (envoie tout promener... si ce n'est ton intelligence) une activité synthétique guidant et contrôlant le travail, bref le moyen de produire l'œuvre ; par là, il sent qu'il échappe au quiétisme : il peinera autant et plus que ceux qui « servent » (« Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu'à l'aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche79 »), il s'aliénera totalement à une fin transcendante, il retrouvera le projet et le dépassement mais l'inutilité même de son labeur le fait accéder, avec une bonne conscience, à l'univers interdit de la dépense improductive : Alfred dépense une partie du profit paternel et sa propre vie pour rien. Gustave dépensera sans aucun profit pour personne ses forces et sa vie en produisant coûteusement des inanités splendides. Ce n'est pas un hasard si les mots de « bon ouvrier » reviennent si souvent sous sa plume : la littérature est un artisanat, l'écriture est assimilée à un effort physique : on taille à coups de ciseau dans le marbre du langage. Et quel est le résultat ? Un objet qui est sa propre fin comme Alfred prétend être la sienne. Ainsi non seulement la négation patiente de l'esclave pénètre et transforme l'éthique du Maître, mais plus profondément encore, l'esclave produit le Maître80. Gustave ne s'identifiera jamais à son ami – par là il se sent inférieur à lui – mais chacune de ses œuvres sera comme la recréation symbolique de celui-ci – ce qui est une supériorité manifeste : je ne puis être toi mais je puis t'engendrer, amant ingrat ! Ton immobile et superbe impassibilité, je l'intériorise non comme mon essence mais comme celle des objets inutiles qui sortiront de mes mains ; ton « organisation singulièrement fine et délicate », je ne l'ai point, puisque je suis un Flaubert, mais je l'ai assez aimée pour l'intérioriser : elle sera le schème directeur de mes entreprises, la matrice d'où sortiront mes œuvres. Tu as le goût, moi non ; mais je l'acquerrai : labor improbus vincit omnia ; je me perds pour que tu sois ad aeternum. C'est peut-être ce qui explique l'insistance de Flaubert à présenter l'invention artistique sous forme d'érection ; l'amante dédaignée prend sa revanche en se faisant le géniteur de son aimé : l'écriture est la virilité de Gustave.
Reste que cette belle construction, au début, laisse de côté les questions capitales : si l'inspiration de l'Artiste ne vient ni de Dieu ni des passions, d'où vient-elle ? Et si l'on en refuse jusqu'à l'idée, qu'est-ce qu'un créateur qui n'est pas inspiré ? N'ayons crainte, Gustave les retrouvera sur sa route, elles le mèneront jusqu'aux lisières de la folie. Pour l'instant ce qui lui importe avant tout, c'est la métamorphose de l'objet littéraire : il était traduction lyrique, mise en forme de ses rêves ; à présent il naît ex nihilo, d'un travail d'orfèvre exécuté sur ces pierreries, les mots. Pas de tremplin, pas d'élan : l'opiniâtreté ; peut-être, à la longue, une forme se dessinera dehors, sous les ciselures. Sa fierté lui vient d'avoir choisi le chemin le plus difficile : produire un objet « fait de rien ». Il se permet à présent les intuitions esthétiques de son ex-Seigneur : on trouve mainte allusion, après 42, surtout après 44, à la « vision artiste ». Mais, là où Alfred casse-intellectualise-jouit, Gustave a le sentiment d'exercer son métier : en mettant ses passions de côté pour réduire le monde à un spectacle, il crée les matériaux dont son Art se servira. L'attitude de l'esthète est un moyen nécessaire à l'Artiste : peut-être est-ce là qu'il faut chercher le remplaçant de l'inspiration détrônée.
Quoi qu'il en soit, à partir de 38, grâce à ses rancœurs, qui lui permettent de se dégager un peu du Maître et de prendre un léger recul par rapport à l'enseignement magistral, Gustave découvre peu à peu sa réalité : il sera l'Artiste. Certes il n'abandonnera pas si facilement la comédie du Désir infini : c'est qu'elle lui est inspirée par son insatisfaction originelle et par son amour pour Alfred. Mais le mouvement de sa personnalisation se referme à présent sur deux postulations : l'une qui le conduit, une fois de plus, à l'être imaginaire puisque, par désir hystérique d'imiter l'aimé et par impuissance reconnue de s'élever jusqu'à lui, Gustave tente de fonder son être sur le non-avoir ; l'autre qui, suscitée certes par l'amour mais aussi par la rancune et le besoin de dépasser à la fois l'aimé et soi-même, vise à lui donner une fin absolue qui, par ses exigences, définisse son travail et du coup son être réel. Il sera le travailleur de l'imaginaire – car l'irréel seul peut être pure gratuité – celui qui donne sa vie pour instituer des centres de déréalisation permanents. Nous n'envisageons ici que les motivations subjectives de la seconde postulation ; on en verra dans un chapitre ultérieur81 les motivations directement sociales. Reste qu'il ne s'agit ni ne peut s'agir que d'une demande : Gustave postule le statut ontologique d'Artiste ; il ne l'obtiendra pas avant d'être reconnu (par qui ? autre question non posée) comme producteur réel d'objets irréels et beaux (ou s'approchant de la perfection le plus qu'il est possible). Cela suppose donc une nouvelle figure dans le ballet de l'être et du non-être : puisqu'il veut parvenir à l'être par le faire et qu'il est conscient de n'avoir rien fait encore, l'adolescent est amené à la fois à jouer l'Artiste par anticipation et à souffrir réellement de ne l'être point (qu'est-ce donc qui lui prouve qu'il le deviendra ?). Mais cette évolution concerne le rapport dialectique de Gustave aux œuvres dans lesquelles il s'objective ; sa liaison avec Alfred n'y joue qu'un rôle indirect et secondaire qui va en s'atténuant et finit par disparaître. Nous n'en parlerons pas ici82. Ce qui compte, c'est que, malgré l'aspect ludique de cette anticipation, elle repose sur un projet ferme et précis dont les bases ne changeront plus et qui ne cessera de s'enrichir.
De ce point de vue aussi l'influence intellectuelle d'Alfred n'est pas niable : c'est par lui que le bouillant Gustave est amené à fondre ensemble le classicisme et certains aspects du romantisme pour forger une idée neuve de la beauté. De fait, Le Poittevin, dans sa sécheresse, s'apparente, autant par ses poésies post-byroniennes que par sa prose, aux écrivains du XVIIIe siècle. C'est par lui, sans aucun doute, que Flaubert découvre l'Essai sur le Goût de Montesquieu ; sans lui, Gustave eût vraisemblablement négligé l'Art poétique de Boileau, qu'on « expliquait » au collège et qui devait souffrir du morne ennui que distillent les explications de texte et les récitations83. Et, certainement, c'est pour avoir été formé par son aîné, qu'il lui arrive, étudiant, comme en témoigne Du Camp, de défendre avec emportement le classicisme contre ses camarades qui romantisaient encore. Le goût, le travail, l'objet d'art comme fin en soi (« Tout poème est brillant de sa propre beauté »), la condamnation du pur lyrisme et de l'inspiration nue3, la volonté de nourrir son talent par la lecture et, par là, de se rattacher aux Anciens, de produire l'œuvre comme la quintessence d'une culture plus de deux fois millénaire : voilà ce que les classiques apportent à Flaubert. Mais il refuse leur humanisme naturaliste : à celui-ci, il substitue la misanthropie « Jeune France », et la gratuité pure du Beau, fin inhumaine, idole qui dévore ses ministres. Au reste, comme nous le savons, la mise entre parenthèses des passions lui permettra d'en faire le matériau de l'art : la distanciation, fût-elle provisoire, donne le droit de les reproduire. Ce qui amène Gustave à cette définition de l'œuvre parfaite : « Il faut être froid comme Boileau et échevelé comme Shakespeare84. » Froid comme Alfred, échevelé comme Gustave. Ardeur glacée. Congelée par le langage. Fureurs romantiques, transformées en pures apparences par le regard impersonnel, impassible du classique. Tel est, au niveau de la rationalisation culturelle, le programme qui correspond à la deuxième postulation amoureuse de Flaubert.
S'est-il, pour autant, rapproché de l'aimé ? Non : il s'en éloigne et le sait. Ce n'est pas sans malice qu'il conseille à ce narcissiste d'envoyer faire foutre son moi. Tous deux se réclament de l'Art mais pour l'un, qui n'est qu'un esthète, l'Ariel du capitalisme familial, l'artiste est celui qui est ; pour l'autre, celui qui fait. On devine à quel point les conseils de Flaubert ont dû, vers 45, agacer son ex-Seigneur. Pour celui-ci, les œuvres, si tant est qu'il en fasse, ne seront jamais que les sous-produits de son être-artiste et, bien que l'enfantement lui soit pénible, il préfère passer sous silence le moment du travail. Gustave s'attire un jour cette réplique hautaine : « Je ne veux plus de la gloire que je cueillerais peut-être en avançant la main. » Par ces mots – qui n'ont pas été choisis pour plaire – l'aîné vise à rétablir les distances : il plane au-dessus de l'Art et le méprise ; le cadet reste au-dessous ; mobilisé par on ne sait quelle passion populacière, il peine en vain et c'est tout juste s'il atteindra – dans le meilleur des cas, à la condition triviale d'orfèvre. Mais pour Flaubert, à présent, c'est l'inverse ; l'ex-Seigneur démérite en n'utilisant pas les dons que la nature lui a donnés. Il y a pire : ses écrits, quand il s'avise d'en faire, ne sont pas bons et puis, s'il parle de les publier, il laisse paraître une souplesse que Gustave n'aime guère : « (Mon roman) sera moins long que je n'avais cru parce que je veux d'abord sonder le goût du public sauf à faire une deuxième Promenade de Bélial. » Quoi donc ? Il veut plaire ? S'il plaît, il achèvera l'œuvre et sinon il la laissera en plan ? Quelle est cette servilité ? Flatter le lecteur, Gustave n'y a jamais songé : il craint, scandalisé, qu'Alfred ne transporte en littérature l'esprit de compromission qu'il manifeste dans ses relations familiales et mondaines. « Soigne bien ton roman, répond-il ; je n'approuve pas cette idée d'une seconde partie : pendant que tu es en train, épuise le sujet, condense-le en une seule. » C'est que, pour le cadet – qui est au niveau du faire – il n'y a pas lieu de se soucier de l'approbation publique : le plaisir des lecteurs est à ses yeux – au contaire, cette fois, de la pensée classique – une détermination subjective donc sans grande importance. Ce qu'il veut c'est s'objectiver dans une œuvre conçue et exécutée selon des techniques du Beau qu'il aura éprouvées et mises au point lui-même. L'aîné, aristocrate de l'être, c'est-à-dire de la mort, ne demande au fond à ses écrits que de lui donner les satisfactions accessoires de vanité.
Du coup, dans cette ataraxie qui mettait son ami au-dessus des hommes, le jeune écrivain ne veut plus voir que l'anorexie. La réalité d'Alfred, c'est la paresse. Pis : ne serait-ce pas tout simplement un bourgeois, comme Gustave l'avait toujours redouté ? Du coup, en 1843, il le trompe : avec un nouvel ami, Maxime Du Camp, dont nous avons parlé et dont nous reparlerons. Il y aura toutefois un rapprochement, le dernier, entre Gustave et Le Poittevin, à partir de mai 44, quand Maxime fait son premier voyage en Orient. Flaubert écrit à Alfred : « Nous aurions vraiment tort de nous quitter. » Alfred reconnaît qu'il a été blessé par l'amitié de Gustave pour Maxime85. Maxime, mis au courant, est fou de jalousie. Il écrit, de Constantinople : « Tu as vu le beau où il n'était pas. Tu t'es enthousiasmé pour des choses négligeables et dont le côté artistique ne devrait pas faire oublier l'horreur et le ridicule. Tu as menti à ton cœur, tu as plaisanté impitoyablement sur des choses sacrées ; toi qui as une intelligence d'élite, tu t'es fait le singe d'un être corrompu, un Grec du bas empire comme il dit lui-même ; et maintenant, je t'en donne ma parole sacrée, Gustave, il se moque de toi et ne croit pas un mot de tout ce qu'il t'a dit. Montre-lui cette lettre et tu verras s'il ose me démentir. Pardonne-moi, mon bien cher enfant... mais l'amitié est inexorable et j'ai dû te parler ainsi86. »
Un dimanche de mai 46 – la flambée de 44-45 s'est déjà éteinte – Flaubert apprend la nouvelle : Le Poittevin se marie. Il en conçoit un profond chagrin. Faut-il croire qu'il ait vu dans la décision de son ancien seigneur une « apostasie » et que ce fut pour lui « comme pour les gens dévots la nouvelle d'un grand scandale donné par un évêque » ? C'est ce qu'il écrira plus tard à sa mère, en ajoutant : « La mort d'Alfred n'a pas effacé le souvenir de l'irritation que cela m'a causée. » Mais je n'en crois rien : en 46, Gustave était lucide ; du reste nous l'avons vu, quelque dix ans plus tôt, dans ses dédicaces, déjà fort défiant : « plus tard quand tu seras marié... ». Il prend sa plume, le soir de ce dimanche et il écrit à l'évêque apostat : « Malheureusement, j'ai la vue longue, – je crois que tu es dans l'illusion et dans une énorme comme toutes les fois du reste qu'on fait une Action quelle qu'elle soit. Es-tu sûr, ô grand homme, de ne pas finir par devenir bourgeois ? Dans tous mes espoirs d'art, je t'unissais. C'est ce côté-là qui me fait souffrir... Toujours tu me retrouveras. Reste à savoir si moi je te retrouverai... Y aura-t-il encore entre nous de ces arcana d'idées et de sentiments inaccessibles au reste du monde ?... » Il va de soi que ces interrogations sont des négations déguisées. Ne dit-il pas au début de la lettre qu'il « a des prévisions » touchant l'avenir d'Alfred ? Et il ajoute : « Malheureusement j'ai la vue longue », ce qui veut dire à la fois qu'il est sûr de son fait et que d'ailleurs il s'en était toujours douté. Je ne te retrouverai pas ! Tu es perdu pour l'Art et pour moi-même ! Tu perdras peu à peu ces arcana d'idées que j'admirais en toi, tu t'embourgeoiseras ! Voilà les prophéties et les malédictions qui se cachent sous cette inquiète sollicitude. Et, plus profondément : « Je découvre aujourd'hui que tu es bourgeois, que tu l'as toujours été et je m'aperçois que depuis longtemps je le savais. » Non, l'apostasie d'Alfred n'est, pour Gustave, que la dernière d'une longue série de trahisons qui commence en 38 : depuis cette date, ils n'ont cessé de s'éloigner l'un de l'autre. Pourtant l'« irritation » de Gustave est telle qu'elle ne sera pas même effacée par la mort de son ami. En 1863, il fait connaître à Laure le vrai motif de ses fureurs : la jalousie. « J'ai eu, lorsqu'il s'est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç'a été une rupture, un arrachement ! Pour moi, il est mort deux fois... » De fait, il l'aimait encore, sans illusion. Mais le coup porté a été d'une telle violence qu'il a provoqué chez lui une rupture intérieure : c'est la première mort d'Alfred. Il s'efforce même de le mépriser : « Le sieur Alfred est à La Neuville, ne faisant pas grand'chose et étant toujours le même être que tu connais », et, le 28 avril : « J'ai vu Alfred jeudi dernier... (il) a toujours la même balle, il végète comme par le passé, et encore plus que par le passé, dans une paresse profonde. C'est déplorable... » Un commentaire suivait, qui a dû effaroucher l'éditeur car celui-ci l'a supprimé. Heureusement le texte est clair : à vingt-six ans, Gustave porte un jugement sans pitié sur le Maître tant aimé : vivre sans vivre, c'est tout simplement végéter. La condamnation est rétroactive : elle s'étend sinon à toute la vie du moins à toute la jeunesse d'Alfred. Mieux, c'est une sentence ontologique : Alfred ne voulait qu'être : eh bien c'est dans son être que Gustave l'attaque. Est-ce une si grande chance pour ce « pauvre bougre » que d'avoir reçu ou de s'être donné l'être d'un légume ? Quelques années plut tôt, lors du mariage d'Achille, son cadet portait sentence avec une vive satisfaction. Or ses prévisions féroces – « Il va devenir un homme rangé et ressemblera à un polypier fixé sur les rochers » – sont celles-là même qu'il reprend pour décrire l'avenir d'Alfred. Et n'est-ce pas une vengeance que de réclamer contre son ancien Seigneur la complicité d'Ernest ? N'est-il pas trop sûr de trouver un allié dans ce substitut du procureur – pompeux imbécile qu'il méprise et jalouse de tout son cœur ? La sentence qu'il porte sur son meilleur ami au nom de l'Art, ne se réjouit-il pas de la faire confirmer par un autre au nom de la morale utilitariste ? Et cette complicité, n'est-ce pas intentionnellement qu'il l'impose à celui qui a osé, à Paris, de 38 à 40, le remplacer auprès d'Alfred ?
Ce qui est sûr, c'est que cette âme ulcérée a trop souffert en 46 pour ressentir profondément la seconde mort de son ami. Sa lettre du 7 avril 48 en témoigne : il annonce à Maxime la mort d'Alfred en ces termes significatifs : « Je l'ai enterré hier...87 » La maîtresse délaissée exulte : elle a récupéré son amant infidèle. « Quand le jour a paru, vers 4 heures, moi et la garde88, nous nous sommes mis à la besogne. Je l'ai soulevé, retourné, enveloppé. L'impression de ses membres froids et raidis m'est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes et j'ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. » Pour lui ? Est-ce bien sûr ? Certes, dans une lettre à Ernest, du 10 avril, Gustave écrit : « Il a horriblement souffert et s'est vu finir89. » On pourrait donc être tenté d'interpréter la dernière phrase dans le sens le plus banal : il est enfin délivré de ses souffrances. Mais, outre que l'interprétation ne rendrait pas compte de l'« énormité » de cette joie – il ne pourrait s'agir que d'un simple soulagement –, c'est à la mort d'Alfred, le lundi soir à minuit, qu'il eût ressenti cette délivrance. Observez au contraire que la conjonction et, dans cette phrase, réunit une action et un sentiment qui, au premier abord, jurent ensemble : après l'avoir ligoté comme une momie – et comme un nourrisson dans ses langes –, après avoir symboliquement réduit ce cadavre encore trop vivant à l'impuissance, à l'inertie inorganique de la chose, Gustave éprouve tout à coup un « énorme sentiment » de liberté pour Alfred. Il est donc libre, ce macchabée qu'il vient de saucissonner ? « Je me suis dit cette phrase de son Bélial : “Il ira, joyeux oiseau, saluer les pins dans le soleil levant” ou plutôt j'entendais sa voix qui me le disait et j'en ai été tout le jour délicieusement obsédé. » Or, si l'âme d'Alfred existe, ce n'est point à l'instant de la mise en linceul qu'elle a quitté ce corps mais beaucoup plus tôt, dès le lundi soir. Pourquoi Gustave, qui a veillé deux nuits la dépouille de son ami, en lisant et méditant, ne s'en est-il pas avisé au cours de ses méditations ? La vérité, c'est que la joie et la délivrance, dédiées peut-être au Seigneur aboli, sont celles du seul Gustave : c'est par cette raison qu'il les ressent après l'opération qu'il exécute sur le cadavre. Par celle-ci, il le façonne et le rend symboliquement à sa condition de pur objet. À la fois comme une mère – n'était-il pas lui-même objet de soins pour Mme Flaubert – et comme un artiste créant un objet d'art, en façonnant la vie sous la lumière noire de la mort. Il se fait en lui, à travers les gestes qu'il exécute, une interpénétration de deux symboles : Alfred s'abandonne sans réserve à ses mains, Gustave le possède enfin ; disparues cette froide nonchalance, cette « netteté d'esprit » qui les séparaient et, tout en même temps, les affections douteuses que le disciple jalousait (a-t-on remarqué que ni dans la lettre à Maxime ni dans la lettre à Ernest, Gustave ne souffle mot de la femme90 ? Où donc était-elle ?). À présent le mâle, le maître, c'est l'ancienne esclave, c'est elle qui agit sur le Seigneur sommeilleux qui a bu le philtre des Lotophages ; une seule conscience veille, la sienne ; d'autre part Gustave, tels les psychagogues de certaines sociétés, se sent chargé de reconduire Alfred à son être véritable, qui n'est autre que le néant ; par là, le « bon ouvrier » fait de cette dépouille son œuvre : la mise en linceul est un rite de passage ; sans elle, Alfred n'eût été qu'une charogne très ordinaire ; Gustave, en l'entourant de bandelettes, l'a consacré, l'Artiste s'est fait prêtre sans cesser d'agir en artiste. Du coup, la liberté fait irruption dans son cœur : il est délivré de sa jalousie, sinon de ses rancœurs91, délivré de ses aigres passions, de sa souffrance encore vive. La mort d'Alfred lui donne raison : la route que celui-ci s'obstinait à suivre ne pouvait le mener qu'à la catastrophe. Gustave a gagné, l'esclave triomphant ensevelit son maître : la preuve est faite que le véritable Artiste, c'était lui.
N'allons pas supposer, pour autant, que Gustave se propose d'oublier Alfred. Nullement : le travail du deuil, chez lui, se fait tout autrement. Le Poittevin mort passe dans le monde imaginaire de son ami : il obéira aux lois régnantes et se pliera aux caprices du nouveau Créateur. Déjà, dans les Mémoires, celui-ci avait dit comment il « s'amusait, aux heures d'ennui » avec ses souvenirs : « À l'évocation d'un nom tous les personnages reviennent, avec leurs costumes et leur langage pour jouer leur rôle comme ils le jouèrent dans ma vie et je les vois agir devant moi comme un Dieu qui s'amuserait à regarder ses mondes créés. » Et, dans le même ouvrage – nous y reviendrons –, il reconnaît qu'il n'aimait pas Maria (Élisa Schlésinger) tant qu'elle dérangeait ses rêves par sa présence inopportune : il en était jaloux, alors, trop férocement pour sentir vraiment son amour. Mais, deux ans plus tard, quand il revient à Trouville, elle a la discrétion de ne pas y être. « C'est maintenant que je l'aimais, que je la désirais ; que, seul sur le rivage.. je me la créais là, marchant à côté de moi, parlant, me regardant. » Ainsi d'Alfred : Gustave s'en empare et l'irréalise, il le « crée » à sa guise ; Seigneur de l'Imaginaire, il donnera à l'image aimée les coups de pouce nécessaires sans craindre un démenti de l'intéressé. Déjà, dans la lettre triomphale du 7 avril, on sent que le travail est commencé : Le Poittevin, du fond de son néant, envoie à Flaubert des messages pour l'assurer de son amour et pour le charger de le représenter sur terre. La chienne, d'abord : « Elle l'avait pris en affection et l'accompagnait toujours quand il sortait seul. » Or « le mercredi je me suis promené tout l'après-midi (et elle) m'a suivi sans que je l'aie appelée ». Les livres, ensuite : « La dernière nuit, j'ai lu Les Feuilles d'automne. Je tombais toujours sur les pièces qu'il aimait le mieux ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. » Et comme si ces monitions ne suffisaient pas, le mort prend lui-même la parole : Gustave entend sa voix, obsession « délicieuse », qui lui répète une phrase de Bélial. Et puisqu'il en est là, pourquoi ne pas le faire entrer dans la sainte cohorte des défunts Flaubert : jugez-en par cette « coïncidence » significative : « (Quand je le veillais) j'étais enveloppé d'un manteau qui a appartenu à mon père et qu'il n'a mis qu'une fois, le jour du mariage de Caroline. » Le mariage de Caroline, première trahison, origine de toutes les catastrophes : Achille-Cléophas y portait ce manteau et puis il est mort ; et Caroline est morte ; et Gustave s'en enveloppe à son tour pendant qu'Alfred se décompose. Opération terminée. On comprend que Flaubert ait passé là « deux jours larges » et qu'il ait eu « des aperceptions inouïes et des éblouissements d'idées intraduisibles ». De retour à Rouen, il tombe sur son lit, dort toute la nuit et toute la journée suivante. Comme il a fait après son baccalauréat ; comme il fera après son voyage à Carthage : c'est sa manière de tirer le trait.
À partir de là, en effet, Alfred désincarné passe au rang de mythe. Gustave écrit, en 1857 : « Je n'ai jamais connu personne (et je connais bien du monde) d'un esprit aussi transcendantal... » En 1863 : « Il n'est point de jour et j'ose dire presque point d'heure où je ne songe à lui. Je connais maintenant ce qu'on est convenu d'appeler “les hommes les plus intelligents de l'époque”, je les toise à sa mesure et les trouve médiocres en comparaison. Je n'ai ressenti auprès d'aucun d'eux l'éblouissement que ton frère me causait. Quels voyages il m'a fait faire dans le bleu, celui-là... Je me rappelle avec délice et mélancolie tout à la fois nos interminables conversations... Si je vaux quelque chose, c'est sans doute à cause de cela... Nous étions très beaux ; je n'ai pas voulu déchoir. »
Comme on voit, le schème est fixé de bonne heure et ne variera pas : en 57, Gustave, en dépit de ses dires, ne connaît pas grand monde ; il est entendu pourtant que son ami est supérieur à tous les représentants de l'espèce. En 63, il connaît, en effet, les « intellectuels représentatifs » de son temps : j'admets qu'ils sont piètres – on a les intellectuels qu'on mérite – mais les Sainte-Beuve, les Michelet, les Renan, les Taine valent largement le fils Le Poittevin. N'importe : on les attache à son char de vainqueur parce que c'était entendu d'avance. On remarquera que les terribles courses « dans les espaces » se changent avec le temps, en « voyages dans le bleu ». Le Diable, racheté, redevient un Archange. Serait-ce que Gustave lui porte un culte ? Nullement. Il n'est que de relire la dernière citation : « Nous étions très beaux ; je n'ai pas voulu déchoir. » Qui donc pourrait admettre, connaissant les vingt premières années de Flaubert, qu'il a écrit pour rester à la hauteur de son ami ? La vérité, c'est qu'il a englouti et digéré le Maître mort au point de ne plus savoir très bien se distinguer de lui. La preuve nous en est fournie par la fameuse lettre du 2 décembre 52 qu'il envoie à la Muse « cinq minutes après avoir terminé Louis Lambert ». Résumant à sa manière le roman de Balzac, il écrit : « C'est l'histoire d'un homme qui devient fou à force de penser aux choses intangibles. » Pour ajouter aussitôt : « Ce Lambert est, à peu de chose près, mon pauvre Alfred. » C'est oublier que le « pauvre » Alfred n'est jamais devenu fou et, d'ailleurs, ne pensait guère aux choses intangibles ; et aussi que Balzac précise bien que Lambert est fou aux yeux du monde mais non pas à ceux de sa compagne : pour elle, « qui vit dans sa pensée, toutes ses idées sont lucides. Je parcours, dit-elle, le chemin fait par son esprit et, quoique je n'en connaisse pas tous les détours, je sais me trouver néanmoins au but avec lui... Contente d'entendre battre son cœur, tout mon bonheur est d'être auprès de lui. N'est-il pas tout à moi ? » C'est oublier, enfin, ou feindre d'oublier que le narrateur, en cette histoire, se présente comme un ancien camarade de Lambert et son ami intime ; il parle à la première personne et c'est à lui que revient l'honneur d'arracher à l'oubli cette « fleur née sur le bord d'un gouffre et qui devait y retomber inconnue... » Or, durant les années de collège, la fraternité des deux garçons fut si grande « que nos camarades accolèrent nos deux noms ; l'un ne se prononçait pas sans l'autre ; et, pour appeler l'un de nous, ils criaient “Le Poète-et-Pythagore”92. » Bref un seul en deux ; une seule vie commune, à ceci près que le poète survit et témoigne pour Pythagore, réalisant ainsi à son profit la symbiose dont il parle : deux hommes en un seul, lui ; une seule vie pour deux, la sienne. À partir de là, le lecteur Gustave peut s'en donner à cœur joie : il n'y avait qu'un seul être, en 1836, et c'était Gustave-Alfred, Pylade-Oreste, le Poète-et-Pythagore. Lisons sa lettre : il commence par situer Louis, c'est Alfred. Troisième personne du singulier ; Alfred est objet. De là, glissement à la première personne du pluriel : unité intersubjective. « J'ai trouvé là de nos phrases... (leurs) causeries sont celles que nous avions, ou analogues. » Comme il a dû être frappé, dans son androgynie, par ces phrases de Balzac : « Il n'existait aucune distinction entre les choses qui venaient de lui et celles qui venaient de moi. Nous contrefaisions mutuellement nos deux écritures, afin que l'un pût faire, à lui seul, les devoirs de tous les deux. » Une seule écriture : n'est-ce pas le meilleur symbole d'une unité charnelle ? Et, d'ailleurs, Balzac ne dit-il pas, pour définir la relation du Poète et de Pythagore : « la conjugalité qui nous liait l'un à l'autre » ? Rien ne peut troubler davantage le cœur de Flaubert : la conjugalité, n'est-ce pas le lien d'Henry et de Jules, celui de Deslauriers et de Frédéric ? Et, bien sûr, ici aussi, l'Anima est au poète, l'Animus à l'intellect. Mais ce qui enchante notre lecteur, c'est qu'il peut, à la faveur de cette symbiose, panser de vieilles blessures d'orgueil. Un mot l'a sûrement bouleversé : « hébétude ». Il lit, stupéfait : « Et tout le monde de rire, pendant que Lambert regardait le professeur d'un air hébété. » Voilà qui lui rappelle en coup de foudre les rires des collégiens quand le maître d'études le prenait à rêver. Mais ce qui l'enrageait alors – nous y reviendrons dans le prochain chapitre – c'était son incapacité radicale de prouver la supériorité du rêve sur la réalité. Ici, Lambert est méconnu, raillé pour une qualité incontestable : il l'emporte sur les autres, comme Alfred, par son intelligence. « Nous nous acquittions de nos devoirs comme d'un impôt frappé sur notre tranquillité. Si ma mémoire n'est pas infidèle, souvent ils étaient d'une supériorité remarquable lorsque Lambert les composait. Mais, pris l'un et l'autre pour deux idiots, le professeur analysait toujours nos devoirs sous l'empire d'un préjugé fatal et les réservait même pour amuser nos camarades. » Donc, quand on moquait Gustave, c'était pour sa supériorité intellectuelle : il n'était point un idiot de génie, comme on le lui faisait croire, comme Alfred lui-même, par sa simple existence, le lui donnait à sentir. Mais un génie tout court – largesse de l'imagination et profondeur de la pensée. Les mots qu'il lit, bien entendu, ne font qu'assouvir des fantasmes : Alfred et Gustave ne se fréquentaient point au collège mais à l'Hôtel-Dieu et ils n'ont pas connu cette union délicieuse et clandestine de deux amants contre l'opinion publique. Reste que la secousse a été forte puisque, dans la lettre à Louise, après avoir noté la ressemblance de Lambert et de son ami, Gustave passe du « il » au « nous » et, tout à coup, du « nous » au « je ». Lambert, à présent, c'est lui, c'est Flaubert en personne : « Il y a une histoire de manuscrit dérobé par les camarades... qui m'est arrivée, etc., etc. Te rappelles-tu que je t'ai parlé d'un roman métaphysique... où un homme, à force de penser, arrive à avoir des hallucinations au bout desquelles le fantôme de son ami lui apparaît pour tirer la conclusion (idéale, absolue) des prémisses (mondaines, tangibles) ? Eh bien... tout ce roman de Louis Lambert en est la préface. À la fin, le héros veut se châtrer, par une espèce de manie mystique. J'ai eu, à dix-neuf ans, cette envie... Ajoute à cela mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des déclivités involontaires d'idées, d'images. L'élément psychique, alors, saute par-dessus moi et la conscience disparaît avec le sentiment de la vie93. » Et pour achever l'identification à Louis : « Oh ! comme on se sent près de la folie quelquefois, moi surtout. » Mais, pas plus qu'il n'affirme explicitement cette identité, il n'abandonne l'affirmation première : « Lambert est mon pauvre Alfred. » De fait il reprend le thème sur un plan mystique : « Ce diable de livre m'a fait rêver d'Alfred toute la nuit. Est-ce Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a huit mois, j'ai rêvé de lions et, au moment où je les rêvais, un bateau portant une ménagerie passait sous mes fenêtres) ? » Bref il aimerait s'imaginer que le livre, par quelque pouvoir magique, a convoqué son ami mort. Rien ne marque mieux que cette lettre échevelée sa détermination implicite de jouer les deux rôles tour à tour ou, s'il se peut, simultanément : il sera sacré androgyne s'il est Alfred et Gustave dans l'unité dialectique d'une même personne. Ou, si l'on préfère, s'il est Gustave dépositaire d'Alfred. Les dernières pages de Louis Lambert ont dû l'enivrer : « La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l'extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l'envie de se précipiter dans l'infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s'était suicidé l'un d'entre eux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d'idées arrivées à l'état de miasmes mortels. Peut-être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite ? Ces deux faits seraient des preuves en faveur de son système sur la transmission de la volonté. J'y ressentis des troubles extraordinaires qui surpassèrent les effets les plus fantastiques causés par le thé, le café, l'opium, par le sommeil et la fièvre, agents mystérieux dont les terribles actions embrasent si souvent nos têtes. Peut-être aurais-je pu transformer en un livre ces débris de pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur le bord des abîmes, dans l'espérance d'en apercevoir le fond. La vie de cet immense cerveau, qui, sans doute a craqué de toute part comme un empire trop vaste, y eût été développée par le récit de cet être, incomplet par trop de force ou par faiblesse ; mais j'ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique. Lambert mourut à l'âge de vingt-huit ans... n'avait-il pas souvent voulu se plonger avec orgueil dans le néant pour y perdre les secrets de sa vie !94 »
Dans ces « troubles extraordinaires » ressentis dans la chambre de Louis, Flaubert aura sans aucun doute reconnu les « aperceptions inouïes » qu'il a « reçues » dans la chambre mortuaire d'Alfred. Et dans la tentation du narrateur : « transformer en un livre ces... pensées compréhensibles seulement pour (quelques-uns)... », n'a-t-il pas trouvé comme un écho du post-scriptum de sa lettre à Maxime (7 avril 46)95 : « j'ai grande envie de te voir car j'ai besoin de dire des choses incompréhensibles » ? Il a en tout cas retenu la conclusion de Balzac : la vie de Louis-Alfred est un échec ; le malheureux était incomplet par défaut ou par excès (en vérité, il ne peut s'agir que d'un manque : trop fort pour être simplement un homme, Louis-Alfred ne l'est pas assez pour atteindre à l'angélisme ou à la surhumanité). Mais ce qui plaît sûrement à Gustave, c'est la soudaine affirmation de soi par quoi le narrateur conclut : il eût été fort capable de « transformer en un livre » ces débris de pensée, bref, de les restituer dans leur intégralité, de lire à livre ouvert dans cet immense cerveau. C'est ce que pense aussi Flaubert : dans le fond, il peut reprendre et terminer la tâche et, par là, sa supériorité sur le cerveau aboli se trouve bien établie. Les aperceptions qu'il reçoit sont un mandat : j'ai raté mon coup, finis le job à ma place. Ainsi s'explique le « Je n'ai pas voulu déchoir » de la lettre à Laure. C'est oublier délibérément qu'Alfred ne l'a chargé de rien et qu'il se tenait pour supérieur à l'Art même, comme Lambert qui finit par se désintéresser de l'expression même de sa pensée.
N'importe : en s'incorporant l'être d'Alfred, Gustave en intériorise la gratuité ; enfant, il se sentait surnuméraire ; c'était une hantise qu'il ne pouvait fuir qu'en se jetant dans les bras rarement ouverts d'Achille-Cléophas ; rejeté, il a gardé le sentiment d'être « de trop » dans sa famille et dans le monde : il mène une vie sans visa, il existe sans permis d'existence. En se donnant mission d'instituer Alfred, n'aura-t-il pas la chance de transformer l'être-de-trop en être-de-luxe ? Nous le verrons bientôt réinstaller en lui comme de hautes vertus le vide et l'ennui de son ami mort. Ne s'ennuyait-il pas, auparavant ? Si, mais comme un roturier : l'ennui qui le « gonflait », c'était la saveur même de sa contingence. À présent, il y voit ses lettres de noblesse : c'est la preuve que son orgueil le place au-dessus des hommes. Mais le « bon ouvrier » n'abandonnera pas sa tâche : ce vide est le signe de son élection par la fin absolue. Il peut penser, selon son désir du moment, que sa gratuité lacunaire est l'intériorisation de l'impératif artistique ou que c'est elle qui le désigne pour être « ouvrier d'art ». Nous serons frappés de sa nouvelle superbe si nous relisons sa lettre à sa mère du 15 décembre 1850 : « Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l'hygiène, par se mettre dans une position à n'en être pas la dupe. Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal : on en souffre ou on en jouit trop. L'artiste, selon moi, est une monstruosité, quelque chose hors nature96. » Ce que résume bien ce cri d'orgueil : « Nous autres, les artistes, nous sommes les aristocrates du bon Dieu. » Ce tâcheron des lettres se prend à ses heures pour un prince. Il ne l'est point, Dieu merci. Mais il y a des moments où il faut qu'il le croie ou qu'il crève. Alfred, incorporated, favorise ses illusions : c'est l'Autre en Flaubert qui est princier.
La personnalisation conquérante de Gustave intègre donc Alfred selon trois dimensions distinctes dont deux sont imaginaires : le jeune mort est à l'origine du Grand Désir – ou privation infinie – , il est institué par son ami et en lui comme l'être de l'Artiste – c'est-à-dire comme son inerte et noble gratuité d'objet d'art. La troisième dimension, réelle ou, tout au moins, en voie de réalisation, c'est la gratuité de l'œuvre à faire qui la détermine. Privé de tout, superflu par naissance et dédaigneux du nécessaire, Gustave n'est en vérité rien d'autre qu'un travailleur de l'imaginaire, c'est-à-dire le moyen d'une fin inhumaine. Tout se passe comme si, à la mort de son ami, il avait décidé de rester deux hommes en un seul, un couple n'ayant qu'une vie, bref Gustave et Alfred à la fois. La chose lui est facilitée par le dédoublement perpétuel de son Ego, c'est-à-dire par le passage permanent, en lui, du Je au Il et vice versa. Reste que la disparité du couple est indéniable et qu'elle est due à la disparité des conditions sociales. Le chemin vers le haut reste fermé à l'homme du nécessaire : Gustave le sait, depuis 49, bien qu'il ne le dise guère. Nous verrons dans la troisième partie de cet ouvrage qu'il n'a pu échapper à sa classe qu'en se précipitant au-dessous d'elle, c'est-à-dire en se faisant disqualifier tout à fait et jeter au rebut comme moyen inutilisable. Il a appris alors que la voie vers la « surhumanité » passe d'abord par en bas, chez les sous-hommes. N'importe : l'institution d'Alfred fait de celui-ci, pour Gustave, le tuteur de son orgueil. Le survivant ne cesse de grandir les mérites du disparu pour se grandir, lui, son pair aux yeux du monde, dans l'estime des autres et dans sa propre estime.
1. Né le 29 septembre 1816.
2. Sur ce que Gustave pensait de son parrain, nous n'avons qu'un renseignement : sa lettre du 24 mars 1837. Ernest voudrait lire Byron ; il répond : « ... Je pourrais prendre celui d'Alfred mais par malheur il n'y est point et sa bibliothèque est fermée. Elle était encore ouverte hier mais tu penses bien que son père, qui est parti aujourd'hui pour Fécamp, a serré cette clef ainsi que celle des autres compartiments de son logis ; ainsi, Amen. » Rien de plus : mais le « tu penses bien » nous fait comprendre que l'avarice et la méticulosité bourgeoise de l'industriel étaient un sujet de plaisanteries pour les deux camarades. Ou plutôt pour les trois : comment Gustave connaîtrait-il les défauts du père si ce n'est par les confidences du fils ? Comment oserait-il moquer celui-là si ce n'est avec l'autorisation et même les encouragements de celui-ci ? Comment à cette époque (celle de l'amour ardent et sans réserves du vassal pour le Seigneur) se permettrait-il de rechercher la complicité d'Ernest contre un membre de la famille Le Poittevin sans qu'Alfred soit de mèche ? En d'autres termes, celui-ci imposait en douce au disciple ses préférences personnelles pour les éléments féminins de sa famille : sa mère, Laure. De son père, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il ne le respectait pas.
3. René Descharmes fait remarquer que, dès 42, il était à la fois avocat et troisième attaché du procureur général du roi près de la Cour royale de Rouen. Et Flaubert écrit à Chevalier, le 24 février de cette même année : « Alfred travaille chez le procureur général et passe son temps à faire des actes d'accusation. » Le 25, il débutait comme avocat, cette fois, « dans une affaire de vol où un adolescent a dérobé quelques pièces de cinq francs ». Mais les plaidoiries ne l'intéressent, dit-il, pas plus que les réquisitoires : « Nous ne dépouillerons jamais la veuve et l'orphelin mais nous ne nous y intéresserons guère. »
4. Paru dans le Colibri en 1837.
5. Il septembre 42 : « Je t'avais prié de détruire la lettre où étaient les changements à mon dithyrambe. Je te prie de bien vouloir m'annoncer dans ta prochaine lettre si tu as exécuté ta promesse à cet égard. » 8 décembre 42 : « Il est inutile de t'observer que ces pages ne sont communicables à personne. »
Sans date (vers 44) : « Si tu lis cela à M. Baudry ou à quelque autre que ce ne soit qu'une seule fois si bien que personne n'en puisse prendre copie ni même s'en souvenir. Cette recommandation est de rigueur. »
6. Originellement, c'est la troisième personne de l'indicatif de « casser ». Il faut le prendre dans le sens familier de « à tout casser » et le concevoir dans sa fonction syntaxique comme « casse-tête » ou « casse-cœur » bien que le second terme soit un verbe et non un substantif.
7. La Promenade de Bélial rend un autre son : nous allons y venir.
8. Il est follement orgueilleux, lui aussi, mais son orgueil est autre.
9. S'il tente de se réinscrire en 46, c'est probablement à l'occasion de son mariage.
10. Il se sait de santé délicate : « Étant toujours malade, je commence à être las de la vie que je mène » (28 juillet 43). Et, l'année suivante, il doit renoncer à son métier d'avocat. C'est précisément l'époque où il s'enivre ou court les bordels, pour se détruire.
11. « Vois-tu d'ici le jour de mon enterrement ! Euh ? »
12. « Pourquoi cette jeune fille que je ne connais pas m'est-elle ainsi restée dans la mémoire ? Je ne le sais et sans doute que quelques heures de plus m'en auraient désenchanté comme des autres. Mais enfin j'aime à y penser de temps en temps. Est-ce parce que je lui ai adressé deux pièces de vers ? et ce souvenir d'elle, n'est-il qu'une nouvelle forme de la vanité ? »
13. « As-tu été chez la Delille ? As-tu revu Mme Alphonse ? Ce sont là de précieuses connaissances : on n'y va que quand on veut sans qu'elles aient l'idée de rendre la visite. » Voilà la vérité de cet « amour philosophique pour les putains » que Gustave prête à Alfred.
14. Roger Kempf : « Le Double Pupitre », in Cahiers du Chemin, octobre 69.
15. Id., ibid.
16. C'est moi qui souligne. Descharmes croit pouvoir expliquer la « crise » de 40-45 par un amour malheureux. Hypothèse purement gratuite et qui devient comique quand l'excellent homme, dans son désir de la justifier à tout prix, avance que la belle sans merci n'était autre que Flora.
17. Il va de soi que, lorsque les deux partenaires communiquent, le plaisir est un fait d'intersubjectivité : le désir de chacun se nourrit de celui de l'autre et de même les orgasmes, s'ils sont accordés. Alfred est si peu soucieux de ses vénales maîtresses qu'il se croit capable de les faire jouir, s'il le daigne. N'écrit-il pas qu'il se pâme « comme une franche putain » ? Les putains ne sont pas franches (ce n'est certes pas ce qu'on leur demande) et leurs pâmoisons sur commande sont généralement feintes. Le cynique Le Poittevin tombe dans la naïveté par indifférence.
18. Fécamp, 28 septembre 42.
19. Nous verrons qu'Alfred n'écrivait guère.
20. 7 juin 43.
21. Publiée par Descharmes (Promenade de Bélial), p. 218 et datée par lui de 43.
22. Il y revient dans Bélial : « Il y a là-dessus la morale des hommes, observe le Diable. Puis... il y a l'autre. »
23. Pour des raisons qui ne me paraissent pas décisives et que d'ailleurs il ne donne pas pour telles. Il semble plus probable – comme il l'a pensé d'abord – qu'elle ait été écrite en 45. De toute manière, la question me paraît de peu d'importance : je suis loin de prétendre, comme on verra, que l'attitude positive d'Alfred soit apparue à une date précise et qu'il l'ait, à partir de là, constamment maintenue. Optimisme et pessimisme alterneront jusqu'à sa mort et, sans nul doute, n'ont pas attendu 1843 pour se succéder. Il suffit de montrer que le jeune homme en gros s'oriente vers une interprétation positive de son expérience : ce qui apparaît à l'évidence lorsqu'on lit Bélial.
24. C'est lui qui souligne.
25. Id. Et le point d'interrogation est de lui.
26. Lettre XXXIII, p. 212 : « Je n'ai pas ri parce que l'Art à son plus haut degré n'excite ni tristesse ni pitié. »
27. 14 avril 1847.
28. 23 septembre 1845.
29. Il est frappant qu'il n'ait, même dans les pires moments de sa courte vie, jamais douté de son génie. Son assurance transparaît dans chacune de ses lettres. En voici un exemple : le 13 septembre 1847 – il s'est remis à Bélial – il écrit : « Je ne lis guère, bien entendu. La composition exclut ce divertissement, et quand on médite des œuvres on ne peut guère s'occuper de celles des autres. Chacun son tour ; les modèles que nous admirons ont procédé comme nous qui, toujours par analogie, avons bien le droit de procéder comme eux quand nous nous occupons de la postérité. » Traduisons : Hugo, quand il écrivait Les Feuilles d'automne, que j'admire tout particulièrement, ne s'amusait point à lire les ouvrages de ses prédécesseurs ; et moi, Hugo futur, je n'ai point le temps, quand je compose, de lire les productions nouvelles de Hugo.
30. Bien sûr, nous sommes à l'aurore de l'accumulation primitive : bientôt la concurrence se fera plus sévère. Mais, pour l'instant, un fabricant vise à maintenir son marché plus qu'à l'élargir. La mécanisation de l'industrie textile se fait souvent malgré les filateurs, en tout cas sous l'influence des crises (1827, 1832, 1837, 1847). Du reste la Normandie retarde sur l'Alsace et même sur le Nord : 3 600 broches à Rouen pour une usine moyenne, en 1834, contre 4 000 à Lille. Il est vrai que le « métier automate » inventé par un Anglais en 1826 est apparu en Normandie (1836) plus tôt que dans le Bas-Rhin. Mais on en construit peu de modèles. Les industriels, eux aussi, se méfient des machines : ils ont peur d'accroître le chômage qui fomente les troubles sociaux ; en France, les salaires restent très bas et l'économie de main-d'œuvre est peu recherchée ; de plus le « métier automate » demande beaucoup de force motrice. Cependant, malgré les crises, l'argent afflue. Les progrès de l'industrialisation, réels mais lents, ne peuvent absorber, sous forme de réinvestissements, la totalité du profit. En cette période confuse, les fabricants, dans la mesure même où ils résistent à la mécanisation, ont le pouvoir – très limité – de consacrer une partie de la plus-value aux dépenses improductives. La plupart du temps, ils se borneront à créer, par une demande accrue, des offices neufs, toujours utiles, ce qui aura pour effet la promotion et l'accroissement des classes moyennes. N'importe : la future classe dirigeante, entre 1820 et 1830, prenait lentement conscience de son pouvoir d'option. Il n'en sera plus tout à fait de même sous Louis-Philippe, quand l'accumulation et la concentration détruiront le capitalisme familial pour lui substituer les sociétés anonymes. Mais la « liberté de choisir » reviendra lentement à partir du second Empire.
31. L'Imaginaire, pp. 243-246.
32. Le recours intermittent à l'imaginaire n'était jusqu'alors que tactique.
33. Il est en train d'écrire Bélial.
34. C'est aussi par le souvenir des « verts paradis » perdus que j'expliquerais la croyance poétique et intermittente de Baudelaire à la métempsycose.
35. C'est moi qui souligne.
36. « As-tu été... complimenter Gautier de son exaspération croissante contre les progrès de l'espèce humaine ? » 6 août 42.
37. Descharmes, p. 222. Ces phrases figurent dans une version du chapitre IV qu'Alfred a supprimée dans le manuscrit définitif.
38. 7 juin 1843.
39. Correspondance, t. III, pp. 56-58.
40. Notre ami : Louise détestait Maxime ; Gustave ne lui pardonnait pas d'avoir jugé Saint Antoine : c'est ce que signifie l'italique. On aura remarqué que le jeune homme prend sa revanche : œil pour œil, dent pour dent ; tu as condamné mon œuvre, tu m'as obligé à l'enterrer : moi, je noie la tienne. Mais il ne peut s'empêcher d'altérer la vérité. Il écrit en effet, dans le même paragraphe : « ... S'il me demande jamais ce que j'en pense, je te promets bien que je lui dirai ma façon de penser entière et qui ne sera pas douce. Comme il ne m'a pas épargné du tout les avis quand je ne le priais nullement de m'en donner, ce ne sera que rendu. » C'est moi qui souligne ; certes, Maxime a donné à Flaubert des conseils qui n'étaient pas sollicités. Mais l'« avis » principal, celui dont Gustave lui garde une rancune recuite, on sait qu'il a été prié en bonne et due forme de le faire connaître : Du Camp et Bouilhet ont été convoqués ensemble à Croisset pour y subir la lecture de Saint Antoine et pour communiquer à l'auteur leur jugement sur son ouvrage.
41. Disons qu'il désirait le croire : ce serait sa revanche sur l'ami félon qui lui avait volé Caroline.
42. Freud à Dora, in Cinq Psychanalyses : « Qui imitez-vous ? »
43. 4 juin 1850.
44. C'est moi qui souligne.
45. C'est-à-dire sur le ménage d'Achille.
46. Début novembre 51.
47. C'est le terme dont use Baudelaire pour caractériser Emma Bovary.
48. Kempf : art. cité. Rappelons-nous les « fiançailles » de Gustave et de Maxime.
49. Sauf peut-être dans un passage ambigu que Kempf cite sans le juger convaincant : « Un pareil homme (dit Frédéric de Deslauriers) valait toutes les femmes. » Faut-il y voir l'inconditionnelle « virilité » de Frédéric ou cet aveu : être la maîtresse d'un tel homme me donnerait plus de jouissance que la possession de toutes les autres femmes, mes sœurs ? Il faut noter que dans L'Éducation sentimentale, Deslauriers cherche à posséder les femmes qu'aime Frédéric. Il échoue avec Mme Arnoux mais réussit avec Rosanette (Frédéric lui avait permis d'essayer). Or, il n'est pas douteux que ce genre de trio plaisait à Gustave. Des lettres inédites de Bouilhet prouvent que celui-ci a couché avec la Muse et que Gustave l'a su. De la même manière Maxime a couché avec la femme divorcée de Pradier, qui n'aimait que Gustave et celui-ci lui en a donné la permission.
50. Ces citations sont faites d'après la photocopie des autographes, que M. Roger Kempf m'a obligeamment communiquée. On les trouvera aussi, avec beaucoup d'autres, dans son article cité.
51. À Louise, 1er septembre 52. Correspondance, t. III., p. 11.
52. Nous y reviendrons plus loin.
53. Qui, d'ailleurs, en convient lui-même puisque le titre de sa conclusion est « Après tout, pourquoi pas ? ».
54. Cf. la première Éducation : « Nous devions demeurer dans la même maison... », etc.
55. Correspondance, Supplément, 15 juin 43.
56. En d'autres termes, Alfred n'a même pas songé à prier expressément son parrain de faire la commission. Il était attendu et n'est pas venu, sans se décommander.
57. C'est mettre sur le même plan les malaises de Caroline (dont on ne connaissait pas encore la gravité) et la maladie de Gustave.
58. Gênes, 1er mai 1845, I, 167.
59. Milan, 13 mai 1845, I, 171.
60. Croisset, sept. 1845, I, 192.
61. À ma connaissance, nous ne disposons d'aucun portrait de lui. Mais Gustave a un tel dégoût de la laideur, une telle attirance pour la beauté visible qu'il n'a pu vouer un tel amour qu'à un jeune homme avantageux. N'a-t-il pas dit, plus tard, que Maupassant était l'image vivante de son oncle ? Or le neveu, comme on sait, était un fort bel homme.
62. Dédicace des Mémoires : « Rappelle-toi que c'est un fou qui a écrit ces pages. »
63. A-t-on remarqué que Mathurin dans ses dernières heures résume en lui d'une manière frappante les deux attitudes complémentaires d'Alfred : sachant qu'il va mourir, il se tue à l'alcool et professe un hédonisme sinistre qui n'est qu'une justification du suicide en même temps que, « poussant jusqu'au bout son cynisme », il atteint à l'éternité par la mort ? Le bonheur sensuel par l'orgie démoniaque et sublime, la calme ataraxie des cimes : l'instant et l'éternel se mirant l'un dans l'autre, n'est-ce pas le portrait même d'Alfred tel que Gustave pouvait le peindre en 1839 – c'est-à-dire avec un an de recul par rapport aux causeries de l'Hôtel-Dieu. Ce qui appartient en propre au cadet Flaubert, c'est le pathos du personnage et son style « grotesque ».
64. Cela, Alfred le sait si bien qu'il lui écrit le 7 juin 43 : « Que dis-tu de la procédure, où tu dois procéder à pas de Flaubert et promettre à ton père un rival de son nom dans une autre branche ? Que dis-tu du Code pénal ! » Naturellement, l'intention est ironique. Mais doublement : le père et le fils sont discrètement moqués sur deux plans différents. En fait Flaubert méprise le droit, cette « autre branche », mais il est vrai qu'il souhaitait rivaliser avec son père et même l'emporter. Pour lui, l'« autre branche », c'est l'Art. L'Art – et non le Droit – s'oppose à la Science. Bien entendu le jeune homme se garde de présenter les choses sous cet angle de vue.
65. La citation latine est inexacte mais reste significative.
66. Roger Kempf montre très justement que Frédéric, Deslauriers et Mme Arnoux forment, à un certain moment, un trio où l'élément pédérastique domine. Mais cette fois le rapport est inversé : Deslauriers, troublé par la féminité de Frédéric et jaloux de l'amour que celui-ci porte à la jeune femme, veut la séduire ; s'il la possède, c'est Frédéric qu'il possédera charnellement. Ce renversement des rôles ne change rien au fantasme : il exprime simplement le vœu profond de Flaubert. C'est ce genre de jalousie dominatrice qu'il eût souhaité susciter chez un ami viril.
67. Ce qui peut s'entendre de deux manières ; ou bien : « J'ai gémi sous ses caresses » mais il n'en a point paru troublé – ou bien : Je me suis offert et il a feint de ne pas s'en apercevoir.
68. 8 mai 44. Alfred se dégoûte des garces. D'où cette phrase assez sotte qui pourrait servir d'épigraphe à un manuel de la « distinction » bourgeoise.
69. Rien de plus faux : la peur de manquer le tenaillait. On connaît d'ailleurs ses désespoirs de 1875.
70. Cf. aussi 7 décembre 46 : « Nous passons (Maxime et moi) notre temps à des causeries dont je serais honteux presque, à des folies, à des songeries impériales. Nous bâtissons des palais, nous meublons des hôtels vénitiens, nous voyageons en Orient avec des escortes, et puis nous retombons plus à plat sur notre vie présente et, en définitive, nous sommes tristes comme des cadavres... »
71. 15 septembre 45. Les faits insignifiants qu'il rapporte dans cette lettre constituent bien entendu un spectacle esthétique : un vieux fiacre sur la route, des amis qui chantent, « les prairies couvertes d'eau ».
72. Souvenirs, pp. 60-61. C'est moi qui souligne. Cf. lettre à Louise Colet (27 décembre 52) : « Sans l'amour de la forme, j'eusse été peut-être un grand mystique. »
73. Souvenirs, p. 54.
74. Ibid, p. 102.
75. Correspondance, t. I, p. 17, septembre 1846. À Louise Colet.
76. Ibid, t. II, 26 juillet 51.
77. Il y reviendra en 44.
78. Septembre 45.
79. 13 mai 45.
80. C'est bien l'idée de Hegel transportée sur un plan d'idéalisme et de sexualité : l'esclave, par son travail, reproduit la vie du Maître.
81. « Du poète à l'Artiste » (suite).
82. Cf. livre III : « La prénévrose », qui est tout entier consacré à la retracer.
83. Gustave a toujours eu – comme pour Voltaire – des sentiments ambivalents pour Boileau. Dans les Souvenirs... il lui accorde le « goût attique » tout en lui préférant Racine qui est créateur. En 43, il s'indigne contre ce « pisse-froid » qui « a effacé » Ronsard. Mais, quand il donne des conseils à Louise, c'est Boileau qu'il lui cite en exemple : « Ce vieux croûton de Boileau vivra autant que qui que ce soit parce qu'il a su faire ce qu'il a fait », 18 septembre 52. Il le relit volontiers, d'ailleurs, « ce bon Boileau, législateur du Parnasse ».
3.
Un poème excellent...
N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit
Il veut du temps, des soins...
Mais souvent... un poète sans art,
Q'un beau feu quelquefois échauffa par hasard...
Art poétique, chant III, Pléiade, p. 176.
84. À Louise, Correspondance, t. III p. 46. 1854, sans autre précision de date.
85. Lettre inédite. Bibl. nat. Paris, N.A.F. 25 285.
86. Lettre inédite du 31 octobre 44, coll. Spoelberch de Lovenjoul, bibl. de l'Inst. de Chantilly. Cette lettre est restée sur le cœur de Flaubert. Elle explique en partie pourquoi celui-ci, dans la lettre à Louise précitée, est passé si vite de Maxime à Alfred et pourquoi il s'est reconnu un grand talent d'imitateur : c'est que Maxime lui reprochait de singer Alfred.
87. Correspondance, t. II, p. 81. C'est moi qui souligne.
88. Ibid. C'est moi qui souligne.
89. Reprise – à trois jours de distance –, la formule « Je l'ai enterré », qui figure aussi dans cette lettre, témoigne assez d'une intention délibérée de récupération.
90. Avec quel plaisir, par contre, il mentionnera, en 53, le remariage de celle-ci : il se rappelle un voyage de Rouen aux Andelys, en bateau, avec Alfred puis, sans transition : « Elle était à Trouville, la femme d'Alfred, avec son nouveau mari. Je ne l'ai pas vue. » Correspondance, t. 111, p. 332. On aura noté la structure passionnelle de la phrase et cet « Elle » qui surgit tout à coup, indéterminé et que Flaubert ne détermine que pour se faire entendre de Louise. Pour lui, Mme Le Poittevin, née Maupassant, c'est « elle ». Rien de plus. Et ce qu'il veut montrer à la Muse, c'est que cette pute est infidèle à Alfred (elle aurait dû rester veuve sa vie entière) comme Isabellada le fut un jour à Pedrillo. Dernière vengeance : même ça, l'amour durable d'une épouse, Alfred ne l'aura point eu.
91. Partiellement assouvies par les manipulations réifiantes qu'il exécute sur l'aimé.
92. Deux surnoms plutôt dont chacun suffit à dépeindre le caractère de l'enfant auquel on l'applique.
93. Rien de plus suspect : Gustave, sauf en ce passage, a toujours affirmé qu'il restait conscient dans ses crises.
94. Balzac. Pléiade, t. X, pp. 455-456.
95. C'est celle qui fait part à Du Camp de la mort d'Alfred.
96. Correspondance, t. II, p. 268.