19
L’attention des dieux
Venise est si bondée que nous l’arpentons avec le sentiment désagréable de contribuer à son engloutissement. Entre deux séances d’errance, nous établissons nos quartiers dans un café périphérique d’où nous entrevoyons la lagune.
— Je ne peux prendre la chaleur sans la mer.
— Supporter serait meilleur, je crois.
— Je ne peux supporter la chaleur sans la mer. Où allons-nous maintenant ?
Les jours pairs sont jours de français. Quand je m’éveille à la pensione, au milieu des meubles massifs qui me rappellent la maison de mes grands-parents, je reconfigure mon cerveau pour penser dans la bonne langue. L’initiative est venue d’Alison. Dans l’autobus, quelque part en Slovénie, alors qu’elle somnolait contre mon épaule, elle m’a demandé pourquoi nous parlions toujours anglais.
— C’est la langue de la route.
— Aujourd’hui, je parle français.
— Si tu veux.
— Tu me répondras dans la langue que tu voudras.
Elle s’est rendormie. Dans l’aube bleue, une campagne luisante de rosée allait se briser sur les Alpes. Autour de nous, les voyageurs recroquevillés dans un sommeil précaire incitaient au silence. Alison avait bien choisi son moment pour aborder le sujet. Au-delà des montagnes, au-delà du voyage, dans un futur que nous n’osions évoquer, se profilait un dilemme : si d’aventure nous demeurions ensemble, dans quelle langue élèverions-nous notre rejeton ?
« Où allons-nous maintenant ? » Contre le ciel vénitien, Alison me regarde, des lunettes de soleil sur le front, comme maman Wright dans le e-mail de Bergeron.
— Nous pourrions traverser en Sardaigne ou à Malte.
— Je suis fatiguée des îles.
— Si tu veux faire chic, tu dis : « Je suis lasse des îles. »
— Allons en France.
***
Nous achetons deux laissez-passer de la SNCF et traversons l’Hexagone, paresseusement, remontant le flot déferlant des Normands, des Angles, des Thuringiens et des Saxons. Nous dormons tard, sautons dans un train et débarquons dans une ville dont le nom nous intrigue. Nous dénichons un petit hôtel, flânons dans le centre-ville et choisissons un restaurant où nous parlons jusqu’à la fermeture.
Nous évoquons rarement le passager. De temps à autre, dans un élan de lucidité, je m’interroge sur ma conduite. Vais-je m’atteler au chariot de la reproduction de l’espèce, à vingt-cinq ans, sans revenus, avec un diplôme douteux ? Je contemple Alison. Pourquoi pas ? Faire un enfant a toujours représenté une gageure. En tirant un homo sapiens de la loterie géné-tique, ma quête de la rondeur, commencée un jour de mars par la vente de mon bazou, trouverait un aboutissement logique.
Je fuis autant dans la raison que dans l’espace.
Depuis notre soirée de pachas à Athènes, je paie tout. Alison s’accommode de son dénuement avec naturel et ne manifeste aucun signe d’instabilité. Au fil des jours, les avertissements de Wolfgang et Sean à Paradise Bungalow, de Pamela à Bangkok, se font de plus en plus lointains.
Je connais mieux ma compagne. J’ai noté son attirance pour les hommes âgés, son rejet des conventions et des responsabilités, sa tendance à se culpabiliser, sa faible estime de soi, sa fascination pour la perversité. Il est trop facile de relier ces traits à son expérience d’enfant unique ou à sa faute d’interne en médecine. Ils font partie de sa personnalité, au même titre que son humour ou son intelligence. Malgré ma jeunesse, je perçois qu’une partie de l’attrait que j’exerce sur elle provient de son désir de rompre avec son passé. Si je soulevais son masque et tentais ouvertement de la réformer, je ne réussirais qu’à l’effrayer.
En attendant, carpe diem… Le temps se chargera bien de m’éclairer sur le caractère de ma complice.
***
Après la Thaïlande, la Grèce et l’Italie, pays de grâce et de soleil, la France, terre de mes aïeux, me fournit un nouveau cadre de réflexion. Coincé entre mon amour torontois et mon pôle ancestral, je sens plus que jamais ma condition d’hybride. Ni français, ni britannique, ni américain, ni européen, je suis un carrefour. J’existe si peu que j’éprouve le besoin, nostalgique s’il faut croire l’histoire, de rapailler les lambeaux de mon identité et de m’en draper pour affronter le futur.
Dans un restaurant de Blois, un jour d’anglais, tandis que nous délirons sur l’assassinat du duc de Guise, un Français moyen, nous lorgnant d’un œil suffisant, fait allusion à « ces péquenots d’Amerloques ». Furieux de la méprise, je signifie au mec que je pige et que je n’apprécie pas d’être assimilé à mes voisins du Sud.
L’autre réplique dare-dare :
— Eh ! Fais pas chier avec tes arpents de neige, connard !
Alison, amusée, évite l’esclandre. Dans la vieille ville, alors que nous marchons en direction de la Loire, elle saisit mon bras.
— Les Amerloques, ce sont les Américains ?
— …
— Tu voulais surtout faire clair que tu n’étais pas un Canadien.
— On ne dit pas « faire clair ». On dit affirmer.
— Affirmer.
— Pour le reste, tu as raison.
Nous séjournons dix jours dans un village près de Concarneau. Nous lisons, nous nous baignons dans une crique rocheuse qui nous rappelle L’Île noire. Le ventre d’Alison, naguère si plat, acquiert un galbe indéniable.
Un matin, après le pont du 15 août, un pigeon se pose sur mon ordinateur :
Tues Aug 18 1998 12:18
Cher Jacques,
Ta mère me dit que tu as été signalé pour la dernière fois dans le Finistère. Il semblerait que tu voyages en compagnie d’une amie. Cela ne me surprend ni ne m’émeut. Pardonne-moi si ma communication devait t’arracher à des bras inoubliables.
Tu as trop de talent pour le gérer seul. N’écoutant que ma fatuité de professeur, je me suis permis de faire quelques démarches pour t’obtenir une bourse de doctorat à Paris, plus précisément à Nanterre. Le nom est glorieux, mai 68, etc. Tu as été accepté, cher Jacques, devant plusieurs candidats qui ont sans doute sué sang et eau pendant que tu courais la galipote. Dix mille dollars, plus l’argent de ton papa qui sera si fier de voir son fils étudier dans les Vieux-Pays… Tu ne peux pas refuser, d’autant plus que cela te permettra, quand je serai gâteux, de prendre ma place derrière ce bureau.
Je dois — tu dois — répondre avant deux jours. Quel est le nom de cette jolie personne ?
Marcus
***
— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Alison.
Nous devenons un vieux couple. Elle détecte un pépin à la qualité de mon silence.
— J’ai obtenu une bourse pour étudier à Paris.
— C’est une bonne nouvelle. Pourquoi es-tu si…
— Soucieux.
— Soucieux.
— Je dois rendre une réponse dans deux jours. Je n’ai pas envie de retourner étudier.
— Then don’t go.
Aujourd’hui, notre crique est envahie par une famille allemande. Je me glisse dans l’eau assombrie par le passage d’un cumulus et fais une pointe de papillon jusqu’au large. Un enfant blond m’observe d’un rocher. Autour de moi, l’eau grise, la lumière déclinante de cinq heures me rappellent les fins de vacances au chalet de Stoneham. À l’approche de septembre, la Jacques-Cartier se diaprait de vert et de brun. Certains matins, au sortir d’une nuit froide, une brume traînait sur l’eau, porteuse d’automne. Mes dix derniers jours de vacances s’écoulaient, mélancoliques et précieux, hantés par mon sentiment de n’avoir pas assez profité de ma liberté.
La côte bretonne s’étale devant mes yeux. Then don’t go… Alison me laisse libre de ma décision. Cette bourse n’est que l’avant-garde de l’armée du réel. Tôt ou tard, nous devrons affronter l’arrivée du passager. Alison a beau minimiser mes responsabilités, chaque jour passé près d’elle les confirme.
Nous mangeons à Concarneau. Alison prend un deuxième verre de vin pour célébrer l’événement.
— Tu vas devenir un vrai historien et donner des entrevues à la télévision. Je n’ai jamais vu un historien à cheveux longs à la télévision.
— Je ne suis pas certain de vouloir faire un doctorat.
— Ne fais pas cette tête. Si tu veux, j’irai avec toi à Paris.
— Tu es sérieuse ?
— Tu es soucieux… C’est ça ? Parce que tu crois devoir choisir entre la bourse et moi. Tu peux avoir les deux.
— Qu’est-ce que tu ferais à Paris ?
— J’étudierais la peinture avec un professeur horny.
— Libidineux.
— Libidineux. Je me promènerais enceinte dans les jardins du Luxembourg.
— Tu vas t’ennuyer.
— J’essaierais d’attraper les pigeons, comme Hemingway. Il faut bien que j’accouche quelque part. Je suis certaine que les Français ont de belles cliniques de maternité.
— Il faudra que je retourne à Québec saluer mon monde et préparer mes affaires.
— Je sauterai à Toronto voir Mum.
Nous marchons jusqu’au port. Dans le havre qu’agite un vent acerbe, les mâts des voiliers jouent aux métronomes. Sur un banc, entre un vendeur de gla-ces et une troupe de stagiaires d’une école de voile, je réalise qu’Alison Wright, vingt-six ans, de North York, Ontario, est, en dehors des considérations que peut lui inspirer sa grossesse, éprise de ma personne. Il faut bien que j’accouche quelque part. Je sais pourquoi elle m’encourage à accepter ma bourse : hors du Canada, nous pourrons nous apprivoiser en paix. Il sera toujours temps, dans un an ou deux, d’affronter le contentieux historique.
Les vacances s’achèvent, un peu plus tôt que prévu. La rondeur comporte quelques aspérités. L’invitation de Marcus Électre s’inscrit dans la suite de notre histoire. S’y dérober attirerait sur nous l’attention des dieux.