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Robert P. Munroe

« Elle l’a connu à Singapour, où il séjournait pour ses affaires. Il dirige une boîte de consultants en informatique. Il possède aussi une usine de composants électroniques. Quarante-cinq ans, marié, sans enfants. Il a fait fortune dans le boum de Silicon Valley.

« C’est un homme fascinant, très charismatique. Ils se sont rencontrés dans un bar du quartier chinois. Ils ont été victimes d’un véritable coup de foudre. Au-delà de sa personnalité, Alison a été attirée par son aisance. Elle, la voyageuse fauchée qui allait se renflouer en travaillant en Australie, s’est retrouvée du jour au lendemain dans un superbe condo de Bang-kok. Un mois plus tard, Bobby a divorcé et s’est installé avec elle.

« Ils se promenaient en Mercedes, fréquentaient un milieu d’artistes et d’aventuriers de la finance. Bobby avait beaucoup voyagé. Il lui a fait découvrir la Birmanie, le Népal, le Ladākh. À cette époque, Alison n’était partie que depuis six mois. Elle jonglait encore avec l’idée de rentrer au Canada et de terminer son internat. Il l’a si bien envoûtée qu’elle est restée en Asie.

« Elle paressait dans leur appartement, lisait, fumait, s’adonnait à une existence contemplative qui lui plaisait. Elle a entrepris de peindre, a abandonné au bout de quelques semaines. Un soir, après un an de cette vie, Julia, l’ex-femme de Bobby, a demandé à la rencontrer, dans le plus grand secret.

« Dans un hôtel du centre-ville, Alison a été mise en présence d’une femme dans la quarantaine, digne, charmante, qui ne se déplaçait plus qu’en fauteuil roulant. Elle souffrait de sclérose en plaques depuis cinq ans. Son divorce avait sérieusement aggravé sa condition.

« Elle ne désirait pas de revanche. Elle tenait à mettre Alison en garde contre Bobby. C’était un homme possessif, calculateur, violent. Il était sans merci, au-tant en affaires que dans sa vie privée. Il l’avait empêchée de continuer sa carrière en publicité, s’était montré jaloux de tous les hommes qui l’approchaient, l’avait tenue responsable du fait qu’ils ne pouvaient avoir d’enfants, l’avait humiliée en public quand elle avait commencé à boiter, l’avait brutalisée quand elle lui avait tenu tête. En un mot, c’était une ordure.

« Déjà alarmée par certains écarts de Bobby, Alison l’a crue sur parole. Bouleversée, elle a voulu partir seule en Indonésie. Bobby a piqué une crise et l’a frappée. Pour une raison que j’ignore, Alison ne s’est pas enfuie. Leur relation est devenue assez tordue. Elle n’a plus jamais évoqué l’idée de s’en aller. Quelques semaines plus tard, ils se sont mis à parler d’avoir un enfant. »

— Quels liens ont-ils avec Sujitra et Wolfgang ?

— Ils appartiennent à la vie antérieure de Bobby. Je ne crois pas qu’il soit assez fou pour tremper dans leur trafic. Il y a cinq semaines, Bobby et Alison ont débarqué ici. Ils étaient tendus.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Bobby devait aller à Hong Kong. Elle ne voulait pas l’accompagner. Ils ont convenu qu’elle l’attendrait à Paradise Bungalow, sous la garde de Sujitra et Wolfgang, en quelque sorte. Je suis très surprise qu’elle se soit liée avec toi, au vu et au su de tout le monde. Quand Alison est rentrée hier, Bobby l’attendait. Que s’est-il passé entre eux ? Ils sont partis aussitôt en voyage.

— Où ?

— C’est mon secret. Tu es jeune, tu es beau garçon. Bobby Munroe est un homme riche et dangereux. Le monde est plein de jeunes femmes beaucoup plus saines qu’Alison Wright.

— Laissez-moi le soin d’en juger.

— Sais-tu ce qu’elle m’a dit de toi ? Je te répète ses mots. « J’ai trébuché sur un Québécois à Paradise Bungalow. Il était gentil. Ça m’a fait du bien. »

***

Je défile devant le cerbère du rez-de-chaussée et pousse la porte vitrée. J’aspire avec avidité l’air brûlant. Exposée crûment, la situation est celle-ci : j’ai servi de gigolo à une paumée entretenue par un tyran domestique. Plus que de la colère ou de la peur, je ressens un immense chagrin. J’ai beau nourrir de larges principes, la discrétion d’Alison ressemble fort à une trahison.

Catastrophé, je réintègre le centre-ville. La foule, le bruit, l’agitation me pèsent. Au Hilton, je cale quelques bières en ruminant mes options. Une conclusion s’im-pose : partir. La Thaïlande, associée à Alison, m’est de-venue intolérable, d’autant plus que le sieur Munroe ne paraît pas reposant. Où aller ? J’arrête mon choix sur Sydney. Cousine germaine du Canada, mère de grands nageurs, l’Australie est un pays civilisé, calme, où je pourrai secouer mon spleen en surfant sur les vagues géantes du Pacifique. Je magasine un billet dans les agences pour fauchés qui fleurissent au centre-ville. Mon enthousiasme décroît avec mon ivresse. Le voyage, cette quête de la connaissance dans le déplacement, ne m’intéresse plus. La perspective d’admirer des kangourous, des forêts d’eucalyptus, de visiter Ayers Rock ou la Tasmanie me branche autant qu’un examen de statistique.

Je retrouve la rue et mon ambivalence. Dans la foule, une tête attire mon regard. Cette chevelure, ces épaules… Je bouscule des passants, cours dix mètres. J’aperçois de grosses fesses débordant d’un short. Mon espoir s’écrase avec la discrétion d’un Boeing. La fille se retourne. Son visage banal, flétri par l’acné, incarne la cruauté du destin.

La méprise dénude ma plaie. Alison est ailleurs, loin, quelque part sur cette boule qui tourne autour du soleil. Vingt-quatre heures après son éclipse, son absence me taraude avec une acuité amplifiée par la culpabilité. De ma visite chez Pamela, je n’ai retenu que cette égratignure à mon ego : l’existence d’un rival. Qu’Alison puisse se trouver dans de mauvais draps ne m’a pas effleuré l’esprit. Pourquoi se préoccuper d’une femme infidèle ?

A confident man is a dead human being… La phrase épinglée sur les murs de la case d’Alison me revient à l’esprit. D’elle ou de moi, qui était l’hypocrite ? Si elle m’avait parlé de Bobby, je ne me serais pas privé de coucher avec elle. Je m’estime trompé parce qu’elle m’a caché qu’elle trompait. Dans un triangle, le lien le plus fort est celui que l’on tait.

En me convoquant chez elle, en me révélant le passé d’Alison, en la dépeignant sous les traits d’une velléitaire masochiste, Pamela avait manifestement le but de m’éloigner. En cela, elle obéit aux mêmes consignes que maman Wright. L’acharnement d’Alison à brouiller la piste qui mène à sa prison dorée la trahit. Des souvenirs de Paradise Bungalow m’envahissent : notre première baignade, nus, sous la pluie ; l’abandon avec lequel elle s’endormait contre moi ; les matins où, à demi réveillée, elle allongeait la main et empoignait mon sexe, obscurément rassurée de le sentir vivre entre ses doigts ; les massages nonchalants qu’elle me prodiguait, dans la case où tremblotait la flamme d’une chandelle, pendant que jouait sa sempiternelle cassette de Sheryl Crow…

lie to me

I promise I’ll believe

lie to me

but please don’t leave

La nuit où, sur la plage, elle m’a fait son unique déclaration : « Je sais aussi que je suis amoureuse de toi. » Cette fille ne jouait pas un jeu. À sa façon torturée, elle m’aimait.

Il faut bien, un jour, commencer à faire confiance à quelqu’un. Je quitte le Hilton et marche au hasard des rues. Le ciel s’éventre et déverse une pluie chaude sur la ville. Sous la bâche d’une cantine, j’avale une soupe en observant la cohue ambiante. La piste Pamela, de toute évidence, s’arrête ici. Pour retrouver Alison, je dois en savoir plus sur Bobby Munroe. Une ville telle que Bangkok doit abriter des individus spécialisés dans ce genre de travail. Dans un journal local, je déniche l’adresse de M. Wong Chan, « private enquiries ».

***

Derrière une vitrine crasseuse, entre un recycleur de pneus et un marchand de légumes, je découvre un petit Chinois d’une soixantaine d’années, parfaitement chauve, qui tète une pipe avec l’onction d’un lord.

— Cette jeune personne a quitté le pays il y a deux jours ?

— Hier au plus tard.

— Bangkok est une grande ville. On peut en sortir par avion, par train, par la route, par bateau, de la façon la plus discrète. La première piste à explorer est…

— … la liste de passagers des aéroports ?

— Exactement. C’est faisable, mais coûteux…

— Combien ?

— Je dois apaiser quelques consciences. Disons cinq cents dollars.

— Trois cents. Cent tout de suite et deux cents si vous réussissez. J’ai besoin de ces renseignements demain.

— D’accord. Quant à M. Munroe, cela pourrait s’avérer plus difficile…

— Vous n’aurez pas un sou de plus.

Je signe un chèque de voyage, que le Chinois scrute avec la mauvaise foi d’un connaisseur. Je souris. Trois cents dollars US pour des renseignements qui me mèneront probablement à un cul-de-sac… Je quitte le bureau de M. Wong Chan, « private enquiries », en soupesant la profondeur de mon attachement à Alison. Money is time. Cet argent acquis en passant un coup de téléphone à un courtier occulte m’a permis de voler quelques mois à mon destin. Depuis la fuite d’Alison, le monde m’offre une surface lisse, glacée, que je ne peux pénétrer. À quoi me servent mes dollars ? Dans un bazar d’informatique, j’achète un portable dont le prix suggère la provenance. Fureteurs, quincaillerie, tout fonctionne. De retour au Bombay Guest House, j’envoie un e-mail à Bergeron :

Wed July 8 1998 14:23

Cher Cavalier,

J’ai entrevu le grand amour (ne souris pas) sous les traits d’Alison Wright, 26 ans, Torontoise évadée d’une faculté de médecine. Ce monde n’étant pas parfait, elle s’est évaporée en plein Bangkok. Je veux la retrouver. Pas de piste, si ce n’est qu’elle voyage en compagnie d’un quadragénaire américain du nom de Robert Munroe. Ta mission est celle-ci : localiser Mme Margaret Wright, agent immobilier à North York, Ontario, et tenter, par des moyens idoines, d’obtenir des renseignements sur la destination de sa fille. J’attends de tes nouvelles. Si tu refuses, je t’en voudrai éternellement.

J.

Je relis mon message. J’ai employé un ton léger pour cacher mon émotion. Plus qu’une qualité, ma pudeur est une tare. Alison s’est-elle lassée de côtoyer mon personnage ? Malgré son caractère emporté, son Bobby doit être un homme mûr, qui habite ses sentiments avec une grâce parfaite.

Le soir, dans un décor aseptisé, au milieu de jeu-nes Thaïs fascinés par l’Amérique, je tente de m’in-téresser à deux thrillers hollywoodiens. De retour à mon cubicule, je croupis quelques heures dans mon cafard, puis descends téléphoner. Raphaëlle n’est pas chez elle. Elle doit être déjà partie aux Îles-de-la- Madeleine. Je laisse sonner dans l’appartement de la rue des Remparts. À Québec, il est midi. Quel temps fait-il ? J’imagine la vieille ville dans ses atours d’été, les rumeurs des terrasses et des autocars, le clap-clop des calèches dans les rues pierreuses, la Terrasse envahie par les badauds et les amuseurs publics.

Quatorze, quinze, seize coups… La sonnerie fait vi-brer mon tympan, largo, comme une corne de brume. Le Hibou m’observe de son comptoir. L’absence de Rafiot aggrave ma mélancolie. Je retourne me coucher en méditant ce fait : en rétablissant le contact avec mon milieu, mon amour me semble moins réel et mon chagrin plus complaisant.

***

Le lendemain, je retrouve le bureau poussiéreux de M. Chan. Le détective m’invite à m’asseoir et ranime sa pipe avec gravité.

— Votre jeune amie a quitté Bangkok en avion il y a deux jours. Sur la liste des passagers, son nom voisine celui de M. Munroe.

— Où allaient-ils ?

Le Chinois me fixe de ses petits yeux secs.

— Mon enquête a entraîné certaines dépenses…

— Combien ?

— Quatre cents.

Je sors les chèques.

— Prouvez-moi que vous avez les renseignements.

Masquant la partie supérieure de la feuille de son index jauni par le tabac, le détective me montre un nom révélé au marqueur : Mrs a. Wright. Nous procédons à l’échange. Je parcours l’en-tête avec avidité. Alitalia 726 Bangkok-Rome.

M. Wong Chan vérifie ses chèques, content de sa journée de travail.

— Passons à M. Munroe. Il s’est installé au pays en 1993, d’abord comme cadre de Microsoft, puis à son compte. Il mène une vie flamboyante. Dans le milieu, on raconte qu’il fréquente des gens peu recommandables.

— Précisez.

— Des spéculateurs boursiers, des petits trafiquants. Il a une condamnation à son dossier judiciaire, en 1995.

M. Chan, une lueur amusée plissant ses yeux bridés, fait une pause.

— Pour quel délit ?

— Voie de fait.

***

Le lendemain, je quitte l’Asie avec soulagement. J’y suis venu avec le désir inavoué de changer. En ce-la, je ne diffère pas des millions d’Occidentaux qui, depuis Marco Polo, ont voulu se dégourdir l’âme en prenant la route des épices. Explorateurs de la Renais-sance, écrivains du xixe, richards de l’entre-deux-guerres, hippies des années soixante : le voyage en Orient a toujours constitué pour certains individus une étape obligatoire sur le chemin de la connaissance. Je n’en rapporte qu’un visage, un corps, quelques souvenirs qui s’estomperont au passage du temps.

Peut-on demander davantage à un continent que de servir de décor à une histoire d’amour ? Ce voyage m’a confirmé que je suis aveuglé par ma quête de l’âme sœur. Ai-je bâti un roman autour de quelques baises enjolivées par le haschich ? Tandis que j’admire par le hublot la surface hachurée du golfe du Bengale, que l’hôtesse me tend l’inévitable sachet d’arachides, je doute de la réalité de mes sentiments. Alison elle-même, avec ses humeurs marines et ses cheveux de Gorgone, m’apparaît de plus en plus comme une chimère.

J’allume mon ordinateur et relis la réponse de Bergeron :

Thu July 9 1998 17:56

Jacques Robitaille amoureux d’une Ontarienne… Un mois sans nouvelles, puis un ordre de mission vers Toronto… Cher Fou, nous ne jouons plus aux espions dans la cour de l’école Anne-Hébert. Je vais quand même t’aider à retrouver ton oiseau rare. Mes motifs ne sont pas désintéressés. Je tiens mordicus à connaître la fille qui t’a rendu si déraisonnable. Moi qui me demandais quoi faire de mes vacances.

Pour ce qui est de ta belle-maman, je me penche sur le problème. Méfie-toi : les unions mixtes mènent à l’assimilation.

Je me pose des questions sur ta santé mentale. Es-tu certain de ne pas chasser un fantôme ?

K.

P.-S. : Tes cinq mille dollars en valent plus de sept.

Qu’Alison soit une chimère ou un fantôme, je refuse toute responsabilité dans la fin de notre histoire. Rien n’est plus facile que de se montrer entêté : on n’a qu’à foncer droit devant, sans réfléchir, avec la stupidité d’un taureau. Je défendrai jusqu’à la dernière réplique mon personnage de Roméo. Si je ne revois jamais ma Canadienne, ou si elle m’éconduit comme un deux de pique, il me restera, luxe du vaincu, mon image. À Rome, ou ailleurs, je n’ai pas rendez-vous avec Alison Wright, mais avec un dénommé Robitaille.