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À l’anglaise
Parmi les sentiments que provoque l’abandon, la colère possède des vertus salvatrices. Elle projette l’agressivité du sinistré vers l’en-allée et le protège de son propre venin. Tandis que je m’agite dans la chambre 419 du Malaysia Hotel, en ce soir du 6 juillet 1998, cet exutoire, si illusoire soit-il, m’est refusé. Je suis incapable d’être furieux contre Alison. Dès l’abord, notre relation a reposé sur une convention tacite : elle pouvait me quitter à tout moment. Une partie de l’attrait qu’elle exerçait sur moi résidait dans sa capacité de me convaincre, jusque dans ma moelle, que sa présence à mes côtés était chaque jour un miracle. Je pouvais d’autant moins me rebeller contre ce chantage qu’il s’agissait d’une version hard du refrain que je chantais depuis ma puberté à mes flammes. En repassant mes souvenirs, je dois admettre qu’Alison a évité ces derniers jours d’évoquer l’avenir. Vu sous cet angle, elle a joué franc jeu.
Fait intéressant, sa fuite a réactivé mon complexe du vaincu. Au milieu de ma peine rampe la grogne de l’enfirouapé. Tant que nous roucoulions à Ko P., je n’ai pas accordé beaucoup d’importance à ce qu’Alison soit canadienne. En filant à l’anglaise, elle m’a donné une estocade que n’aurait désavouée ni Wolfe ni Mackenzie King.
Ces considérations, si elles inscrivent mon chagrin dans une perspective historique, ne me sont d’aucun secours dans l’immédiat. Ma rage éventée, je pleure. Alison ne m’a pas simplement quitté. Elle a disparu. Je ne peux la relancer à une adresse ni laisser un message sur son répondeur. Elle s’est évaporée dans le dédale d’une mégalopole hystérique, me laissant la planète pour champ de recherche.
Have to leave you. Love. Le mot d’adieu, de même que l’abandon de Hocus-Pocus, est équivoque. Alison semble m’indiquer qu’elle obéit à une contrainte. Chose certaine, elle a eu l’intention de me quitter à Paradise Bungalow. En insistant pour partir avec elle, je n’ai fait que repousser d’une journée l’échéance. Pourquoi me plante-t-elle dans cet hôtel sans plus d’explications ? Sa disparition a-t-elle un lien avec le trafic de Sujitra et de Wolfgang ?
Je me claquemure dans la chambre et marine vingt heures dans un désespoir intégral. Pour le conjurer, j’applique la méthode Haddock. Un litre de scotch plus tard, j’ai l’estomac en flammes, la tête sous une enclume et je n’ai ni mangé ni dormi. Alison s’est enfuie en emportant l’Amour, le Bonheur, la Paix, tout ce qui s’écrit avec une capitale et protège de l’herbe à puce. Je conserve l’énergie d’aller uriner. Ma désolation est si profonde que je jongle avec l’idée du suicide. Pour une fois, je suis servi par mon inconstance : après dix ans de marivaudage, je n’attendrirais personne en me tuant au premier chagrin.
Aucun sentiment, s’il est ressenti de façon continue, ne résiste à l’ennui. Le lendemain après-midi, après avoir somnolé quelques minutes, je suis sauvé par un automatisme : c’est l’heure de l’apéro. Je me traîne jusqu’à la douche et descends au bar.
La Terre tourne toujours. Avec son acajou et ses cuivres, le comptoir chatoie dans la pénombre. Je commande une bouteille d’eau minérale. Sous les ventilateurs qui dispersent les colonnes de nicotine, les clients du Malaysia Hotel échangent des impressions, des microbes et des idées. Le bourdonnement des conversations, le maraudage des filles et le battement de la musique m’enfoncent plus avant dans la désespérance. Have to leave you. Love. Les cinq mots clignotent comme une enseigne de motel dans ma tête. À bien y penser, le message représente peut-être un appel à l’aide. Je passe en revue les événements des derniers jours, la morosité d’Alison, sa crise de larmes la veille de notre départ de Paradise Bungalow. Quelque chose la déchirait.
Mes méditations me ramènent à un rond-point : je dois la retrouver. À défaut d’avoir une chance de réussite, le projet permettrait à mon existence, tel un tuteur, de résister à la tempête. La rondeur s’assimile au mouvement. Je dois aller au bout de mon sentiment. La voix qui m’a conseillé de vendre mon auto, d’acheter les actions de Normeco inc., de partir en voyage, m’intime l’ordre de suivre la trace de mon Ontarienne. Mon entreprise repose sur une conviction : Alison m’aime. Si elle m’a quitté de façon si barbare, c’est qu’une force, intérieure ou extérieure, agissait sur elle.
Je regagne la chambre, fais mes bagages et quitte le Malaysia Hotel. Dix-huit heures trente. Les rues grouillent de proies et de prédateurs. Je consulte mon plan de la ville et prends le chemin du Bombay Guest House.
Le Chinois-hibou, à son poste derrière le comptoir, me reconnaît.
— Had a nice trip ?
— Very nice.
Dans la salle de séjour, je tire deux Agatha Christie de la bibliothèque. À vingt et une heures, je parviens à avaler un peu de riz aux légumes. Deux heures plus tard, mon pote Hercule m’escorte aux portes du sommeil.
***
Au matin, je me lève, désespéré, fourbu et méfiant. Ses toits fumant au soleil, ses rues encombrées de véhicules, de touristes et de marchands, Bangkok prolifère comme une tumeur maligne.
Le Hibou, paternel, me sert à déjeuner malgré l’heure tardive. Dans la salle à manger déserte, je note sur l’envers d’un prospectus :
Alison Wright
Date de naissance : 17 mars 1972
Elle est née le jour de la Saint-Patrick. Je revois les trèfles verts dans la cuisine de M’man. Perdues dans le brouillard de ma prime enfance, je réentends les gigues qu’elle me jouait, au violon ou à la mandoline, quand nous étions seuls.
Lieu de naissance : Toronto
Mère : Margaret Wright
J’ai tiré ces renseignements de l’examen de son passeport à Paradise Bungalow. S’ajoutent :
Résidence de la mère : North York, Ontario
Lieu d’internat en médecine : Children’s Hospital
Profession de la mère : agent immobilier
J’ai beau fouiller mes souvenirs, je ne sais rien d’autre d’Alison Wright. Entraîné dans la célébration du here and now, j’ai passé trois semaines avec une fille dont je ne connais à peu près rien.
Une scène jaillit de ma mémoire : Sean parlant en gaélique, Wolfgang se penchant vers Alison, devant le traversier : « Salue Bobby de ma part. »
Bobby.
Je marche jusqu’à mon café Internet. Après trois semaines de vie primitive, je retrouve le Web avec un certain bonheur. Ma boîte regorge de messages de Louis Robitaille md. Je les parcours avec une nostalgie amusée et lui largue un mot rassurant. Raphaëlle me brosse trois tableaux impressionnistes de sa rencontre d’un professeur de cégep, marié, père de famille, et m’informe qu’elle va passer juillet aux Îles-de-la-Madeleine. En post-scriptum, elle me glisse que Black me fait dire bonjour. Bergeron m’annonce, triomphant, qu’il a investi mes cinq mille dollars dans un titre de nouvelle technologie qui démarre en trombe.
J’accède à l’annuaire ontarien sur le Net. À North York, je découvre deux M. Wright. La première, une dame Martha Wright, d’un âge certain, m’apprend d’un ton hostile qu’il est vingt-trois heures quinze à Toronto. Je compose le deuxième numéro. Après plusieurs sonneries, alors que je m’apprête à raccrocher, une voix ensommeillée, qui ressemble à celle d’Alison, surgit du néant.
— Madame Margaret Wright ?
— Elle-même. Savez-vous l’heure qu’il est ?
— Vingt-trois heures dix-sept. Je vous téléphone au sujet de votre fille.
— Elle a des ennuis ?
— J’ai besoin de la contacter.
— Vous avez un accent français. Alison m’a téléphoné hier. Elle m’a dit qu’elle était poursuivie par un Québécois insistant.
Après quelques civilités malaisées, Mme Margaret Wright, de North York, Ontario, raccroche sur un Good night acide.
Je quitte le café, dévasté. Prévoyant le coup, Alison a brouillé l’unique piste qui menait jusqu’à elle. J’erre dans la ville, les membres lourds. Dans un marché couvert, au milieu d’une débauche d’appareils électroniques, je découvre les Suites anglaises de Bach. Mes pas me portent vers le Chao Phraya. Assis sur un ponton, je m’isole sous les écouteurs. La musique et le fleuve m’apaisent. Le temps s’écoule, comme cette eau qui fuit vers la mer. En amour, il n’y a pas de blessure mortelle. Si je mets des jours, des semaines entre Alison et moi, son souvenir se brouillera, comme celui des autres.
J’ai beau rationaliser, mon malaise ne se dissipe pas. Je ne pleure pas tant Alison que le bien-être qu’elle m’apportait. À ses côtés, je n’étais plus ce don Juan tristounet, cet universitaire prometteur, ce nageur à la retraite. J’étais quelqu’un d’autre. Cet inconnu me délivrait de mes personnages.
Le soleil déjà haut tire des éclats des eaux boueuses. J’ouvre mon sac de toile, en proie à une inspiration. Sur la note d’hôtel informatisée, je découvre un numéro de téléphone. Je relève l’heure, 14 h 40. Pendant que je buvais au bar, Alison a appelé quelqu’un.
Je retourne au café Internet. Le Web thaïlandais ne permet pas d’effectuer une recherche par numéro. J’emprunte un tuk-tuk jusqu’à mon hôtel. Le bottin et une consultation épique auprès du Hibou m’amènent à conclure que le correspondant d’Alison habite le quartier nord de la ville.
Comment entrer en contact avec lui sans éveiller les soupçons ? J’imagine de simuler un faux numéro.
Une voix de femme me répond. Je demande un nom fictif.
— You have the wrong number.
L’accent est américain. J’insiste dans l’espoir de récolter un indice. Après une hésitation, mon interlocutrice raccroche. Excédé, je compose de nouveau et demande Alison.
Soupir au bout du fil.
— Elle a quitté le pays.
— Vous savez où elle est allée ?
— Vous êtes Jacques, n’est-ce pas ? Je crois que nous devrions avoir un entretien. Venez chez moi. 360 Sukhotai Road. Appartement 516.
***
Mon interlocutrice habite une oasis pour Occiden-taux d’une dizaine d’étages. Tout de verre et de béton, entouré de palmiers, de réverbères et de caméras vidéo, l’immeuble semble de construction récente. Un gardien, revolver à la hanche, me fixe d’un air soupçonneux tandis que je traverse le hall d’entrée.
Au cinquième étage, le battant s’ouvre sur une femme dans la trentaine. Les joues discrètement fardées, les cheveux courts balayés de mèches cendrées, elle m’attire à l’intérieur, pousse un verrou et se retourne. Elle a le visage régulier, ridé par le soleil, d’une belle sur le retour. Ses yeux gris me jaugent avec attention.
— Je m’appelle Pamela. Je suis une amie d’Alison.
— Vous savez où elle est ?
— Oui, mais je ne te le dirai pas.
Pamela porte une chemise impeccable, un jean signé qui met en évidence sa taille de jeune fille. De toute sa personne émane une impression de correction et d’amabilité.
— Tu bois quelque chose ?
Sur une chaise, j’aperçois un veston marine orné du logo des American Airlines.
— Je prendrais une bière.
Oui, mais je ne te le dirai pas… L’appartement est luxueux et petit, une chambre et un salon flanqué d’une cuisinette. Malgré les poupées russes, les figurines en ivoire, les bouquets de fleurs séchées, les meubles ultramodernes, les photos encadrées sur les murs, il y flotte une odeur de provisoire. Pamela me tend ma bière. Elle avale une gorgée de jus d’orange, jambes repliées sur le divan, et avance son premier pion.
— Je t’ai invité ici pour t’éviter des problèmes. Que sais-tu d’Alison ?
— Pourquoi vous ferais-je confiance ?
— Je suis sa meilleure amie.
— Elle ne m’a jamais parlé de vous. En fait, elle ne me parlait de personne.
— Elle est comme ça. Tu as le choix : tu me révèles ce que tu sais ou tu restes là à siroter ta bière comme un perdant.
Sous des dehors amènes, Pamela a la couenne dure. Je lui résume mon séjour à Paradise Bungalow et les événements de la veille. Pamela m’interroge avec un doigté de procureur. Elle veut connaître ce que je sais du trafic de Sujitra et la nature de mes relations avec Alison.
À la fin, elle s’abîme, songeuse, dans la contemplation des tours du centre-ville.
— J’ai rempli mon contrat, dis-je. À votre tour, maintenant.
Elle me jette un regard teinté de pitié.
— Pendant ces trois semaines, t’es-tu demandé si Alison était libre ?
La question me paralyse aussi sûrement qu’une injection de curare.
— Elle n’a jamais fait allusion à qui que ce soit. Vous voulez dire qu’elle est mariée, ou quelque chose de ce genre ?
— Elle vit avec un homme depuis deux ans.
Je me lève et arpente la pièce d’un pas shakespearien. Rewind… Fast forward… Mon idylle à Paradise Bungalow défile en accéléré. Tout s’éclaire, les silences d’Alison, ses visites quotidiennes à la poste, les sous-entendus de Wolfgang, la condescendance de Sujitra… Pamela me suit des yeux, un sourire amer durcissant son visage.
Je m’arrête et me tourne vers l’hôtesse de l’air :
— Bobby ?
— Bobby.