4.
Sœur Lacey Antoinette Kudoto ne savait pas ce que Dieu voulait. Elle savait seulement qu'Il voulait quelque chose.
D'aussi loin que remontent ses souvenirs, le monde lui parlait ainsi, par murmures et chuchotements : dans le bruissement des palmes bercées par le vent de l'océan, au-dessus du village où elle avait grandi, dans le bruit de l'eau fraîche qui coulait sur les pierres de la rivière, derrière chez elle, et même dans les bruits des occupations humaines, les moteurs, les machines et les voix des hommes. Elle était toute petite, elle avait six ou sept ans, pas plus, quand elle avait demandé à sœur Margaret, la directrice de l'école religieuse de Port Loko, ce qu'elle entendait, et la sœur avait ri. « Lacey Antoinette, avait-elle dit, tu me surprendras toujours. Tu ne le sais pas ? » Elle avait baissé la voix et rapproché son visage de celui de Lacey. « Ce n'est pas autre chose que la voix de Dieu. »
Sauf qu'elle le savait ; elle avait compris, à l'instant où la sœur le lui disait, qu'elle l'avait toujours su. Elle n'avait jamais parlé à personne d'autre de la voix ; elle l'avait compris à la façon dont la sœur lui avait répondu, comme si c'était un secret qu'elles étaient seules à connaître : ce qu'elle entendait dans le vent et les feuilles, dans la trame même de l'existence, était privé ; c'était entre elles. Il y avait des moments, parfois des semaines ou un mois d'affilée, où le sentiment s'estompait, où le monde redevenait un endroit normal, fait de choses normales. Elle se disait que le monde était comme ça pour la plupart des gens, même les plus proches d'elle, ses parents, ses sœurs et ses amies, à l'école ; ils vivaient toute leur vie dans une prison de silence absolu, un monde sans voix. Et savoir cela l'attristait tellement que, parfois, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer pendant plusieurs jours, alors ses parents l'emmenaient chez le docteur, un Français à rouflaquettes qui suçait des bonbons au camphre. Il la palpait, la pinçotait, l'examinait des pieds à la tête avec le disque froid comme la glace de son stéthoscope, mais il ne lui trouvait jamais rien. Quelle horreur, pensait-elle, quelle horreur de vivre comme ça, éternellement seul. Et puis, un beau jour, elle allait à l'école en traversant les champs de cacaoyers, ou bien elle était en train de dîner avec ses sœurs, ou même pas, au lit, avant de dormir, ou à regarder une pierre par terre, et elle la réentendait, la voix qui n'était pas vraiment une voix, qui venait de l'intérieur d'elle et aussi de tout autour, ce murmure étouffé qui semblait fait non de son mais de lumière, qui se mouvait aussi doucement que la brise sur l'eau. Quand elle était entrée chez les sœurs, à dix-huit ans, elle savait ce que c'était : c'était son nom qu'on appelait.
Lacey, lui disait le monde. Lacey. Écoute.
Et voilà qu'elle l'entendait à nouveau, après tant d'années, à un océan de là, assise dans la cuisine du couvent des sœurs de la Merci, à Memphis, dans le Tennessee.
Elle avait trouvé le mot dans le sac à dos de la petite fille peu après le départ de sa mère. Quelque chose dans la façon dont ça s'était passé lui avait mis la puce à l'oreille, et en regardant la petite fille, elle avait mis le doigt dessus : pas une seule fois la femme n'avait prononcé le nom de l'enfant. C'était sa fille, indéniablement – les mêmes cheveux noirs, la même peau claire, et les longs cils recourbés, comme soulevés par une brise minuscule. Elle était jolie, mais elle aurait mérité un coup de peigne : elle avait les cheveux feutrés – on aurait dit des poils de chien –, et elle n'avait pas enlevé sa parka pour s'asseoir à la table, comme si elle avait l'habitude de partir en vitesse. Elle avait l'air en bonne santé ; un peu maigre, peut-être. Son pantalon était trop court, et raide de crasse. Quand elle avait eu fini sa collation, jusqu'à la dernière miette, Lacey s'était assise à côté d'elle. Elle lui avait demandé s'il y avait dans le sac qu'elle tenait sur ses genoux de quoi jouer, ou un livre qu'elles pourraient lire ensemble, mais la petite fille, qui n'avait pas dit un mot, s'était contentée de hocher la tête et de le lui tendre. Lacey l'avait regardé : un sac rose avec des espèces de personnages de dessins animés collés dessus – leurs immenses yeux noirs lui rappelaient ceux de la petite fille – et elle avait repensé à ce que la femme lui avait dit, qu'elle emmenait sa fille à l'école.
Elle avait ouvert le sac et trouvé dedans le lapin en peluche, les sous-vêtements roulés en boule, les chaussettes, une brosse à dents dans un étui et une boîte de barres de céréales à la framboise, à moitié vide. C'était tout. Et puis elle avait remarqué la petite poche fermée par une fermeture éclair sur le devant du sac. Lacey s'était rendu compte qu'il était trop tard pour l'école ; la petite fille n'avait pas de déjeuner, pas de livres. Elle avait tiré la fermeture à glissière en retenant son souffle. Et elle avait trouvé le bout de papier plié.
« Je suis désolée. Elle s'appelle Amy. Elle a six ans. »
Lacey l'avait longuement regardé. Pas les mots proprement dits, dont le sens était assez clair. Ce qu'elle regardait, c'était l'espace qui entourait les mots, toute une page de rien du tout. Trois minuscules phrases, voilà tout ce que cette petite fille avait au monde pour expliquer qui elle était, juste trois phrases et les pauvres bricoles qu'il y avait dans le sac. De toute sa vie, Lacey Antoinette Kudoto n'avait rien vu d'aussi triste. Elle n'avait même pas de larmes pour ça.
Inutile d'essayer de retrouver la femme. Elle devait être loin, depuis le temps. Et que ferait Lacey, si elle la retrouvait ? Que pourrait-elle dire ? Je crois que vous avez oublié quelque chose ? Ça doit être une erreur ? Sauf que ce n'était pas une erreur. Lacey comprenait que la femme avait fait exactement ce qu'elle avait prévu de faire.
Elle replia la note et la mit dans la grande poche de sa jupe.
— Amy, dit-elle.
Et comme sœur Margaret l'avait fait il y avait tant d'années à l'école de Port Loko, elle plaça son visage tout près de celui de la fillette et lui dit en souriant :
— C'est comme ça que tu t'appelles ? Amy ? C'est un joli nom.
La petite fille jeta sur la pièce un regard rapide, presque furtif.
— Je peux avoir Peter ?
Lacey réfléchit un instant. Un frère ? Le père de la petite fille ?
— Mais bien sûr, répondit-elle. Qui est Peter, Amy ?
— Il est dans le sac.
Lacey fut soulagée. La première demande de la petite fille était facile à satisfaire. Elle prit le lapin dans le sac. Une peluche veloutée, usée par endroits, un petit lapin avec des yeux de verre noirs et des oreilles rigidifiées par une armature de fil de fer. Elle le passa à Amy, qui l'assit plus ou moins sur ses cuisses.
— Amy, commença-t-elle. Où est allée ta maman ?
— Je ne sais pas, répliqua-t-elle.
— Et Peter ? insista Lacey. Il le sait, Peter ? Il pourrait me le dire ?
— Il ne sait rien, rétorqua Amy. Il est en peluche. Je veux retourner au motel, fit-elle en fronçant les sourcils.
— Le motel ? Où se trouve-t-il, Amy ?
— Je ne dois pas le dire.
— C'est un secret ?
La petite fille hocha la tête, les yeux rivés à la surface de la table. Un si grand secret qu'elle ne pouvait même pas dire que c'était un secret, pensa Lacey.
— Je ne peux pas t'y emmener si je ne sais pas où il est. C'est ça que tu veux, Amy ? Retourner au motel ?
— Il est sur la route où il y a beaucoup de voitures, expliqua la petite fille en tirant sur sa manche.
— C'est là que tu vis avec ta maman ?
Amy ne répondit pas. Elle avait une façon de ne pas regarder, de ne pas parler, d'être seule dans sa bulle, même en présence d'une autre personne, que Lacey n'avait jamais rencontrée. Ça avait quelque chose d'un peu effrayant. En la voyant faire, Lacey avait l'impression que c'était elle qui avait disparu.
— Tiens, Amy, j'ai une idée, déclara-t-elle. Tu veux jouer à un jeu ?
La petite fille lui jeta un regard dubitatif.
— Quel genre de jeu ?
— Ça s'appelle le jeu des secrets. Ce n'est pas difficile. Je te dis un secret, et tu m'en dis un. Tu vois ? On fait l'échange, mon secret en échange de ton secret. Qu'est-ce que tu en penses ?
La petite fille haussa les épaules.
— D'accord.
— Bon, alors, je commence. Voilà mon secret : une fois, quand j'étais toute petite, comme toi, je me suis sauvée de la maison. C'était en Sierra Leone, le pays d'où je viens. J'étais très fâchée contre ma mère, parce qu'elle ne voulait pas me laisser aller à une fête tant que je n'aurais pas fait mes devoirs. J'étais très excitée par cette fête, parce que j'avais entendu dire qu'il y aurait des chevaux qui faisaient des tours, et j'avais une passion pour les chevaux. Je parie que tu aimes les chevaux, toi aussi, hein, Amy ?
— Sûrement, fit la petite fille avec un hochement de tête.
— Toutes les filles aiment les chevaux. Mais moi, je les adorais ! Pour montrer à ma mère comme je lui en voulais, j'ai refusé de faire mes devoirs et elle m'a envoyée dans ma chambre sans dîner. Oh, j'étais tellement furieuse que j'ai fait le tour de la pièce en tapant du pied comme une folle. Et puis je me suis dit : Si je m'enfuis, elle regrettera de m'avoir traitée comme ça, et après, elle me laissera faire tout ce que je veux. J'étais complètement idiote, mais c'était ce que je croyais. Et donc, ce soir-là, j'ai attendu que mes parents et mes sœurs dorment, et j'ai quitté la maison. Mais je ne savais pas où aller, alors je me suis cachée dans les champs, au fond du jardin. Il faisait froid, et tout noir. J'aurais voulu rester là toute la nuit pour entendre ma mère m'appeler, le lendemain matin, quand elle se serait rendu compte, en se réveillant, que je n'étais plus là. Mais je n'ai pas pu. Je suis restée un petit moment dans le champ, et puis j'ai fini par avoir trop peur, et trop froid. Alors je suis rentrée à la maison, je me suis recouchée, et personne n'a jamais su que j'étais sortie.
Elle regarda la petite fille qui l'observait attentivement et dit, avec un sourire forcé :
— Voilà. Je n'avais jamais raconté cette histoire à personne, de toute ma vie. Tu es la première personne à qui j'en parle. Qu'est-ce que tu en penses ?
La petite fille la regardait avec sérieux.
— Tu es... juste rentrée à la maison ?
Lacey hocha la tête.
— Tu comprends, je n'étais plus en colère. Et le lendemain matin, c'était comme si tout ça n'était qu'un rêve. Je n'étais même pas sûre que ce soit vraiment arrivé, sauf que maintenant, des années plus tard, je sais que c'était vrai. Allez, c'est ton tour, fit-elle en tapotant la main d'Amy pour l'encourager. Tu as un secret à me raconter, Amy ?
La petite fille baissa le visage et ne dit rien.
— Même pas un petit ?
— Je ne crois pas qu'elle reviendra, dit Amy.
Les policiers qui prirent l'appel, un homme et une femme, n'arrivèrent à rien, eux non plus. La femme, une Blanche costaude, aux cheveux coupés court comme un homme, parla avec la petite fille dans la cuisine pendant que l'autre policier, un Noir avec un beau visage fin, lisse, prenait la déposition de Lacey. Est-ce que la mère avait l'air nerveuse ? lui demanda-t-il. Est-ce qu'elle avait l'air d'avoir bu, ou pris de la drogue ? Comment était-elle habillée ? Lacey avait-elle vu sa voiture ? Et ainsi de suite, mais Lacey voyait bien qu'il ne lui posait ces questions que parce qu'il le fallait bien. Il ne pensait pas non plus que la mère de la fillette reviendrait. Il nota les réponses de Lacey avec un petit crayon sur un calepin qu'il remit après dans la poche de poitrine de son blouson. Dans la cuisine, un éclair de lumière : la femme flic avait pris Amy en photo.
— Vous voulez qu'on appelle la Protection de l'enfance ou vous vous en chargez ? demanda le policier. Parce que, bon, voyant à qui nous avons affaire, ce serait peut-être aussi bien d'attendre. Inutile de la remettre tout de suite entre les mains de l'administration, surtout pendant le week-end, si ça ne vous ennuie pas de la garder ici. On va diffuser le signalement de la femme, et on verra bien ce que ça donnera. De notre côté, on va mettre la petite dans la base de données des disparitions d'enfants. Et puis, il se pourrait que la mère revienne aussi, mais dans ce cas, il vaudrait mieux que vous gardiez l'enfant ici et que vous nous appeliez.
Il était un peu plus de midi ; les autres sœurs devaient revenir à une heure de l'épicerie solidaire, où elles avaient passé la matinée à remplir les étagères et à distribuer des cartons de boîtes de conserve, de céréales, de sauce tomate et de couches, comme tous les mardis et vendredis. Mais Lacey avait traîné un rhume toute la semaine – il y avait trois ans qu'elle était à Memphis et elle ne s'était jamais faite aux hivers humides –, et sœur Arnette lui avait demandé de rester au chaud, pour ne pas aggraver son état. C'était bien le genre de sœur Arnette de décider pour elle, alors que Lacey se sentait en pleine forme.
Elle regarda le policier, et s'entendit répondre :
— Je m'en occupe.
Et c'est ainsi que, lorsque les sœurs rentrèrent, Lacey omit de leur avouer la vérité à propos de la fillette.
— C'est Amy, leur dit-elle alors qu'elles enlevaient leurs manteaux et leurs foulards dans l'entrée. La fille d'une de mes amies, qui a dû se rendre auprès d'une parente malade. Amy va passer le week-end avec nous.
Elle s'étonna elle-même de la facilité avec laquelle le mensonge lui vint. Elle n'avait pas l'habitude de tromper son monde, et pourtant les mots s'étaient assemblés rapidement dans son esprit et avaient trouvé le chemin de ses lèvres sans effort. Tout en parlant, elle jetait des coups d'œil à Amy en se demandant si elle la trahirait, et elle vit une étincelle d'approbation dans ses yeux. Lacey comprit alors que c'était une petite fille habituée à garder des secrets.
— Ma sœur, fit sœur Arnette de son ton de vieille dame perpétuellement réprobatrice, je me réjouis que vous proposiez notre aide à cette enfant et à sa mère. Mais il n'en demeure pas moins que vous auriez dû d'abord m'en parler.
— Je suis vraiment désolée, reprit Lacey. C'était un cas d'urgence. Et ce n'est que jusqu'à lundi.
Sœur Arnette fixa sur Lacey un regard scrutateur, puis regarda Amy, debout, le dos incrusté dans les plis de la jupe de Lacey, tout en enlevant un à un les doigts de ses gants. L'air froid du dehors planait encore dans l'entrée.
— C'est un couvent ici, pas un orphelinat. Ce n'est pas un endroit pour les enfants.
— Je comprends, ma sœur. Et je suis vraiment désolée. Mais je ne pouvais pas faire autrement.
Un ange passa. Cher Seigneur, pensa Lacey, aidez-moi à aimer sœur Arnette plus que je ne le fais, cette personne impérieuse, qui se fait une si haute idée d'elle-même, alors qu'elle est Votre servante tout comme moi.
— C'est bon, déclara enfin sœur Arnette, avec un soupir de contrariété. Jusqu'à lundi. Elle pourra prendre la chambre libre.
C'est alors que sœur Lacey se demanda pourquoi – pourquoi elle avait menti, pourquoi le mensonge lui était venu si facilement, comme si ce n'était pas à proprement parler un mensonge. D'ailleurs, son histoire ne tiendrait pas la route une seconde. Que se passerait-il si la police revenait, ou téléphonait, et si sœur Arnette découvrait ce qu'elle avait fait ? Que se passerait-il lundi, quand elle devrait appeler le comté ? Et pourtant, elle n'éprouvait aucune crainte à ce sujet. La fille était un mystère, qui leur avait été envoyé par Dieu – et même pas à elles toutes, non, à elle, Lacey. À elle de trouver la réponse à ce mystère, et en mentant à sœur Arnette – et encore, elle n'avait pas forcément menti, se dit-elle ; qui pouvait dire que la mère n'était pas allée rendre visite à une parente malade, après tout ? –, elle s'était donné le temps nécessaire pour l'élucider. Et c'était peut-être pour ça que cette histoire lui était venue si aisément, le Saint-Esprit avait parlé à travers elle, lui avait inspiré la flamme d'une sorte de vérité différente, plus profonde, et ce qu'Il avait dit, c'était que la fille avait des ennuis et avait besoin que Lacey lui vienne en aide.
Les autres sœurs étaient ravies ; elles n'avaient jamais de visites, ou du moins très rarement, rien que des gens d'Église – des prêtres, d'autres religieuses. Mais une petite fille, ça, c'était nouveau. À la minute où sœur Arnette disparut dans l'escalier pour regagner sa chambre, elles commencèrent à parler toutes en même temps. Comment sœur Lacey connaissait-elle la mère de la petite fille ? Quel âge avait Amy ? Qu'aimait-elle faire ? Manger ? Regarder ? Porter ? Elles étaient tellement excitées que c'est à peine si elles remarquèrent qu'Amy ne parlait pas beaucoup, qu'elle ne disait même rien. C'était Lacey qui parlait pour elle. Amy aimait les hamburgers et les hot-dogs – c'était ce qu'elle préférait, avec des frites, et de la glace aux pépites de chocolat. Elle aimait les coloriages et les travaux manuels, et regarder des films avec des princesses, et des lapins, s'il y avait quelque chose comme ça au magasin. Il faudrait lui trouver des vêtements ; dans sa précipitation, sa mère avait oublié la valise de la petite fille, tellement elle était dépassée par sa mission d'aide et de secours – dans l'Arkansas, près de Little Rock ; la grand-mère de la petite était cardiaque et diabétique –, et quand elle avait dit qu'elle allait retourner chez elle la chercher, Lacey lui avait assuré que ce n'était pas la peine, elle se débrouillerait. Les mensonges se déversaient avec une telle grâce dans des oreilles tellement prêtes à les accueillir que, dans l'heure, toutes les sœurs semblaient avoir une version légèrement différente de la même histoire. Sœur Louisa et sœur Claire prirent le van pour aller chercher des hamburgers, des hot-dogs et des frites au Piggly Wiggly, et puis des vêtements, des films et des jouets au Walmart. Dans la cuisine, sœur Tracy entreprit de préparer le dîner en annonçant qu'en plus des hamburgers, des hot-dogs et de la glace promis, elles pouvaient aussi compter sur un gros gâteau au chocolat. (Elles attendaient toujours le vendredi avec impatience, parce que c'était le soir où sœur Tracy faisait la cuisine. Ses parents avaient un restaurant à Chicago ; avant d'entrer au couvent, elle avait suivi des cours de cuisine.) Même sœur Arnette sembla gagnée par la frénésie ambiante : elle s'assit avec Amy et les autres sœurs dans la salle de séjour pour regarder Princess Bride pendant qu'on préparait le dîner.
Pendant tout ce temps, sœur Lacey ne voulut penser qu'à Dieu. À la fin du film, que tout le monde s'accorda à trouver merveilleux, tandis que sœur Louise et sœur Claire emmenaient Amy dans la cuisine pour lui montrer certains des jouets qu'elles avaient achetés au Walmart – des livres de coloriage, des crayons de couleur, des découpages, de la colle et le coffret « Barbie animalerie », que sœur Louise avait mis un quart d'heure à libérer de sa prison de plastique, avec toutes ces petites pièces, les peignes et les brosses pour les chiens, les petites écuelles et tout le reste –, Lacey monta à l'étage. Dans le silence de sa chambre, elle pria pour ce mystère, le mystère d'Amy, écoutant la voix qui l'emporterait, l'emplirait de la connaissance de Sa volonté ; mais alors qu'elle élevait son esprit vers Dieu, il ne lui parvint que le sentiment d'une question sans réponse certaine. Cela dit, c'était encore une des façons que Dieu avait de s'adresser à vous. Sa volonté était le plus souvent insaisissable, ce qui était frustrant, et il aurait été bien agréable que, de temps en temps, Il fasse en sorte que Ses intentions soient plus explicites, mais ce n'était pas comme ça que ça marchait. La plupart des sœurs priaient dans la petite chapelle derrière la cuisine, et Lacey avec elles, mais ses prières les plus importantes, elle les réservait pour ces moments de solitude dans sa chambre. Elle ne s'agenouillait même pas, elle s'asseyait à son bureau, ou au coin de son lit étroit. Elle posait ses mains sur ses cuisses, elle fermait les yeux et elle envoyait son esprit aussi loin qu'elle pouvait – depuis l'enfance, elle se le figurait comme un cerf-volant au bout d'une ficelle, montant de plus en plus haut alors qu'elle dévidait la ficelle –, et elle attendait de voir ce qui allait se passer. Et là, assise sur son lit, elle envoya le cerf-volant aussi haut qu'elle put, la pelote de ficelle imaginaire diminuant dans sa main, le cerf-volant se réduisant à un point de couleur, très haut au-dessus de sa tête, mais elle ne sentit que le vent du ciel qui s'emparait de lui, une force d'une grande puissance emportant une chose si petite.
Après dîner, les sœurs retournèrent dans la salle de séjour pour regarder la télévision, une série médicale qu'elles suivaient depuis le début de l'année, et sœur Lacey emmena Amy à l'étage pour la mettre au lit. Il était huit heures. Les sœurs allaient généralement se coucher à neuf heures, afin de se lever à cinq heures pour les prières du matin, et Lacey avait l'impression que c'étaient des horaires adaptés à une petite fille de l'âge d'Amy. Elle lui donna son bain, lui lava les cheveux avec un shampoing à la framboise, y ajouta une goutte d'après-shampoing pour défaire les nœuds, les peigna de sorte qu'ils soient bien démêlés et brillants, d'un noir plus profond à chaque coup de peigne, puis elle descendit ses vieux vêtements dans la buanderie. Lorsqu'elle remonta, Amy avait mis le pyjama que sœur Claire lui avait acheté cet après-midi-là au Walmart. Un pyjama rose, avec des étoiles et des lunes souriantes, dans un tissu crissant, brillant comme de la soie. En rentrant dans la chambre, Lacey trouva Amy en train de regarder les jambes et les manches avec perplexité ; elles étaient trop longues et retombaient d'une façon assez clownesque sur ses pieds et ses mains. Lacey les roula ; tout en la regardant faire, Amy se brossa les dents, remit la brosse dans son petit boîtier et se tourna vers elle.
— C'est là que je dors ?
Tant d'heures avaient passé depuis qu'elle avait entendu pour la dernière fois la voix de la petite fille que Lacey n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Elle scruta le visage de l'enfant. La question, si étrange qu'elle soit, avait un sens pour elle.
— Et pourquoi dormirais-tu dans la salle de bains, Amy ?
Elle regarda par terre.
— Maman dit qu'il ne faut pas que je fasse de bruit.
— Mais non. Bien sûr que non, répondit Lacey, ne sachant trop que penser. Tu vas dormir dans ta chambre. Elle est juste à côté de la mienne. Je vais te montrer.
C'était une chambre au confort spartiate, mais propre : des murs nus, avec juste un lit, une commode et une petite table, sans même une descente de lit. Lacey regrettait de ne rien avoir pour la rendre plus agréable pour une petite fille. Elle se dit que, le lendemain, elle demanderait à sœur Arnette si elle ne pourrait pas acheter une petite carpette à mettre à côté du lit, pour qu'Amy n'ait pas à poser ses pieds nus sur le carrelage froid, en se levant. Elle borda les couvertures et s'assit au bord du matelas. À travers le plancher, elle entendait le faible ronronnement de la télévision, en bas, le cliquetis des tuyaux qui se dilataient derrière les murs, et dehors le vent qui jouait dans les premières feuilles des chênes et des érables, avec le bourdonnement lointain de la circulation nocturne, sur Poplar Avenue. Le zoo était à deux rues de là, derrière le couvent, à l'autre bout du parc. Les nuits d'été, quand les fenêtres étaient ouvertes, elles entendaient parfois les cris et les hurlements stridents des singes dans leurs cages. C'était une chose étrange et merveilleuse à entendre pour Lacey, à tant de milliers de kilomètres de chez elle, mais quand elle était allée voir le zoo, elle avait découvert un endroit terrible, une sorte de prison ; les cellules étaient petites, les félins enfermés dans des cages nues, derrière des vitres en plexiglas, les éléphants et les girafes avaient des chaînes aux pattes. Tous les animaux avaient l'air neurasthéniques. La plupart ne bougeaient même pas quand on les embêtait, et les gens qui venaient les voir étaient bruyants, des malotrus qui laissaient leurs enfants lancer du pop-corn entre les barreaux pour les faire réagir. C'était plus que Lacey n'en pouvait supporter, et elle était partie précipitamment, au bord des larmes. Ça lui avait brisé le cœur de voir traiter des créatures de Dieu avec une telle cruauté, indifférente, glacée, irraisonnée.
Mais à présent, assise au bord du lit d'Amy, elle pensait que la fillette pourrait aimer ça. Peut-être qu'elle n'était jamais allée dans un zoo. Puisque Lacey ne pouvait rien faire pour soulager les souffrances des animaux, ça ne paraissait pas être un péché, une deuxième vilenie ajoutée à la première, que d'amener les voir une petite fille qui avait eu si peu de bonheur dans sa vie. Elle demanderait à sœur Arnette, le lendemain matin, quand elle lui parlerait pour la descente de lit.
— Voilà, dit-elle en remontant la couverture sous le menton d'Amy.
La fillette était allongée, parfaitement immobile, comme si elle avait peur de bouger.
— Tout va bien, tu es en sécurité, ici. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis juste à côté. Demain, on va bien s'amuser, toutes les deux, tu vas voir.
— Tu peux laisser la lumière allumée ?
— Bien sûr, répondit Lacey.
Puis elle se pencha et l'embrassa sur le front. Ses cheveux sentaient la confiture, à cause du shampoing.
— J'aime bien tes sœurs, dit Amy.
Lacey ne put réprimer un sourire.
— Oui. Enfin... C'est difficile à expliquer. Tu comprends, nous ne sommes pas vraiment sœurs, pas comme tu l'entends. Nous n'avons pas les mêmes parents. Mais nous sommes tout de même sœurs.
— Comment ça se fait ?
— Oh, il y a d'autres façons d'être sœurs. Nous sommes sœurs en esprit. Nous sommes sœurs aux yeux de Dieu.
Elle joua avec la petite main d'Amy.
— Même sœur Arnette.
— Elle est grincheuse, fit Amy en fronçant les sourcils.
— Ça oui. Mais c'est juste une façon de faire. Et elle est bien contente que tu sois ici. Tout le monde est très content. Je pense que nous ne nous rendions pas compte de tout ce que nous rations, jusqu'à ce que tu viennes ici.
Elle serra la main d'Amy dans la sienne et se leva.
— Allons, assez parlé. Il faut que tu dormes.
— Promis, je ne ferai pas de bruit.
Lacey s'arrêta sur le seuil de la porte.
— Tu n'es pas obligée, dit-elle.
Cette nuit-là, Lacey fit un rêve. Elle était redevenue petite fille et elle était dans les champs, derrière chez elle. Elle était blottie sous un palmier nain dont les longues palmes formaient comme une tente autour d'elle, caressant ses bras, son visage, et ses sœurs étaient là aussi, sauf qu'elles s'enfuyaient en courant. Derrière elles, elle entendait des hommes, ou plutôt elle les sentait, elle sentait leur sombre présence. Elle entendait des coups de feu, et sa mère qui criait, qui hurlait, leur disait : sauvez-vous, les enfants, courez, vite, vite !, mais Lacey était paralysée de terreur, clouée sur place. Elle aurait aussi bien pu s'être changée en une nouvelle substance, une sorte de bois vivant, car elle ne pouvait pas bouger un muscle. Il y eut d'autres coups de feu et à chaque pop, des éclairs de lumière, qui tranchaient les ténèbres comme une lame. À ces moments-là, elle voyait tout ce qui l'entourait : sa maison, les champs et les hommes qui les traversaient, des hommes qui faisaient du bruit comme des soldats, mais n'étaient pas habillés pareil, et qui balayaient le sol devant eux avec le canon de leurs fusils. Le monde lui apparaissait ainsi, dans une série d'images fixes ; elle avait peur, mais elle n'arrivait pas à détourner le regard. Elle avait les pieds et les jambes mouillés, mais pas froids, étrangement chauds. Elle se rendait compte qu'elle avait fait pipi sous elle, sauf qu'elle ne s'en souvenait pas. Elle avait le nez et la bouche pleins de sueur, d'une fumée amère et d'autre chose, qu'elle connaissait mais n'arrivait pas à nommer. C'était le goût du sang.
Et puis elle le sentait : il y avait quelqu'un près d'elle. C'était l'un des hommes. Elle entendait les râles de sa respiration dans sa poitrine, et puis aussi qu'il cherchait où il mettait les pieds. Elle sentait la peur et la rage qui émanaient de son corps comme une vapeur luminescente. Ne bouge pas, Lacey, disait la voix, farouche, ardente. Ne bouge pas. Elle fermait les yeux, n'osant même pas respirer. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'elle était pour ainsi dire réduite à cela, un cœur battant. L'ombre de l'homme tombait sur elle, passait sur son visage et son corps telle une grande aile noire. Lorsqu'elle rouvrait les yeux, il était parti ; les champs étaient vides et elle était toute seule.
Elle se réveilla en sursaut, parcourue par une vague de terreur. Et tout en prenant conscience de l'endroit où elle était, elle sentit le rêve se déliter en elle ; il disparut dans un coin de son esprit et fila, hors de vue. Le contact des feuilles sur sa peau. Une voix, un murmure. Une odeur, on aurait dit du sang. Mais maintenant, même ça, c'était parti.
C'est alors qu'elle le sentit. Il y avait quelqu'un dans la chambre, avec elle.
Elle se redressa d'un bloc et vit Amy dans l'encadrement de la porte. Lacey jeta un coup d'œil à son réveil. Minuit pile. Elle n'avait dormi que deux heures.
— Qu'y a-t-il, mon enfant ? questionna-t-elle doucement. Ça va ?
La petite fille entra dans la chambre. Son pyjama brillait à la lumière du lampadaire, devant la fenêtre de Lacey, et son petit corps semblait drapé d'étoiles et de lunes. Lacey se demanda un instant si elle n'était pas somnambule.
— Amy, tu as fait un mauvais rêve ?
Mais elle ne répondit pas. Dans le noir, Lacey ne voyait pas son visage. Est-ce qu'elle pleurait ? Elle écarta sa couverture pour lui faire de la place.
— C'est bon, viens ici, dit-elle.
Sans un mot, Amy grimpa à côté d'elle dans l'étroit lit. Son corps répandait des ondes de chaleur, pas de fièvre, mais ce n'était pas vraiment normal quand même. Elle brûlait comme une braise.
— Il ne faut pas avoir peur, dit Lacey. Tu es en sûreté, ici.
— Je veux rester, dit la fille.
Lacey comprit qu'elle ne parlait ni de la chambre ni du lit de Lacey. Elle voulait dire rester pour toujours, vivre ici. Que répondre à cela ? Lacey serait bien obligée, lundi, de dire la vérité à sœur Arnette, elle ne pourrait pas faire autrement. Ce qui arriverait ensuite, ce qui leur arriverait à toutes les deux, elle n'en avait pas idée. Mais elle le voyait clairement, à présent : en mentant au sujet d'Amy, elle avait inexorablement lié leurs destins.
— On verra.
— Je ne le dirai à personne. Ne les laisse pas m'emmener.
Lacey frissonna.
— Qui ça, Amy ? Qui voudrait t'emmener ?
Amy ne répondit pas.
— Essaie de ne pas te tracasser, reprit Lacey.
Elle passa son bras autour de la petite fille et la serra contre elle.
— Allez, dors, maintenant. Il faut qu'on se repose.
Mais dans le noir, pendant des heures et des heures, Lacey resta les yeux grands ouverts, parfaitement réveillée.
Il était un peu plus de trois heures du matin quand Wolgast et Doyle arrivèrent à Baton Rouge, où ils prirent vers le nord et la frontière du Mississippi. Doyle avait conduit pendant la première partie du trajet, de Houston à Lafayette, pendant que Wolgast essayait de dormir. Peu après deux heures, ils s'étaient arrêtés à un Waffle House, le long de l'autoroute, et Wolgast avait pris le volant. Depuis, c'est à peine si Doyle avait bougé. Il pleuviotait, juste assez pour embrumer le pare-brise.
Au sud s'étendait le district industriel fédéral de La Nouvelle-Orléans, que Wolgast prit bien soin d'éviter. Rien que d'y penser, ça lui foutait le bourdon. Une fois, pour Mardi gras, il était venu dans le quartier historique avec ses copains de fac, et il avait été saisi par la vitalité, l'énergie sauvage, palpitante, de la ville, où tout était permis. Il avait à peine fermé l'œil pendant trois jours, pas le temps. Tôt, un matin, il s'était retrouvé à Preservation Hall – qui, malgré son nom, n'était qu'une sorte de hangar où il faisait plus chaud que dans la bouche de l'enfer –, à écouter un quartet de jazz jouer « St. Louis Blues », et il s'était rendu compte qu'il était debout depuis près de quarante-huit heures non-stop. Dans la salle surchauffée – un vrai sauna –, tout le monde dansait, se trémoussait, frappait dans ses mains avec ensemble, une foule de gens de tous les âges et de toutes les couleurs. Où, dans quel autre endroit pouvait-on écouter six vieux Noirs de quatre-vingts ans minimum jouer du jazz à cinq heures du matin ? Et puis Katrina avait frappé la ville en 2005, quelques années plus tard ç'avait été Vanessa – un cyclone de force cinq qui s'était rué vers l'intérieur des terres, précédé par des vents soufflant à trois cents kilomètres-heure, poussant devant eux une vague de dix mètres de haut –, et ç'avait été la fin de tout. Maintenant, l'endroit n'était plus qu'un gigantesque complexe pétrochimique entouré de terres inondées tellement polluées que l'eau de ses lagons contaminés vous faisait fondre la peau des mains. Personne ne vivait plus dans la ville proprement dite ; même le survol de l'espace aérien était interdit, surveillé par une escadrille d'avions de chasse qui décollaient de la base de Kessler. Toute la zone était entourée de palissades, et patrouillée par des forces de la Sécurité du territoire en tenue de combat. Au-delà du périmètre, dans un rayon de vingt kilomètres, la circonscription urbaine déployait une mer de caravanes qui avait jadis accueilli les réfugiés et servait maintenant de gigantesque zone d'entreposage humain pour les milliers de travailleurs qui faisaient bourdonner nuit et jour le complexe industriel de La Nouvelle-Orléans. Ce n'était qu'une sorte de gigantesque taudis à ciel ouvert, un croisement de camp de réfugiés et de ville frontière de l'Ouest sauvage. Les forces de l'ordre s'entendaient à reconnaître que le taux de criminalité à La Nouvelle-Orléans crevait carrément le plafond, sauf que, comme ce n'était pas une ville, officiellement, et qu'elle ne faisait partie d'aucun État, l'information ne faisait guère de vagues.
Et puis, peu avant le lever du soleil, le poste-frontière de l'État du Mississippi apparut devant eux, tel un village scintillant de lumières dans les ténèbres d'avant l'aube. Même à cette heure matinale, la file d'attente était interminable. Surtout des camions-citernes qui remontaient vers le nord, vers Saint Louis ou Chicago. Des maîtres-chiens munis de compteurs Geiger et de miroirs au bout de longs manches longeaient les files dans un sens, puis dans l'autre.
Wolgast se retrouva derrière un semi-remorque avec des garde-boue à l'effigie de Sam le Pirate, et un autocollant sur le pare-chocs proclamant : « Mon autre auto est un .38 spécial. »
À ses côtés, Doyle s'agita, se frotta les yeux, redressa le dossier de son siège et regarda autour de lui.
— C'est encore loin, papa ?
— Ce n'est qu'un poste de contrôle. Dors, va.
Wolgast déboîta, quitta la file et s'approcha du premier uniforme. Il baissa sa vitre et montra son badge.
— Agents fédéraux. Vous pouvez nous faire passer plus vite ?
Le garde n'était qu'un gamin au visage doux, constellé de boutons d'acné. Le gilet pare-balles lui donnait du coffre, mais Wolgast voyait bien que c'était un poids mouche. Il aurait dû être chez lui, se dit Wolgast, où que ça puisse être, bien au chaud sous la couette, à rêver d'une fille de son cours de maths, et pas planté sur une route du Mississippi avec quinze kilos de Kevlar sur le dos, à dorloter un fusil d'assaut dans ses petits bras.
Le garde jeta un coup d'œil désabusé à la plaque de Wolgast et eut un mouvement de tête vers l'arrière, en direction d'un bâtiment en ciment dressé sur le bas-côté de la route.
— Il va falloir que vous passiez au poste, monsieur.
Wolgast poussa un soupir agacé.
— Je n'ai pas le temps, fiston.
— Vous voulez doubler tout le monde, c'est ça ?
À cet instant, un second garde s'avança dans le faisceau des phares, un fusil en bandoulière. Il se planta face à la voiture et épaula son arme. Oh, putain, se dit Wolgast.
— Bon sang ! C'est vraiment nécessaire, tout ça ?
— Mettez vos mains sur le volant, bien en évidence ! aboya le deuxième homme.
— Bordel de merde..., fit Doyle.
Le premier garde se tourna vers celui qui approchait dans la lumière des phares. Il agita la main pour lui faire signe de baisser son fusil.
— Du calme, Duane. C'est des fédéraux.
Le deuxième type hésita, haussa les épaules et s'éloigna.
— Désolé, m'sieur. Allez juste au poste. Ils vous feront passer en vitesse.
— Y a intérêt, dit Wolgast.
Au poste, l'officier de service prit leurs papiers et les fit attendre pendant qu'il indiquait leurs numéros de matricule par téléphone à quelqu'un. Le FBI, la Sécurité du territoire, les flics de l'État et même ceux du coin, tout le monde était fiché, maintenant, et leurs déplacements suivis à la trace par le système central. Wolgast se remplit une tasse de café boueux au percolateur, trempa ses lèvres dedans avec méfiance et jeta le gobelet plein dans la corbeille. Il y avait une pancarte d'interdiction de fumer, mais la pièce puait comme un vieux cendrier. La pendule murale indiquait un peu plus de six heures du matin. Encore une heure, et le soleil se lèverait.
L'officier de permanence revint vers le comptoir avec leurs papiers. C'était un type banal, plutôt pas mal, qui portait l'uniforme gris cendré de la Sécurité du territoire.
— C'est bon, messieurs. On va vous laisser reprendre votre balade. Juste une chose : le système dit que vous avez une réservation sur un vol pour Denver, ce soir. Ce n'est qu'une erreur, probablement, mais il faut que je remette ça d'équerre.
Wolgast avait une réponse toute prête.
— On avait une réservation. On a été redirigés vers Nashville pour ramasser un témoin fédéral.
Le type réfléchit un instant, hocha la tête et entra l'information dans son ordinateur.
— Eh ben, c'est rude. Ils auraient pu vous faire prendre l'avion. Ça fait bien mille huit cents kilomètres.
— M'en parlez pas. Enfin, on obéit aux ordres.
— Amen, mon frère.
Ils récupérèrent leur voiture, et un garde les guida vers la sortie. Quelques instants plus tard, ils étaient de nouveau sur l'autoroute.
— Nashville ? fit Doyle.
Wolgast acquiesça d'un hochement de tête, les yeux rivés sur la route, devant eux.
— Réfléchis. Sur l'I-55, il y a des postes de contrôle en Arkansas et dans l'Illinois, un juste au sud de Saint Louis et un entre Normal et Chicago. Alors que si on prend la 40 vers l'est, à travers le Tennessee, le premier poste est à l'autre bout de l'État, à l'échangeur de l'I-40 et de la 75, et comme c'est le dernier poste de contrôle entre ici et Nashville, le système ne saura jamais qu'on n'y est pas arrivés. On peut procéder au ramassage à Memphis, retourner dans l'Arkansas, éviter le poste de contrôle d'Oklahoma en faisant le détour par Tulsa, reprendre la 70 au nord de Wichita, et retrouver Richards à la frontière du Colorado. Un poste de contrôle entre ici et Telluride, mais Sykes peut s'en occuper. Et ni vu ni connu, personne ne saura qu'on a mis les pieds à Memphis.
Doyle fronça les sourcils.
— Et le pont sur la 40 ?
— Il va falloir l'éviter aussi, mais c'est assez facile. À quatre-vingts kilomètres au sud de Memphis, il y a un autre pont plus ancien sur le fleuve, qui mène vers une autoroute d'État du côté de l'Arkansas. Les gros camions-citernes qui remontent de La Nouvelle-Orléans ne peuvent pas l'emprunter, alors il n'y a que des véhicules personnels, et le passage est plus ou moins automatisé. Le scanner de codes-barres nous repérera, de même que les caméras, mais ce sera facile à régler par la suite, si nécessaire. Ensuite nous n'aurons qu'à remonter vers le nord, et reprendre l'I-40 au sud de Little Rock.
Ils continuèrent. Wolgast pensa un instant à allumer la radio, peut-être pour capter la météo, puis il se ravisa ; il était encore en forme, malgré l'heure, et il avait besoin de toute sa concentration. Quand le ciel pâlit, devint gris, ils étaient un peu au nord de Jackson, et ils roulaient bien. La pluie cessa, puis reprit. Autour d'eux, le sol montait en douces ondulations comme une houle, au large. Il avait l'impression que plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le message de Sykes, mais il n'arrêtait pas d'y penser.
« Sujet de sexe féminin. Type caucasien. Amy NFI. Intraçable. 20323 Poplar Ave, Memphis, Tennessee. Récupération avant samedi midi, dernier délai. Aucun contact. PDV. Sykes. »
PDV : pas de vagues.
« Ne vous contentez pas d'attraper un fantôme, agent Wolgast. Soyez un fantôme. »
— Vous voulez que je vous relaie ? demanda Doyle, rompant le silence, et Wolgast devina à sa voix qu'il pensait à la même chose que lui : Amy NFI. Qui pouvait bien être Amy NFI ?
Il secoua la tête. Autour d'eux, les premières lueurs du jour s'étendaient sur le delta du Mississippi comme une couverture trempée. Il actionna le bouton des essuie-glaces pour chasser la brume.
— Non, répondit-il. Ça va.