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Quelques jours plus tard, le Sunqar apparut sur l’horizon brumeux. Barnevelt, qui commençait à se sentir un habitué de ces mers, dirigea la flotte vers la côte nord, où il savait se trouver l’île flottante qui cachait l’entrée de la cité des pirates et bouchait le chenal permettant d’y accéder.

Un planeur revint sur le Kumanisht en avertissant qu’un navire arrivait vers eux. Ce message fut passé au Junsar par signaux à main. Bientôt le bateau pirate apparut. Il approcha, abattit ses voiles et se dirigea droit sur le Junsar. Les deux bâtiments ralentirent, puis stoppèrent quand les deux étraves furent assez proches pour se toucher. Le pavillon vert plénipotentiaire fut hissé au grand mât de la galère pirate.

— Qui êtes-vous et que venez-vous faire ici ? demanda une voix rauque en dialecte quiribumien.

— Répondez-lui, dit Barnevelt au héraut à côté de lui qui tenait le mégaphone, que nous sommes les marines alliées de la mer Sabadao, et que nous sommes venus ici pour nettoyer le Sunqar.

— Nous nettoyer ? hurla l’autre. On va vous faire… (Le porte-parole des Sunqarumas parvint à se maîtriser en faisant un effort presque audible sur lui-même.) Quelles sont vos conditions, avant que la danse commence ?

— Si vous vous rendez, nous vous garantissons la vie sauve, mais rien de plus… ni votre liberté ni vos biens.

— C’est trop aimable de votre part, ha ha ha ! Je vais faire part à nos chefs de votre offre généreuse.

La galère rama en marche arrière suffisamment loin du Junsar avant de faire demi-tour. Le capitaine qui la commandait devait être un trop fin renard pour risquer de présenter ses flancs à un coup d’éperon du bateau ennemi, qu’il hisse ou non le pavillon parlementaire. Puis les rames attaquèrent furieusement la surface de l’eau et le bateau fila vers l’embouchure du chenal d’entrée.

Le Junsar le suivit, mais à vitesse réduite, afin de laisser aux pirates un délai suffisant pour considérer l’ultimatum, Quelques instants plus tard, Barnevelt aperçut sur sa gauche un navire lancé à la poursuite du bâtiment pirate et qui s’apprêtait à doubler le vaisseau amiral. C’était le Douri Dejanai de la reine Alvandi.

— Hé là ! hurla-t-il. Restez en ligne.

Une voix de rogomme qui appartenait de toute évidence à la reine lui parvint de l’autre bord.

— Je l’ai reconnu ! C’était Gizil le Sellier à qui vous avez parlé. Je vais lui couler son rafiot à ce sal…

— Qui est ce Gizil le Sellier ?

— Un renégat frondeur de Qirib qui semait la révolte parmi nos mâles. Nous allions le pendre quand ce sagouin a appris qu’un mandat d’arrêt était lancé contre lui et il s’est échappé. Mais, cette fois-ci, il ne m’échappera pas.

— Restez en ligne, répéta Barnevelt.

— Mais il va s’enfuir !

— Laissez-le.

— Ça, jamais ! Qui croyez-vous être pour commander à la reine de Qirib ?

— Je suis votre commandant en chef, voilà qui je suis. Maintenant, vous allez ralentir et rester derrière moi, sinon, par les ongles d’orteils de Qondyor, je vous coule sur-le-champ.

— Vous n’oseriez jamais. Allez, garçons, souquez ferme !

— Vous croyez ça ? (Barnevelt se tourna vers Tangaloa.) En avant toute. Chargez la catapulte de tête. Préparez l’abordage.

Profitant de cet échange, le Douri Dejanai avait gagné quelques longueurs, mais très vite le puissant Junsar reprit du terrain et dépassa le bateau de la reine.

— Tirez un premier projectile au-dessus de la dunette, ordonna Dirk. Essayez autant que possible de ne pas la toucher.

La catapulte résonna et une lourde flèche, aussi longue qu’un homme, fila et traversa le court espace entre les deux bâtiments. Barnevelt désirait que le projectile manque la reine d’assez loin, mais, était-ce parce que la cible était trop tentante ou bien parce que les mouvements du bateau avaient dévié le réglage du tir, toujours est-il que la pointe de la flèche, piquant le pan de la cape de la reine, la lui arracha des épaules et l’emporta au loin où, enfin, le projectile et le vêtement disparurent dans la mer avec un bruit mouillé. La reine poussa un hurlement et s’aplatit sur la dunette. Une de ses amazones se précipita pour lui venir en aide.

Quand elle se fut relevée, elle fit stopper les rameurs et se tourna vers le Junsar en brandissant un poing vengeur. Barnevelt distingua plusieurs sourires autour de lui. L’orgueil et l’arrogance de la reine Alvandi étaient célèbres, même parmi une flotte qui réunissait des individualistes forcenés comme le prince Ferrian. Après cette manifestation de sa volonté, toutefois, les ordres de Barnevelt furent scrupuleusement respectés.

Moi et Napoléon, sourit-il en lui-même. Si ces gens savaient qui il était en réalité…

En approchant du Sunqar, les paquets de terpahla se firent plus nombreux. Il arrivait parfois qu’une rame s’enlise dans cette masse végétale. Barnevelt se fit apporter une longue-vue krishnienne en cuivre. Grâce à cet instrument, il constata que le bateau plénipotentiaire était celui qui gardait l’entrée du chenal d’accès. Il avait à présent repris sa position initiale et le gros bloc de terpahla avait été tiré dans l’embouchure pour fermer la passe. Plus loin, un canot à rames remontait vers la cité flottante.

Les Sunqarumas étaient sur la défensive.

— Exécution du plan B, ordonna-t-il.

À grands renforts de coups de trompette et de signaux, la flotte changea de formation. Deux groupes de galères transformées en transports de troupes se placèrent sur les flancs du convoi tandis que le Junsar, suivi par le gros de l’escadre, fonçait vers l’embouchure du chenal.

La galère pirate les attendait, amarrée au gros bloc de terpahla, bloquant l’entrée. Derrière elle, d’autres bateaux faisaient force rames sur le chenal.

Barnevelt se demanda si les Sunqarumas tenteraient d’autres négociations mais, à cet instant, le capitaine du Junsar lui désigna l’oriflamme rouge foncé qui venait d’être hissée au grand mât du vaisseau de garde.

— Voici la réponse que vous attendiez, seigneur. Ils veulent la guerre, dit-il.

Il avait à peine terminé sa phrase qu’une catapulte claqua et une pluie de boulets et de javelots tomba à quelques mètres devant eux. Au fur et à mesure de leur approche, d’autres projectiles firent leur apparition : des flèches et des carreaux d’arbalète. Le capitaine du Junsar donna des instructions pour que la proue soit protégée par un rempart de boucliers, permettant ainsi à Barnevelt et à son état-major de surveiller les opérations sans risques.

— Nous leur répondons ? demanda le capitaine.

— Non. Pas tant qu’ils sont assez aimables pour faire le réglage du tir à notre place, répondit Barnevelt en souriant.

Il pivota avec sa longue-vue afin de vérifier si l’escadre obéissait bien à son plan mais, dans cette atmosphère humide et brumeuse, il était impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de cent mètres.

Un projectile fit éclabousser la surface de l’eau entre le Junsar et le bâtiment à sa droite. Le tir était donc réglé.

— À vos pièces. Feu ! cria Barnevelt, et les catapultes du bord crépitèrent toutes en même temps.

Désormais, le rempart de boucliers résonnait continuellement sous les chocs. Derrière lui, Barnevelt entendit un craquement et des cris signifiant qu’un projectile avait fait mouche.

Il risqua un œil au-dessus de la rambarde et découvrit qu’il ne restait plus que la largeur du bloc de terpahla et quelques mètres d’eau entre son navire et celui qui gardait l’entrée du chenal. La galère pirate avait une cadence de feu très rapide et les noyait littéralement sous une averse de projectiles de toutes sortes. Quatre galères majburiennes étaient arrivées jusqu’au bouchon d’algues et joignaient leur tir à celui du Junsar, mais, étant de face, elles ne pouvaient utiliser que leurs catapultes avant et les gaillards d’avant n’étaient pas assez larges pour que les archers puissent s’y déployer.

Des hommes, agrippés aux éperons, se servaient de râteaux et de crochets pour tirer et arracher de longues mèches d’algues qu’ils passaient à leurs camarades au-dessus d’eux. Barnevelt se dit qu’il faudrait plusieurs heures avant qu’ils réussissent à désobstruer l’entrée. Devant lui, il vit l’un des hommes occupés à draguer le terpahla être transpercé par un javelot. Le malheureux tomba à l’eau et fut aussitôt remplacé.

Un sifflement prolongé au-dessus de sa tête lui fit lever les yeux. C’était un des planeurs de Ferrian qui était en train de surveiller le lieu du combat, laissant derrière lui une longue traînée de fumée jaune de yasuvar. En passant au-dessus de la galère qui bloquait toujours l’entrée, il la bombarda d’une grêle de fléchettes d’acier particulièrement meurtrière.

Un autre planeur décolla et alla lâcher quelque chose sur la cité pirate. Pendant un instant, rien ne se passa, puis apparut un nuage de fumée et parvint le bruit d’explosions d’engins pyrotechniques. Malheureusement, de là où ils se trouvaient, il était impossible de mesurer l’importance des dégâts, s’il y en avait.

« Crac ! » Un boulet lancé par une catapulte ennemie vint fracasser le rempart à deux boucliers de Barnevelt et roula sur le gaillard d’avant comme une boule, faisant tomber des hommes comme de vulgaires quilles. D’autres se précipitèrent pour remplacer les boucliers défoncés. L’eau, maintenant, était jonchée de corps flottant à la surface ou gisant sur les paquets d’algues. Barnevelt vit tout à coup l’un des cadavres tournoyer sur lui-même comme poussé par une force inconnue, puis aussitôt après il aperçut un éclair sombre filer sous la surface.

Il comprit : attirées par le sang, les fondaqas, ces anguilles venimeuses, accouraient au festin.

Une galère majburienne, ayant réussi à agripper une mèche assez épaisse de terpahla, fit marche arrière ; mais l’effort fut trop brutal et les algues se déchirèrent sans arriver à entraîner le bouchon central. Un autre planeur décolla. Une nuée de flèches chercha vainement à l’atteindre quand il passa au-dessus de la galère de garde.

— Seigneur Snyol ! cria le capitaine du Junsar. Le prince Ferrian arrive !

Barnevelt courut vers la coupée, qu’il atteignit au moment où Ferrian faisait son apparition. Au-dessus de son armure scintillante sous le soleil, son visage fin et bronzé semblait préoccupé. Le canot à rames qui l’avait amené depuis le Kumanisht dansait à côté de la poupe du Junsar, mais ne s’était pas amarré pour pouvoir repartir le plus vite possible.

Ferrian mit quelques secondes à reprendre son souffle.

— Seigneur, dit-il en haletant, une étrange flotte approche par le nord. Des airs, un de mes pilotes l’a vue.

— Quel genre de flotte ?

— Nous ne savons pas encore, mais j’ai envoyé un autre planeur pour mieux le déterminer.

— Qui cela pourrait-il être ? Le roi Rostamb, honteux de lui-même, qui viendrait nous prêter main-forte ?

— Bien sûr, tout est possible, mais il y a plus de chances que ce soit la flotte dourienne qui vienne sauver leurs amis pirates.

Dour ! Barnevelt n’avait pas envisagé cette possibilité. Dans son dos, il entendait le tumulte de la bataille qui faisait rage.

— Je vais aller avec vous à bord du Kumanisht pour me rendre compte, dit-il. Remplacez-moi ici, enjoignit-il à Tangaloa. Envoyez un signal aux transports de troupes indiquant qu’ils ne doivent pas débarquer les troupes à squis avant d’en avoir reçu l’ordre.

Ils seraient en mauvaise posture, pensa-t-il en descendant l’échelle de corde jusqu’au canot, s’ils étaient attaqués de la mer en plein milieu de cette opération déjà difficile.

Ils grimpèrent à bord du Kumanisht et de là sur la plate-forme. Le planeur envoyé en reconnaissance n’était pas encore revenu et ils durent ronger leur frein en l’attendant. À chaque décollage ou atterrissage, Barnevelt baissait instinctivement la tête. Finalement, vers le nord, apparut un petit point brillant qui grossit très vite. C’était le planeur qu’ils attendaient. L’engin décrivit une courbe gracieuse au-dessus du pont avant d’atterrir parfaitement.

Le pilote descendit de l’appareil et dit :

— Un quart d’heure de plus et j’étais en panne sèche. Enfin… Mes seigneurs, sachez que la flotte qui approche est bien celle de Dour. Je l’ai reconnue à la forme des voiles, carrées à la façon des pays de la mer Vanandao.

— Combien ? demanda Ferrian.

— J’ai compté quatorze de leurs grands navires, plus à peu près un nombre égal de bâtiments plus petits.

Barnevelt fit un rapide calcul.

— Si nous arrivons à bloquer les Sunqarumas dans leur chenal, cela nous laisserait une marge pour venir à bout de la flotte dourienne.

— Vous ne connaissez pas les grands navires de Dour, répliqua Ferrian. Les plus grandes galères ont un équipage d’à peu près mille hommes chacune. Une seule d’entre elles est capable de détruire une escadre des nôtres comme un homme écrase des insectes sous son talon. C’est pourquoi, cher seigneur, avec tout le respect que je vous porte, je vous prie de nous faire une démonstration de votre ingéniosité surnaturelle que nous a tant vantée la reine Alvandi, sinon le soleil couchant illuminera l’affligeant spectacle de vous, toute notre brave armée et moi servant de nourriture aux fondaqas. Alors, seigneur, que décidez-vous ?