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La serveuse et le triste sire

Je fais du ménage dans mes papiers et déniche ma police d’assurance-vie. M. Ludger Laquerre, le courtier de la famille, un quinquagénaire lénifiant qui m’envoie des vœux tous les décembres, m’avoue que la vente de ma police, conjuguée à la suspension de mon assurance-automobile, le forcerait à me faire parvenir un chèque de huit cents dollars.

— Parfait.

— As-tu bien réfléchi, Jacques ? Tu as déjà vingt-cinq ans. On ne sait jamais ce qui peut arriver.

— Justement. Envoyez-moi ça au plus sacrant.

Une heure plus tard, j’ai rempli un bac de récupération de paperasses diverses. Notes de cours, lettres, photos, comptes, déclarations de revenus, je dépose le tout sur le palier de l’escalier de secours et me découvre une faim de bûcheron.

Dans un restaurant de la vieille ville, j’engouffre un steak frites en parcourant les journaux. La nuit tombe. J’épate la serveuse avec un pourboire de mafieux et sors. Buée aux lèvres, des couples pépères, des étudiants proprets, des touristes, des punks polychromes pétrissent la gadoue des trottoirs. Rue de la Fabrique, j’emprunte le chemin mille fois parcouru de mon collège. Ma carrière d’automobiliste a attiédi mes rapports avec le Vieux-Québec. Ce soir, la vue des pavés, des murs de pierre, des lucarnes, des toits mansardés m’émeut comme la rencontre impromptue d’une première blonde. Ces reliquats du régime français ont beau évoquer un décor d’opérette, ils gardent, intact, inaliénable, le parfum du passé.

Ferland… Sainte-Famille… Je me glisse contre le flanc rugueux du Petit Séminaire. Trois rectangles de lumière percent la façade. Siècles de savoir, générations de garçons engoncés dans des vestons, professeurs singuliers, études lambrissées, greniers poussiéreux… Admis au temps de la mixité et de la démocratisation, je n’ai pas connu l’âge d’or de l’institution. J’y ai vécu mes années d’asperge, goûtant le contraste entre ma cyberculture et les concentrés d’humanités dont mes professeurs, nostalgiques, assaisonnaient leurs cours.

Je gagne la rue des Remparts. Rivés à leurs affûts gravés d’initiales, les canons montent la garde devant l’île d’Orléans. Aucun navire anglais ne se pointe à l’horizon, que des lambeaux de brume que le vent d’est accroche aux tourelles du Château. J’oblique et descends la côte de la Canoterie. Je retrouve les rues étroites, les façades de briques dégoulinantes de la basse-ville. J’aime ce quartier bâtard, coincé entre les quais, la falaise et l’autoroute, où chômeurs et yuppies se côtoient. Ici, plus que dans les banlieues ou que sur le plateau des nantis, bat le cœur de la ville.

La rumeur des automobiles qui foncent vers le Vieux-Port grandit. Rue Saint-Paul, je pousse la porte du Thomas Dunn. Le pub est tranquille. Cheveux rougis au henné, seins tendus sous un t-shirt du Cirque du Soleil, la serveuse lit sur un tabouret près de la caisse.

Je prends place au bar. Elle lève les yeux.

— Tiens, le buveur de Guinness.

— Bravo.

Un morpion à lunettes s’amène et commande un verre de blonde. La serveuse tire sa bière en balayant l’établissement de ses yeux soulignés. Les doigts de sa main gauche sont longs, forts, spatulés, leur pulpe épaissie par la corne.

— Tu joues de la guitare ?

— Du violoncelle.

Elle dépose le bock devant l’insecte, rend la monnaie d’un geste peu assuré, puis, sans me regarder :

— Tu veux toujours ton poison ?

— Absolument.

— C’est dégueulasse. Tu bois ça pour te rendre intéressant.

Elle replonge dans son livre. Couverture cartonnée de la bibliothèque municipale. Une étudiante fauchée. J’allonge le bras et lis le titre du bouquin :

— Mo-zart.

— Un vrai sauté.

— Wolfgang Amadeus Mozart. Salzbourg, janvier 1756. Vienne, décembre 1791. Père : Léopold. Enfant prodige, compositeur prolifique, virtuose. Mort cassé comme un clou et enterré dans la fosse commune.

— Tu travailles à Radio-Can ?

Elle possède déjà le vocabulaire de l’artiste.

— J’ai une tare. J’enregistre tout.

— Même mon horaire de travail ?

Cette fille a de la gueule. Elle va planter sa fri-mousse devant un trio de marins montés de la Pointe-à-Carcy. Je bois jusqu’à une heure, avec une patience de bedeau. Une giboulée vient crépiter contre les vitres. Les derniers clients s’éclipsent. La serveuse se dirige vers la porte et me demande si je compte partir bientôt.

— Et toi ?

Elle pousse le verrou, tamise l’éclairage et met un disque de folk celtique.

— Ça va comme ça ?

— Parfait. Aujourd’hui, j’ai vendu mon auto.

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— « Ça doit faire du bien. »

Elle vérifie le contenu de sa caisse, branche le système d’alarme et fourre son livre dans l’habituel sac à dos. Nous sortons par la porte arrière. Dans la ruelle, par une fenêtre entrouverte à l’étage, les éclats d’une chicane de ménage nous parviennent. Je reste là, col relevé, muet. Elle m’observe, sérieuse.

— J’ai jamais eu de char. Tu viens ?

Quand je lui demande son nom, elle répond : « Black-burn Mélanie » de sa voix monocorde. Une fille du Lac-Saint-Jean, mi-artiste, mi-rockeuse. Quelques étoiles percent les nuages. Nos bottes chuintent dans la cassonade. Elle me guide, via la côte de la Négresse, jusqu’à la rue Lavigueur.

— Tu vis à deux rues de chez moi.

L’appartement est nu et charmant, trois pièces aux murs fraîchement peints de blanc, quelques meubles dépareillés, des reproductions de peintres flamands, des planchers de bois verni, le tout briqué avec une candeur de clarisse. Dans le salon, de part et d’autre d’une catalogne, un piano chargé de partitions et un violoncelle.

Elle revient de la cuisine, un joint à la main.

— Ton appartement me surprend.

— Tu t’attendais à un squat ?

— Un peu.

— Les voisins ne disent rien. Je peux répéter quand je veux. C’est ce que j’aime de la musique : jouer toute seule le matin, devant un bol de café.

Je pointe le joint.

— Ça ne te nuit pas ?

— Je ne serai jamais une grande violoncelliste. Je vais enseigner aux filles de bonne famille.

Je souris et caresse la caisse de l’instrument.

— Chante-moi pas le couplet sur la beauté du violoncelle, maugrée-t-elle. Le monde est plein de gens qui aimeraient jouer du violoncelle.

— Je voudrais t’entendre. Tu dois bien jouer en public de temps en temps ?

Je m’assois sur le tapis. Elle cale l’instrument entre ses cuisses. Les reflets d’un lampadaire glissent sur la caisse. Elle joue un prélude de Bach, avec une application touchante. Le martèlement des basses de la chaîne stéréo d’un voisin se mêle aux arpèges. Elle termine sur une note grave et relève la tête.

Je me tais. Répercutée par les murs nus, jouée par cette Jeanne d’Arc en jean, la pièce m’a ému. Simple et complexe, triste et joyeuse, la musique a réveillé mon idéal de rondeur : une adéquation parfaite entre la forme et le contenu, entre la pensée et l’action.

Blackburn Mélanie dépose le violoncelle, allume le joint et s’assoit à mes côtés.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je te trouve de mon goût.

— Tu as une blonde ?

— Oui.

— C’est bon à savoir.

— Je ne suis pas un gars fidèle. J’ai toujours deux blondes.

Elle pousse une colonne de fumée vers le plafond.

— Si je te demande pourquoi, j’imagine qu’on en a pour un bout de temps.

— C’est ça.

— C’est comme la Guinness : ça te donne un genre.

— Tu es une dure de dure.

— De ce temps-là, tu en as une ou deux, des blondes ?

— Une.

— C’est pour ça que tu me tournes autour ?

— C’est une façon de voir. Et toi ?

— Bravo. Tu t’intéresses à ma personne.

Elle se couche contre moi, niche sa tête dans le creux de mon épaule.

— Pour moi, les gars, c’est comme une suite de Bach : une danse après l’autre, et du silence entre les deux. Tu n’as pas de maladie, au moins ?

— J’ai pas de certificat, mais je fais attention.

***

Mes premiers émois amoureux ont eu pour objet les copines de ma sœur Raphaëlle. Au retour d’une partie de hockey, mangeant des biscuits dans la cuisine avec mon ailier gauche, je les voyais aller et venir, mystérieuses, leurs seins naissants magnifiés par des soutiens-gorge. Elles s’écrivaient des mots, échangeaient des confidences, se donnaient rendez-vous au club vidéo ou au centre commercial. Elles n’étaient que d’un an mes aînées et me regardaient pourtant, petit pee-wee écervelé, avec une condescendance qui m’humiliait.

Dès lors, j’ai consacré une énergie considérable à me faire aimer. Me garnir d’une blonde en titre n’a pas été difficile : j’étais d’intelligence normale, de bonne famille, plutôt beau que laid. Avec Stéphanie, Véronique, Catherine, j’ai dû composer avec une réalité politique : il est plus simple de conquérir que d’occuper. Le premier frisson passé, je ne tardais pas à ressentir auprès de mes dulcinées un ennui qui me semblait incompatible avec l’état amoureux. La tentation était alors grande d’évacuer le problème en explorant un nouveau sentier. L’amour des films et des livres, bête lumineuse entrevue au détour d’un visage, fuyait au premier craquement de branchage. J’avais beau me placer sous le vent, souligner des passages du Petit Prince ou du Prophète, je demeurais un mauvais amoureux qui n’alimentait sa flamme qu’en changeant de victime.

En vieillissant, je me suis agenouillé de plus en plus longtemps à chacune des stations de ce chemin de croix. Je ne changeais plus de blonde tous les mois, mais deux fois par année. Des partenaires aguerries me poussaient dans des retranchements imprévus. Je ne pouvais plus rompre sur un coup de tête. Il fallait expliquer, analyser, dénouer un à un les liens tissés par le chapelet des confidences. Chaque fois, l’expérience était plus désagréable et le choix, moins évident.

À l’université, deux filles m’ont largué sans crier gare. Meurtri, j’ai renoncé aux relations exclusives. J’aurais toujours deux blondes, sans m’abaisser aux cachotteries. À ma surprise, les filles disposées à partager leur copain n’étaient pas introuvables. Le procédé était à la mode. Elles avaient l’impression de mener une vie libre, moderne, et de s’affranchir de la jalousie. L’espoir souterrain de m’arracher à leur rivale entretenait chez elles une émulation qui me garantissait une liberté et une attention inespérées.

Ma bigamie n’avait pas que des avantages. Je m’exposais à la réciproque. Sur ce plan, je me savais vulnérable. Je m’appliquais à connaître aussi peu que possible l’existence que menaient mes amies hors de ma présence.

Les années ont passé. J’ai terminé mon bac, entrepris ma maîtrise. Mon personnage d’adolescent attardé, même orné d’un donjuanisme revisited, est devenu encombrant. La réalité est aussi brutale que banale : j’aspire, comme tout un chacun, à une relation qui adoucirait ma solitude. Pour une raison inconnue, j’ai le sentiment que cette communion m’est inaccessible. Je suis condamné pour la suite des temps à remplir le seau percé de mon égoïsme.

Ce constat n’a pas été le fruit d’une illumination ou d’une réflexion structurée. Il effleure ma conscience sous la forme d’un inconfort vague, qui me rappelle les élancements de mes dents de sagesse. Il se mêle à un sentiment pernicieux, que la contemplation de mes faits d’armes ne peut reléguer aux oubliettes : je suis un triste sire qui se console de sa médiocrité en faisant miroiter l’amour à de bonnes filles.

J’ai cru que l’ouverture d’esprit était la qualité première de mes copines. Blondes ou brunes, sportives ou intellos, douces ou rétives, leur vertu cardinale est la bonté. Je me colle à des filles tendres, maternantes, qui acceptent tacitement les règles de mon jeu de dupes.

Je m’esquive avant de perdre ma mise.