13
Une femme trop belle
Au matin, après un dernier petit déjeuner sur la terrasse, Wolfgang et Sean nous conduisent au village dans la camionnette. Jaune pâle, les yeux dissimulés derrière des verres fumés, Anders a abrité son crâne sous un feutre qui hypnotise les travailleurs de la plantation. Alison, les mains croisées sur son sac, absente, fixe un point sur l’horizon. Ce matin, elle a dérogé à sa routine et n’a pas roulé ses trois joints. Au village, elle passe à la poste et en sort avec une lettre qu’elle glisse dans la poche arrière de son jean.
Le traversier est au quai. Devant la passerelle, Sean émet un oracle en gaélique. Je demande à Wolfgang de traduire.
L’Allemand se penche pour embrasser Alison.
— Il a dit : « Salue Bobby de ma part. »
— Je n’oublierai pas, promet-elle.
Yeux plissés sous le soleil, Wolfgang esquisse une grimace équivoque. Nous montons à bord. Alison semble agitée.
— Je vais voir comment se porte Anders.
De maigres matelots relèvent les amarres. Dans les pétarades de ses moteurs, le traversier gagne le large, ses hélices arrachant des algues au fond sablonneux. Accoudé au bastingage, nostalgique, je contemple l’île. Alison me rejoint.
— Anders s’est couché dans un coin du salon des passagers. Les Thaïs l’évitent comme s’il était contagieux.
— Qui est ce Bobby ?
— Un ami de Wolfgang. Il vit à Bangkok. Tu es jaloux ?
— Oui. Je ne sais rien de toi.
— Tu en sais trop. Rien n’est plus beau que le mystère.
À contre-jour devant la mer pailletée, le visage d’Alison prend un relief singulier. J’admire le nez aquilin, semé de taches de rousseur, les yeux d’un vert indéfinissable, la bouche charnue au milieu du fouillis des cheveux décolorés. J’aime Alison parce qu’elle m’échappe. Plus qu’aucune de mes blondes, elle me séduit par le contraste entre les moments où elle est accessible, si proche que nous fusionnons dans un we indistinct, et ceux où elle m’abandonne à la charade de son enveloppe.
— Le mystère est parfait et fade, comme une femme trop belle. Il attire, mais on s’en lasse vite.
Ko P. diminue à l’horizon. Elle sort la lettre de sa poche et la parcourt rapidement. Je reconnais l’écriture de sa mère.
— Qu’est-ce qu’elle te raconte ?
— Elle m’informe discrètement des dates d’inscription pour la session d’hiver. La routine.
— Tu ne regrettes jamais ta décision ?
— Médecin, j’aurais passé ma vie à m’occuper des autres. Je ne voulais pas avoir toujours le nez dans le malheur des gens.
— Tu as réussi ?
— La vie est courte. Il faut être heureux quand on peut.
Des questions se bousculent dans ma tête. Si voyager m’a appris quelque chose, c’est à relativiser. Parti en quête de la rondeur, je considère que c’est un maigre butin. La sagesse n’est-elle qu’un élégant abandon ?
Je pousse un soupir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Alison.
— Je t’envie. Tu jouis d’une liberté que je n’ai pas.
— Ton esprit est brouillé parce que tu essaies de trouver. Tu as l’impression que je suis libre parce que j’ai cessé de chercher.
***
Aux abords de Hua Hin, la forêt s’éclaircit pour laisser place à des allées bordées de bicoques hétéroclites. Le galop des roues sur les rails se fait moins obsédant. La nuit tombe. Anders et Alison fument dans le couloir. Gianna interroge son reflet dans la fenêtre maculée de moustiques. Dans son visage lunaire, doux, se devine son profil de vieille.
Elle se tourne vers moi.
— Tu aimes Alison ?
— Je crois.
— « Je crois. » Tu es un garçon prudent.
Un sourire fait éclore des rides autour de ses yeux. Nous partageons une double complicité : nous sommes deux Latins et assumons, dans nos couples respectifs, le rôle raisonnable.
— Tu aimes Anders ?
— Il n’est plus l’homme que j’ai connu il y a trois ans. J’imagine que ça n’a pas d’importance. Les gens changent, d’une façon ou d’une autre.
— Tu crois qu’il guérira ?
— Non. Il va se désintégrer, aussi sûrement qu’une comète qui entre dans l’atmosphère.
— Pourquoi acceptes-tu d’être son infirmière ?
Elle pose sur moi un regard bienveillant. J’ai réussi à l’égayer.
— Je t’ai demandé tantôt si tu aimais Alison.
***
— Jacques ?
— Oui ?
— Je veux dormir avec toi.
J’écarte le rideau. Alison m’observe du lit d’en face. Puant le désinfectant, situées au-dessus des banquettes de part et d’autre de l’allée où circulent contrôleurs et passagers, les couchettes offrent une intimité et un confort relatifs.
— Je crains que ce ne soit difficile.
— Tout le monde dort.
Alison jette un œil dans le wagon et se transporte acrobatiquement dans ma couchette.
— Tu es folle.
Je tire le rideau, ravi. Je distingue à peine son visage dans la pénombre. Nous faisons l’amour dans cette alcôve exiguë, notre jouissance magnifiée par l’impossibilité où nous nous trouvons de l’exprimer. Nous reposons, trempés, dans le noir, nos corps percevant, proche et lointaine, la pulsation des rails. Je suis envahi par un méga triste post coïtum. Notre retraite dans ce coqueron me semble de mauvais augure.
— Qu’est-ce que tu as ? chuchote Alison.
J’ai l’impression qu’elle me parle de l’intérieur de mon crâne.
— Je me sens coincé.
— Je ne veux pas que tu te sentes coincé.
Une averse assaille le hublot qui nous tient lieu de fenêtre. Alison lèche mon cou.
— Tu goûtes encore salé.
— Ce n’est plus la mer. C’est la sueur.
— C’est la mer. Tu goûteras toujours la mer.
— Je peux te dire tout ce qui me passe par la tête ?
— Si tu veux.
L’invite est prudente. Quand je m’aventure à parler de nos sentiments, Alison me considère avec la même commisération que si j’empoignais une hache pour me tailler la moustache.
— Je t’aime, Alison. Ça prend toute ma vie. Je ne ferais rien d’autre.
— C’est ce que tu voulais me dire ?
Je me suis déjà trop avancé. Tout en soutenant le contraire, j’ai toujours cru qu’en amour il est péril-leux de se montrer vulnérable. Ma mère est secrète. Mon père est rêveur. J’ai appris tôt le pouvoir du silence. Qu’il garde sa pureté musicale ou se transforme en ironie, en badinage ou en mensonge, il tient la réalité à distance et pare toute parole d’une aura mystérieuse. Le commerce des femmes m’apparaissant sinon dangereux, du moins complexe, je me suis glissé sous cette armure commode.
À ce jeu d’ombres, Alison est la partenaire idéale. Ai-je intérêt à lui balancer mes états d’âme ? In medio stat virtus… Ma raison a beau me conseiller la prudence, je soulève mon heaume.
— Ce que je veux te dire, c’est que je n’ai jamais fait confiance à une fille.
— D’où tes aventures. Je sais tout ça.
— Avec toi, je voudrais que ce soit différent.
— Tu me fais confiance ?
— Tout à fait. C’est reposant. Après tout, je suis en sabbatique.
Je mens. Je cache ma véritable préoccupation : en quittant l’île, en bougeant dans l’espace, nous avons crevé la bulle qui nous protégeait du temps. Alison s’endort. Il pleut toujours. Déchirant la nuit de son staccato monotone, le train nous emporte vers la ville.
***
— Old Bangkok !
Flottant dans son pantalon, Anders contemple la frénésie d’Intarphitak Road. Devant la gare, les épaules sciées par son sac, Gianna marchande le prix de la course vers l’aéroport de Don Muang avec un chauffeur de taxi aux manières doucereuses. Anders et elle préfèrent tuer les heures qui les séparent du départ dans cette oasis climatisée plutôt que de s’enfoncer plus avant dans la capitale.
Timide, Gianna m’offre une joue qui sent le savon. Spectral, Anders me tend sa paume décharnée. Ils s’en-gouffrent dans le taxi. Je ne les reverrai sans doute jamais. En multipliant rencontres et séparations, le voyage exacerbe chez moi un sentiment de précarité. Ma vie est un clin d’œil dans l’éternité. Ma personnalité, à peine écoulée de la cornue de l’adolescence, demeure volatile. Qui suis-je au milieu de ce magma d’humains dont les destins s’entrecroisent ?
Nous sommes assaillis par l’habituelle foule de mendiants et de rabatteurs.
— Partons d’ici !
Éprouvée par sa courte nuit, Alison est irritable. Après une heure d’intoxication au monoxyde de carbone, un tuk-tuk nous dépose devant le Malaysia Hotel, dont la vue semble la réconforter.
— Dans cette grosse boîte, proclame-t-elle, il y a une douche chaude.
Le stuc de sa façade souillée de traînées noirâtres, ses palmiers s’étiolant sous la pollution et les marques des couteaux des maquereaux, l’hôtel, d’une centaine de chambres, est d’une classe très intermédiaire. Après notre séjour à Paradise Bungalow, nous investissons pourtant le hall avec un ravissement d’aborigènes.
Malgré l’heure hâtive, un bar mi-colonial, mi-art déco est occupé par un assemblage de routards et de baby-boomers modérément argentés. Sous le ronron des ventilateurs, leurs traits délicats révélant leur sang laotien, de jeunes serveuses s’initient à la marche sur talons hauts. Le garçon d’étage, un éphèbe dont les paupières gardent des traces de khôl, nous mène à une chambre d’une banalité massive, où nous entreprenons illico de vider le chauffe-eau de l’établissement.
Nous dormons deux ou trois heures dans les draps frais. Je m’éveille le premier et m’éclipse vers le bar. Seul au comptoir, je dévore les journaux. Depuis trois semaines, la Terre a continué de tourner. Catastrophes, attentats, Zippergate, conflits régionaux, dévaluations, accords de paix… Engourdi par l’été, le monde sifflote un air connu. Sous cette apparente immobilité, l’histoire évolue, protéiforme.
Alison s’amène. Sa robe dessine ses mamelons.
— Une bière ?
— Je vais faire quelques courses.
Elle s’éloigne. Sa démarche souple et volontaire, qui jurait sur les plages de Ko P., est adaptée au rythme de Bangkok. Je commande un scotch et m’absorbe dans la contemplation de la faune. Un bien-être m’envahit. À l’heure qu’il est, Anders et Gianna survolent le Gange, emportant avec eux les relents de Paradise Bungalow. J’ai fait le compte de mes chèques de voyage. Mon capital est à peine entamé. Je peux désormais envisager de voyager quelques semaines avec Alison. Katmandou, Djakarta, Hong Kong, je m’abandonne à la poésie des noms de ville.
Alison réapparaît une heure plus tard, le teint rouge, les yeux brillants. Je l’examine, faussement soupçonneux.
— Tu as fumé un joint ?
— Regarde ! Je suis allée au marché.
Elle me montre des mangues magnifiques.
— Je dépose ça en haut et je reviens.
Elle m’embrasse sur les deux joues, sur la bouche et se dirige vers l’ascenseur. Je commande un autre scotch et me replonge dans les journaux. Alison tarde à revenir. Au bout d’une demi-heure, intrigué, je monte à notre chambre.
Alison s’est envolée avec son bagage. Sur la table, près du lit défait où médite Hocus-Pocus, elle a laissé, à côté des mangues, un mot tracé à la hâte :
HAVE TO LEAVE YOU.
LOVE.
A.