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Le bâton du pèlerin
Tremblante sous la canicule, Rome est une ville superbe et chère. Après avoir arpenté le centro, je me réfugie dans une auberge de jeunesse de la banlieue, d’où je découvre les sept collines évoquées dans mes cours de latin. Des heures, des jours s’écoulent, lents, mornes, au milieu de collégiens qui écrivent des cartes postales et éclusent du frascati. Matin et soir, j’allume mon ordinateur et visite ma boîte dans l’espoir d’y trouver un rapport de l’agent Bergeron. Entre ces deux temps forts de la journée, je me rends en ville en autobus. Je nage une heure dans une piscine déserte, marche sans fin entre les maisons ocre, dans les rues ombreuses, me sustentant de glaces et de pizza. Au volant d’un guide Michelin, je parcours les catacombes, le Vatican, le Capitole. Mon âme d’historien, un moment émue, bâille bientôt sous le poids des souvenirs.
Mon esprit est ailleurs. Enfin, le mercredi matin, quatre jours après mon arrivée, je reçois ce message de Bergeron :
Tue July 14 1998 19:22
Je suis à pied d’œuvre, dans un hôtel du centre- ville. J’ai localisé le domicile de Mme Margaret Wright, 454, Pleasant Boulevard, à North York. C’est une petite maison de ville, anonyme, dans une banlieue où les arbres ont atteint une taille respectable. De ma BMW (je suis maintenant motorisé), j’ai pu observer, à 8 h 12, belle-maman herself.
Elle est sortie par la porte de côté, qu’elle a soigneusement verrouillée, et s’est engouffrée dans sa New Beetle. Elle ne correspond pas à ma conception d’une belle-maman. Elle paraît à peine quarante ans : cinq pieds deux, les yeux bleus, mince, petit derrière rebondi, très yuppie avec ses sandales, ses jeans et, détail révélateur, ses lunettes de soleil dans le toupet à huit heures du matin. Pour tout dire, je l’ai trouvée, à trente mètres, plutôt séduisante, le genre agente d’immeubles cool pour jeunes couples branchés.
Pour localiser ta Canadienne, j’ai imaginé, dans un premier temps, d’intercepter le courrier de sa maman. Coup de chance : la boîte aux lettres est située à l’extérieur. Ce matin, que des comptes et des prospectus. À demain.
K.
Ce même soir, dans un restaurant près du Panthéon, une Bretonne me dépanne tandis que je m’empêtre dans mon italien de pacotille. Solitude oblige, je m’invite, au grand plaisir du serveur qui récupère une table. Trente ans, menue, frisée, le nez chaussé de lunettes d’intello, Morgane bosse dans une boîte de graphisme à Quimper. C’est une fille dure, solitaire, qui évite avec un instinct sûr les clichés à propos de la parenté Bretagne-Québec et du Grand Espace. Entre le primo piatto et la dolce, nous passons des anecdotes aux confidences. Depuis plus de deux mois, je vis en anglais. Parler français me procure une sensation de légèreté. Je peux décrire avec détachement, comme d’un planeur, des émotions complexes.
Promenade digestive. Nos pas nous portent Piazza Navona, où nous buvons de la sambucca devant la fontaine de Bernini. Autour de nous, d’élégants jeunes Romains, sortis des boutiques ou des théâtres, lorgnent les touristes avec condescendance. Morgane projette la fumée de ses cigarettes vers les étoiles. L’air est doux, épicé. Patiemment, elle me fait cracher mon histoire.
— Tu l’as suivie d’Asie jusqu’ici ?
— Ça n’a rien de glorieux.
— J’aimerais qu’un homme me poursuive de la sorte.
— Tu es digne d’être poursuivie.
Morgane sourit. Entre ceux qui se plaisent et ne se croisent pas au bon moment, il se crée une complicité aigre-douce, qu’il faut savourer en imaginant un retour du destin. Je la raccompagne à sa pension. En d’autres circonstances, peut-être ne se contenterait-elle pas de cette bise fraternelle. Elle m’inviterait au haut de cet escalier de bois sombre au lieu de me donner, de sa voix de fumeuse, rendez-vous demain, dix-sept heures, au Gianicolo.
Mélancolique, je saute dans un autobus. Mon reflet m’interroge dans la vitre entrouverte pour laisser entrer l’air du soir. Pourquoi fais-je le moine pendant qu’Alison baise avec son Américain ?
À l’auberge, j’évite de justesse la fin du couvre-feu. Je visite mon ordinateur avant de regagner le dortoir où règne une chaleur crématoire. Je m’étends sur mon matelas de fortune, sexe érigé, ressassant des souvenirs de ma soirée. Une heure plus tard, je vais me soulager dans les toilettes, dans l’espoir de trouver le sommeil.
Le lendemain, nouveau message.
Wed July 15 1998 20:01
Bingo ! Ce matin, coin de ciel bleu dans la boîte de belle-maman, une carte postale signée Alison. Provenance : Athènes. Contenu : ta belle va, selon ses mots exacts, spend some time in the islands. Nulle mention d’un comparse. Problème : combien y a-t-il d’îles habitées en Grèce ? Et je ne parle pas de la Turquie…
Toronto en juillet… J’ai déménagé dans un motel avec piscine. J’ai visité le Temple de la renommée du hockey et le Stock Exchange. Go West, young man… Le Canada possède un charme discret. Je reste quelques jours ici, histoire de mener à bien ma mission.
K.
Athènes… Alison et Bobby n’ont fait que passer en Italie. Je sors mes guides, mes cartes, fais quelques appels. Je suis envahi par une appréhension qui ressemble au trac : pour la première fois, il me paraît possible de retrouver Alison. M’accueillera-t-elle avec froideur ? Pire, avec pitié ?
J’envoie un message à Bergeron pour confirmer que je suis la piste. Je quitte l’auberge, bagage à l’épaule. Malgré mes doutes, je rayonne : j’ai localisé Alison dans l’univers. Le soleil est chaud, le ciel, sans nuages. J’ai vingt-cinq ans, je suis libre et bien portant. Contre ma poitrine où repousse ma toison délivrée du rasage précompétition, je sens le contact rassurant de la pochette qui contient mon passeport et mes chèques de voyage. Il me reste neuf mille dollars, autrement dit l’éternité.
Je laisse mon sac en consigne et marche à l’aventure. Quitter la ville me la fait soudain apprécier. Les heures passent. Morgane est au rendez-vous au Gianicolo. Elle apprend mon départ avec une grâce feinte.
— Je t’accompagnerai à la gare.
— Ce soir, je t’invite. Je te dois bien ça.
— Pourquoi ?
— Tu es la preuve vivante que je suis amoureux d’Alison. Si je ne l’aimais pas, je ne voudrais pas te quitter. Je visiterais l’Italie avec toi et ensuite j’irais hiverner en Bretagne.
— L’hiver, c’est rasoir, chez nous. Tu tiens réellement à être amoureux de quelqu’un ?
— Malheureusement.
Après un repas copieux, nous retournons aux jardins où nous nous assoyons sur l’herbe jaunie. Sous nos yeux, le Tibre coule, exsangue, sur les cailloux et les détritus.
— Qu’est-ce que tu vas lui dire, à ta nana ?
— Je ne sais pas. Je veux aller au bout de l’histoire.
— Les histoires n’ont pas de bout. La vie est un fettucine infini.
Nous traversons le fleuve, marchons jusqu’à la staz-zione via le Colisée et l’église Santa Maria Maggiore. Le train de Brindisi part peu avant minuit. Nous échangeons nos adresses au buffet de la gare. Morgane m’observe avec curiosité. Si elle lui semble vouée à l’échec, mon entreprise lui inspire du respect.
— Pourquoi tenais-tu à passer la soirée avec moi ? Tu aurais pu prendre le train cet après-midi.
— En preux chevalier, je voulais me mettre à l’épreuve.
Sur le quai, après la quadruple bise, elle glisse sa langue entre mes lèvres.
— Tu ne peux vivre seul. Tu as besoin d’un témoin. Allez, va…
Le train s’ébranle. Morgane s’éloigne, ange immobile au milieu des voyageurs. Le bruit des rails, l’odeur de pétrole me rappellent Alison en sueur dans la pénombre du train de Bangkok.
***
Je débarque à Athènes le surlendemain, les oreilles saturées des suites de Bach et du crépitement du bouzouki. Les deux jours de tribulations, train, traversier et autocar, m’ont réconcilié avec le voyage. Le paysage grec, austère, lumineux, s’accorde à mon humeur.
Dionysos Hotel. Avec la sérénité d’un tueur à gages, je descends dans une auberge de la Plaka. J’y rencontre, mêlés aux étudiants aryens en vacances, des routards de retour d’Asie ou du Moyen-Orient. Nous échangeons des souvenirs, des noms de villes, dans un café puant le graillon. Pour un peu, je me croirais à Paradise Bungalow : même bière, même faune, même musique.
Reportant une prise de contact avec Bergeron, je gravis l’Acropole où je me paie, avant le coucher du soleil, quelques heures de frisson historique. Le soir, je fuis le ghetto touristique pour me gaver de dolmades, de retsina et de musique à une terrasse fréquentée par les autochtones.
Quatre jours s’écoulent. À Toronto, le Cavalier piétine. Alison n’écrit pas à sa maman. Je crains que, lassé d’attendre, Bergeron ne rentre au Québec.
Je me rends en train jusqu’au Pirée. Les ferries somnolent dans la rade avant leur départ pour les îles de la mer Égée. Alison a embarqué sur l’un d’eux. Je scrute mes cartes. Páros, Samos, Amorgos, Santorin… Des dizaines d’îles dansent sous mes yeux, reliées entre elles comme des stations de métro. Inutile d’interroger les agences de voyages qui foisonnent près du port. Aucun ordinateur ne recense les milliers de passagers qui transitent sur ces villes flottantes.
Ces journées d’attente ont une saveur de trêve. Je suis curieusement persuadé de retracer Alison. Aussi ne suis-je pas surpris de trouver, le mercredi matin, dans l’hôtel engourdi par la chaleur, ce message à l’écran :
Tue July 21 1998 09:56
Tu as les fesses bénies. Quand tu la reverras, félicite Alison pour sa constance épistolaire. Cette fois, ce n’était pas une carte, mais une lettre. Je l’ai photocopiée dans un Wal-Mart. Ensuite, j’ai soigneusement recollé l’enveloppe et je l’ai déposée, ni vu ni connu, dans la boîte de belle-maman. Quel cerveau !
Je t’épargne le texte, qui est, pardonne-moi, plutôt banal. La lettre est postée de Folégandros. J’ai consulté un atlas dans une bibliothèque : il s’agit d’une île des Cyclades. Le seul détail révélateur est celui-ci : « J’habite au-dessus d’un restaurant. »
Vole donc à Folégandros, cher Fou, et sacre-moi la paix. Tu me revaudras ça un jour.
K.