3.

Les mille six cents hectares de terrain détrempé, couverts de pins et d'herbe, situés dans l'est du Texas, et qui auraient pu être le parc d'une société ou d'un campus universitaire, constituaient l'unité Polunsky du département de Justice criminelle du Texas, connue sous le nom de Terrell. Autrement dit, l'endroit où vous veniez mourir quand vous étiez condamné pour meurtre au Texas.

En cette aube du mois de mars, Anthony Lloyd Carter, matricule 999642, condamné à mort par injection létale pour le meurtre, à Houston, d'une mère de deux enfants appelée Rachel Wood dont il tondait la pelouse toutes les semaines pour quarante dollars et un verre de thé glacé, était détenu dans le quartier de haute sécurité de l'unité de Terrell depuis mille trois cent trente-deux jours – moins que beaucoup d'autres, plus que certains. Ce qui lui faisait une belle jambe : on ne décernait pas de médaille au titulaire du record. Carter mangeait seul, faisait de l'exercice seul, prenait sa douche seul, et pour lui, une semaine, un jour ou un mois, c'était du pareil au même. Le seul changement qui l'attendait, ce serait le jour où le directeur de la prison et l'aumônier se pointeraient devant sa cellule et l'emmèneraient dans la pièce où il aurait droit à l'aiguille, et ce jour-là ne tarderait plus. Il aurait pu lire, mais il avait du mal ; il avait toujours eu du mal, et il avait depuis longtemps cessé de s'enquiquiner avec ça. La cellule était un cube de béton d'un mètre cinquante sur deux mètres cinquante, avec une fenêtre et une porte d'acier percée d'une fente juste assez large pour ses deux mains, et voilà tout. Il passait le plus clair de son temps allongé sur sa couchette, l'esprit aussi vide qu'un seau à sec. D'une façon générale, il n'aurait même pas pu dire s'il était réveillé ou s'il dormait.

Ce jour-là commença comme tous les autres, à trois heures du matin, quand les lumières s'allumèrent et que le plateau du petit déjeuner arriva par la fente. Généralement des céréales, froides, des œufs en poudre ou des crêpes. Un bon petit déjeuner, c'était quand il y avait du beurre de cacahuètes sur les crêpes, et là, c'en était un bon. La fourchette, en plastique, se cassait une fois sur deux, alors Carter s'assit au bord de sa couchette et mangea les crêpes roulées, comme des tacos. Les autres hommes de l'aile H se plaignaient de la bouffe, disaient que c'était dégueulasse, mais Carter ne la trouvait pas si mauvaise, dans l'ensemble. Il avait connu pire, il y avait même eu des moments, dans sa vie, où il n'avait rien à manger du tout, alors les crêpes au beurre de cacahuètes c'était toujours bon à prendre, le matin, même si ce n'était pas vraiment le matin parce qu'il ne faisait pas jour dehors.

À propos de jour, il y avait les jours de visite, évidemment, mais Carter n'avait pas eu une seule visite depuis qu'il était à Terrell, et ça faisait un bail. Juste une fois, le mari de la dame était venu lui dire qu'il avait trouvé Jésus, Notre Seigneur, et qu'il avait prié pour Carter, pour ce qu'il avait fait, leur enlever, à ses bébés et à lui, sa belle femme et leur maman, pour toujours et à jamais. Après toutes ces semaines et tous ces mois de prière, il en était arrivé à surmonter ça, et il avait décidé de lui pardonner. L'homme avait beaucoup pleuré, assis de l'autre côté de la vitre, le téléphone collé à l'oreille. Carter, lui-même chrétien, parfois, avait apprécié ce que le mari de la dame lui disait, mais à la façon dont il prononçait ces paroles, Carter avait l'impression que s'il avait décidé de lui pardonner, c'était pour se sentir mieux lui-même. En tout cas, il n'avait pas parlé d'empêcher ce qui allait arriver à Carter. Carter ne voyait pas ce qu'il aurait pu dire sur le sujet pour améliorer la situation, alors il avait remercié l'homme, dit : « Dieu vous bénisse, je suis désolé, si je vois Mme Wood au Ciel, je lui dirai ce que vous êtes venu faire ici aujourd'hui », et du coup l'autre s'était levé en vitesse et l'avait planté là, le téléphone à la main. Ça faisait bien deux ans, et c'était la dernière fois que quelqu'un était venu voir Carter à Terrell.

Le truc, c'était que la dame, Mme Wood, avait toujours été gentille avec lui. Elle lui donnait un petit billet de cinq ou dix dollars en plus, et elle venait lui porter du thé glacé quand il faisait chaud, toujours sur un petit plateau, comme on faisait au restaurant, et il n'avait rien compris à ce qui s'était passé ce jour-là. Carter était désolé pour ça, désolé jusqu'à la moelle des os, mais il avait beau tourner et retourner l'histoire dans sa tête, il n'arrivait pas à lui donner un sens. Il n'avait jamais dit qu'il n'avait rien fait, mais ça ne lui paraissait pas juste de mourir pour quelque chose qu'il ne comprenait pas, au moins pas avant d'avoir eu le temps d'y voir clair. Il n'arrêtait pas d'y penser depuis quatre ans, ça ne servait à rien. Peut-être que c'était parce qu'il n'avait pas réussi à aller au fond des choses, comme l'avait fait M. Wood. Il aurait même plutôt dit que c'était de moins en moins net ; et puis d'abord, avec les jours, les semaines et les mois qui se mélangeaient dans sa tête, il n'était même pas sûr de bien se souvenir de tout.

À six heures du matin, au changement d'équipe, les gardes réveillèrent à nouveau tout le monde, firent l'appel des noms et des matricules, après quoi ils défilèrent dans le couloir avec les sacs de linge sale pour échanger les caleçons et les chaussettes. Ça voulait dire qu'on était vendredi. Carter n'avait droit qu'à une douche par semaine et ne voyait le coiffeur que tous les deux mois, alors c'était agréable d'avoir des vêtements propres. Le pire, c'était en été, où il se sentait collant en permanence à force de transpirer toute la journée, même quand il restait aussi immobile qu'une pierre. Mais d'après ce que son avocat lui avait dit dans la lettre qu'il lui avait envoyée six mois plus tôt, c'était le dernier été dans le Texas qu'il aurait à endurer de sa vie. Le 2 juin, ce serait fini.

Le cours de ses pensées fut interrompu par deux coups violents frappés à la porte de sa cellule.

— Carter ! Anthony Carter !

La voix était celle de Pinceur, le chef d'équipe.

— Allez, Pinceur, fit Anthony, depuis sa couchette. Qui tu crois qu'est là-dedans ?

— Présente tes poignets, Tone.

— C'est pas l'heure du sport. Et c'est pas le jour de ma douche non plus.

— J'vais pas rester là toute la matinée à discuter. Remue-toi !

Carter se souleva de sa couchette où il regardait le plafond en pensant à la femme, à ce verre de thé glacé sur le plateau. Il avait mal partout, il se sentait ramolli, et c'est avec effort qu'il s'agenouilla, dos à la porte. Il avait fait ça mille fois, mais il ne s'y habituait toujours pas. Le plus difficile était de garder son équilibre. Une fois à genoux, il fallait rentrer les omoplates, tordre les bras et passer les mains, les paumes tournées vers le ciel, dans la fente par où on lui apportait la bouffe. Il sentit la froide morsure du métal quand Pinceur lui mit les menottes. On l'appelait Pinceur parce qu'il les serrait toujours comme un malade.

— Allez, Carter, recule.

Carter prit appui sur son pied gauche, et le déplacement de son centre de gravité fit craquer son genou. Il se releva prudemment en retirant ses poignets menottés de la fente. De l'autre côté de la porte lui parvint le bruit métallique d'un gros anneau de clés, et la porte s'ouvrit devant Pinceur et le garde qu'ils appelaient Denis la Menace, à cause de ses cheveux, qui rappelaient ceux du gamin de la bande dessinée, et de la façon dont il vous menaçait avec sa matraque. Il avait le chic pour trouver des points de votre corps dont vous n'auriez jamais cru qu'y enfoncer un petit bout de bois puisse faire si mal.

— Allez, Carter, il paraît que quelqu'un veut te voir, dit Pinceur. Et c'est ni ta mère ni ton avocat.

Il ne souriait pas, ni rien, mais Denis la Menace avait l'air de bien s'amuser, lui. Il fit tournoyer son bâton comme une majorette.

— Ma mère est auprès de Jésus depuis que j'ai dix ans, répondit Carter. Tu le sais bien, Pinceur. Ça fait cent fois que je te le dis. Qui c'est qui veut me voir ?

— Sais pas. C'est le directeur qu'a arrangé ça. Moi, je t'emmène aux cages, c'est tout.

Carter se dit que ça n'annonçait rien de bon. Il y avait un sacré bout de temps que le mari de la dame était venu le voir ; peut-être qu'il était revenu lui dire au revoir, ou bien j'ai changé d'avis, je ne vous pardonne pas, tout compte fait, allez en enfer, Anthony Carter. N'importe comment, Carter n'avait rien d'autre à lui dire. Il avait assez dit et répété pardon à tout le monde ; ça commençait à bien faire.

— Allez, ramène-toi, fit Pinceur.

Ils l'accompagnèrent dans le couloir, Pinceur lui pinçant durement le coude pour le guider comme un gamin dans une foule ou une fille qu'il aurait emmenée sur la piste de danse. C'est comme ça qu'ils vous emmenaient partout, même à la douche. Une partie de vous s'habituait à ce qu'on vous tripote tout le temps, mais une autre ne s'y faisait jamais. Denis ouvrait la marche, déverrouillant la porte qui séparait le quartier de haute sécurité du reste de l'aile H, puis la deuxième porte, la porte extérieure, celle du couloir qui vous faisait passer devant le restant de la population carcérale avant d'arriver aux cages. Il y avait près de deux ans que Carter n'avait pas mis les pieds dans cette partie de l'aile H – H comme Hadès, l'enfer, H comme Han ! flanque-moi encore un coup de ce bâton sur mon cul de nègre, H pour Hé, maman, je vais rejoindre Jésus d'un jour à l'autre, maintenant – et tout en marchant les yeux rivés au sol, il se permettait quand même de jeter un petit coup d'œil de part et d'autre, ne serait-ce que pour donner à son regard quelque chose de nouveau à voir. Mais non, c'était toujours Terrell, un labyrinthe de béton, d'acier et de lourdes portes, d'air poisseux qui sentait le renfermé et la sueur, l'odeur des hommes.

Dans la zone de visite, ils se présentèrent à l'employé de service et entrèrent dans une cage vide. À l'intérieur, il faisait dix degrés de plus, et ça sentait tellement l'eau de Javel que Carter en eut les yeux brûlants. Pinceur lui ôta les menottes, Denis lui appuyant le bout de son bâton sous la mâchoire, à l'endroit mou où ça faisait mal, ils les lui remirent par-devant, et puis ils les lui attachèrent aux jambes. Il y avait partout des instructions détaillant ce que Carter pouvait faire et ne pas faire, autant de choses qu'il n'avait aucune envie de lire ni même de regarder. Ils le poussèrent vers une chaise et lui donnèrent le téléphone, que Carter ne pourrait porter à son oreille qu'à condition de relever les genoux sur son estomac – encore des craquements humides de ses rotules –, tendant la chaîne à travers sa poitrine comme une longue fermeture éclair.

— La dernière fois, j'avais pas été menotté, dit Carter.

Pinceur eut un vilain rire, une sorte d'aboiement.

— Désolé. On te l'a pas demandé assez gentiment, peut-être ? Va te faire foutre, Carter. T'as dix minutes.

Et puis ils s'en allèrent et Carter attendit que la porte, de l'autre côté, s'ouvre, pour découvrir qui venait le voir au bout de tout ce temps.

L'agent spécial Brad Wolgast détestait le Texas. Il le détestait en gros et au détail.

À commencer par le temps : une vraie fournaise, et une minute plus tard on crevait de froid. Il faisait si lourd qu'il avait l'impression d'avoir une serviette-éponge mouillée sur le crâne. Il détestait le paysage, ce néant plat, usé par le vent, ponctué d'arbres pitoyables, rabougris, avec des branches crochues comme dans la forêt de la méchante sorcière de Blanche Neige. Il détestait les autoroutes et les panneaux d'affichage, les subdivisions administratives sans rime ni raison et les drapeaux du Texas grands comme des tentes de cirque qui flottaient partout. Il détestait les pick-up géants que tout le monde conduisait, malgré l'essence à plus de trois dollars le litre, et la planète pouvait bien crever à petit feu comme un paquet de haricots au micro-ondes. Il détestait les bottes, les boucles de ceinturon, et la façon dont les gens parlaient comme s'ils avaient une patate dans la bouche, le genre à ne jamais se brosser les dents, des types qui donnaient l'impression de passer leurs journées à cheval, à capturer des chevaux au lasso, au lieu de vendre des assurances ou des encyclopédies au porte-à-porte, comme tout le monde.

Surtout, il exécrait le Texas parce que ses parents l'avaient obligé à y vivre quand il était au collège. Wolgast avait quarante-quatre ans, il était encore relativement en forme, mais il commençait à se dégarnir et à avoir mal un peu partout. La sixième n'était plus qu'un lointain souvenir, pas grand-chose à regretter, mais quand même, la blessure suppurait encore. Il remontait avec Doyle l'autoroute 59, qui allait de Houston vers le nord en traversant un Texas printanier. Un État en forme de côte de porc qui n'était qu'une plaie ouverte pour lui, le gamin parfaitement heureux dans l'Oregon, où il passait son temps à jouer avec ses amis, dans les bois derrière leur maison, ou à pêcher sur le quai à l'embouchure de la Coos. D'un coup, d'un seul, il s'était retrouvé coincé dans le marécage urbain de Houston, à vivre dans un ranch miteux sans un brin d'ombre, à se traîner à l'école par quarante degrés à l'ombre, une chaleur qui lui tombait sur la tête comme une grosse godasse. Il avait cru que c'était la fin du monde. Et c'est là qu'il se retrouvait. La fin du monde, c'était Houston, Texas. Le premier jour de son entrée au collège, le professeur l'avait appelé au tableau pour réciter le serment au drapeau de l'État, comme s'il s'était enrôlé pour vivre dans un pays étranger. Trois années d'enfer. Il n'avait jamais été aussi heureux de quitter un endroit, même compte tenu des circonstances. Son père était ingénieur mécanicien. Il avait rencontré sa mère l'année suivant sa sortie de fac. Il avait trouvé un poste de prof de maths dans la réserve de Grande Ronde, où sa mère, qui était à moitié chinook – son nom de famille était Po-Bear – travaillait comme aide-soignante. Ils étaient allés au Texas pour l'argent, mais son père avait perdu son travail au moment du choc pétrolier de 86 ; ils avaient essayé de vendre la maison, n'y étaient pas arrivés, et son père avait fini par déposer les clés à la banque. Ils étaient allés s'installer dans le Michigan, puis l'Ohio, et enfin dans le nord de l'État de New York, à courir après des petits boulots, mais son père n'était jamais retombé sur ses pattes. Et quand, deux mois avant que Wolgast ne sorte diplômé de la fac, il était mort d'un cancer du pancréas – le troisième en trois ans –, comment ne pas penser que le Texas y était pour quelque chose ? Sa mère était retournée dans l'Oregon, mais maintenant, elle aussi avait disparu.

Tout le monde avait disparu.

Wolgast avait récupéré le premier type, Babcock, dans le Nevada. Les autres venaient d'Arizona, de Louisiane, du Kentucky, du Wyoming, de Floride, de l'Indiana et du Delaware. Il n'aimait pas beaucoup ces endroits non plus, mais tout valait mieux que le Texas.

Wolgast et Doyle étaient arrivés de Denver par avion, la veille au soir. Ils avaient passé la nuit au Radisson, près de l'aéroport de Houston – il avait vaguement envisagé de faire un petit tour en ville, peut-être d'essayer de revoir sa vieille maison, et puis il s'était demandé à quoi bon –, et le lendemain matin, ils avaient pris la voiture de location, une Chrysler Victory tellement neuve qu'elle sentait comme l'encre des billets d'un dollar, et ils étaient partis vers le nord. C'était une journée lumineuse, le ciel, très haut, était exactement du même bleu que les bleuets. Wolgast conduisait pendant que Doyle sifflait un latte en regardant le dossier, un tas de papiers posés sur ses cuisses.

— Je vous présente le sujet numéro douze. Anthony Carter, fit Doyle en lui montrant une photo.

Wolgast ne lui accorda pas un coup d'œil. Il savait ce qu'il verrait : encore un visage émacié, des yeux qui avaient à peine appris à lire, une âme qui avait trop longtemps macéré dans son jus. Noirs ou blancs, gros ou maigres, vieux ou jeunes, ces types avaient tous le même regard, vide comme un trou d'évier qui aurait pu engloutir le monde entier. Pas difficile de compatir avec eux, dans l'absolu. Mais dans l'absolu seulement.

— Vous ne voulez pas savoir ce qu'il a fait ?

Wolgast haussa les épaules. Il n'était pas pressé de l'entendre. Enfin, le moment n'était pas plus mal choisi qu'un autre.

Doyle finit son latte à grand bruit et lut :

— Anthony Lloyd Carter, afro-américain, un mètre soixante, cinquante-cinq kilos. D'où son surnom, fit-il en relevant le nez. Devinez.

— Aucune idée, fit Wolgast, épuisé d'avance. P'tit Tony ?

— Vos références culturelles datent un peu, patron. Ti-Tone. Orthographié T-Tone. Enfin, c'est une supposition ; on ne sait jamais. Mère décédée, pas de père dans le tableau depuis le premier jour, une série de foyers d'accueil, aux frais du contribuable. Un mauvais départ à tous points de vue. Un beau palmarès de délits mineurs : mendicité, trouble à l'ordre public, ce genre d'infractions. Maintenant, l'histoire : notre bonhomme, Anthony, tond la pelouse de cette dame toutes les semaines. Elle s'appelle Rachel Wood, elle habite River Oaks, deux petites filles, le mari est un avocat réputé. Toutes les associations caritatives, les country clubs et les soirées qui vont bien. Anthony Carter est son projet personnel. Elle l'embauche un jour pour tondre la pelouse après l'avoir vu planté sous un pont autoroutier avec une pancarte disant : « J'ai faim. Aidez-moi s'il vous plaît. » Ou un truc dans ce goût-là. Bref, elle le ramène chez elle, lui fait un sandwich, passe quelques coups de fil et lui trouve une place dans une sorte de foyer d'hébergement pour lequel elle collecte des fonds. Ensuite, elle appelle toutes ses copines à River Oaks et leur dit : « Aidons ce type, qu'est-ce que vous pourriez lui faire faire chez vous ? » Tout d'un coup, c'est une parfaite petite girl-scout qui rallie les troupes. Et donc notre bonhomme commence à tondre les pelouses de ces dames, taille les haies, vous voyez le genre, tout ce qu'on peut faire dans une grande baraque. Ça dure comme ça pendant près de deux ans. Rien que du bonheur, jusqu'au jour où notre Anthony vient tondre la pelouse alors que l'une des petites filles est rentrée plus tôt de l'école parce qu'elle est malade. Elle a cinq ans. Maman est au téléphone, ou occupée ailleurs, la petite fille sort dans le jardin, voit Anthony. Elle le connaît, elle l'a souvent vu, mais ce coup-ci, ça dérape. Il lui fait peur. Il y a un truc, là, peut-être qu'il a eu un geste déplacé, le psychiatre de la cour reste évasif. Quoi qu'il en soit, la gamine se met à hurler. Maman sort de la maison au trot, en hurlant elle aussi, bref, tout le monde hurle, d'un seul coup c'est un concours de hurlements, une putain d'olympiade de hurlements. Une minute, c'est le brave type qui se pointe à l'heure pour tondre la pelouse, et allez savoir pourquoi, la minute d'après, c'est qu'un Black avec votre gamine, et tout ce merdier à la mère Teresa vole en éclats. Ça tourne à la bagarre de chiffonniers. Maman tombe ou se fait pousser dans la piscine. Anthony se jette après elle, peut-être pour l'aider à en sortir, mais elle le repousse en continuant à lui gueuler dessus. Et voilà, tout le monde se retrouve à la baille et se débat en poussant de grands cris.

Doyle lui jeta un coup d'œil interrogateur.

— Vous savez comment ça finit ?

— Il la noie ?

— Bingo. Comme ça, sous les yeux de la petite fille. Un voisin qui a entendu tout ça appelle les flics, et quand ils arrivent, notre client est encore assis au bord de la piscine, et la dame flotte au milieu. Ce n'est pas joli-joli, fit-il en secouant la tête.

Wolgast était parfois frappé par l'énergie dont Doyle investissait ces histoires.

— Impossible que ç'ait été un accident ?

— Il se trouve que la victime était dans l'équipe de natation à la fac, la Southern Methodist University de Dallas. Et elle faisait encore ses cinquante longueurs tous les matins. L'accusation en a fait tout un cake. De ça et du fait que Carter avait plus ou moins admis l'avoir tuée.

— Qu'a-t-il dit quand ils sont venus l'arrêter ?

Doyle eut une espèce de haussement d'épaules.

— Il voulait juste qu'elle arrête de crier. Et puis il a demandé un verre de thé glacé.

Wolgast secoua la tête. Ces histoires étaient toujours moches, mais c'étaient les petits détails qui le dépassaient. Un verre de thé glacé, Dieu du ciel !

— Quel âge tu as dit qu'il a ?

Doyle feuilleta le dossier, revint un peu en arrière.

— Je ne vous l'ai pas dit. Trente-deux ans. Vingt-huit au moment de son arrestation. Mais le truc, c'est qu'il est absolument seul au monde. Pas de famille. La dernière personne qui est venue le voir à Polunsky, c'était le mari de la victime, et ça remonte à un peu plus de deux ans. Son avocat a quitté l'État après le rejet de l'appel. Le comté de Harris lui en a désigné un autre, mais le dossier n'a jamais été rouvert. Et donc personne ne veille au grain. Anthony Carter doit être exécuté par injection létale le 2 juin, pour meurtre au premier degré avec circonstances aggravantes : indifférence coupable. Personne, sur terre, ne s'intéresse à lui. Ce type est déjà un fantôme.

Le trajet jusqu'à Livingston prit une heure et demie, le dernier quart d'heure sur une route de campagne, sous l'ombre intermittente des bouquets de pins semés sur des champs et des prairies jonchées de bleuets à perte de vue. Il était midi pile. Avec un peu de chance, se dit Wolgast, ils auraient fini à l'heure du dîner, à temps pour rentrer à Houston, larguer la voiture de location et reprendre l'avion pour le Colorado. C'était toujours mieux quand ces petites virées se passaient vite comme ça. Quelquefois ça traînait, le type se tâtait, tergiversait, pesait le pour et le contre – certes, ils finissaient toujours par accepter le marché, mais quand même, ça lui faisait un drôle d'effet au creux de l'estomac. Il ne pouvait s'empêcher de penser à une pièce qu'il avait lue pendant ses études, Tous les biens de la terre, et il se voyait dans le rôle du Diable qui achète son âme à un paysan en échange de quelques années de vaches grasses. Doyle n'était pas comme ça. D'abord, il était plus jeune, il n'avait même pas trente ans, c'était un gamin de la campagne aux joues rouges comme des pommes qui venait de l'Indiana et qui était ravi de jouer les Robin auprès de Wolgast/Batman. Il lui donnait du « chef » et du « patron » à tour de bras, tout ça avec une pointe de patriotisme très Middle West à l'ancienne. Wolgast l'avait bel et bien vu écraser une larme en entendant l'hymne national au début d'un match des Rockies, à la télé. Wolgast n'aurait jamais cru qu'on en faisait encore des comme ça. Sacré Phil Doyle. Cela dit, il était futé, aucun doute là-dessus, et promis à un brillant avenir. Il venait de décrocher son diplôme et de s'inscrire en fac de droit quand il était entré au FBI, juste après le massacre du Mall of America – trois cents vacanciers qui faisaient du shopping abattus par des djihadistes iraniens, les images captées dans toute leur horreur par les caméras de vidéosurveillance et diffusées en boucle sur CNN, avec un luxe de détails sordides. Ce jour-là, le pays aurait signé ce qu'on voulait, n'importe quoi, des deux mains. Après sa formation à Quantico, Doyle s'était retrouvé au bureau local de Denver, assigné à l'antiterrorisme. Quand l'armée était venue chercher deux agents de terrain, il avait été le premier à se porter volontaire. Wolgast n'arrivait pas à comprendre ça ; sur le papier, le « projet NOÉ », comme ils l'appelaient, ressemblait à un cul-de-sac, et c'était exactement pour ça que Wolgast avait accepté la mission. Son divorce venait d'être prononcé – son mariage avec Lila s'était volatilisé plus qu'il n'avait capoté, et le prononcé du jugement l'avait pris par surprise. Quelques mois de vadrouille semblaient être exactement ce qu'il lui fallait pour reprendre ses marques. Il s'était retrouvé, à l'issue de la procédure, avec un peu d'argent – sa part de la vente de leur maison de Cherry Creek, plus une part du plan de retraite de Lila, à l'hôpital –, et en réalité il envisageait de quitter complètement le FBI, de retourner dans l'Oregon et d'investir l'argent dans une boîte, une quincaillerie, peut-être, ou un magasin de sport, comme s'il connaissait quoi que ce soit à l'un ou à l'autre. Tous les types qui quittaient le Bureau se retrouvaient dans la sécurité, mais Wolgast était plus séduit par l'idée d'un petit commerce, quelque chose de simple et de carré, des étagères pleines de gants de base-ball ou de marteaux bien rangés, des objets dont on voyait tout de suite à quoi ils servaient. Et cette histoire de projet NOÉ paraissait être une sinécure. Pas la plus mauvaise façon de passer sa dernière année au Bureau.

Évidemment, ce n'était pas une simple affaire de paperasse et de baby-sitting. Ça s'était révélé plus complexe que ça, et il se demandait si Doyle l'avait compris.

À Polunsky, on leur demanda de justifier leur identité, de déposer leurs armes, et on les cornaqua vers le bureau du directeur. Polunsky était un endroit sinistre, comme tous les endroits de ce genre. Pendant qu'ils attendaient, Wolgast se renseigna, sur son organiseur, sur les vols de retour vers Houston. Il y en avait un à huit heures et demie ; en se dépêchant un peu, ils pourraient l'attraper. Doyle ne disait rien, il feuilletait un numéro de Sports Illustrated comme s'il était dans la salle d'attente d'un dentiste. Il était juste un peu plus d'une heure de l'après-midi quand le secrétaire les fit entrer.

Le directeur de la prison était un Noir d'une cinquantaine d'années, les cheveux poivre et sel, une poitrine d'haltérophile sanglée dans son veston. Il ne se leva pas, ne fit pas mine de leur serrer la main. Wolgast lui remit son dossier.

Après avoir consulté les documents, il leva la tête.

— Agent Wolgast, c'est le truc le plus dingue que j'aie jamais lu. Sacré nom, qu'est-ce que vous pouvez bien vouloir faire d'Anthony Carter ?

— Je regrette de ne pas pouvoir vous le dire. Nous sommes là uniquement pour organiser le transfert.

Le directeur reposa les papiers et croisa les mains sur son bureau.

— Je vois. Et si je refuse ?

— Eh bien, je vous donnerai un numéro à appeler, et la personne que vous aurez au bout du fil s'efforcera de vous faire comprendre qu'il s'agit d'un problème de sécurité nationale.

— Un numéro.

— Absolument.

Le directeur poussa un soupir excédé, fit pivoter son fauteuil et eut un geste en direction de la baie vitrée, derrière lui.

— Messieurs, vous savez ce que c'est, ici ?

— J'ai peur de ne pas vous suivre...

Le gars se retourna vers eux. Il n'avait pas l'air en colère, se dit Wolgast. Juste habitué à ce que les choses se passent à sa façon.

— C'est le Texas. Sept cent mille kilomètres carrés de Texas. Et aux dernières nouvelles, c'est pour ça que je travaille. Je ne travaille pas pour Washington, Langley, ou quels que soient ceux qui répondront à ce numéro. Anthony Carter est un détenu placé sous ma responsabilité, et je suis chargé par les citoyens de cet État de faire exécuter la sentence à laquelle il a été condamné. Et à moins d'un coup de fil du gouverneur, c'est exactement ce que je vais faire.

Putain de Texas, pensa Wolgast. Ils allaient en avoir pour la journée.

— Ça pourrait s'arranger, monsieur le directeur.

— Eh bien, agent Wolgast, fit-il en lui rendant les papiers, arrangez ça.

À l'entrée des visiteurs, ils récupérèrent leurs armes et reprirent la voiture. Wolgast appela Denver, et on lui passa le colonel Sykes sur une ligne cryptée. Wolgast lui raconta ce qui s'était passé. Sykes rétorqua avec agacement qu'il s'en occupait. Une journée, tout au plus, dit-il. Qu'ils restent dans le coin, qu'ils attendent le coup de fil, et qu'ils fassent signer les papiers à Anthony Carter.

— Au fait, ajouta-t-il, juste pour information, il se pourrait qu'il y ait un changement de protocole.

— Quel genre ?

Sykes hésita.

— Je vous tiens au courant. Faites juste signer Carter.

Ils retournèrent à Huntsville et prirent des chambres dans un motel. La fin de non-recevoir du directeur de la prison n'avait rien d'exceptionnel – ça s'était déjà produit. Le contretemps était énervant, c'était tout. D'ici quelques jours, une semaine tout au plus, Carter se retrouverait dans le système, et toute trace de son existence aurait été effacée de la surface de la terre. Même le directeur jurerait ne jamais avoir entendu parler du bonhomme. Quelqu'un devrait parler au mari de la victime, bien sûr, l'avocat de River Oaks avec les deux petites filles qu'il devait maintenant élever tout seul, mais ça, ce n'était pas le rayon de Wolgast. Il y aurait un certificat de décès, probablement une histoire de crise cardiaque et une incinération dans la foulée. Et en fin de compte, justice aurait été rendue. Pas de quoi fouetter un chat. Ce qui devait être fait aurait été fait.

À cinq heures, étant toujours sans nouvelles, ils enlevèrent leur costume, enfilèrent un jean, remontèrent la rue à la recherche d'un endroit où dîner et jetèrent leur dévolu sur un grill room dans une rue commerçante entre deux magasins discount. Le restaurant faisait partie d'une chaîne, ce qui était parfait – ils étaient censés voyager léger, laisser aussi peu de traces que possible sur le monde qui les entourait. Ce contretemps impatientait Wolgast, mais pas Doyle. Ça avait l'air de glisser sur lui. Un bon repas et un petit moment entre parenthèses dans une ville inconnue, aux frais du gouvernement fédéral – pas de quoi se plaindre. Doyle engloutit un chateaubriant gros comme un parpaing pendant que Wolgast picorait un travers de bœuf, et après avoir payé l'addition – en espèces, tirées d'une liasse de billets neufs que Wolgast avait extraite de sa poche –, ils se juchèrent sur des tabourets au bar.

— Vous croyez qu'il va signer ? demanda Doyle.

Wolgast fit cliqueter les glaçons de son scotch contre la paroi du verre.

— Ils finissent toujours par signer.

— C'est vrai qu'ils n'ont pas trop le choix, reprit Doyle, les sourcils froncés, en louchant sur son verre. L'aiguille ou le rideau numéro deux, quoi qu'il y ait derrière. Enfin, quand même...

Wolgast savait ce qui se passait dans la tête de Doyle : quoi qu'il y ait derrière le rideau, ça ne devait pas être fameux. Pourquoi, sinon, auraient-ils besoin de condamnés à mort, des types qui n'avaient rien à perdre ?

— Quand même..., acquiesça-t-il.

La télévision, au-dessus du bar, diffusait un match de basket, les Rockets contre Golden State, et pendant un instant, ils le regardèrent en silence. C'était le début de la rencontre ; les deux équipes avaient l'air visqueuses, elles se passaient le ballon sans en faire grand-chose.

— Vous avez des nouvelles de Lila ? demanda Doyle.

— En fait, oui, répliqua Wolgast.

Il resta un instant silencieux.

— Elle se remarie.

Doyle ouvrit de grands yeux.

— Avec ce type ? Le docteur ?

Wolgast hocha la tête.

— Ça n'a pas traîné, dites donc. Et vous qui ne disiez rien. Bon sang, comment ça se passe ? Vous êtes invité au mariage ?

— Pas vraiment. Elle m'a envoyé un mail. Disant qu'autant me mettre au courant.

— Et qu'avez-vous répondu ?

Wolgast haussa les épaules.

— Rien.

— Vous n'avez pas répondu ?

C'était plus compliqué que ça, mais Wolgast n'avait pas envie d'entrer dans les détails. « Cher Brad, avait écrit Lila. Autant te l'annoncer maintenant, nous attendons un enfant, David et moi. Nous nous marions la semaine prochaine. J'espère que tu seras content pour nous. » Il était resté une bonne dizaine de minutes devant l'ordinateur, à contempler le message.

— Il n'y avait rien à répondre. Nous avons divorcé. Elle est libre de faire ce qu'elle veut.

Il vida son verre de scotch et prit d'autres billets dans sa liasse pour payer.

— On y va ?

Doyle parcourut la salle du regard. Quand ils s'étaient installés au bar, il n'y avait presque personne, mais des gens étaient entrés, notamment un groupe de jeunes femmes qui avaient rapproché trois tables hautes et vidaient des pichets de margarita en parlant très fort. Il y avait une fac, dans le coin, Sam Houston State, et Wolgast se dit que ça devait être des étudiantes, ou qu'elles travaillaient ensemble, quelque part. Le monde pouvait bien partir en sucette, la happy hour c'était la happy hour, et les jolies filles rempliraient les bars de Huntsville, Texas, quoi qu'il arrive. Elles buvaient comme des trous, et elles étaient maquillées et coiffées comme il convenait pour une soirée en ville : petits hauts moulants et jeans taille basse artistement déchirés aux genoux. Taille si basse qu'on voyait les petits cœurs sur le slip de l'une d'elles, un peu trop rondouillarde, qui leur tournait le dos. Wolgast ne savait pas ce qu'il avait le plus envie de faire : aller voir ça de plus près ou lui jeter une couverture sur le dos.

— Je vais peut-être rester un peu, fit Doyle en levant son verre comme pour porter un petit toast à la fille. Je vais regarder le match.

Wolgast hocha la tête. Doyle n'était pas marié, il n'avait même pas de petite amie un peu sérieuse. Ils étaient censés se faire aussi discrets que possible, mais il ne voyait pas en quoi la façon dont Doyle allait passer sa soirée le regardait. Il éprouva un pincement d'envie, puis il écarta la pensée.

— D'accord. Mais n'oublie pas...

— Bien sûr, fit Doyle. J'écoute l'ours Smokey, la mascotte des forestiers : « Ne prenez que des photos, ne laissez que des empreintes de pas. » À partir de maintenant, je suis technico-commercial pour une boîte de fibre optique d'Indianapolis.

Derrière eux, les filles partirent d'un grand éclat de rire. Wolgast reconnaissait dans leur voix les accents de la tequila.

— Jolie ville, Indianapolis, commenta Wolgast. Moins tarte que celle-ci, en tout cas.

— Oh, je ne dirais pas ça, objecta Doyle avec un sourire lubrique. Je crois qu'elle va bien me plaire.

Wolgast sortit du restaurant et remonta la grand-rue. Il avait laissé son portable au motel, en se disant que s'ils recevaient un appel pendant le dîner, ils seraient obligés d'y aller, mais quand il le consulta, il vit qu'il n'y avait pas de message. Après l'atmosphère bruyante, animée, du restaurant, le silence de la chambre était pesant, et il commença à se demander s'il n'aurait pas mieux fait de rester avec Doyle. D'un autre côté, il était bien conscient de ne pas être un compagnon très folichon, ces temps-ci. Il enleva ses chaussures et s'allongea, tout habillé, sur son lit, pour regarder la fin du match, se moquant plus ou moins du résultat, juste histoire de s'occuper l'esprit. Finalement, un peu après minuit – onze heures à Denver, un peu trop tard, mais tant pis –, il fit ce qu'il s'était bien interdit de faire, il composa le numéro de Lila. Une voix d'homme répondit.

— David, c'est Brad.

David resta un instant sans voix. Et puis :

— Brad ?! C'est à cette heure-ci que vous appelez ? Qu'est-ce que vous voulez ?

— Lila est là ?

— Elle a eu une longue journée, annonça fermement David. Elle est fatiguée.

Je sais bien qu'elle doit être fatiguée, pensa Brad. J'ai dormi dans le même lit qu'elle pendant six ans.

— Passez-la-moi, c'est tout, vous voulez bien ?

David poussa un soupir et reposa le téléphone avec un bruit sourd. Wolgast entendit un froissement de draps, et la voix de David qui disait à Lila :

— C'est Brad. Bon sang ! Dis-lui d'appeler à une heure décente, la prochaine fois.

— Brad ?

— Désolé d'appeler si tard. Je ne m'étais pas rendu compte de l'heure.

— Je n'y crois pas une seconde. Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Je suis au Texas. Dans un motel. Je ne peux pas te dire où au juste.

— Au Texas. (Elle marqua une pause.) Tu détestes le Texas. Tu ne m'appelles quand même pas pour me dire que tu es au Texas ?

— Je suis désolé. Je n'aurais pas dû te réveiller. Je comprends que David ne soit pas très content.

Lila soupira dans l'appareil.

— Oh, ça ne fait rien. On est toujours amis, hein ? David est un grand garçon. Il peut comprendre ça.

— J'ai eu ton mail.

— Bon.

Il l'entendait respirer.

— C'est donc ça. Je me doutais que c'était pour ça que tu appelais. Je pensais bien que j'aurais de tes nouvelles à un moment ou à un autre.

— Alors c'est fait ? Tu es remariée ?

— Oui. La semaine dernière. Ici, à la maison. Juste quelques amis. Mes parents. Ils m'ont demandé de tes nouvelles, évidemment. Comment tu allais... Ils t'aimaient vraiment bien. Tu devrais les appeler. Enfin, si tu veux. C'est à papa que tu manques le plus, je crois.

Il laissa passer. Le plus ? Plus qu'à toi, Lila ? Il attendit qu'elle ajoute quelque chose, mais elle n'en fit rien, et le silence s'emplit d'une image mentale, une image qui était, en fait, un souvenir : Lila au lit, avec un vieux tee-shirt et les chaussettes qu'elle mettait été comme hiver parce qu'elle avait toujours froid aux pieds, un oreiller calé sous les genoux pour se redresser le dos, à cause du bébé. Leur bébé. Eva.

— Je voulais juste te dire que je l'étais.

— Que tu étais quoi donc, Brad ? demanda doucement Lila.

— Que j'étais... content pour vous. C'est ce que tu me demandais. Je me disais que tu devrais, tu sais, laisser tomber ton travail, cette fois. Prendre un peu de temps pour toi, mieux t'occuper de toi. Tu sais, je me suis toujours demandé si...

— C'est prévu, coupa Lila. Ne t'en fais pas. Tout va bien ; tout est normal.

Normal, pensa-t-il. S'il y avait une chose que tout ça n'était pas, c'était bien normal.

— Je voulais juste...

— Je t'en prie, fit-elle avec un profond soupir. Tu me fais de la peine. Je me lève tôt, demain matin.

— Lila...

— Il faut que je te laisse.

Il savait qu'elle pleurait. Sans bruit, mais il le savait. Ils pensaient tous les deux à Eva, et elle pleurait toujours quand elle pensait à Eva. C'était même pour ça qu'ils s'étaient séparés, parce que ce n'était plus possible. Combien d'heures de sa vie avait-il pensé à la serrer contre lui pendant qu'elle pleurait ? Et c'était ça le problème ; il ne savait jamais quoi dire quand Lila pleurait. Il ne s'était rendu compte que plus tard – trop tard – qu'il n'était pas censé dire quelque chose.

— Et merde, Brad. Je n'avais pas envie de ça. Pas maintenant.

— Je suis désolé, Lila. C'est juste que... je pensais à elle.

— Je sais bien que tu pensais à elle. Et merde ! Merde ! Ne fais pas ça. Ne me fais pas ça.

Il l'entendit sangloter, et puis la voix de David, au bout du fil :

— Ne rappelez pas, Brad. Et je ne plaisante pas, vous entendez ? Enregistrez ce que je vous dis.

— Allez vous faire foutre, répondit Wolgast.

— Toi-même. Ne l'ennuyez plus. Foutez-nous la paix, c'est tout.

Et il raccrocha.

Wolgast jeta un coup d'œil à son portable avant de le jeter à l'autre bout de la pièce. Il décrivit un arc élégant, en tournoyant comme un frisbee, avant de s'écraser sur le mur au-dessus de la télévision avec un bruit de plastique explosé. Il le regretta aussitôt. Mais quand il s'agenouilla et le récupéra, il constata que l'appareil n'avait pas souffert ; le logement de la batterie s'était juste ouvert, c'était tout.

Wolgast ne s'était rendu qu'une fois aux installations du projet NOÉ, l'été précédent, pour rencontrer le colonel Sykes. Ce n'était pas vraiment un entretien de recrutement ; Wolgast savait que la mission était pour lui si ça l'intéressait. Deux soldats l'avaient transporté dans un van aux vitres opaques, mais en partant de Denver, Wolgast avait bien vu qu'ils allaient vers l'est, dans les montagnes. Ils avaient fait six heures de route, et le temps qu'ils arrivent au Complexe, il avait bel et bien réussi à s'endormir. Il descendit du van et se dérouilla les jambes en regardant autour de lui. D'après la topographie des lieux, il aurait dit qu'ils étaient du côté d'Ouray. Mais ils pouvaient être plus au nord. L'air faisait à ses poumons l'impression d'être d'une clarté cristalline ; il ressentait, au sommet du crâne, la vague palpitation d'un mal de tête dû à l'altitude.

Il fut accueilli sur le parking par un civil, un type compact en jean, chemise kaki aux manches retroussées et lunettes d'aviateur à l'ancienne perchées sur un nez fort, un peu épaté. Le dénommé Richards.

— J'espère que le trajet n'a pas été trop pénible, dit-il en lui serrant la main.

De près, Wolgast vit que Richards avait les joues grêlées de cicatrices d'acné.

— On est assez haut, ici. Si vous n'avez pas l'habitude, il vaudrait peut-être mieux y aller mollo.

Richards escorta Wolgast de l'autre côté du parking, vers un bâtiment qu'il appelait le Chalet : une grande bâtisse de style Tudor, deux étages sur un rez-de-chaussée. Un relais de chasse à l'ancienne, avec ses poutres apparentes. Les montagnes étaient pleines, dans le temps, de ces reliques d'une époque où on ne connaissait pas les résidences en multipropriété ni les villages de vacances modernes. Le bâtiment faisait face à une pelouse ouverte et, plus loin, à une centaine de mètres, à un groupe de constructions plus banales : des baraquements en parpaing, cinq ou six structures pneumatiques gonflables, un bâtiment de plain-pied qui ressemblait à un motel de bord de route. Des engins militaires, des Humvee, des jeeps, des camions de cinq tonnes allaient et venaient dans l'allée. Au centre de la pelouse, des hommes carrés d'épaules, aux cheveux presque ras, se prélassaient, torse nu, sur des chaises longues au soleil éclatant de cet après-midi d'été.

En entrant dans le Chalet, Wolgast eut l'impression troublante de jeter un coup d'œil derrière un décor de cinéma ; l'endroit avait été éviscéré pour ne conserver que la carcasse, et la structure d'origine avait laissé place aux niveaux interchangeables d'un immeuble de bureaux moderne : par terre, de la moquette grise ; au plafond, des tubes fluorescents sur des dalles d'isolation phonique. Il aurait aussi bien pu être dans le cabinet d'un dentiste ou le bâtiment à la sortie de l'autoroute où il allait une fois par an voir le comptable qui faisait sa déclaration de revenus. Ils s'arrêtèrent à l'entrée devant un comptoir où Richards lui demanda de laisser son organiseur et son arme. Il les remit à un vigile, un gamin en treillis, qui les étiqueta. Il y avait un ascenseur, mais Richards passa devant et conduisit Wolgast le long d'un couloir pas très large, vers une lourde porte blindée comme une porte de coffre-fort qui donnait sur un escalier. Ils montèrent au premier et prirent un autre couloir anonyme vers l'antre de Sykes.

Sykes, qui était assis à son bureau, se leva à leur entrée. C'était un grand gaillard en uniforme, à la poitrine couverte de barrettes de toutes les couleurs auxquelles Wolgast n'avait jamais rien compris. Son bureau était impeccablement rangé, chaque objet, jusqu'aux photos encadrées, donnant l'impression d'être disposé en vue d'une efficacité maximale. Au milieu du bureau était posé un gros dossier en papier bulle plein de documents. Son dossier personnel, se dit Wolgast.

Ils se serrèrent la main et Sykes lui proposa un café, qu'il accepta. Il était bien réveillé, mais il savait que la caféine ferait passer son mal de tête.

— Désolé pour tout ce cirque avec le van, dit Sykes en lui faisant signe de s'asseoir. C'est la procédure, ici.

Un soldat apporta le café : un thermos en plastique et deux tasses de porcelaine sur un plateau. Richards resta debout derrière le bureau de Sykes, dos à la fenêtre, une vaste baie vitrée qui donnait sur les bois entourant le Complexe. Sykes expliqua à Wolgast ce qu'il attendait de lui. C'était très simple, lui dit-il. Du reste, Wolgast était déjà au courant du projet dans les grandes lignes. L'armée avait besoin de dix ou vingt condamnés à mort pour procéder aux essais en phase trois d'un traitement expérimental estampillé « projet NOÉ ». S'ils donnaient leur accord, ils verraient leur sentence commuée en peine de prison à perpétuité sans possibilité de sortie anticipée. La mission de Wolgast consistait à obtenir la signature de ces types, rien de plus. Tout était au carré sur le plan juridique, mais comme il s'agissait d'un projet intéressant la Sécurité nationale, les condamnés seraient officiellement déclarés morts. Après quoi ils passeraient le restant de leurs jours aux bons soins du système pénitentiaire fédéral, dans un camp de prisonniers en col blanc, sous des identités d'emprunt. Les sujets seraient choisis en fonction d'un certain nombre de critères, mais ce seraient tous des hommes entre vingt et trente-cinq ans, sans proche famille en vie. Wolgast rendrait compte directement à Sykes ; il n'aurait pas d'autres contacts, même si, concrètement, il était toujours employé du FBI.

— Est-ce qu'il faudra que je vous les ramène ? demanda Wolgast.

Sykes secoua la tête.

— Non, ça, c'est notre boulot. C'est de moi que vous recevrez vos instructions. Tout ce que vous aurez à faire, c'est obtenir leur accord. Une fois qu'ils auront signé, l'armée prendra le relais. Ils seront transférés vers le plus proche pénitencier fédéral, où nous irons les chercher.

Wolgast réfléchit un moment.

— Colonel, je peux vous demander... ?

— ... Ce que nous faisons ici ?

Il sembla, à cet instant, s'autoriser un sourire presque humain.

Wolgast hocha la tête.

— J'ai compris que je ne pourrais pas entrer dans les détails. Mais je vais leur réclamer une signature qui engagera toute leur existence. Il faudra bien que je leur raconte quelque chose.

Sykes échangea un coup d'œil avec Richards, qui haussa les épaules.

— Je vais vous laisser, dit Richards. Agent Wolgast, fit-il avec un mouvement de tête dans sa direction.

Richards parti, Sykes se cala contre le dossier de son fauteuil.

— Je ne suis pas biochimiste, agent Wolgast. Il faudra que vous vous contentiez de la version grand public. Voici le contexte, au moins la partie dont je peux vous parler. Il y a une dizaine d'années, le CDC, le Centre de prévention et de contrôle des maladies, a reçu un coup de fil d'un médecin de La Paz. Il avait quatre patients, tous américains, atteints de quelque chose qui ressemblait à un hantavirus : fièvre de cheval, vomissements, douleurs musculaires, maux de tête, hypoxémie. Les quatre sujets faisaient partie d'une expédition dans la jungle. Ils prétendaient s'être retrouvés isolés des autres membres du groupe – ils étaient quatorze au départ – et avoir erré des semaines dans la forêt vierge. Ils étaient tombés, par miracle, sur une mission franciscaine isolée en pleine jungle, tenue par une poignée de moines qui les avaient fait transporter à La Paz. Bon, les hanta, ce n'est pas le rhume des foins, mais ce n'est pas vraiment exceptionnel non plus, et tout ça n'aurait été qu'un bip sur l'écran radar du CDC, sans un petit détail : ils étaient tous atteints d'un cancer en phase terminale. Nos touristes étaient partis par un organisme appelé Dernières Volontés. Vous en avez entendu parler ?

Wolgast hocha la tête.

— Oui, mais je pensais qu'ils se contentaient d'emmener les gens faire des sauts en parachute, des trucs comme ça.

— C'est aussi ce que je croyais, mais apparemment, ce n'est pas le cas. L'une des quatre avait un cancer des ovaires, deux des leucémies lymphocytaires aiguës et le quatrième une tumeur du cerveau inopérable. Et tous les quatre ont guéri. Pas seulement du hantavirus, ou de quoi qu'il ait pu s'agir, mais du cancer. Ils n'en avaient plus trace du tout.

Wolgast était largué.

— Je ne pige pas.

Sykes reposa sa tasse de café.

— Eh bien, au CDC non plus, personne n'y a rien pigé. Il s'était produit quelque chose, une interaction entre leur système immunitaire et le truc, probablement viral, auquel ils avaient été exposés dans la jungle. Un truc qu'ils avaient mangé ? L'eau qu'ils avaient bue ? Impossible de le savoir ; ils ne pouvaient même pas dire où ils étaient au juste.

Il se pencha sur son bureau.

— Vous avez entendu parler de la glande appelée le thymus ?

Wolgast secoua la tête.

Sykes indiqua un point sur sa poitrine, au-dessus du sternum.

— C'est une petite glande située là, entre le sternum et la trachée, de la taille d'un gland à peu près. Chez la plupart des gens, elle s'atrophie complètement au moment de la puberté, et à moins d'une affection, on pourrait vivre toute sa vie sans avoir conscience de son existence. Personne n'en connaît vraiment l'utilité, ou du moins on ne la connaissait pas jusqu'à ce qu'ils fassent passer un scanner à ces quatre patients. Leur thymus avait comme qui dirait... rajeuni. Plus que ça : il avait grossi au point de faire trois fois le volume normal. On aurait dit une tumeur maligne, mais ce n'était pas ça. Leur système immunitaire avait passé la surmultipliée. Un taux incroyablement rapide de régénération cellulaire. Et ce n'est pas tout. Vous vous rappelez que c'étaient des cancéreux qui avaient passé la cinquantaine. Eh bien, ils semblaient avoir retrouvé leur adolescence, au sens propre du terme : l'odorat, l'ouïe, la vue, la peau, la capacité pulmonaire, la force physique, l'endurance, et jusqu'à la puissance sexuelle. Les cheveux d'un des hommes avaient même complètement repoussé.

— C'est un virus qui avait fait ça ?

Sykes hocha la tête.

— Je vous ai dit que c'était la version pour monsieur tout le monde. Mais j'ai des gens, là, en bas, qui pensent que c'est exactement ce qui est arrivé. Certains ont des diplômes dans des matières que je ne saurais même pas épeler. Ils me parlent comme si j'étais un enfant, et ils n'ont pas tort.

— Que sont-ils devenus, les quatre malades ?

Sykes se rappuya à son dossier, son visage s'assombrit un peu.

— Eh bien, ce n'est pas une histoire qui finit très bien, hélas. Ils sont tous morts. Le plus coriace a survécu quatre-vingt-six jours. Un anévrisme cérébral, une crise cardiaque, une embolie pulmonaire. Comme s'ils avaient pété un fusible.

— Et les autres ?

— Personne ne sait ce qu'ils sont devenus. Ils ont disparu sans laisser de traces, y compris l'organisateur du circuit, un personnage plutôt louche, apparemment. On pense que c'était une mule qui transportait de la drogue, et que le circuit n'était qu'une couverture. Je vous en ai probablement trop dit, fit Sykes avec un haussement d'épaules. Mais je crois que ça vous aidera à mettre les choses en perspective. Nous ne parlons pas du traitement d'une maladie, agent Wolgast. Nous parlons de guérir toutes les maladies. Combien de temps l'être humain vivrait-il sans le cancer, les problèmes cardiovasculaires, le diabète, la maladie d'Alzheimer ? Or nous en sommes au stade où nous avons besoin, absolument besoin, de cobayes humains. Le terme n'est pas très élégant, mais je ne vois pas comment appeler ça autrement. Et c'est là que vous intervenez. Il faut que vous me rameniez ces hommes.

— Pourquoi ne pas demander aux marshals ? Ce serait plutôt leur rayon, non ?

Sykes eut un mouvement de tête sans réplique.

— De braves fonctionnaires de l'administration judiciaire, pardonnez mon franc-parler. Croyez-moi, c'est par là que nous avons commencé. Si j'avais besoin de faire livrer un canapé en haut d'un escalier, c'est eux que j'appellerais en premier. Mais pour ça, non.

Sykes ouvrit le dossier sur son bureau et commença à lire :

— Bradford Joseph Wolgast, né à Ashland, Oregon, le 29 septembre 1974. Licence de droit criminel en 1996, à l'université de Buffalo, État de New York, mention très bien, recruté par le FBI, mais décline l'offre, accepte une bourse de doctorat en sciences politiques à Stony Brook, mais laisse tomber au bout de deux ans pour entrer au Bureau. Après une formation à Langley, envoyé à... Dayton ? fit-il avec un haussement de sourcils interrogateurs.

Wolgast haussa les épaules.

— Rien de très excitant.

— Enfin, on a tous connu ça. Deux ans dans la cambrousse, à faire un peu de ci et de ça, surtout peigner la girafe, mais bien noté partout. Après le 11 Septembre, demande à être transféré à l'antiterrorisme, et retourne à Langley pour dix-huit mois, assigné au bureau de Denver en septembre 2004, comme agent de liaison avec les Finances, à pister les fonds qui transitent par des banques américaines pour le compte de ressortissants russes, autrement dit la mafia russe, bien qu'on n'emploie pas ce terme-là. Sur le plan personnel : aucune affiliation politique, membre d'aucune association, même pas abonné à un journal. Parents décédés. Quelques rencards, mais pas de liaison sérieuse. Marié à Lila Kyle, chirurgien orthopédiste. Divorcé quatre ans plus tard.

Il referma le dossier et regarda Wolgast.

— Pour être parfaitement honnête, agent Wolgast, nous avons besoin de quelqu'un qui ait un minimum de classe. Doué pour la négociation, non seulement avec les prisonniers, mais aussi avec les autorités pénitentiaires. Quelqu'un qui sache faire preuve de doigté et ne laisse pas d'impression particulière. Ce que nous faisons est parfaitement légal – attention, il se pourrait que ce soit le projet de recherche médicale le plus important de l'histoire de l'humanité. Mais ça pourrait facilement être mal compris. Je vous dis tout ça parce que je pense que ça vous aidera à comprendre l'importance des enjeux.

Wolgast se dit que Sykes lui racontait peut-être dix pour cent de toute l'histoire – dix pour cent très convaincants, mais dix pour cent quand même.

— C'est sans danger ?

— Il y a danger et danger. Je ne vous mentirai pas : il y a des risques. Mais nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour les minimiser. Personne n'a intérêt à ce que ça tourne mal. Et je vous rappelle que ce sont des condamnés à mort, pas des types formidablement sympas, et ils n'ont pas vraiment le choix. Nous leur laissons une chance de poursuivre leur existence, et peut-être d'apporter une contribution significative à la recherche médicale par-dessus le marché. Ce n'est pas un mauvais deal, vraiment pas, même. Sur ce coup-là, on est tous des anges purs et radieux.

Wolgast prit le temps de réfléchir. Ça faisait beaucoup à encaisser d'un seul coup.

— Disons que je ne vois pas ce que l'armée vient faire là-dedans.

Sykes se raidit. Il avait l'air presque offensé.

— Ah bon ? Réfléchissez, agent Wolgast. Imaginez qu'un soldat, à Khorramabad ou à Grozny, reçoive un éclat d'obus. Ou qu'il déclenche une mine antipersonnel, un bloc de C4 dans un tuyau de plomb plein de vis à bois. Peut-être du matériel russe, récupéré au marché noir. Croyez-moi, j'ai vu de mes propres yeux les dégâts que ces trucs-là peuvent faire. Donc ce type, il faut le tirer de là. S'il ne meurt pas saigné à blanc en cours de route, avec un peu de chance, il arrivera à l'hôpital de campagne où un chirurgien spécialisé en traumatologie, deux toubibs et trois infirmières le rafistoleront tant bien que mal avant de l'évacuer vers l'Allemagne ou l'Arabie saoudite. Tout ça dans de grandes, d'épouvantables souffrances. Un sacré manque de bol, et il sera probablement réformé. C'est une perte sèche. On aurait aussi bien pu jeter par la fenêtre tout le fric investi dans son entraînement. Et ce n'est pas tout. Il rentrera chez lui déprimé, furieux, peut-être amputé d'un membre, voire pire, et il y a peu de chances qu'il garde un bon souvenir de l'aventure. Au bistro du coin, il en parlera à ses copains : « J'ai perdu ma jambe, je vais pisser dans une poche jusqu'à la fin de mes jours, et tout ça pour quoi ? »

Sykes s'appuya à son dossier, laissant l'image faire son chemin.

— Il y a quinze ans que nous sommes en guerre, agent Wolgast. Et vu la tournure que ça prend, c'est parti pour durer quinze ans de plus, et encore, je suis optimiste. Je ne vous raconterai pas d'histoires. Le plus grand, l'unique défi auquel l'armée est et a toujours été confrontée, c'est de garder ses troufions opérationnels. Alors, mettons que le même GI prenne le même éclat d'obus, mais qu'en une demi-journée son corps guérisse et qu'il réintègre son unité, qu'il retourne se battre pour Dieu et sa patrie. Vous ne voyez toujours pas pourquoi l'armée pourrait être intéressée par un truc dans ce goût-là ?

— Je vois ce que vous voulez dire, encaissa Wolgast.

— Y a intérêt.

L'expression de Sykes s'adoucit ; la leçon était terminée.

— Donc, il est normal que ce soit l'armée qui paye l'addition. Et c'est tant mieux, parce que franchement, si je vous disais combien nous avons investi jusque-là, vous n'en croiriez pas vos oreilles. Je ne sais pas pour vous, mais moi, j'aimerais bien rencontrer mes arrière-arrière-arrière-petits-enfants. Enfin merde ! j'aimerais bien envoyer une balle de golf à trois cents mètres le jour de mon centième anniversaire et rentrer chez moi faire l'amour à ma femme au point qu'elle marche de travers pendant une semaine. Qui n'en aurait envie ? On est du côté des anges, agent Wolgast, assena-t-il en le regardant d'un air interrogateur. Ni plus ni moins. Alors, ça marche ?

Ils échangèrent une poignée de main, et Sykes le raccompagna jusqu'à la porte. Richards l'attendait pour le ramener au van.

— Une dernière question, fit Wolgast. Pourquoi le « projet NOÉ » ? Que signifient ces initiales ?

Sykes jeta un rapide coup d'œil à Richards. À cet instant, Wolgast sentit que l'équilibre des pouvoirs basculait dans la pièce. Sykes était peut-être le responsable technique, mais Wolgast était sûr que, d'une certaine façon, il rendait aussi des comptes à Richards, qui était probablement le lien entre l'armée et celui, quel qu'il soit, qui tirait vraiment les ficelles : l'USAMRIID, la Sécurité du territoire, peut-être la NSA.

Sykes se retourna vers Wolgast.

— Ce ne sont pas des initiales. C'est plutôt... Vous avez lu la Bible ?

— Des passages, répondit Wolgast, son regard allant de l'un à l'autre. Quand j'étais gamin. Ma mère était méthodiste.

Sykes se fendit d'un autre, et dernier, sourire.

— Eh bien, relisez-la. L'histoire de l'arche de Noé. Vous verrez combien de temps il a vécu. C'est tout ce que je peux vous dire.

Ce soir-là, de retour dans son appartement de Denver, Wolgast suivit le conseil de Sykes. Il n'avait pas de bible, et n'en avait probablement pas vu la queue d'une depuis le jour de son mariage. Mais il trouva une citation sur le Net : « Et tous les jours de Noé étaient neuf cent et cinquante années ; et il mourut. »

Alors il comprit ce qu'était la pièce manquante, ce que Sykes ne lui avait pas dit. Et qui était forcément dans son dossier. La raison pour laquelle, de tous les agents fédéraux entre lesquels ils auraient pu choisir, c'était sur lui qu'ils avaient jeté leur dévolu.

Ils l'avaient choisi à cause d'Eva. Parce qu'il avait regardé, impuissant, mourir sa fille.

Le lendemain matin, il fut réveillé par le pépiement de son portable. Il rêvait, et dans son rêve, c'était Lila qui le rappelait, pour lui dire que le bébé était né – pas celui qu'elle avait eu avec David, le leur à eux. Wolgast connut un moment de bonheur. Et puis ses idées s'éclaircirent, et il se rappela où il était – Huntsville, le motel. Sa main tomba sur son portable, sur la table de nuit. Il décrocha sans même regarder qui appelait. Il entendit les parasites du cryptage, puis son correspondant.

— Ça roule, dit Sykes. Tout est sous contrôle. Faites signer Carter, c'est bon. Et ne rangez pas votre valise tout de suite. Il se pourrait que nous ayons une autre mission pour vous.

Il regarda l'heure : six heures cinquante-huit. Doyle était sous la douche. Wolgast entendit le gémissement d'un robinet qui se refermait, puis la soufflerie d'un séchoir à cheveux. Il se souvint vaguement que Doyle était rentré du bar – une irruption de brouhaha de la rue, par la porte ouverte, une excuse murmurée et un bruit d'eau courante –, se rappela avoir regardé l'heure à ce moment-là et vu qu'il était un peu plus de deux heures du matin.

Doyle entra dans la pièce, une serviette autour de la taille. Il était environné d'un nuage de vapeur.

— C'est bien, vous avez émergé.

Il avait les yeux brillants, la peau rougie par la chaleur de la douche. Comment ce type pouvait-il picoler la moitié de la nuit et avoir l'air d'être prêt à courir le marathon ? Wolgast n'arrivait pas à comprendre ça.

Il s'éclaircit la gorge.

— Alors, le marché de la fibre optique ?

Doyle se laissa tomber sur le lit jumeau du sien et passa la main dans ses cheveux mouillés.

— Vous ne me croiriez pas si je vous disais à quel point c'est un boulot passionnant. Injustement sous-estimé, à mon avis.

— Laisse-moi deviner. Celle en pantalon ?

Doyle eut un grand sourire et agita comiquement les sourcils à la Groucho Marx.

— Elles étaient toutes en pantalon, chef.

Il eut un mouvement de menton en direction de Wolgast.

— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? On dirait que vous vous êtes fait renverser par une voiture.

Wolgast baissa les yeux et se rendit compte qu'il avait dormi tout habillé. Ça commençait à devenir une habitude. Depuis le mail de Lila, il campait généralement sur le canapé du salon, chez lui, à regarder la télévision jusqu'à ce qu'il s'endorme, comme s'il n'appartenait plus à la catégorie des individus normaux qui se mettaient au lit.

— M'en parle pas, répondit-il. C'était pas un match très passionnant.

Il se leva et s'étira.

— Sykes a appelé. Finissons-en avec ça.

Ils prirent leur petit déjeuner dans une cafétéria et retournèrent à Polunsky. Le directeur de la prison les attendait dans son bureau. Était-ce l'ambiance générale, ce matin-là, se demanda Wolgast, ou est-ce qu'il avait l'air de ne pas avoir très bien dormi, lui non plus ?

— Pas la peine de vous asseoir, dit-il en leur tendant une enveloppe.

Wolgast regarda dedans. C'était plus ou moins le tarif habituel : un décret de commutation de peine émanant du bureau du gouverneur et un arrêté de la cour leur déléguant la responsabilité de Carter en tant que prisonnier fédéral. Si Carter signait, ils pourraient le faire transférer dans la prison fédérale d'El Reno avant le dîner. De là, il transiterait par trois autres pénitenciers fédéraux, sa piste se perdant chaque fois un peu plus dans les sables de l'administration. Et puis, un jour, d'ici deux ou trois semaines, un mois tout au plus, un van noir entrerait dans le Complexe et un homme portant pour tout matricule le numéro douze en sortirait en clignant les yeux, aveuglé par le soleil du Colorado.

L'enveloppe contenait deux derniers documents : le certificat de décès de Carter et un rapport du légiste tous deux datés du 23 mars. Le matin du 23, dans trois jours, Anthony Lloyd Carter mourrait dans sa cellule d'un accident vasculaire cérébral.

Wolgast remit le tout dans l'enveloppe et la fourra dans sa poche avec l'impression qu'un frisson glacé serpentait en lui. Qu'il était facile de faire disparaître un être humain – comme ça, d'un claquement de doigts.

— Merci, monsieur le directeur. Nous apprécions votre coopération.

Le directeur de la prison les regarda l'un après l'autre, la mâchoire serrée.

— On m'a aussi ordonné de dire que je n'avais jamais entendu parler de vous, les gars.

Wolgast se fabriqua un sourire.

— Et ça vous pose un problème ?

— Je suppose que s'il y en avait un, on verrait bientôt apparaître un de ces rapports de légiste avec mon nom dessus. J'ai des enfants, agent Wolgast.

Il décrocha le téléphone et appuya sur une touche.

— Dites à deux gardes d'amener Anthony Carter dans les cages, et puis venez me voir dans mon bureau.

Il raccrocha et regarda Wolgast.

— Si ça ne vous ennuie pas, je préférerais que vous attendiez dehors. Si je vous vois plus longtemps, je risque d'avoir vraiment du mal à oublier toute cette histoire. Messieurs, je vous souhaite une bonne journée.

Dix minutes plus tard, deux gardes se pointaient. Le plus vieux avait l'air bonasse, trop nourri, d'un père Noël de centre commercial, mais l'autre, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, avait un sourire torve qui déplut à Wolgast. Il y avait toujours un garde qui aimait son boulot pour de mauvaises raisons ; c'était un de ceux-là.

— C'est vous qui attendez Carter ?

Wolgast hocha la tête et montra sa plaque.

— En effet. Agents spéciaux Wolgast et Doyle.

— Veux pas savoir qui vous êtes, répondit le gros. Le directeur nous a dit de vous emmener, on vous emmène.

Ils conduisirent Wolgast et Doyle vers la zone des visites. Carter était assis de l'autre côté de la vitre, le téléphone coincé entre l'oreille et l'épaule. Doyle avait dit vrai, c'était un petit gabarit, empaqueté dans une combinaison trop grande pour lui. Il y avait différentes façons d'avoir une belle tête de condamné, ainsi que l'avait appris Wolgast, et celui-ci n'avait l'air ni effrayé ni furieux, juste résigné, comme si le monde l'avait mangé à petites bouchées, toute sa vie.

Wolgast indiqua ses menottes aux deux gardes.

— Enlevez-lui ça, s'il vous plaît.

Le plus vieux garde secoua la tête.

— C'est la procédure.

— Je m'en fiche. Enlevez-les-lui.

Wolgast prit le téléphone accroché au mur.

— Anthony Carter ? Je suis l'agent spécial Wolgast. Et voici l'agent spécial Doyle. Nous sommes du FBI. Ces hommes vont venir de votre côté et vous enlever vos menottes. C'est moi qui le leur ai demandé. Vous allez vous montrer coopératif, d'accord ?

Carter eut un petit hochement de tête, de l'autre côté de la vitre, et répliqua très calmement :

— Oui, m'sieur.

— Vous voudriez autre chose, pour vous sentir plus à l'aise ?

Carter eut l'air intrigué. Depuis combien de temps personne ne lui avait-il posé une question pareille ?

— Ça va, répondit-il.

Wolgast se tourna vers les gardes.

— Alors ? Qu'est-ce que vous attendez ? Je parle dans le vide ou quoi ? Vous voulez que j'appelle le directeur ?

Les deux matons se regardèrent pendant un instant, comme s'ils hésitaient sur la conduite à tenir. Et puis le plus jeune quitta la pièce et reparut un moment plus tard de l'autre côté de la vitre. Wolgast garda les yeux rivés sur le garde pendant qu'il retirait les menottes du prisonnier.

— C'est tout ? demanda le rondouillard.

— C'est tout. Nous aimerions que vous nous laissiez seuls un moment. Nous préviendrons le responsable quand nous aurons fini.

— Comme vous voudrez.

Le garde sortit en refermant la porte derrière lui.

Il n'y avait qu'une chaise dans la pièce, une chaise pliante, en métal, comme on en trouvait dans les amphis, en fac. Wolgast la saisit et s'assit bien en face de la vitre, pendant que Doyle restait debout derrière lui. C'était toujours Wolgast qui parlait. Il reprit le téléphone.

— C'est mieux ?

Carter hésita un instant comme s'il le calculait, puis il hocha la tête.

— Oui, monsieur. Merci. Pinceur les serre toujours trop fort.

Pinceur. Wolgast nota mentalement ce détail.

— Vous avez faim ? On vous donne un petit déjeuner, là-dedans ?

— Des crêpes. Mais ça fait cinq heures, ajouta-t-il avec un haussement d'épaules.

Wolgast se tourna vers Doyle et haussa les sourcils. Doyle hocha la tête et quitta la pièce. Pendant quelques minutes, Wolgast se contenta d'attendre. Malgré la grande pancarte « Défense de fumer », le bord du comptoir était festonné de marques brunes, de brûlures de cigarettes.

— Vous dites que vous êtes du FBI ?

— C'est vrai, Anthony.

L'ombre d'un sourire passa sur le visage de Carter.

— Comme dans la série ?

Wolgast n'avait pas idée de ce que Carter pouvait bien raconter, mais ça lui allait ; ça donnait au prisonnier quelque chose à expliquer.

— Quelle série, Anthony ?

— Celle avec la femme. Et les extraterrestres.

Wolgast réfléchit un instant, puis ça lui revint. Évidemment : « X-Files ». Il y avait combien de temps qu'elle ne passait plus ? Vingt ans ? Carter avait dû la voir quand il était gamin. En rediffusion. Wolgast ne s'en souvenait pas très bien, juste une vague idée – des enlèvements par les extraterrestres, une espèce de conspiration du silence. Voilà l'impression que Carter avait du FBI.

— Moi aussi, j'aimais cette série. Ça va, pour vous, ici ?

Carter se redressa.

— Vous êtes venu ici pour me demander ça ?

— Vous êtes un malin, Anthony. Non, ce n'est pas pour ça.

— Alors, c'est pour quoi ?

Wolgast se rapprocha un peu de la vitre, établit le contact visuel avec Carter et ne quitta plus son regard.

— Je connais cet endroit, Anthony. L'unité Terrell. Je sais ce qui s'y passe. Je voulais juste m'assurer que vous étiez traité convenablement.

Carter le regarda d'un œil circonspect.

— J'dirais que ça va.

— Les gardes sont corrects avec vous ?

— Pinceur serre trop les menottes, mais la plupart du temps, il est OK. (Il haussa ses épaules osseuses.) Denis est pas un copain. Et y en a d'autres comme lui.

La porte s'ouvrit derrière Carter et Doyle entra avec un plateau jaune récupéré au réfectoire. Il le plaça sur le comptoir, devant Carter : un cheeseburger, des frites ruisselantes de graisse, dans un petit panier en plastique doublé de papier sulfurisé, à côté d'une petite brique de lait chocolaté.

— Allez, Anthony, fit Wolgast avec un geste en direction du plateau. On pourra parler quand vous aurez fini.

Carter posa le combiné téléphonique sur le comptoir et porta le cheeseburger à sa bouche. Trois bouchées et il l'avait à moitié englouti. Il s'essuya la bouche de la main et attaqua les frites, l'air d'avoir oublié absolument tout le reste. Wolgast avait l'impression de regarder manger un chien.

Doyle était revenu de son côté.

— Putain, fit-il tout bas. Ce type devait avoir sacrément faim.

— Il y a des desserts, là-bas ?

— Des tartes, visiblement fossilisées. Des éclairs qui ressemblent à des crottes de chien.

Wolgast cogita un instant.

— Réflexion faite, on va zapper le dessert. Apporte-lui un verre de thé glacé. Et essaie de faire gentiment les choses, si tu peux. Fais un petit effort de présentation.

Doyle fronça les sourcils.

— Il a le lait chocolaté. Je ne suis même pas sûr qu'ils aient du thé glacé ici. C'est plutôt rustique.

— C'est le Texas, Phil, répondit Wolgast en réfrénant son impatience. Fais-moi confiance, ils ont du thé. Va lui en chercher.

Doyle haussa les épaules et ressortit de la pièce. Quand Carter eut fini son casse-croûte, il lécha le sel sur ses doigts, l'un après l'autre, poussa un profond soupir et saisit le téléphone. Wolgast en fit autant.

— Alors, Anthony, ça va mieux ?

Dans le combiné, Wolgast entendit la lourdeur moite de la respiration de Carter. Il avait le regard atone, rendu vitreux par le plaisir. Toutes ces calories, toutes ces molécules de protéines, ces hydrates de carbone complexes s'abattaient sur son système comme un marteau-pilon. Wolgast aurait aussi bien pu lui servir un whisky.

— Oui, monsieur. Merci.

— Un homme, ça doit manger. Ça ne peut pas vivre de crêpes.

Il y eut un moment de silence. Carter passa lentement sa langue sur ses lèvres. Et reprit la parole, d'une voix réduite à un soupir.

— Qu'est-ce que vous attendez de moi ?

— C'est le contraire, Anthony, répondit Wolgast en hochant la tête. C'est moi qui suis venu voir si je ne pouvais pas faire quelque chose pour vous.

Carter baissa les yeux sur le comptoir, sur les vestiges tachés de graisse de son repas.

— C'est lui qui vous envoie, hein ?

— Qui ça, Anthony ?

— Le mari de la dame, fit Carter en fronçant les sourcils à ce souvenir. M. Wood. Il est venu ici, une fois. Il m'a dit qu'il avait trouvé Jésus.

Wolgast songea à ce que Doyle lui avait raconté dans la voiture. Ça faisait deux ans, et Carter y pensait toujours.

— Non, Anthony, ce n'est pas lui qui m'envoie. Vous avez ma parole.

— Je lui ai dit que j'étais désolé, insista Carter d'une voix brisée. C'est ce que j'ai dit à tout le monde. Et je le répéterai pas.

— Personne ne vous demande de le faire, Anthony. Je sais que vous regrettez. C'est pour ça que j'ai fait tout ce chemin pour vous voir.

— Tout ce chemin ?

— Je viens de loin, Anthony, répondit Wolgast en hochant lentement la tête. De très, très loin.

Il s'interrompit et scruta le visage de Carter. Il avait quelque chose de particulier, de différent des autres. Il sentit que le moment arrivait, comme si une porte s'était ouverte.

— Anthony, que diriez-vous si je vous annonçais que je peux vous sortir de là ?

Derrière la vitre, Carter le regarda avec méfiance.

— Ça veut dire quoi ?

— Exactement ce que je dis. Tout de suite. Aujourd'hui. Vous pourriez quitter Terrell et ne jamais y revenir.

Le regard de Carter devint vague, incompréhensif ; c'en était trop pour son entendement.

— Là, j'dirais qu'vous vous moquez de moi.

— Ce n'est pas un mensonge, Anthony. C'est pour ça que nous sommes venus de si loin. Vous ne le savez peut-être pas, mais vous êtes un homme très spécial. Vous pourriez dire que vous êtes seul de votre espèce.

— Moi, j'pourrais partir d'ici ? fit Carter en fronçant amèrement les sourcils. Ça n'a pas de sens. Pas après tout ce temps. Y a pas d'appel. L'avocat l'a dit dans une lettre.

— Pas un appel, Anthony. Mieux que ça. Vous pourriez partir directement d'ici. Alors, de quoi ça a l'air ?

— Ça a l'air super.

Carter recula, croisa les bras et poursuivit avec un rire mauvais :

— Ça a l'air trop beau pour être vrai. C'est Terrell, ici.

Wolgast était toujours étonné de constater à quel point l'acceptation de la commutation de peine ressemblait aux cinq étapes du deuil. Carter en était au stade du déni. L'idée était simplement trop énorme pour qu'il l'intègre.

— Je sais où vous êtes. Je connais cet endroit. C'est la maison de la mort, Anthony. Vous n'avez rien à faire ici. C'est pour ça que je suis là. Et pas pour n'importe qui. Pour aucun des autres hommes. Juste pour vous, Anthony.

Carter relâcha un peu sa posture.

— Je suis pas quelqu'un de spécial. Je le sais.

— Oh, mais si. Vous ne le savez peut-être pas, mais si, vous êtes spécial. Vous voyez, j'ai une faveur à vous demander, Anthony. Ce marché, il va dans les deux sens. Je peux vous faire sortir d'ici, mais je vais vous demander un truc en échange.

— Une faveur ?

— Les gens pour qui je travaille, Anthony, ils ont vu ce qui allait vous arriver ici. Ils savent ce qui va se passer en juin, et ils pensent que ce n'est pas normal. Ils pensent que vous n'avez pas été traité comme il fallait, que votre avocat vous a laissé tomber, qu'il vous a abandonné. Et ils se sont rendu compte qu'ils pouvaient empêcher ça, et qu'en échange, ils avaient besoin que vous fassiez un travail pour eux.

Carter fronça les sourcils, l'air complètement perdu.

— Tondre, vous voulez dire ? Comme la pelouse de la dame ?

Seigneur, se dit Wolgast. Ce type pensait qu'on voulait lui faire tondre la pelouse.

— Non, Anthony. Pas une chose comme ça. Une chose plus importante. Vous voyez, ajouta-t-il un ton plus bas, c'est ça, le truc : ce que j'ai besoin que vous fassiez est tellement important que je ne peux pas vous dire ce que c'est. Parce que, même moi, je ne le sais pas.

— Comment vous savez que c'est tellement important si vous savez pas c'que c'est ?

— Vous êtes un homme intelligent, Anthony, et vous avez raison de le demander. Mais il va falloir que vous me fassiez confiance. Je peux vous faire sortir de là, tout de suite. Vous n'avez qu'à dire que c'est ce que vous voulez.

C'est le moment où Wolgast tirait de sa poche l'enveloppe du directeur de la prison et l'ouvrait. Il se faisait chaque fois l'impression d'être un magicien qui extrayait un lapin de son chapeau. De sa main libre, il plaqua le document contre la vitre afin que Carter puisse le voir.

— Vous savez ce que c'est, Anthony ? C'est le décret de commutation de peine, signé par le gouverneur Jenna Bush. Il est daté d'aujourd'hui, là, en bas. Vous savez ce que ça veut dire, « commutation de peine » ?

Carter regardait le papier, les paupières étrécies.

— J'aurai pas l'injection ?

— C'est exactement ça, Anthony. Ni en juin ni jamais.

Wolgast remit le papier dans la poche de son veston. Maintenant, c'était un appât. Un objet désirable. L'autre document, celui que Carter devait signer – qu'il signerait, Wolgast en était sûr, quand il aurait fini d'hésiter et de tergiverser, celui par lequel Anthony Lloyd Carter, détenu du Texas matricule 999642, abandonnait cent pour cent de sa personne saine de corps et d'esprit, pour le passé, le présent et l'avenir, au projet Noé – était juste dessous. Lorsque ce deuxième papier remonterait à la surface, le tout serait de faire en sorte que l'intéressé ne le lise pas.

Carter hocha lentement la tête.

— Je l'ai toujours bien aimée. Déjà quand c'était la Première dame.

Wolgast ne releva pas l'erreur.

— Ce n'est que l'une des personnes pour lesquelles je travaille, Anthony. Il y en a d'autres. Vous pourriez reconnaître certains des noms si je vous les communiquais, mais je ne peux pas. Et ils m'ont demandé de venir vous voir et de vous dire à quel point ils avaient besoin de vous.

— Alors, je fais ce truc pour vous et vous me faites sortir ? Mais vous ne pouvez pas me dire ce que c'est ?

— C'est plus ou moins ça, Anthony. Dites non, et je m'en vais. Dites oui, et vous pouvez quitter Terrell ce soir. C'est aussi simple que ça.

La porte de la cage se rouvrit ; Doyle entra, apportant le thé. Il avait fait ce que Wolgast lui avait demandé : le verre était sur une soucoupe avec une longue cuillère, un quartier de citron et des sachets de sucre en poudre. Il posa le tout sur le comptoir devant Carter. Quand celui-ci regarda le verre, son visage se relâcha complètement. C'est alors que Wolgast eut une certitude : Anthony Carter n'était pas coupable, au moins pas de la façon dont la cour l'avait jugé. Avec les autres, c'était toujours clair dès le départ, Wolgast savait à qui il avait affaire, l'histoire était l'histoire. Mais pas dans ce cas. Il s'était passé quelque chose, ce jour-là, dans le jardin. La femme était morte, oui, mais ce n'était pas si simple, c'était peut-être même beaucoup plus compliqué que ça. En regardant Carter, il avait l'impression de sentir son esprit tourner en rond dans une pièce sombre, sans fenêtre, et fermée à clé. Il savait que c'était là qu'il trouverait Anthony Carter – dans le noir –, et quand il le trouverait, Carter lui montrerait la clé qui ouvrirait la porte.

Il parla, les yeux rivés sur le verre.

— J'veux juste..., commença-t-il.

Wolgast attendit qu'il finisse. Et comme l'autre ne disait plus rien, il reprit la parole.

— Que voulez-vous, Anthony ? demanda-t-il. Dites-le-moi.

Carter porta sa main libre vers le verre et le caressa du bout des doigts. Le verre était frais et couvert de buée. Carter retira sa main, écrasa les perles d'eau entre son pouce et ses autres doigts, lentement, complètement concentré sur ce geste. Tellement concentré que Wolgast sentit l'esprit de l'homme s'ouvrir, l'absorber. C'était comme si la sensation de l'eau fraîche sur le bout de ses doigts était la clé de tous les mystères de sa vie. Il leva les yeux vers Wolgast.

— J'ai besoin de temps... pour comprendre, dit-il doucement. Ce qui est arrivé. Avec la dame.

Et tous les jours de Noé étaient neuf cent et cinquante années...

— Je peux vous donner ce temps, Anthony, fit Wolgast. Tout le temps du monde. Un océan de temps.

Un autre moment passa. Puis Carter hocha la tête.

— Qu'est-ce qu'y faut que je fasse ?

Wolgast et Doyle arrivèrent à l'aéroport George Bush Intercontinental un peu après sept heures. Malgré la circulation infernale, ils avaient quatre-vingt-dix minutes d'avance. Ils rendirent la voiture de location et prirent la navette pour le terminal des vols intérieurs, montrèrent leurs plaques, coupant court aux procédures de sécurité, et se frayèrent un chemin à travers la foule vers la porte, tout au bout de la salle.

Doyle s'esquiva pour trouver quelque chose à manger. Wolgast n'avait pas faim et ne voulait rien avaler, même s'il savait qu'il regretterait probablement sa décision par la suite, surtout si leur vol était retardé. Il vérifia son portable. Toujours rien de Sykes. Tant mieux. Tout ce qu'il souhaitait, c'était foutre le camp de cette saloperie de Texas. Quelques passagers attendaient à la porte. Des familles, des étudiants scotchés à leur Blu-ray portable ou à leur iPod, une poignée de types en costume qui téléphonaient, pianotaient sur des tablettes tactiles. Il regarda sa montre : sept heures vingt-cinq. En ce moment, se dit-il, Anthony Carter devait être à l'arrière d'un van, en route pour El Reno, laissant derrière lui un vague sillage de dossiers déchiquetés et un souvenir nébuleux – avait-il seulement jamais existé ? À la fin de la journée, même son matricule fédéral aurait été effacé. L'homme appelé Anthony Carter ne serait plus qu'une rumeur, un vague flou, à peine une ride à la surface du monde.

Wolgast s'appuya au dossier de son fauteuil et prit conscience de sa fatigue. Il était épuisé. Ça lui tombait toujours dessus comme ça, comme un poing qui se décrispe tout à coup. Ces voyages le laissaient chaque fois physiquement et moralement vidé, tenaillé par des scrupules qu'il devait faire taire, ce qui lui demandait un véritable effort. Il était trop bon à ce jeu-là, trop doué pour trouver le geste à faire, les mots à dire. Un type restait assis assez longtemps dans un cube de béton, à considérer sa propre mort, et il se réduisait à une poussière laiteuse, comme l'eau d'une bouilloire qu'on aurait oubliée sur le feu. Pour le comprendre, il fallait comprendre de quoi la poussière était constituée, ce qui resterait de lui après que le résidu de sa vie, passée et future, se serait changé en vapeur. C'était généralement assez simple – de la colère, de la tristesse, de la honte, ou simplement le besoin de pardon. Quelques-uns ne voulaient rien du tout ; il n'en subsistait qu'une rage animale, bête et brutale, envers le monde et tous les systèmes. Anthony était différent ; Wolgast avait mis un moment à s'en rendre compte. C'était un point d'interrogation humain, une expression vivante, palpitante, de pur questionnement. En vérité, il ne savait pas pourquoi il était à Terrell. Non qu'il n'ait pas compris sa sentence, ça, c'était clair, et il l'avait acceptée – comme presque tous ; ils y étaient bien obligés. Il n'y avait qu'à lire les dernières paroles des condamnés à mort pour le savoir : « Dites à tout le monde que je les aime. Je regrette. Ça va, c'est bon, monsieur le directeur, allons-y. » Que des paroles dans ce goût-là, dont la lecture l'avait glacé, et il en avait lu des pages et des pages. Mais pour Anthony Carter, il lui manquait une pièce du puzzle. C'est ce qu'il avait vu quand Carter avait caressé la paroi du verre – et même avant, quand il avait parlé du mari de Rachel Wood et dit, sans le dire, qu'il était désolé. Wolgast ne savait pas trop si Carter ne se rappelait pas ce qui s'était passé ce jour-là dans le jardin des Wood ou s'il n'arrivait pas à mettre ses faits et gestes en accord avec l'homme qu'il pensait être. Quoi qu'il en soit, il avait besoin de trouver cette pièce de lui-même avant de mourir.

De sa place, derrière les baies vitrées du terminal, Wolgast avait une bonne vue des pistes. Les dernières lueurs du jour jouaient sur le fuselage des avions au sol. Le vol de retour lui faisait toujours du bien ; quelques heures en l'air, à courir après le soleil couchant, et il se sentirait redevenir lui-même. Il ne buvait, ne lisait, ne dormait jamais. Il demeurait juste parfaitement immobile, à respirer l'air confiné de la cabine, les yeux fixés sur le hublot alors que la terre en dessous sombrait dans l'obscurité. Une fois, en revenant de Tallahassee, son avion avait contourné un front orageux tellement énorme qu'on aurait dit une chaîne de montagnes suspendue dans les airs, ses entrailles bouillonnantes éclairées comme une crèche par des éclairs déchiquetés. C'était un soir de septembre, ils devaient être au-dessus de l'Oklahoma, ou du Kansas, un endroit plat et vide. Ça pouvait être plus loin vers l'ouest. La cabine était plongée dans l'obscurité ; presque tout le monde, à bord, dormait, Doyle y compris, assis à côté de lui, un oreiller coincé sous sa joue bleue de barbe. Pendant vingt bonnes minutes, l'avion avait fait la course avec la limite de la zone de tempête sans une seule secousse. De toute sa vie, Wolgast n'avait jamais rien vu de pareil, jamais ressenti aussi complètement la présence de l'immensité de la nature, de sa puissance. L'air était chargé d'électricité, et lui, il était là, scellé dans le silence, filant dans le ciel sans rien en dessous de lui que trente mille pieds de vide, regardant tout ça comme si c'était un film sur un écran, un film sans le son. Il attendait que la voix traînante du pilote retentisse dans la cabine, dise quelques mots crépitants sur les conditions atmosphériques pour que les autres passagers profitent du spectacle, mais rien, et quand ils s'étaient posés à Denver, avec quarante minutes de retard, Wolgast n'en avait parlé jamais à personne, même pas à Doyle.

Il s'était dit alors qu'il aurait aimé appeler Lila pour lui raconter. Le sentiment était tellement puissant, tellement clair dans son esprit qu'il avait mis un moment à se rendre compte que c'était dingue, que c'était juste la machine à remonter le temps qui parlait. La « machine à remonter le temps », c'est comme ça que disait la conseillère psychologique. C'était une amie de Lila, à l'hôpital, chez qui ils étaient allés deux ou trois fois, une femme d'une trentaine d'années, aux cheveux longs, prématurément grisonnants, et aux grands yeux, constamment humides de sympathie. Elle aimait enlever ses chaussures au début de l'entretien et replier ses jambes sous elle, comme une monitrice de camp de vacances s'apprêtant à guider un chant, et elle parlait tout bas, si bas que Wolgast devait se pencher sur le canapé pour entendre ce qu'elle racontait. De temps en temps, elle expliquait de sa petite voix que leur esprit leur jouait des tours. Elle ne disait pas ça comme si elle portait un jugement, elle se contentait d'énoncer un fait. Il se pourrait qu'en voyant, ou en faisant quelque chose, Lila et lui aient une forte réminiscence du passé. Par exemple, il se pourrait qu'ils se retrouvent dans la queue à la caisse du supermarché avec un paquet de couches dans leur chariot, ou bien qu'ils se surprennent à marcher sur la pointe des pieds devant la chambre d'Eva comme si elle dormait. Ce seraient les moments les plus pénibles, lui avait expliqué la femme, parce qu'ils leur feraient revivre leur deuil. Mais au fur et à mesure que les mois passeraient, elle leur avait assuré que cela se produirait de plus en plus rarement.

Sauf que pour Wolgast ces moments n'étaient pas pénibles. Ça lui arrivait encore de temps en temps, trois ans après, et dans ces cas-là, ça ne lui faisait rien ; au contraire, même. C'étaient des cadeaux inespérés que son esprit lui faisait. Mais il savait que pour Lila, c'était différent.

— Agent Wolgast ?

Il se retourna sur son fauteuil ; le costume gris, simple, les chaussures classiques, bon marché mais confortables, la cravate neutre, passe-partout : Wolgast aurait pu se regarder dans la glace. Mais le visage lui était inconnu.

Il se leva, plongea la main dans sa poche, montra sa plaque.

— C'est moi.

— Agent spécial Williams, bureau de Houston.

Ils échangèrent une poignée de main.

— Je regrette, mais vous ne prendrez pas ce vol, finalement, dit le type. J'ai une voiture qui vous attend, dehors.

— Il y a un message ?

Le dénommé Williams prit une enveloppe dans sa poche.

— Vous voulez probablement parler de ça.

Wolgast prit l'enveloppe. À l'intérieur se trouvait un fax. Il se rassit pour le lire, puis il le relut. Il le lisait encore quand Doyle revint en buvant un soda à la paille, un sachet de tacos dans l'autre main.

Wolgast regarda Williams.

— Vous pouvez nous accorder une seconde, s'il vous plaît ?

Williams s'éloigna dans la salle d'attente.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda tout bas Doyle. Y a un problème ?

Wolgast secoua la tête, tendit le fax à Doyle.

— Bon sang, Phil. Ce coup-ci, on tape dans la population civile.