Plantagenet, Ontario
1989
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Papa me taquine : « 17 ans le 17 mars… C’est ton année chanceuse ! » Il voudrait bien que ce soit vrai, après ce que je lui ai fait endurer depuis un an. Il installe Jason dans le siège d’enfant à l’arrière. La boucle de la ceinture est capricieuse.
— Pocus ! Pocus !
Mon frère réclame son ourson. Papa pousse un grognement et retourne le chercher dans la maison. Nous roulons jusqu’à Alfred et passons prendre Kate. Elle s’amène, sac de couchage sur l’épaule, excitée à l’idée de découcher le soir de la Saint-Patrick. Elle s’assoit à côté de Jason, déjà endormi, m’adresse un clin d’œil : elle a trouvé du hasch. Elle renifle et réprime un fou rire. Je l’avais prévenue : la camionnette de mon père, quoi qu’il fasse pour la nettoyer, sent toujours le fumier.
Nous traversons le village et filons sur la 17 en direction de Hawkesbury.
— Tu ne passes pas par Lefaivre ?
— Il a fait doux. Le pont de glace n’est pas sûr.
Je manifeste ma mauvaise humeur. Un détour de trente kilomètres parce que monsieur a peur de s’aven-turer sur la rivière des Outaouais !
— Regarde, dit calmement papa, il se met à pleuvoir.
Mon père ne se fâche jamais. Maman me l’a confirmé : il n’a jamais élevé le ton, même quand elle lui a appris qu’elle couchait avec le directeur de sa chorale. « C’est ton choix, Margaret… » Thomas Wright a trop soigné de vaches : il commence à leur ressembler. J’ai beau sécher mes cours, rentrer soûle à quatre heures du matin, vendre mes skis pour m’acheter de la coke, je n’arrive pas à troubler sa placidité. Il m’aime, contre vents et marées, d’autant plus qu’il ne me voit plus qu’une semaine sur deux.
La pluie court, oblique, sur les vitres embuées. Dans les champs, le foin perce le couvert de neige. Hawkesbury, Grenville, Montebello… Michael Grenon ne nous a pas menti : la planque de sa mère est une merveille, une immense maison de ferme aux volets brinquebalants, à l’orée d’une forêt d’épinettes.
Une vieille conne nous accueille dans sa cuisine, cinquante ans, une tresse blanche à mi-dos, un accent français épouvantable. Jamais sortie des années soixante, Mme Grenon. Elle assure mon père qu’elle restera à la maison pour surveiller le déroulement de la soirée. Papa ne dit mot, même s’il ne semble pas ravi du laisser-aller qui règne dans la maison. Il me fait un petit signe de la main et repart dans sa camionnette.
Une quinzaine d’amis débarquent. Le souper, la fête s’écoulent sans encombre. Maman Grenon, discrète, se terre à l’étage pendant que nous dansons et que nous nous soûlons à la bière verte. Kate attire le beau Graham dans une chambre. Le hasch me rend triste, comme d’habitude. Vers une heure, je n’ai plus envie de voir personne. Je m’habille, glisse un flacon dans ma poche et sors en catimini. La pluie s’est changée en neige. Les flocons tourbillonnent dans la nuit, se déposent sur mes cils.
La forêt se dresse, sombre, à ma droite. Je m’enfonce entre les grandes épinettes. La neige cesse de tournoyer et tombe, drue, lourde, à l’abri du vent. Je marche longtemps, à l’aventure, goûtant le plaisir d’être seule. J’ai beau ne plus peser qu’une plume, la neige cède parfois sous mon poids. Je me retourne, regarde derrière moi les traces qui me guideront, si je le désire, jusqu’à la chaleur de la fête.
Dans une clairière, je tourne sur moi-même, grisée, et me laisse tomber sur le dos. La neige descend des étoiles, m’enveloppe de sa paix. Je vide mon flacon, l’alcool coule dans mes veines, m’engourdit un peu plus. Je n’ai qu’à fermer les yeux, à m’abandonner au sommeil et on me trouvera au matin, fleur noire, au bout de mes pas.
Le temps passe. Une angoisse soudaine me tire de ma torpeur. Quelle heure est-il ? Je n’ai pas de montre. Je me lève et reprends le chemin du chalet. J’ai dû dormir. La neige a en partie recouvert mes traces, que j’entrevois de loin en loin, comme les cailloux du Petit Poucet. Je marche de plus en plus vite, étreinte par un malaise agaçant.
À la maison, on m’accueille comme une miraculée. Il est plus de trois heures. Leur soulagement m’ébranle : ils ont cru que j’avais voulu me suicider, ou quelque chose du genre. Mme Grenon, éperdue, me tend une couverture, m’offre une tasse de thé sur la table de cuisine encombrée de bouteilles. « J’étais si inquiète que j’ai appelé ton père. Il devrait être ici d’un moment à l’autre… »
Je suis atterrée. L’angoisse grandit, mystérieuse, étrange. J’essaie de ne pas m’affoler. Les minutes, les heures s’écoulent. Papa n’arrive pas. Personne ne répond à la maison.
Le pont de glace. Le pont de glace de Lefaivre.