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Sur la route

L’Américain refuse de croire qu’Alison est ab- sente.

— Passez-la-moi. Je dois lui parler.

— Je vous répète qu’Alison n’est pas ici. Pour com-mencer, comment nous avez-vous retrouvés ?

— Elle m’a tout raconté à votre sujet. Il n’existe pas beaucoup de Jacques Robitaille étudiant l’his-toire à l’université Laval. J’ai obtenu votre adresse, le numéro de votre passeport. Il ne me restait plus qu’à attendre que vous vous pointiez au Canada.

À défaut de parler à Alison, Bobby me propose une rencontre. I have some funny things to tell you about her… J’hésite. Robert P. Munroe n’est pas un enfant de chœur. La curiosité l’emporte sur la prudence. Je lui donne rendez-vous à vingt heures au Hasard. Dans un endroit public, je risque moins de recevoir un uppercut ou une balle de 38.

***

Si la rue Saint-Jean grouille toujours d’adolescents et de touristes, l’air tiède, la raréfaction des autocars et des vacanciers annoncent la fin de l’été. Dès mon entrée dans le bar, je localise Bobby Munroe. Portant un jean et une ample chemise, il boit de la bière à une petite table le long d’un mur de briques. Traits tirés, mâchoire découpée, épaules massives, l’Américain ne déborde pas d’entregent.

— Assieds-toi, ordonne-t-il.

J’obéis, me contentant de manifester mon indépendance en payant ma bière. Bobby me toise d’un air condescendant.

— Alison t’a bien décrit, raille-t-il. Un beau garçon, intelligent, athlétique, très moral sous des dehors de don Juan. Sans doute l’influence catholique…

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Tu joues au dur. Regarde, ta main tremble.

— Vous vous donnez beaucoup de mal pour être dé-sagréable.

— On perd beaucoup de temps à être poli sur cette planète. Connais-tu bien Alison Wright ?

— Je crois.

— Ce n’est pas mon avis.

Feignant l’ignorance, je laisse l’homme d’affaires me raconter l’enfance d’Alison, ses frasques d’adolescence, la mort de son père, sa désertion de la médecine, sa manie de retoucher son passé, etc. Je demeure de glace, même quand il me révèle comment, avec son accord, elle est partie à Paradise Bungalow avec l’idée de dénicher un géniteur. Loin de m’ébranler, le récit de Bobby Munroe me réjouit : il corrobore en tous points la confession d’Alison.

— Pour couronner le tout, termine l’Américain, elle m’a volé cinq cents dollars quand elle s’est enfuie de Folégandros.

— Vous lui deviez bien ça…

J’éclate d’un rire qui intrigue nos voisins. Bobby Munroe s’agite sur sa chaise.

— Ça t’amuse ?

— Vous ne m’apprenez rien du tout. Alison m’a raconté tout ça. En long et en large.

Bobby encaisse le coup avec une désinvolture de poids lourd. Il commande un deuxième bock.

— Que sais-tu de l’amour, jeune homme ?

— Peu de choses. Vous l’avez dit : j’ai une âme de vicaire.

— Dans les mains d’un garçon intelligent, l’humilité est une arme terrible.

— Arrêtez de jouer au sage ! Votre âge ne vous donne pas le monopole de la vérité.

Les yeux de l’Américain flamboient.

— Tu n’es qu’un sale petit fils à papa ! Tu joues les aventuriers, du fric plein les poches. Tu ne risques que ce que tu es prêt à perdre.

— Et vous, qu’avez-vous risqué ?

— Pour Alison, j’ai sacrifié la paix de mon âme. J’ai quitté une femme malade qui m’aimait. En un mot, je suis devenu un fumier.

— Ça ne devait pas être trop difficile.

— Tais-toi ! Qu’es-tu prêt à risquer pour Alison ?

— Vous croyez qu’elle vous reviendra ?

— Je n’aime pas perdre. C’est l’un de mes moindres défauts.

— Pourquoi tenez-vous tant à elle ?

— J’ai quarante-cinq ans. L’âge ne vous apporte pas que la maturité. Il vous met aussi à la merci de faiblesses.

— Alison m’aime.

Je sens que je dépasse les bornes. Avec sa respiration bruyante, son visage cramoisi, Robert P. Munroe ressemble de plus en plus à un taureau prêt à charger.

— Où est-elle ? Pour la dernière fois.

— Top secret.

— Tu prétends que tu l’aimes. Es-tu prêt à te battre pour elle ?

— Vous êtes ridicule.

Bobby me jette le contenu de son bock à la figure. Je n’ai plus guère le choix. Je me lève et tente d’agripper l’Américain par le collet. Un crochet du gauche m’envoie valser sur le plancher. Suivent : un coup de soulier dans l’abdomen, un direct du droit à la bouche, un deuxième à la tempe. Je ne dois mon salut qu’à la présence au Hasard de deux joueurs des Remparts de Québec, lesquels sautent sur Bobby Munroe et le clouent au sol, non sans moult sacres et grognements.

On me relève, passablement estourbi.

— Next time, I’ll kill you ! menace l’Américain.

— Il n’y aura pas de prochaine fois.

Je me dégage des badauds et quitte l’établisse-ment.

***

Je marche machinalement vers la Terrasse. Rue de la Fabrique, une grosse dame, alertée par le filet de sang qui dévale de mon arcade sourcilière, me propose de m’emmener à l’Hôtel-Dieu. J’accepte un papier-mouchoir et poursuis mon chemin jusqu’au fleuve. Dans la nuit neuve, les amuseurs ont abandonné la Terrasse aux solitaires et aux amoureux. Au milieu des voiliers qui gîtent sous le vent d’ouest, le traversier illuminé fait la navette entre la basse-ville et Lévis.

Je m’accoude au parapet qui court, tel un bastingage, de la Citadelle à la porte Prescott. La Terrasse, fixe devant le fleuve au jusant, me procure une impression de mouvement. Si elle m’a légué quelques courbatures, mon altercation avec Robert P. Munroe m’a rasséréné. Dès que j’ai été confronté au récit des méfaits d’Alison, j’ai senti que j’en étais solidaire. Elle m’a abordé par calcul, a profité de moi ? Le rachat de ses petites perfidies fait partie du marché que nous avons conclu, tacitement, au fil des semaines. L’amour n’a rien à voir avec la morale. À la criée des cœurs, la passion physique est une denrée rare. Si elle se double d’une parenté de l’esprit, il ne faut pas être trop regardant sur le prix. Depuis sa confession de l’après-midi, depuis la lecture de son mot sur l’oreiller, je sais, quelque part en moi, que je peux faire confiance à Alison. Je sais aussi que je la suivrais au bout du monde, même si elle était la reine des mythomanes.

Je recherche le voisinage de l’eau pour réfléchir. L’eau, comme le pardon, dissout. Les doutes et le reste.

***

Kevin Bergeron a grandi au bas de la Pente-Douce. Dès que ses spéculations lui ont rapporté quelque argent, il a loué un studio dans une tour de la Grande Allée, d’où il aperçoit les Plaines, les fortifications, le Château et les clochers du quartier Saint-Sauveur.

Malgré ma stature, je suis un garçon pacifique, voire peureux. Mon ami d’enfance ne peut retenir un ricanement lorsqu’il me découvre, un œil à demi fermé, une joue tuméfiée, à la porte de sa garçonnière.

— Une chicane de ménage ?

— Arrête de niaiser et donne-moi de la glace.

Dans une salle de bain minimaliste, je mesure l’ampleur des dégâts. Bergeron s’amuse ferme.

— Ça t’apprendra à pactiser avec l’ennemi.

Il me traîne jusqu’au salon et me fait admirer, avec une candeur d’acier, sa vue imprenable sur les Laurentides. J’émets un sifflement.

— Si j’ai bien compris, tu préfères être banquier que poète.

— Je n’ai pas ton charme. À défaut des femmes, je devrai me contenter de conquérir le monde.

Il sourit. Même au primaire, notre alliance reposait sur un partage des responsabilités : j’étais chargé des relations extérieures, tandis qu’il veillait aux finances et à la logistique. Ses amours brèves avec des filles pas assez ou trop jolies n’ont jamais rassasié sa soif de tendresse.

Il m’offre un scotch. Je réclame plutôt du café.

Pendant que la nuit tombe, je lui fais le récit de mon entrevue avec Robert P. Munroe et lui confie les dessous de ma relation avec Alison.

— Jacques Robitaille papa ? Pas de farces ?

— Ça m’en a tout l’air.

Bergeron fait tinter ses glaçons. Sous nos yeux, un cargo s’engage dans le chenal de l’île d’Orléans.

— Tu veux savoir ce que je pense d’Alison ? demande-t-il après un moment.

— Peut-être.

— C’est clair, man. Ses actions sont dans un creux. C’est le temps d’acheter.

— C’est aussi mon idée. Tu me passes ta bagnole ?

— Ma BM ?

Il résiste pour la forme. Nous sommes émus. Avec l’arrivée du passager, le Fou et le Cavalier entrent pour de bon dans la légende.

***

Je passe un coup de fil à la maison. M’man, d’une voix qu’elle voudrait neutre, mais qui trahit un étrange soulagement, me conseille d’être prudent sur la route.

— Crains pas. Nous serons de retour dans une couple de jours.

Je recueille les recommandations de Bergeron au sujet de sa monture. L’air est doux, l’avenue Cartier grouille de couples et de chasseurs. Mû par une impulsion, je roule jusque chez Black. La rue Lavigueur est tranquille. Un solitaire en camisole, assis sur une chaise de parterre, fume sur le trottoir. J’éteins le moteur et tends l’oreille. Le violoncelle est muet. Aucune lumière à la fenêtre. Blackburn Mélanie est-elle à son poste derrière le bar du Thomas Dunn ? Boit-elle du rouge avec Rafiot rue des Remparts ? Je suis content qu’elle soit absente ce soir. Je préfère l’imaginer que la revoir. Du chef, je salue le fumeur et repars.

Je descends la côte Salaberry et enfile le boule- vard Charest. À ma gauche, sur le plateau, l’hôpital du Saint-Sacrement dresse ses murs de brique blonde. À cette heure, assis entre les cuisses d’une femme en sueur, Louis Robitaille md, douanier débonnaire, doit officier à l’arrivée d’une recrue. Je trouve enfin le mé-canisme du toit ouvrant. Le ciel est piqueté d’étoiles. Je caresse l’accélérateur, ébloui par la puissance du moteur, et fonce en direction de la transcanadienne.