18

Eurydice se confie

Nous gagnons le salon des passagers où flotte, malgré les hublots ouverts, une odeur de mazout et de lait caillé.

— J’ai eu peur que tu ne viennes pas.

— Il faudra que tu apprennes à me faire confiance.

Les joues arborant, sous le hâle, un incarnat anglais, les épaules et les hanches discrètement rembourrées, Alison dégage une impression de santé.

— La grossesse te va bien.

— J’ai cessé de fumer. Il faut que je mange. Je crois que je vais avoir le mal de mer.

À la cafétéria, sous l’œil d’un cuisinier qui se prend pour Pavarotti, elle redevient sérieuse.

— Je dois te dire une chose, Jacques.

J’avale ma salive. Encore mon prénom…

— Tu es le père de cet enfant, mais c’est moi qui en suis responsable. Je ne veux pas sentir que tu es avec moi parce que je suis enceinte. C’est mon affaire.

— Tu me pardonneras d’être surpris. Quand je t’ai rencontrée, tu ne ressemblais pas à une fille qui allait fonder une famille.

— Je ne fonde pas une famille. Je vais avoir un bébé. C’est différent.

— Tu suis l’exemple de ta mère.

On ne connaît jamais assez un être pour évoquer sa mère sans danger. Les yeux d’Alison, que les hormones semblent avoir agrandis, s’assombrissent.

— Quand on est fille unique, on y pense deux fois avant de se faire avorter. Dès que j’ai soupçonné que j’étais enceinte, j’ai su que je voulais l’enfant. C’est une réalité tellement forte qu’elle en est rassurante.

Je me tais. Personne ne fait un enfant sans vouloir, dans le coin le moins ensoleillé de son inconscient, ériger une digue entre la mort et soi. Dans quelle mesure la décision d’Alison est-elle une réponse à son mal de vivre ? Cela présente peu d’intérêt. La maternité, comme l’amour, demeure un gambit.

— Tu es prête à t’embarquer dans l’aventure ? Les couches, les pleurs, les nuits blanches, les garderies, les centres commerciaux ?

— Tu as une vision pessimiste de la vie de parent. Il faut penser comme Christophe Colomb.

— De l’autre côté de l’eau, il y a l’Amérique ?

— La Chine, darling. Ce que je veux, c’est que tu restes drôle et que tu ne passes pas ton temps à te demander si tu vas me larguer avant ou après que j’accouche.

Nous savons que cette conversation est futile. Nous posons des balises pour le futur, tels des adversaires définissant un cadre de négociation.

— Que va faire Bobby ?

— Il souffrira, puis il rencontrera quelqu’un d’autre. C’est toujours ce qui arrive, non ?

Je mords discrètement l’index d’Alison.

— Et moi ? Qu’est-ce que je fais là-dedans ?

— Ton souvenir me hantait. Je ne pouvais me défaire de l’impression que j’avais commis une erreur en m’enfuyant.

— Si je ne t’avais pas suivie jusqu’ici, tu aurais vécu toute ta vie avec ce regret ?

— Je ne regarde jamais toute ma vie. C’est trop effrayant.

Le traversier tangue plus lourdement : nous avons quitté le havre. Je réfléchis. Alison a quitté un homme pour me suivre.

Comme preuve d’affection, c’est raisonnable.

***

Nous nous réfugions sur le pont pour échapper aux odeurs du salon. Le ciel est d’une clarté sidérale. La mer est animée par une longue houle qui fait rouler mollement le traversier. Adossée contre une chaloupe de sauvetage, les yeux fermés pour maîtriser ses nausées, Alison fait l’autopsie de sa relation avec Bobby.

— Au début, ce fut un éblouissement sexuel. Nous nous adonnions à de petits jeux de pouvoir. C’était excitant, anodin. Quand il a quitté sa femme, il a subtilement commencé à me culpabiliser. À cause de moi, il était devenu un salaud. J’avais envers lui une dette morale.

« Un jour, Julia, son ex, m’a convoquée à cet hôtel. Quand je l’ai aperçue dans son fauteuil roulant, j’ai eu le sentiment que son mal n’était pas fortuit. J’avais beau savoir, en tant que médecin, que sa sclérose en plaques était le résultat d’une foule de facteurs, internes ou externes, cette femme me servait un avertissement  : Bobby l’avait détruite. J’ai voulu fuir. Il aurait fallu que je le fasse sur-le-champ, sans retourner à l’appartement. J’ai dit ses quatre vérités à Bobby. Il y a eu cette bagarre de mauvais goût. C’est là que ça s’est passé. »

Alison fait une pause. Surpris de l’ouverture de ses vannes, j’émets un « Quoi ? » prudent.

— J’ai éprouvé du plaisir à être dominée. Bobby Munroe, avec sa violence, me fascinait. Nous étions entrés dans un autre cercle de pouvoir. Nous avons été très heureux pendant un ou deux mois. Bobby s’est mis à me harceler : il désirait un enfant. Une façon de me lier à lui pour toujours. J’ai hésité, puis j’ai arrêté mes anovulants. C’était une sorte de saut dans le vide. La mise de notre petit jeu avait augmenté.

« J’étais menstruée chaque mois, aussi régulière qu’une horloge. J’ai pensé que j’étais peut-être sté-rile. La vie avec Bobby m’ennuyait. Les paranoïaques, insidieusement, se figent dans une routine qui les rassure. Nos bons moments étaient plus rares. Bobby m’a demandée en mariage. L’idée m’a effrayée. Nous nous sommes disputés. Nous sommes partis chacun de notre côté, lui à Hong Kong, moi à Ko P. »

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit tout ça en Thaï-lande ?

— D’une certaine façon, je l’aimais encore. Quand je l’ai retrouvé à Bangkok, je lui ai tout raconté. Il m’a fait des reproches, m’a menacée, puis il a passé l’éponge. Il me faisait peur et pitié à la fois. Après avoir sacrifié sa femme, négligé son travail, il acceptait d’élever l’enfant d’un autre. Son amour était une infirmité.

— Tu n’avais qu’à t’en aller.

Elle me jette un regard de côté, amusée.

— Les êtres humains ne sont pas simples. Le malheur est dense, donc attirant. Je gardais toujours l’espoir que les choses changeraient.

Ma candeur est indélébile. Deux heures plus tard, Santorin dresse devant nous ses falaises volcaniques. Au-delà du quai, une route en lacet grimpe jusqu’à un village. J’admire le paysage avec regret : je n’aurai que traversé ce monde parfait. Mais peu me chaut : j’ai tiré Eurydice des Enfers. Qu’elle soit enceinte n’est somme toute qu’un accident de parcours.

— Où allons-nous ? demande-t-elle en sortant une carte.

— L’Italie ?

— Encore ? Pourquoi pas.

Deux choses ont changé. Primo, notre triangle possède une nouvelle pointe. Secundo, nos errances, sauf imprévu, sont limitées dans le temps.

***

Nous débarquons au Pirée en fin d’après-midi. Au sortir du métro, Athènes étouffe sous le soleil oblique, le flot des touristes se coagulant dans ses rues beiges. Délivrée du mal de mer, Alison est radieuse. Elle entre dans un bureau de change et en sort avec une liasse de drachmes.

— Ce soir, je t’invite, monsieur Jacques !

Elle me conduit au Méridien, où notre allure et l’insistance d’Alison pour payer la chambre comptant suscitent un discret agacement. Aussitôt le chasseur congédié, nous nous précipitons dans la douche. Sous le jet frais, après les taquineries et les embrassades, je la pénètre, prudemment.

— Ne sois pas si délicat, me dit-elle. Tu ne le tueras pas.

Nous jouissons bientôt tous deux, de façon inédite. Sur le matelas dur, nous nous endormons, graves, dans la rumeur de la ville. En soirée, elle m’entraîne dans des boutiques où elle se procure une robe, des souliers et trois petits cigares, fort chers, qui sentent la bouse.

— Ne me gronde pas. Trois cigares en un mois, ce n’est pas exagéré.

— Sans être indiscret, que vas-tu faire de cet accoutrement ?

— Je t’emmène dans un restaurant chic. Il te faudrait un veston.

Je la regarde, ébaubi. Est-ce le résultat de sa rup- ture avec Bobby, de sa confession ou de sa grossesse ? Alison ne m’a jamais semblé aussi épanouie. Depuis notre fuite de Folégandros, je savoure un bonheur dense et désorientant. La perspective d’être père, loin de m’effrayer, m’attire. Ces nouvelles responsabilités, avec leur lot de contingences, m’ancreront dans la réalité et me guériront du dilettantisme, tant amoureux qu’intellectuel, qui a retardé l’épanouissement de mes dons.

Nous soupons dans un établissement policé, muni d’un sommelier français et d’un musicien indigène. Nous tranchons magnifiquement avec la clientèle, touristes goutteux et businessmen grecs flanqués de leur maîtresse. Nous prenons le digestif à une terrasse sur Syntagma. Fumant son dernier cigarillo, Alison dépose quelques drachmes sur la table.

— That’s it ! Je n’ai plus un sou.

— Vraiment ?

— Ça t’embête ?

— Si ça ne te dérange pas de vivre à mes dépens…

— Nous sommes liés par quelque chose de plus important.

Je ne lui demande pas de préciser si elle parle de notre relation ou du passager.

— Regarde autour de nous, chuchote Alison. Tous ces gens nous trouvent adorables.

Dans la chambre, elle se montre particulièrement prévenante. Avant de sombrer dans le sommeil, je devine pourquoi elle a flambé son argent : elle tient à être à ma merci.