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Le retour du Cavalier

Lundi, 23 mars 1998. Les cheveux humides, les yeux rougis par le chlore, les épaules endolories par l’entraînement du matin, j’insère ma charpente dans l’habitacle maculé de calcium d’une Honda fatiguée. Je quitte l’université et emprunte l’autoroute Charest en direction du centre-ville. Je grimpe la côte Salaberry quand, perçant le souffle de la chaufferette et la voix du lecteur de nouvelles de Radio-Canada, une série de grincements me parvient.

Deux heures plus tard, dans son atelier de Limoilou, Jules, une vieille connaissance, confirme mes appréhensions : le cardan droit est mûr pour la ferraille. Le gauche jouit d’un sursis. Ébranlé par le diagnostic, je me réfugie dans un Dunkin’ Donuts. Après avoir engouffré deux beignes, je reviens m’informer de la valeur marchande de mon véhicule.

Deux jours plus tard, je dépose un chèque de trois mille dollars dans mon compte. La caissière célèbre l’événement par un sourire dont le sens m’échappe. Je sors dans le matin venteux, remonte le col de mon anorak et enfile la rue Saint-Jean en direction de l’arrêt d’autobus.

Je me sens allègre. Qu’est-ce qui m’a poussé, en ce troisième jour du printemps, à me départir de ma voiture ? S’il s’ajoutait à un chapelet de ponctions dans mes finances, le montant de la réparation, cent soixante-quinze dollars, n’avait rien de catastrophique. Ma bourse d’études me permettait de tenir le coup jusqu’en mai.

L’origine de ma joie est complexe. Dans l’horizon de mon existence d’étudiant en histoire, mon retour à la condition de piéton revêt un caractère symbolique. Je me déleste des soucis qu’entraîne la possession d’un engin motorisé, m’affranchis d’un besoin imposé par la société de consommation, récupère de quoi me payer quelques gâteries, mais surtout pose, je le comprendrai plus tard, un premier acte gratuit.

La saveur de ce menu bonheur est si grisante que je décide de sécher ma rencontre avec mon directeur de recherche. Un air de blues s’échappe d’un bar récemment revampé. Je lève la tête. Sur l’affiche neuve s’étalent les lettres « au hasard ». J’entre et m’ac-coude au comptoir.

— Robitaille !

De mes années de collège, j’ai appris à réagir avec célérité à mon patronyme. Attablé devant une grosse bière, Kevin Bergeron, maigre, le cheveu filasse, l’œil rusé sous une arcade traversée d’une cicatrice, boit avec des airs de desperado. Notre dernière rencontre remonte à plus de trois ans, un soir de canicule, dans un bar-terrasse de Sainte-Foy. Nous partageons une complicité de vieux rivaux : nous nous sommes disputé pendant deux ans le premier rang de l’école primaire Anne-Hébert. Bergeron s’y était présenté un lundi de novembre, nimbé du prestige d’avoir été expulsé de son école de la basse-ville. Chaque matin, il montait l’escalier Saint-Sauveur pour se mêler aux enfants branchés du quartier Montcalm.

Son père était routier. Le mien était médecin. Après quelques frictions, nous avons décrété une trêve, pendant laquelle nous avons échangé des disques, des Bob Morane, des revues pornographiques et nous sommes initiés aux échecs. Nous étions le Cavalier et le Fou. De ces noms de code, nous signions les méfaits qui nourrissaient notre légende. Nous avons été inséparables jusqu’à la fin du collégial, quand Bergeron s’est exilé à Montréal.

Après des années de menus travaux en informatique, il achève un bac en géologie. L’été, il fait des stages de prospection sur la Côte-Nord. Nous buvons quelques bières et échangeons les souvenirs de circonstance. Je suis d’humeur joyeuse. Le teint brouillé, Bergeron fume cigarette sur cigarette et se ronge les ongles.

— Aujourd’hui, j’ai vendu mon auto.

Il me couve d’un œil envieux.

— Ça te fait un petit capital.

Le mot évoque chez moi des images négatives. Je revois la barbe de Marx dans mes manuels d’économie. Je réentends les discours de Paul Martin à la télévision. Inflation, plus-value, investissements, dividendes : ces mots sont ceux qu’utilisent les sbires de l’establishment canadien pour justifier leurs politiques d’assimilation. Bien qu’obligé de les emprunter pour effectuer des analyses socio-économiques, je m’en méfie comme du chancre mou.

— Tu as une idée en tête ?

— Tu pourrais investir.

À ma surprise, je découvre que mon ami d’enfance, autrefois porté sur le punk et la science-fiction, ambitionne de devenir riche, et ce, le plus rapidement possible. La géologie n’est pour lui qu’un tremplin vers un nouveau Klondike : la spéculation boursière.

— Tu achètes dans un bas, tu vends dans un haut. Le tour est joué.

— Tu tiens vraiment à devenir riche ?

— Tu étudies l’histoire. Tu sais qu’il n’y a qu’un seul pouvoir : l’argent. Le reste, c’est des histoires de poètes.

— J’aime mieux être poète que banquier.

— Tant pis pour toi.

Bergeron replonge dans sa bière. Son ouverture m’intrigue.

— Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec trois mille dollars ?

Il me jauge d’un air triomphant et soupçonneux.

— Tu peux garder un secret ?

***

Perplexe, je bois dans la pénombre du bar. Le « filon » que Bergeron tient d’un prospecteur de Baie-Comeau a tout du piège à cons : Normeco inc., une société minière dont les actions se transigent à vingt-deux sous l’unité, a découvert un gisement de fer au nord de Sept-Îles. La nouvelle va devenir publique et le titre s’envoler vers la stratosphère. Bergeron a vendu sa collection de cailloux, sa moto, son ampli de basse, emprunté à sa mère pour investir cinq mille dollars dans l’aventure.

— Tu es fou !

— Tu quintuples ta mise en deux mois. Juré.

Il a griffonné le nom de la compagnie et le numéro de téléphone de son courtier sur un paquet de cigarettes vide avant de s’éclipser en invoquant un rendez-vous avec un « partenaire ».

Je finis mon verre. Le soleil a dérivé vers l’ouest. La façade de l’établissement s’est assombrie. Les baies qui donnent sur la rue me renvoient l’image d’un grand blond athlétique aux joues roses, aux yeux injectés et interrogateurs. Je sors et prends la direction des remparts. La soudaine enflure de mon compte en banque et l’offre de fortune instantanée de mon confrère de collège m’amènent à me questionner. Est-ce que j’aime l’argent ? Ma maîtrise en histoire et mon projet de doctorat ne me servent-ils qu’à retarder mon entrée dans le monde des grands ?

Je tourne à gauche et me laisse porter par la gravité le long de la rue Sainte-Claire. La basse-ville et la vallée de la Saint-Charles s’offrent au bout de l’enfilade de maisons de brique. Les glaçons des corniches fondent au soleil. Des rigoles brunes confluent vers les bouches d’égout dégagées par les employés municipaux. Rue Richelieu, je grimpe l’escalier intérieur qui mène à mon deux et demie.

Mon logis m’apparaît dans sa splendeur : la table de travail devant la fenêtre aux vitraux ternis, l’ordinateur hérissé de mémos, les Tahitiennes de Gauguin sur les murs, les divans bancals, le manifeste du FLQ sur la porte des toilettes, le lit défait, les rouleaux de poussière sous les calorifères badigeonnés de jaune, la cuisine hantée par le ronronnement du frigo.

Je mets un disque de The Offspring et ouvre une bière. Mon passage sur la planète n’a jusqu’ici rien eu de notable. Ma mère m’a affublé de ce prénom anachronique de Jacques en l’honneur de son père, James Cassidy, débardeur noyé sur les quais du Cap-Blanc. Issu d’une famille aisée, sans histoire, j’ai fréquenté des collèges de la haute-ville et l’université. J’y ai épousé les idées et les usages de mes pairs, sans me poser de questions. J’étais un athlète accompli, un étudiant caméléon, aussi doué en sciences qu’en lettres, qui camouflait sa docilité sous un anticonformisme de bon ton. Ma principale manifestation d’indépendance a été de m’inscrire au baccalauréat en histoire, sottise qui me vaudrait, selon mon père et divers orienteurs, un aller simple vers l’assistance sociale.

Sous un couvert d’inflexibilité, je ne suis pas demeuré insensible à leurs arguments. Tout le long d’un bac que j’ai étiré avec des caprices de condamné, je suis resté conscient de l’échéance qui m’attendait à la remise de mon diplôme. J’ai donné des cours de natation, travaillé dans des clubs vidéo pour éviter de m’endetter. Je me suis appliqué à me faire remar- quer de mes professeurs dans l’espoir de récolter une charge de cours. Mes parents m’ont offert des sub-sides. J’en ai usé avec parcimonie, par souci d’élégance plutôt que d’indépendance. Ma condition de fils de riche me gêne aux entournures. Je préfère jouer les bohèmes dans mon logis du quartier Saint-Jean-Baptiste.

Je ne regrette pourtant pas mon choix de carrière. L’étude de l’histoire me passionne. Vu de haut, le comportement des peuples est aussi divertissant que celui des individus. Mes professeurs ont la prétention de dégager les lois qui déterminent le devenir de l’humanité. Quand ils dissèquent un événement, leurs arguments laissent entrevoir une réalité peu scientifique : de la cellule familiale au concert des nations, les cercles de pouvoir dans lesquels évoluent les humains tiennent davantage du chaos que de la logique.

Si les lois qui régissent le monde demeurent ar- bitraires, pourquoi serais-je raisonnable dans la con-duite de mon existence ? En m’abandonnant à des mouvements irréfléchis, je donnerais peut-être à ma vie une rondeur qui lui fait défaut. J’écoute Mozart, les Doors, Bill Evans. Leur musique m’émeut quand elle transgresse les règles, quand un brin d’errance la lie au désordre ambiant.

Je sors de ma poche le paquet de cigarettes. Le courtier que m’a recommandé Bergeron possède une voix caverneuse. J’ai l’impression de confier un fantasme honteux à un psychologue. Dix minutes plus tard, je suis en possession de seize mille actions de Normeco inc., dont le cours a chuté au matin sous la barre des vingt sous.

J’effectue quelques calculs à la table de la cuisine. Quand j’aurai payé les frais d’ouverture de compte, de courtage, il me restera deux cents dollars. Je ne con-nais rien à la Bourse. Cet investissement impromptu m’emplit d’un agréable vertige. Qu’est-ce que l’argent, après tout ? Une valeur d’échange, régie par les conventions d’une société mercantile, étriquée, moribonde, sans rêves ni grandeur.

J’ai beau me gratter le surmoi, mon coup de tête ne m’inspire aucun remords. Je mets un disque des Cran-berries, passe sous la douche, enfile une deuxième bière et prends congé pour la journée. Pas de lecture, pas de recherche, pas de réflexion, pas d’écriture, mon mémoire attendra malgré l’échéance qui se précipite. Et au diable l’entraînement ! Je sollicite de l’existence, aujourd’hui, le droit de ne rien faire, de ne rien être, de retrouver mon farniente d’adolescent efflanqué, de faire l’amour et boire jusqu’à plus soif.

J’ai envie de partager mon affranchissement avec mon ami d’enfance. Après avoir réclamé de mes nouvelles de sa voix éraillée, Francine Bergeron me confie que son fils est parti à Montréal. Quand reviendra-t-il ? Elle a depuis longtemps renoncé à enregistrer ses déplacements. Le Cavalier est la seule pièce qui puisse enjamber la ligne des pions.