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Nostalgie de la bulle
Dorval. Au milieu de la foule qui s’agglutine contre les panneaux de plexiglas, Raphaëlle me sourit. À ses côtés, dans son célèbre ensemble safari, Louis Robitaille md balance son membre supérieur en observant la jeune femme qui, appuyée des avant-bras sur un panier roulant, plaisante avec son fils unique.
Nous franchissons les douanes. Pendant que Rafiot fait la bise à une Alison interdite, papa me serre vigoureusement la pince. Je réprime un soupir. Je suis Jacques Robitaille de nouveau. Maudit soit Marcus Électre ! En nous montrant économes, Alison et moi aurions pu dériver quelques mois en Europe, descendre vers le sud en octobre, passer Noël à Marrakech ou à Barcelone. Au lieu de quoi je dois affronter, dans un parking pollué, les questions de mon père sur le programme d’histoire de l’université de Nanterre.
Telles des vedettes de rock, Alison et moi prenons place sur la banquette arrière de la Volvo parentale. Louis Robitaille md, volubile, met le cap sur Québec. À travers les vitres teintées, je contemple les champs où le foin attend la moisson. Au printemps, j’ai fait le trajet inverse, en autobus, troublé par le fantôme de Black. Les quelques semaines qui se sont écoulées au Québec, avec leur lot d’incidents et de nouvelles, n’ont pas de mesure avec celles que j’ai passées en Asie. Le temps, qui s’est dilaté comme le lac Saint-Pierre, se contracte et reprend sa course entre les falaises des obligations.
À Drummondville, nous faisons une halte pour permettre à Alison de soulager sa vessie. Papa, sourcils froncés sous le soleil d’août, l’observe alors qu’elle se dirige vers le dépanneur.
— Où as-tu trouvé c’te belle fille ?
Tic professionnel : Louis Robitaille md affecte dans les moments d’émotion une bonhomie prolétarienne.
— En Thaïlande. Dans un repaire de junkies.
— Ho, ho !
J’ai habitué mes parents aux affirmations les plus fantaisistes, ce qui me permet de leur dire la vérité impunément.
— Qui aurait pensé qu’un indépendantiste invétéré tomberait amoureux d’une Anglaise ?
— Tu as bien marié une Irlandaise.
— C’est pas pareil.
Il me fait un clin d’œil. Un bref instant, je retrouve le papa de mon enfance. Le dimanche matin, pendant que M’man et Rafiot dormaient à l’étage, il m’emmenait faire un tour dans la défunte Oldsmobile. Nous traversions les Plaines. Au haut de la côte Gilmour, il me prenait sur ses genoux et me confiait le volant.
— Paré ?
— Radigo.
Nous nous laissions couler, au neutre, jusqu’au fleuve. C’est à peu près là, le 13 septembre 1759, que Wolfe a gravi, sur les indications d’un félon, la falaise de l’Anse-aux-Foulons. Les Québécois, comme tous les peuples vaincus, font grand usage de traîtres.
Alison revient. Nous remontons à bord. Raphaëlle, à l’avant, nous observe avec une réserve amusée. J’ai hâte de l’interroger au sujet de ses aventures. A- t-elle débauché son professeur ? J’attendrai que nous soyons seuls. Pour l’instant, j’observe le paysage, McDonald’s, Saint-Hubert, Dunkin’ Donuts, toutes bâtisses figées dans leur gangue de béton, saloons aseptisés où des cow-boys nordiques viennent se restaurer avant d’affronter l’espace. Après l’Europe et son charme raffiné, l’Amérique me désarçonne.
Alison est silencieuse. Je caresse sa main. Nous avons convenu d’attendre un moment favorable pour révéler notre secret. Elle préfère se rendre seule à Toronto pour renouer avec sa mère.
À Québec, M’man nous accueille avec une chaleur qui contraste avec la perplexité de son mari. D’emblée, elle perçoit la nature du lien entre Alison et moi. Avec son jean rapiécé, ses cheveux emmêlés, ses allures frondeuses de fille de la route, ma drop-out a droit à plus de considération que toutes les jouvencelles que j’ai introduites dans le giron familial. La nuit tombée, quand nous nous glissons, engourdis par le décalage, dans le lit de la chambre d’amis, Alison reste étendue, yeux ouverts, dans la pénombre.
— Tu crois qu’ils savent ?
— Ils ne se doutent de rien.
— Ton père me regarde d’une drôle de façon. Tu m’as dit qu’il faisait des accouchements ?
— Je me méfierais davantage de ma mère.
— Ils croiront que tu es avec moi parce que je suis enceinte.
— Au début, sans doute. Ensuite ils s’habitueront.
***
Malgré l’imminence de la session d’automne, le pavillon des Sciences sociales est figé dans une torpeur tropicale. Au babillard du hall d’entrée, je retrouve, jaunis, les avis du printemps : recherches de colocs, services de traitement de texte, raves, ésotérisme, voyages à Boston ou New York. Dans son bureau, Marcus, remarquable dans sa chemise fuchsia, lit Le Monde en compagnie d’une cafetière.
— Houla ! Voici le lauréat.
Il me tend sa main bicolore, passe près de me donner l’accolade. Pourquoi cet homme distant s’est-il attaché à moi ? Je lui débite mon topo standard au sujet de mon périple. Marcus Électre ne s’intéresse qu’à Alison. Je la lui décris de long en large, en taisant sa grossesse.
— J’ai l’impression que cette dame t’inspire un sentiment profond, s’inquiète Marcus.
— Elle vient avec moi à Paris.
— Parfait ! La création et le sexe sont indissociables.
— Pourquoi avez-vous demandé cette bourse en mon nom ?
Mon directeur découvre sa canine en or. Enfin, j’arrive au but de l’entretien.
— L’éducateur doit voir dans son disciple ce qui est invisible.
— Je vois.
— Non, tu ne vois pas. Ton mémoire était bon, mais c’était encore le travail d’un esprit brouillon. Tu as du talent, des idées. Malheureusement, tu te méfies du succès. Tu dois quitter ton milieu si tu veux acquérir une certaine largeur de vues.
— Pourquoi vous souciez-vous de ma carrière ?
— Plaire, c’est se mettre à la merci des autres. Ton attitude le proclame : « Occupez-vous de moi ! »
— Je ne cherche pas à plaire.
— Tut, tut, tut ! Ta désinvolture est un masque. Voici les formulaires pour Paris. Tu as un sujet en tête ?
— Louis XV et la Nouvelle-France, histoire d’un cocu. Pour faire changement, je vais convaincre les Français que c’est nous qui les avons largués.
— Intéressant. Ne te laisse pas impressionner par les sommités que tu croiseras là-bas. Surtout, ne sois pas humble. Ça ne pardonne pas.
— Merci du conseil.
— Et prends soin de ta Torontoise. Vous expérimentez un amendement constitutionnel.
***
Il n’est jamais rassurant de trouver sa mère et sa nouvelle blonde en grande conversation sur le patio de la maison familiale. Je les aperçois de la cuisine, étendues sur des chaises de parterre, tendant leur peau tavelée au soleil, devisant en anglais avec une complicité de courtisanes.
Je grimpe au donjon. Louis Robitaille md, l’oreille rivée à son écouteur, patrouille l’atmosphère.
— Buenos Aires.
— Que penses-tu de mon projet d’aller à Paris ?
Il lève un sourcil barbelé. Ces dernières années, je n’ai cherché son avis que pour m’y opposer.
— C’est une chance que tu ne peux pas laisser passer. Mais je vais m’ennuyer.
— Nous reviendrons dans un an.
— Tu n’as pas peur d’emmener cette fille avec toi ? Elle est belle, mais pas jasante. Au risque de paraître ridicule, qu’est-ce qu’elle fait dans la vie ?
— Elle étudie la médecine.
— Pas vrai ?
Inquiet et ravi, Papa va à la fenêtre et examine Alison en contrebas, comme si sa vocation était visible à quelque signe.
— Elle veut aussi devenir peintre.
— Alors elle est condamnée. La faculté devrait refuser tous ceux qui n’ont pas fait le deuil de leurs rêves. Ils deviennent de mauvais artistes et de mauvais médecins.
— Comme toi ?
— Moi ? J’ai compris. Je suis un bon docteur, bon vivant, dans la tradition du notable canadien-français.
— Tu joues à être amer.
— Le cynisme est un havre sûr.
***
Après le dîner, dans une chaleur accablante, Alison et moi marchons jusqu’aux Plaines. Des patineurs des deux sexes, en bedaine ou en bikini, diversement bardés de plastique, se pourchassent sans fin sur un anneau asphalté. Alison s’allonge sous un orme et m’invite à la rejoindre.
— Parlons anglais, if you want.
— As you wish.
— Tu m’aimes encore ?
— Absolument.
— Tu m’aimeras quand je serai grosse ?
— Je t’aimerai quand tu seras énorme.
— En Grèce, je croyais que ça ne me ferait rien d’avoir cet enfant seule. Ce n’est pas vrai. Je préfère que tu sois avec moi.
Je suis ravi. Alison ne s’est jamais confiée avec autant d’abandon. Nous descendons l’escalier du Cap-Blanc et gagnons le quartier du Petit Champlain. Parler anglais en ces lieux me chatouille : je crains d’être surpris par une connaissance et d’exposer ma défection. À l’ombre des vieilles maisons de pierre, près du quai où ont débarqué mes ancêtres, j’éprouve pour la première fois la nostalgie de la bulle. Je voudrais avoir à mes côtés une fille de ma tribu, qui connaîtrait la Corriveau, les oreilles de Christ et les déménagements du premier juillet.
À la maison nous attend un message de Bergeron. Nous sommes convoqués au Maurice pour le cinq à sept. Nous nous y rendons en compagnie de Raphaëlle, débarquée sur les entrefaites.
La chemise artistement déboutonnée, le Cavalier, plus pâle que jamais, boit du Perrier sous un parasol.
— Alison, je te présente l’artisan de notre bonheur.
Après quelques civilités, Bergeron tient à nous montrer sa BMW. La chose trône, rutilante, le long de la Grande Allée. Raphaëlle et moi la considérons dans un silence poli. Alison, quant à elle, examine Bergeron. Quand il s’absente pour aller au bar, elle me glisse :
— Ton ami est si différent de toi ! Je me demande si je te connais bien.
Quelques verres plus tard, nous déménageons dans un restaurant de la rue d’Auteuil. Raphaëlle et Alison découvrent leur intérêt commun pour la peinture. Le voisinage de Rafiot, qu’il n’a pas vue depuis un lustre, exerce sur Bergeron un effet certain. Il forge des mots d’esprit, mesure ses effets, cherche à faire fondre la gravité de cette jeune femme au charme intimidant. Depuis nos retrouvailles du printemps, lui et moi avons emprunté deux chemins qui ne sont différents qu’au premier abord. Amour, argent, la stratégie est la même : acquérir, fuir la solitude, la pauvreté. Il serait plus simple de ne rien désirer.
Je prends la main d’Alison. L’étoile de chair, discrètement gonflée par les hormones, est rassurante. Je la retourne, cherchant dans les lignes, près des ongles, les grains de sable qui en voyage nous rappelaient la mer. Notre secret protège le passager, tel un deuxième utérus.
Bergeron veut régler l’addition. Je proteste.
— Tu m’as déjà fait gagner assez de fric. À combien se chiffre mon magot ?
— Huit mille trois. J’ai gagné ma gageure.
Marchant vers la porte Saint-Louis, je m’isole avec Raphaëlle.
— Alison me plaît beaucoup, me confie-t-elle.
— Ton professeur ?
— Je te raconterai. Un homme marié, quand il a baisé tout son soûl, regrette sa femme.
— Ça t’apprendra à voler un vieux.
— Mélanie t’embrasse sur les deux joues. Ce sont ses mots précis. Elle a beau dire, je crois qu’elle espérait que tu te fatigues de ton Ontarienne.
— Vraiment ?
— Je te signale que tu te trouves présentement sur la planète Terre.
Raphaëlle sourit. Nos vies sont semblables aux vieilles villes : tout amour s’érige sur les ruines du précédent. De Bergeron j’ai affirmé qu’il était l’artisan de notre bonheur. J’aurais pu dire la même chose de Black. Si je ne l’avais pas rencontrée au printemps, je n’aurais pu me lier à Alison en Thaïlande.
— Ta blonde baye aux corneilles. Je vous reconduis.
Pendant que nous longeons le Parlement, qu’Alison s’abandonne contre mon épaule, j’aperçois dans le ciel d’été la trace d’un avion solitaire.