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État de grâce
Bombay Guest House. À Bangkok, je loue un cubicule dans une fourmilière de routards. Au milieu de la cité tentaculaire, hurlante, j’éprouve le sentiment de n’être qu’une cellule d’un organisme géant. Le matin, je prends une première douche, avale quelques fruits et me laisse entraîner, au hasard d’une ruelle, par la lave humaine. Je reconnais çà et là telle boutique, tel building, tel temple, tel canal, telle statue grimaçante. La cohue des trottoirs n’a rien à envier à celle des rues : au-delà des néons criards et des étals des marchands, dans un nuage de diesel, des autobus transformés en grappes humaines se taillent un chemin entre les autos, les tuk-tuks et les mototaxis. Toute cette vie éclate, se concentre, s’écoule en longues pulsations odorantes jusqu’à d’autres rues, qui conduisent à d’autres places, sans fin ni commencement, comme une représentation urbaine du karma.
Entre deux sorties dans l’étuve, je macère sous un ventilateur dont le grincement couvre le babil cosmopolite, parfois les halètements, de mes voisins. La salle à manger, hantée par un Chinois aux manières de hibou, recèle une vingtaine de romans d’Agatha Christie qui se révèlent d’un grand secours.
Le soir, je sors dans Patpong. Rabatteurs, sexo-touristes, masseuses numérotées, routards hilares… J’arpente d’un pas élastique cette mecque de la turpitude. Quand la soif me saisit, je m’arrête à un bar pour descendre une Heineken. La pulsation de la musique m’isolant de mes voisins, j’observe l’allure du commerce. Yeux rivés sur le vide, des filles dansent sous les stroboscopes. D’autres circulent, souriantes, entre les baby-boomers en culottes courtes. Les miroirs me renvoient mon visage peinturluré par les néons. Parmi la foule, des gars et des filles de mon âge me font parvenir des signaux de reconnaissance. Nous sommes des voyeurs. Nous ne participons pas à ce marché de l’orgasme. Nous n’avons rien en commun avec ces balourds qui paient pour baiser. Je pose mon index sur mon poignet : cinquante-deux à la minute. Mon cœur d’athlète ne se laisse pas entraîner par la basse du dernier tube américain. Je suis immun, cool comme un iguane.
Je descends de mon tabouret et me réinsère dans le flot piétonnier. Sur un mur, près d’une affiche vendant le dernier James Bond, un bouddha indulgent, main levée, accepte la poignée de riz d’une pute. Hasch, coke, heroin, girls, young girls… De jeunes garçons, vifs comme des chats, m’offrent des paradis frelatés. La sueur coule dans mon cou, dans mon dos, fixant les odeurs putrides qui montent des klongs. Un survivant des années soixante-dix chante A horse with no name près d’un marchand de disques compacts piratés. Les tuk-tuks pétaradent comme des mitraillettes, des échos de dance music s’échappent des bars, se mêlent aux éclats de courses et de bousculades qui jaillissent des ruelles.
Je quitte cet éden inquiétant pour gagner le quartier des hôtels. Sous l’œil d’agents de sécurité, des vendeurs de pacotille, des filles, des pègreux flânent aux abords du Hilton. Je franchis les portes coulissantes et accueille la caresse de l’air conditionné. Malgré mes cheveux longs, mon jean, mes sandales, le portier sait que je dispose des ressources nécessaires à la fréquentation de l’établissement. Je soupçonne que ma présence est la bienvenue : je suis exotique, au même titre que les éléphants d’ivoire et les moines en robe safran.
Au bar, je bois de la bière très froide en lisant les journaux américains. Des femmes encore belles, aux accents nasillards, me lorgnent, fleurant l’aventure. Je passe outre et regagne ma cellule où, après m’être ébroué sous une douche avare, je débrouille des meurtres en compagnie de mon copain Poirot.
Quatre jours après mon arrivée, j’achète du papier à lettres et m’assois à une terrasse ombragée. Sous mes yeux, des pirogues à moteur, des bateaux plats, chargés de touristes ou de légumes, troublent l’eau glauque des canaux. J’écris une longue lettre à Black. Après avoir livré mes impressions de voyage, je conclus :
J’ai souvent le vague à l’âme. C’est sans doute normal, avec le décalage, la solitude, le dépaysement. Dans ces moments, tu me manques davantage. J’écoute la Suite et je regrette nos soirées dans ton appartement. Je sais pourtant que je devais partir. Ne sois pas fâchée si je ne t’écris pas avant plusieurs semaines. Je ne veux pas sentir que tu m’attends, d’une façon ou d’une autre. J’ai même songé à t’envoyer une feuille vierge dans une enveloppe. Pour exprimer mon état d’âme, rien ne me paraît plus éloquent que le silence.
L’égocentriste
Je me relis. La fin de ma missive est un brin grandiloquente. Bof… je cachette l’enveloppe, le cœur en salade, et la dépose à la poste centrale.
Trois jours et cinq pagodes plus tard, je suis envahi par un sentiment de futilité inquiétant. Je déniche l’adresse d’une piscine. Le chlore fait son effet. J’en sors épuisé et content, lavé de mes doutes. Dans les douches, un Norvégien me vante les mérites des provinces du nord. Le même soir, nous montons dans un car pour Chiang Mai. L’air y est plus salubre que dans la capitale. Après quelques jours de compagnonnage, Niels me quitte pour traverser en Birmanie.
J’explore la région pendant trois semaines, délaissant les sentiers touristiques pour des pistes moins balisées. La faune change. Je ne côtoie plus des fonctionnaires en sabbatique ni des duos de jouvencelles, mais des voyageurs endurcis, vétérans de plusieurs campagnes en Afrique ou en Asie. Le soir, dans des abris minables, au milieu des rumeurs de la forêt tropicale, ils me font miroiter Lhassa ou le Sahel, dans des conversations décousues où nous schématisons outrageusement nos existences.
Sur mon chemin, je croise des voyageuses de tout acabit. Si certaines sont disponibles, aucune ne suscite mon enthousiasme. Un soir, à Chiang Rai, je couche avec une enseignante néo-zélandaise prénommée Sharon. L’entreprise tient plus du réconfort que de la passion. Le lendemain, pour la forme, nous ajoutons une adresse dans notre carnet gondolé par l’humidité.
Tous ces étrangers me projettent une personnalité déformée par le prisme de leur culture nationale. Une bonne partie de nos conversations est consacrée à faire la part du réel et du cliché dans nos ego. Se proclamer Allemand ou Québécois recèle-t-il plus de réa-lité que de se dire Serpent ou Verseau ? J’observe que les voyageurs aguerris, contrairement aux touristes d’occasion, attachent peu d’importance aux nationalités. Ils cherchent d’emblée l’essence des individus que le hasard place sur leur route.
Ma vie à Québec et le souvenir de Black s’estompent. Le farniente, la solitude, l’absence d’échéances, de repères, induisent chez moi une sensation de légèreté. Je renoue avec un état sauvage qui me rappelle l’enfance. Je garde une certaine lucidité. Cet état de grâce peut se révéler aussi éphémère qu’un voyage de haschich. Je m’y abandonne pourtant, frissonnant, comme à une amante voilée.
C’est dans ces dispositions d’esprit que je retrouve Bangkok. Je visite ma boîte électronique dans un café Internet. Mes parents s’informent de ma santé et répètent leurs recommandations. Marcus, très en forme, m’apprend que mon mémoire a failli provoquer un schisme au sein du département.
De Black, pas un mot. Par Rafiot, j’apprends qu’elle joue aux brunchs du Château.
Écrasée sous sa chape de smog, Bangkok m’indiffère. Il me vient une envie aiguë de voir la mer. Après une nuit de train et trois heures de bateau, je débarque à Ko P.