21

Hocus-Pocus

Contre toute attente, je dors jusqu’à neuf heures. Sur le four à micro-ondes, je découvre une note d’Alison : « Partie voir l’hospital de ton père. » M’man, ses vacances terminées, a réintégré son ministère. Je suis seul à la maison. Je déjeune en lisant Le Soleil sur la terrasse. Mercredi, 26 août. Lucien Bouchard déclenchera-t-il des élections à l’automne ? L’érable du voisin exhibe déjà quelques feuilles rouges.

Dans la garde-robe de ma chambre, à côté de mes cartes de hockey, je retrouve les caisses abandonnées au printemps. Parmi mes livres de référence, lesquels seront utiles à Paris ? J’ouvre un exemplaire de mon mémoire :

Quelle aurait été la suite des événements si l’ensemble des Canadiens s’était soulevé ? Fort de son armée, le pouvoir britannique aurait sans doute réussi à imposer son autorité. Les conséquences psychologiques sur l’évolution de la cohabitation auraient toutefois été autres : les Canadiens, galvanisés, se seraient révoltés de nouveau ou, brisés, auraient choisi de s’assimiler. Au lieu de quoi ils ont gardé la nostalgie du rendez-vous raté avec l’histoire et se sont enfoncés dans des tactiques de guérilla politique. Ils ont ainsi intériorisé le sentiment de leur division, semant les germes de leur ambivalence, tant personnelle que collective.

Houla ! Si jeune et si sévère… Ces considérations me semblent bien lointaines. Peu avant midi, des voix m’attirent au rez-de-chaussée. Alison, amusée, me narre sa visite à l’unité d’obstétrique de l’hôpital du Saint-Sacrement.

— Ton père disait à tout le monde que j’étais sa… how do you say ?

— Bru, précise Papa.

— Broue. J’ai assisté à un accouchement.

— Tu as aimé ?

— Absolument. Je vais appeler Mum pour lui annoncer mon arrivée.

Sous sa bonne humeur, ma compagne paraît soucieuse. Nous mangeons, puis retournons flâner dans la vieille ville.

— Allons au bord du fleuve, propose Alison.

Nous gagnons la Pointe-à-Carcy. Devant les cafés-terrasses et les marchands de glaces, sur le quai ou sur le fleuve, cyclistes, voiliers, piétons, motomarines se croisent, se poursuivent ad libitum. Nous nous assoyons sur un banc.

— Je dois te dire quelque chose, Jacques.

Alison, bien droite, fixe les falaises de Lévis.

— Je t’ai menti. Depuis le début. D’abord, je ne suis pas fille unique.

— Jusqu’ici, ça ne semble pas trop grave.

Alison réprime un geste d’agacement.

— Mon père s’est noyé en 1989 avec mon frère de trois ans. Il avait rencontré ma mère à l’université de Toronto. Il étudiait en médecine vétérinaire, elle, en histoire de l’art. Elle est tombée enceinte. Ils ont gardé l’enfant et se sont mariés.

« Après leurs études, ils ont déménagé dans un village près de la frontière québécoise. Papa travaillait beaucoup. Ma mère s’occupait de moi, faisait du bénévolat dans des organismes culturels. Elle s’ennuyait dans son rôle de femme de professionnel. Tu devines la suite : elle a eu une liaison. Première fissure dans le couple, qu’ils ont tenté de colmater à l’aide d’un deuxième enfant, Jason.

« La séparation a eu lieu deux ans plus tard. J’étais une adolescente difficile. Je suis devenue impossible. J’ai bu, j’ai fumé du hasch, j’ai pris de la coke, j’ai fugué, cessé de manger, menacé de me suicider… Je les maintenais dans un état de crise permanent.

« Le soir de mes dix-sept ans, je suis allée coucher chez un ami à Montebello. À une heure du matin, bien givrée, j’ai quitté la fête. Je suis partie, seule, dans la forêt toute proche. J’ai marché sans but pendant trois heures. À la maison, mes amis s’inquiétaient. Mon copain a réveillé sa mère. Cette idiote a appelé mon père. Il était seul chez lui avec Jason. Il était trop tard pour appeler une gardienne. Affolé, il a enroulé mon frère dans une couverture et l’a installé à l’arrière dans son siège d’enfant. Au lieu de faire un détour de trente kilomètres par Hawkesbury, il a voulu emprunter le pont de glace. Il avait fait doux. La glace a cédé.

« On a retrouvé la camionnette le lendemain. Les deux corps étaient à l’arrière. Papa avait sans doute tenté de sortir Jason de son siège. Hocus-Pocus avait dérivé près de la vêleuse. Je l’ai conservé. »

Le fleuve coule, bleu sous le soleil d’août. Alison, les yeux secs, regarde toujours droit devant.

— Et tu t’es sentie coupable.

— Je me suis cloîtrée. Le vide total, pendant deux mois. Par la suite, j’ai voulu réaliser le rêve de papa : devenir médecin. Le problème, c’est que j’aimais sur-tout dessiner. Quand j’ai commencé mes stages dans les hôpitaux, je suis redevenue instable. Il y a eu l’accident de la petite Andrea. Je détruisais tout ce que je touchais. J’ai abandonné et j’ai pris la route.

« À l’étranger, personne ne me connaissait. J’ai réinventé mon enfance, toute ma vie. Au début de notre relation, Bobby m’a servi de père. Il espérait que je devienne une adulte. L’enfant, c’était son idée, mais je me suis prise au jeu. Les mois passaient. Le sperme de Bobby était de mauvaise qualité. Je suis partie à Paradise Bungalow avec le projet de fabriquer un enfant avec le premier mâle potable. J’ai attendu mon ovulation. Tu t’es pointé. Tu étais le donneur idéal : grand, intelligent, en santé. En plus, tu étais blond aux yeux bleus, comme Bobby. La période d’insémination s’est prolongée. Et je suis devenue amoureuse de toi. »

L’air se solidifie autour de moi. Alison demeure immobile.

— Pourquoi me racontes-tu ça aujourd’hui ?

— Je me dégoûte. Je préfère que tu me quittes tout de suite. Ce sera moins douloureux.

— Va-t’en.

***

Alison s’éloigne, sans un mot, sans un baiser. Je me retourne à temps pour la voir, pas précipités, tête basse, enfiler la Côte-de-la-Montagne. Elle trouvera sans problème son chemin jusqu’à Saint-Sacrement. Que fera-t-elle ensuite ? M’attendra-t-elle chez mes parents ? S’enfuira-t-elle vers North York, Ontario, ou un autre point du vaste monde ?

Je m’en balance. Partagé entre l’apitoiement et la rage, je m’abîme dans ma déconfiture. Que mon histoire d’amour n’ait été à l’origine qu’une tentative d’insémination in vivo est une chose. Qu’Alison me l’ait caché pendant des semaines en est une autre. Comment se lier à une femme capable d’une telle duplicité ? Derrière mon chagrin et ma colère se profilent des sentiments moins légitimes, dont un prodigieux ras-le-bol. Cette histoire m’assassine. Je voudrais retrouver mes livres, mes blondes, mon univers douillet d’intello égocentriste. Je voudrais n’avoir jamais jeté mon sac dans la camionnette marquée « Paradise Bungalow », n’avoir jamais aperçu Alison, ne lui avoir jamais offert, pauvre Prométhée, l’ampoule qui éclairait ma case, n’avoir jamais fait en Grèce ce pari absurde d’élever un enfant conçu avec une inconnue.

Je marche jusqu’à la Place Royale. Devant le buste de Louis xiv, l’église Notre-Dame-des-Victoires se dresse, tel un décor de cinéma. J’entre. Dans la nef, une vieille allume un lampion. Je m’assois sur le dernier banc. Ma gorge est sèche, mon cœur bat sourdement. Je regarde le Christ sur sa croix, la Vierge, l’autel… Contrairement à mes ancêtres du xviie, je n’ai rien à espérer de l’au-delà. Mon ciel est vide. J’habite un monde clos, délimité par la raison. Cette femme qui se signe devant une chandelle me semble aussi folklorique qu’une prêtresse vaudou.

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas… Ma morale, qui ne relève d’aucune religion, n’est-elle qu’une autre forme du confort que j’ai voulu rejeter au printemps en vendant mes biens et en larguant les amarres ? J’ai cru naïvement que cette agitation, tout externe, me sortirait de ma chrysalide. J’ai multiplié les déplacements, les déchirures, les expériences. La métamorphose allait survenir, fatalement. Ma rencontre d’Alison et l’arrivée du passager n’étaient que les signes les plus évidents de mon désir de rupture. Je n’ai rien rompu. Je suis le même Jacques qui trempe son orteil dans la rivière avant de plonger. Si je frissonne devant les frasques d’Alison, c’est que sa personnalité, avec sa complexité et ses ombres, menace ma quiétude. J’ai peur, comme toujours. Je ne cherche pas une compagne, mais une assurance-bonheur.

La rondeur, que j’ai associée au mouvement, est un leurre. Quel que soit son diamètre, un cercle n’est jamais qu’un point. Dans cet espace clos, au lieu de voyager, j’ai tourné en rond, comme un cheval de cirque.

***

Chez mes parents, je découvre sans surprise qu’Alison a pris la poudre d’escampette. Sur le lit soigneusement fait, elle a laissé ce mot : « Je vais à Toronto chez ma mère. Je t’ai emprunté soixante dollars pour l’autobus. Je te rembourserai. Je t’aime sincèrement. »

En post-scriptum, elle a inscrit son numéro de téléphone. Le message est limpide : elle sollicite mon pardon. Pour l’instant, je me trouve incapable de la moindre décision. Je traîne, désœuvré, dans la maison vide. Depuis des semaines, mon existence tourne autour d’Alison Wright. Je m’allonge sur mon lit et erre tout l’après-midi dans un cirque de réflexions moroses.

M’man, de retour de son travail, s’étonne de l’absence de mon amie. Je me montre évasif.

— Vous vous êtes disputés ?

Je nie sans convaincre. Louis Robitaille md surgit, préoccupé. Une de ses ouailles est entrée en travail. Comme un athlète avant un match, il se prépare son souper rituel : entrecôte au beurre, salade verte, petit verre de rouge. Par la suite, il s’isolera dans son donjon et attendra l’appel de l’hôpital.

— Où est ta promise ?

— À Toronto. Chez sa mère.

— Elle n’a pas voulu te présenter ?

Le téléphone sonne. L’accoucheur sursaute et se préci-pite vers l’appareil. Intrigué, je l’entends prononcer avec un accent à couper au couteau : « One moment, please… »

— C’est pour Alison, me dit-il.

Je prends le récepteur. Une voix d’homme, familière, demande Alison Wright.

C’est Bobby.