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Chask appela un marin pour le remplacer à la barre et se précipita vers Dirk et Zeï.

— C’est la princesse Zeï elle-même ! hurla-t-il. Les dieux de la mer sont avec nous !

Il s’agenouilla devant la princesse et étreignit le pouce de Barnevelt, à la mode krishnienne. En proie à son émotion, il ressemblait plus que jamais à une antique divinité marine.

Barnevelt salua en souriant le reste de l’équipage.

— Salut, les gars !

Les marins se tournèrent pour le regarder, mais restèrent à leur place devant leur rame et ne manifestèrent pas une joie débordante pour l’accueillir. Un ou deux réussirent bien à esquisser un semblant de sourire, mais les autres le considéraient d’un air maussade.

— Capitaine, demanda Chask, vos ordres sont-ils que nous nous dirigions le plus vite possible vers le détroit de Palindos ?

— Absolument.

— À vos ordres, capitaine. Aux rames, allez !

Quand ils furent sortis des algues, Chask reprit ses hurlements :

— À tribord toute !… Frappez les rames !… Hissez la voile ! Au vent ! Allez, souquez ferme si vous tenez à votre peau, avant que les galères du Sunqar nous trouvent. Mettez le cap au nord et n’ayez pas peur de tirer sur les rames ! (Il se tourna vers Barnevelt.) Dites-moi, monsieur, comment cela s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé au jeune hurluberlu qui vous accompagnait ?

— Descendez dans la cabine avec nous, dit Barnevelt.

Tandis que ce dernier soignait et bandait les pieds de Zeï avec les remèdes du bord, Chask leur prépara un petit en-cas et leur raconta sa version des événements.

— On était amarrés au ponton, n’est-ce pas ? On vous attendait tranquillement, enfin un peu inquiets tout de même, quand l’autre bâtiment est venu se coller à nous et qu’il en est descendu toute une ribambelle de pirates qui se sont engouffrés sur l’échelle de coupée pour monter sur la grande galère. Après, on a entendu des cris, et l’un des marins qui étaient montés avec vous pour porter le coffre a plongé de la galère et est passé au-dessus de nous. On l’a repêché, et il a crié que tout était perdu et qu’il fallait ficher le camp. Moi, j’ai hésité un moment, ne sachant pas trop quoi faire, avant d’abandonner tout espoir. Soudain plusieurs brigands armés sont descendus pour nous faire la peau. On a démarré en vitesse, en prenant juste le temps de couper les gréements du bateau voisin pour ralentir sa course. Là-dessus, on a tiré vigoureusement sur les rames et on s’est enfoncés dans la nuit, poursuivis par des cris et des flèches. Finalement, on s’est laissés glisser et on s’est cachés derrière une grande carcasse échouée à la limite du terpahla. On entendait les galères qui allaient et venaient autour de nous, mais elles ne nous ont pas trouvés. À l’aube, on est sortis de notre cachette et, ne voyant pas de bateaux ennemis, nous sommes venus ici, comme vous me l’aviez indiqué avant la bagarre.

— Très bien, opina Barnevelt. Mais dites-moi, pourquoi avez-vous gardé la voile hissée quand le jour s’est levé ? Cela équivalait à signaler votre présence aux Sunqarumas.

— C’est l’équipage qui a insisté, capitaine. Ils refusaient de faire tout le travail eux-mêmes. Si je m’y étais opposé, ils n’auraient jamais accepté de venir au lieu de rendez-vous, tellement leur hâte était grande de s’enfuir loin d’ici.

Il lança un regard appuyé et accusateur sur Barnevelt, dont le sens n’échappa pas à ce dernier : C’est vous qui êtes responsable de l’indiscipline qui règne sur ce bateau. Je vous avais prévenu.

— Et maintenant, capitaine, dites-moi ce qui vous est arrivé ?

Barnevelt pesa soigneusement ses mots et ne lui raconta que ce qu’il estimait pouvoir lui dire.

— … et nous nous sommes enfuis. Zakkomir a attiré nos poursuivants dans une direction afin que la princesse et moi puissions partir dans l’autre. Finalement, nous avons marché sur les algues avec des planches de bois que j’avais attachées à nos pieds.

— Ce jeune freluquet a plus de cran que je croyais. Que lui est-il arrivé ?

— Je ne sais pas. Maintenant, expliquez-moi quelque chose, Chask : pourquoi les hommes ont-ils un air si lugubre ? Ils devraient être heureux de nous voir.

— Il y a deux raisons à ça. D’abord, si vous m’excusez, capitaine, de dire la vérité, mais cette expédition les effraie littéralement parce que nous avons déjà perdu quatre… non, cinq hommes si nous comptons le jeune Zakkomir. Vous savez, monsieur, il y a plus d’un homme aussi brave qu’un yeki quand il s’agit d’imaginer des aventures périlleuses alors qu’il est tranquillement assis chez lui dans un bon fauteuil, mais qui change du tout au tout dès que les dangers approchent trop près de lui.

 » Deuxièmement, il y a ce jeune Zanzir, qui vous hait à mort parce que vous l’avez remis à sa place devant ses camarades, alors qu’il s’était vanté devant eux d’être votre ami intime. De plus, il a longtemps vécu à Katai-Jhogorai. Là-bas, ils n’ont ni roi ni nobles, ce qui fait que leur sont venues des idées pernicieuses sur l’égalité de tous les hommes. Alors, cet idiot pense – que ma bien-aimée princesse veuille bien me pardonner – que sa vie à elle ne pèse pas plus lourd aux yeux des dieux que celle d’un simple marin. Il considère donc qu’avoir échangé la vie de la princesse contre celle de quatre ou cinq pauvres types ne constitue pas un bon marché, mais un crime inique et honteux. Voilà pourquoi l’équipage vous a paru…

— Et pourquoi, Chask, n’avez-vous rien tenté pour mettre ce type au pas ? demanda Barnevelt, interrompant le long exposé que le vieux marin s’apprêtait à lui faire sur la manière de commander un navire. Tout le monde sait qu’il ne peut y avoir de démocratie à bord d’un bateau en mer.

— Je me permets, monsieur, répondit cérémonieusement le maître d’équipage, de vous rappeler les ordres que vous m’avez donnés au début de cette expédition : pas de brutalité, avez-vous dit. Aujourd’hui, il est trop tard pour utiliser des moyens radicaux, comme le faire mettre aux fers, surtout que Zanzir prend bien soin d’être toujours entouré de ses plus fanatiques partisans…

— Messieurs, cria un marin qui venait de passer la tête par la porte, il y a une galère qui nous suit !