12.

Il était mort, c'était un fait. Que Wolgast acceptait, comme il acceptait tous les phénomènes naturels. Quand tout serait fini – quelle que soit la façon dont ça finirait –, Richards l'emmènerait dans une pièce, quelque part, porterait sur lui le même regard froid qu'il avait jeté sur Price et Kirk – comme s'il se livrait à un simple exercice de précision, visant une bille au billard ou lançant une boule de papier chiffonné dans la corbeille –, et ce serait fini.

Pour ça, Richards le ferait peut-être sortir. Wolgast espérait que ça se passerait dehors, dans un endroit où il pourrait voir les arbres et sentir le soleil sur sa peau avant que Richards lui tire une balle dans la tête. Peut-être même que Wolgast le lui demanderait : Ça ne vous ennuierait pas ?. Si ça ne vous ennuie pas trop, j'aimerais regarder les arbres.

Il y avait vingt-sept jours qu'il était dans le Complexe. D'après ses calculs, c'était la troisième semaine d'avril. Il ne savait pas où était Amy. Doyle non plus, d'ailleurs. Ils avaient été séparés à la minute où ils s'étaient posés, Amy emmenée par Richards et un groupe de soldats armés, Wolgast et Doyle escamotés par une clique à eux, avant d'être séparés à leur tour. Personne ne l'avait débriefé, ce qui lui avait d'abord paru bizarre, et puis au fur et à mesure que le temps passait, Wolgast avait compris pourquoi. Rien de tout ça n'avait officiellement eu lieu. Personne ne le débrieferait parce que cette histoire n'était que ça, une histoire. Restait une seule question qui l'intriguait : pourquoi Richards ne l'avait-il pas encore supprimé ?

La chambre dans laquelle il était enfermé ressemblait à la piaule d'un motel bon marché, en plus spartiate : pas de tapis par terre, pas de rideaux à l'unique fenêtre, un mobilier lourd, fonctionnel, boulonné au sol. Une salle de bains pas plus grande qu'un placard, au sol froid comme la glace. Un paquet de fils, au mur, à l'endroit où il y avait eu un poste de télévision. La grosse porte qui donnait sur le couloir s'ouvrait de l'extérieur avec un bourdonnement. Ses seuls visiteurs étaient les hommes qui lui apportaient ses repas : des types imposants, silencieux, en combinaison marron sans signe distinctif, qui lui laissaient ses plateaux sur la petite table devant laquelle il passait le plus clair de son temps, à attendre. Et probablement que Doyle faisait la même chose, en supposant que Richards ne l'ait pas déjà éliminé.

Il n'y avait quasiment rien à voir par la fenêtre, juste une forêt de pins, déserte, mais Wolgast se levait parfois et regardait au-dehors pendant des heures. Le printemps arrivait. Les bois étaient détrempés par la neige fondue, et partout se faisaient entendre des bruits d'eau – de l'eau qui dégoulinait des toits et des branches, qui coulait dans les gouttières. En se mettant sur la pointe des pieds, derrière les arbres Wolgast devinait une barrière le long de laquelle patrouillaient des silhouettes. Une nuit, au début de sa quatrième semaine de détention, un orage avait déversé des trombes d'eau. Une tempête d'une force quasiment biblique. Le tonnerre avait grondé toute la nuit sur les montagnes, et le matin, quand il avait regardé par la fenêtre, il avait vu que l'hiver était fini, chassé par la pluie.

Au début, il avait essayé de parler aux hommes qui lui apportaient ses plateaux, et un jour sur deux, de quoi se changer, un pyjama d'hôpital et des pantoufles propres. Il avait tenté de leur demander leur nom, mais aucun n'avait prononcé ne fût-ce qu'un mot en réponse. Ils avançaient lourdement, faisaient des mouvements maladroits et imprécis, le visage gourd, inexpressif, comme des morts-vivants de cinéma. Des cadavres gémissants qui convergeaient autour d'une ferme en trébuchant, portant les uniformes en lambeaux de leur vie oubliée : il adorait ces films quand il était gamin, sans comprendre à quel point ils étaient réels. Qu'étaient ces morts-vivants, se demandait Wolgast, sinon une métaphore de la démarche titubante de l'âge mûr ?

Il se disait que la vie de l'individu pouvait se résumer à une longue série d'erreurs, et que la fin, lorsqu'elle survenait, n'était peut-être qu'une péripétie de plus dans un enchaînement de mauvaises décisions. Le truc, c'est qu'en fait, la plupart de ces erreurs, on les devait aux autres. Allez savoir pourquoi, on adoptait leurs mauvaises idées, on les faisait siennes. C'était la vérité qu'il avait découverte sur le manège avec Amy, même si cette idée se cristallisait en lui depuis un moment, près d'une année, en fait. Wolgast avait tout le temps d'y réfléchir maintenant. On ne pouvait pas regarder dans les yeux un homme comme Anthony Carter sans comprendre comment ça marchait. C'était comme si, cette nuit-là, dans l'Oklahoma, il avait eu sa première véritable idée depuis des années. La première depuis Lila, depuis Eva. Eva qui était morte trois semaines avant son premier anniversaire, et depuis ce jour, il arpentait la terre comme les morts-vivants, ou comme un homme qui aurait porté un fantôme, le vide qu'il avait dans les bras à la place d'Eva. C'est pour ça qu'il s'en sortait si bien avec Carter et les autres : il était exactement comme eux.

Il se demandait où était Amy, ce qui lui arrivait. Il espérait qu'elle n'était pas toute seule et terrifiée. Il faisait plus que l'espérer, il se le répétait de façon obsessionnelle, comme un mantra, essayant de faire que ça devienne vrai par la seule puissance de son esprit. Il se demandait s'il la reverrait jamais, et à cette idée, il se levait de sa chaise et allait regarder par la fenêtre, comme s'il allait l'apercevoir dehors, dans les ombres mouvantes des arbres. Et les heures succédaient aux heures, le passage du temps uniquement marqué par le changement de lumière, à la fenêtre, et les allées et venues des hommes avec ses plateaux repas, auxquels il touchait à peine. Toute la nuit, il dormait d'un sommeil sans rêve qui le laissait hébété, le matin, les bras et les jambes aussi lourds que du plomb. Il se demandait combien de temps il avait devant lui.

Et puis, le matin du trente-quatrième jour, quelqu'un vint le trouver. C'était Sykes, sauf que ce n'était plus le même homme. Celui qu'il avait rencontré un an plus tôt était tiré à quatre épingles. Le Sykes qu'il avait en face de lui donnait l'impression d'avoir couché sous les ponts avec son uniforme chiffonné et taché ; il n'était pas rasé et il avait les yeux injectés de sang comme après quelques rounds contre un démolisseur. Il s'assit lourdement à la table de Wolgast, croisa les mains et s'éclaircit la gorge.

— Je viens vous demander une faveur.

Wolgast n'avait pas prononcé un mot depuis plusieurs jours. Lorsqu'il essaya de répondre, sa gorge lui fit l'impression d'être quasiment coincée ; sa voix retentit à ses propres oreilles comme un croassement.

— Je vous en ai assez accordé, des faveurs.

Sykes inspira profondément. Il répandait une odeur aigre de sueur séchée et de vieux polyester. Pendant un moment, il parcourut la petite pièce du regard.

— Tout ça doit vous paraître un peu... ingrat. Je le reconnais.

— Allez vous faire foutre, lâcha Wolgast, avec un plaisir infini.

— Agent Wolgast, je suis venu vous parler de la fille.

— Elle s'appelle Amy, répondit Wolgast.

— Je sais. Je sais beaucoup de choses sur elle.

— Elle a six ans. Elle aime les crêpes et les manèges. Elle a un lapin en peluche appelé Peter. Vous êtes un enfoiré totalement dépourvu de conscience, vous savez, Sykes ?

Sykes tira une enveloppe de la poche de sa vareuse et la posa sur la table. Elle contenait deux photos. Une photo d'Amy prise, supposa Wolgast, au couvent ; probablement celle qui avait été diffusée lors de l'alerte enlèvement. La deuxième était une photo d'annuaire de lycée. La jeune femme de la photo était visiblement la mère d'Amy. Les mêmes cheveux noirs, le même visage finement ciselé, les mêmes yeux mélancoliques, pourtant emplis, à l'instant où le diaphragme s'était ouvert, d'une lueur d'espoir. Qui était cette fille ? Avait-elle des amis, une famille, un petit ami ? Une matière préférée à l'école ? Un sport de prédilection, dans lequel elle excellait ? Avait-elle des secrets, une histoire à elle, que personne ne connaissait ? Qu'attendait-elle de la vie ? Elle était tournée de trois quarts par rapport à l'objectif et regardait par-dessus son épaule droite, portant ce qui ressemblait à une robe de fête de fin d'année, bleu pâle, qui dénudait ses épaules. Sous la photo, il y avait une légende : « Lycée du groupe scolaire de Mason, Iowa. »

— Sa mère était une prostituée. La nuit avant d'abandonner Amy au couvent, elle avait abattu un micheton devant la résidence d'une fraternité étudiante. Juste pour information.

Wolgast eut envie de demander : Et alors ? Qu'est-ce qu'Amy y peut ? Mais l'image de la femme de la photo – pas vraiment une femme, juste une gamine, d'ailleurs – doucha sa colère. Sykes ne lui disait peut-être même pas la vérité. Il reposa le cliché.

— Qu'est-elle devenue ?

Sykes haussa les épaules.

— Personne ne le sait. Elle a disparu.

— Et les bonnes sœurs ?

Une ombre passa sur le visage de Sykes. Wolgast comprit qu'il avait fait mouche sans le vouloir. Seigneur, se dit-il. Les bonnes sœurs aussi ? Et qui ? Richards, ou un autre ?

— Je ne sais pas, répondit Sykes.

— Je voudrais que vous voyiez la tête que vous faites, dit Wolgast. Bien sûr, que vous le savez.

Sykes ne prononça pas une parole de plus sur la question, son silence signifiant : La discussion est close. Il se frotta les yeux, remit les photos dans l'enveloppe et la rangea.

— Où est-elle ?

— Agent, le problème, c'est que...

Où est Amy ?

Sykes s'éclaircit à nouveau la gorge.

— C'est justement pour ça que je suis là, dit-il. La faveur que j'ai à vous demander. Il se pourrait qu'Amy soit mourante.

Wolgast avait interdiction de poser des questions. Interdiction de parler à qui que ce soit, de regarder autour de lui ou de quitter le champ de vision de Sykes. Deux soldats lui firent traverser le Complexe, dans la lumière mouillée du matin. Un souffle printanier planait dans l'air. Après ces cinq semaines, ou presque, où il était resté cloîtré dans sa chambre, il se surprit à respirer avidement, à grandes goulées. Le soleil lui faisait mal aux yeux.

Une fois au Chalet, Sykes lui fit prendre un ascenseur jusqu'au quatrième sous-sol. Ils se retrouvèrent dans un couloir blanc, vide et nu comme un couloir d'hôpital. Ils devaient être à une quinzaine de mètres sous terre, peut-être plus, se dit Wolgast. Il ignorait ce que Sykes et ses sbires gardaient là, dans ces profondeurs, mais ils avaient l'air de tenir à ce qu'une épaisse couche de terre le sépare du monde de la surface. Ils arrivèrent devant une porte marquée « Laboratoire principal », que Sykes franchit sans ralentir le pas. D'autres portes, et ils arrivèrent devant celle qui intéressait Sykes. Il glissa une carte dans un lecteur et l'ouvrit.

Wolgast se retrouva dans une espèce de salle d'observation. De l'autre côté d'une large vitre, dans une lumière bleue, tamisée, la petite forme d'Amy était allongée, seule, sur un lit d'hôpital. Elle avait une perfusion, mais c'était tout. À côté d'elle, un fauteuil en plastique. À des rails, au plafond, étaient accrochés des tuyaux enroulés comme des ressorts, codés par couleur. En dehors de cela, la pièce était vide.

— C'est lui ?

Wolgast se retourna et vit un homme qu'il n'avait pas remarqué. Il portait une blouse sur un pyjama vert d'hôpital comme celui de Wolgast.

— Agent Wolgast, le docteur Fortes.

Ils se saluèrent d'un hochement de tête, sans une poignée de main. Fortes était jeune, même pas trente ans. Wolgast se demanda s'il était docteur en médecine ou en autre chose. Comme Sykes, il avait l'air épuisé, physiquement au bout du rouleau. Il avait la peau grasse, et il n'aurait pas volé un coup de rasoir et une coupe de cheveux. Ses lunettes donnaient l'impression de ne pas avoir été essuyées depuis un mois.

— On lui a implanté une puce. Qui envoie les données à la console, ici.

Fortes les lui montra : rythme cardiaque, respiration, tension, température. Amy avait trente-neuf de fièvre.

— Où ça ?

— Quoi donc ? demanda le docteur, une lueur d'incompréhension dans le regard.

— La puce, où est-elle ?

— Oh.

Fortes jeta un coup d'œil à Sykes, qui acquiesça, et porta la main à la base de son propre cou.

— Sous-cutanée, entre les troisième et quatrième vertèbres cervicales. La source d'énergie est une petite merveille de technologie. Une minuscule pile atomique, en fait. Comme celles qui équipent les satellites, en plus petit.

Une petite merveille. Wolgast eut un frisson. Une merveille de pile atomique dans le cou d'Amy. Il se tourna vers Sykes qui le regardait d'un air vaguement circonspect.

— C'est ça qui est arrivé aux autres ? Carter et les autres ?

— C'étaient des... préliminaires, répondit Sykes.

— Préliminaires ? Et de quoi ?

Il marqua une pause.

— D'Amy.

Fortes lui expliqua la situation : Amy était dans le coma, personne n'avait prévu ça ; en plus elle avait trop de fièvre, et depuis trop longtemps ; ses constantes rénales et hépatiques étaient mauvaises.

— Nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être lui parler, dit Sykes. Ça aide parfois les patients dans un état d'inconscience prolongée. Doyle nous dit qu'elle a... une sorte de lien avec vous.

La chambre d'Amy était séparée de la salle d'observation par un double sas. Sykes et Fortes firent entrer Wolgast dans une première pièce. Une combinaison biologique orange était accrochée au mur, le casque vide penché en avant, comme un homme au cou cassé. Sykes lui expliqua comment ça marchait.

— Après l'avoir l'enfilée, il faut sceller tous les joints avec du ruban adhésif. Les tuyaux du plafond doivent être reliés aux valves, à la base du casque. Il y a un code de couleurs, alors ça devrait aller tout seul. En ressortant, il faudra vous doucher avec le costume et recommencer sans. Il y a des instructions, au mur.

Wolgast s'assit sur le banc, commença à enlever ses couvre-bottes, et s'arrêta.

— Non, dit-il.

Sykes le regarda et fronça les sourcils.

— Non quoi ?

— Non, je ne mettrai pas ça.

Il se retourna et regarda Sykes bien en face.

— Si elle se réveille et me voit dans ce scaphandre spatial, ça ne l'aidera pas. Si vous voulez que j'entre là-dedans, j'y vais comme ça.

— Ce n'est pas une bonne idée, l'avertit Sykes.

Mais sa décision était irrévocable.

— Sans scaphandre ou je ne marche pas.

Sykes regarda Forbes, qui haussa les épaules.

— Ça pourrait être... intéressant. En théorie, le virus devrait être inactivé, maintenant. D'un autre côté, s'il ne l'est pas...

— Le virus ?

— J'imagine que vous ne tarderez pas à être fixé, répondit Sykes. Laissez-le entrer. Je prends ça sur moi. Et vous, agent Wolgast, une fois dedans, vous serez dedans. Je ne peux rien vous garantir. C'est clair ?

Oui, c'était clair. Sykes et Fortes sortirent du sas. Wolgast se rendit compte qu'il ne s'attendait pas à ce qu'ils acceptent. À la dernière seconde, il les rappela :

— Où est son sac à dos ?

Fortes et Sykes échangèrent encore un regard éloquent.

— Attendez-moi ici, dit Sykes.

Il revint quelques minutes plus tard avec le sac à dos d'Amy. Wolgast ne l'avait jamais vraiment regardé de près. Les Super Nanas : trois filles réalisées dans une espèce de plastique souple collé sur la toile brute du sac, volant dans l'air, le poing levé. Wolgast l'ouvrit ; certains des objets qui avaient appartenu à Amy manquaient, comme sa brosse à cheveux, mais Peter était encore dedans.

Il regarda Fortes droit dans les yeux.

— Comment je saurai si le virus n'est pas... inactivé ?

— Oh, vous le saurez, répliqua Fortes.

Ils refermèrent la porte hermétiquement derrière lui. Wolgast sentit que la pression chutait. Au-dessus de la deuxième porte, la lumière passa du rouge au vert. Wolgast tourna la poignée et entra dans une deuxième pièce, plus longue que la première, avec une grosse bonde dans le sol et une pomme de douche aussi grosse qu'un tournesol, actionnée par une chaîne en métal.

Dans cette deuxième pièce, la lumière était différente. Elle avait une teinte bleutée, comme le crépuscule d'automne. Les instructions dont Sykes lui avait parlé étaient affichées sur le mur : une longue liste d'étapes dont la dernière consistait à se mettre, nu comme un ver, debout au-dessus de la bonde, à se rincer la bouche et les yeux, puis à se gargariser et à cracher. Une caméra était braquée sur lui, depuis un coin du plafond.

Il s'immobilisa devant la deuxième porte. La lumière au-dessus était rouge. Un clavier était fixé au mur. Comment allait-il l'ouvrir ? C'est alors que la lumière passa du rouge au vert, comme la première – Sykes commandait le système du dehors.

Il s'arrêta avant d'ouvrir la porte. Une porte d'acier brillant, apparemment lourde. Comme une porte de salle des coffres ou une écoutille de sous-marin. Il ne pouvait dire au juste pourquoi il avait refusé de mettre le scaphandre. La décision lui paraissait maintenant un peu précipitée. Était-ce pour Amy, comme il l'avait dit ? Ou pour extorquer à Sykes une information, si dérisoire fût-elle ? D'une façon ou d'une autre, ça lui avait paru juste, sur le coup.

Il tourna la poignée, sentit ses tympans claquer alors que la pression chutait de nouveau. Il inspira profondément, garda l'air dans ses poumons, et franchit le seuil.

Grey n'avait pas idée de ce qui se passait. Depuis des jours et des jours, il se présentait à son poste, il prenait l'ascenseur qui descendait au moins quatre – il ne lui était rien arrivé après cette fameuse nuit ; Davis l'avait couvert –, il se changeait dans le vestiaire, il faisait son boulot, il nettoyait les couloirs et les toilettes, et puis il entrait dans la salle de confinement et il en ressortait six heures plus tard.

Rien que de très normal, sauf que ces six heures étaient un grand blanc, comme un tiroir vide dans son cerveau. Il faisait apparemment tout ce qu'il était censé faire, remplir ses rapports, actionner les commandes des portes, déplacer les cages à lapins, les faire entrer et sortir, il devait même échanger quelques mots avec Pujol ou les autres techniciens qui allaient et venaient. Et pourtant, il ne se rappelait absolument rien. Il glissait sa carte dans le lecteur pour entrer dans la salle d'observation, et l'instant d'après, c'était fini, il était ressorti.

Il y avait tout de même des petites choses qui affleuraient, des détails fugitifs, évanescents et en même temps éclatants, des bribes de données enregistrées dans sa mémoire, comme des confettis qui auraient accroché la lumière. Pas des images, rien d'aussi clair et net, c'était beaucoup plus insaisissable : il était assis au réfectoire ou dans sa chambre, ou bien il traversait le Complexe pour aller au Chalet, quand un goût remontait comme une bulle de son arrière-gorge, et il avait une drôle de sensation juteuse dans les dents. Parfois, c'était tellement frappant qu'il s'arrêtait net. Dans ces moments-là, il pensait à des choses bizarres, inattendues, souvent en rapport avec Ours Brun. Comme si ce goût dans la bouche appuyait sur un bouton qui faisait revenir des souvenirs de son vieux chien. Auquel, pour dire la vérité, il n'avait pas beaucoup pensé depuis des années, jusqu'à une époque toute récente, jusqu'à cette nuit où il avait fait ce rêve en confinement, et dégueulé par terre.

Brun-Brun et son haleine fétide. Brun-Brun traînant en haut des marches du porche une bête crevée, un opossum ou un raton laveur. Cette fois-là, il était tombé sur un nid de lapins sous la caravane, des petites boules de peau couleur pêche, qui n'avaient même pas encore de poils, et il les avait dévorés l'un après l'autre, faisant éclater leurs petits crânes entre ses molaires, comme un gamin au cinéma avec un carton de pop-corn.

Le plus bizarre, c'est qu'il ne pouvait pas dire avec certitude si Ours Brun l'avait vraiment fait.

Il se demanda s'il était malade. L'affichette au-dessus du poste de garde, au moins trois, le mettait mal à l'aise comme jamais. Elle semblait s'adresser tout particulièrement à lui. « N'importe lequel des symptômes suivants... » Un matin, en revenant du petit déjeuner, il avait eu une sorte de chatouillis au fond de la gorge, comme s'il couvait un rhume ; avant d'avoir eu le temps de dire ouf, il avait éternué fortement dans sa main. Et depuis il avait un peu la goutte au nez. Cela dit, c'était le printemps, maintenant, il faisait encore froid la nuit, mais il faisait dans les dix ou quinze degrés l'après-midi, et tous les arbres commençaient à bourgeonner, une faible teinte verdâtre éclaboussait les montagnes. Or il avait toujours été allergique.

Et puis il y avait le silence. Grey avait mis un moment à remarquer ce que c'était. Personne ne disait rien, pas seulement les gars du nettoyage, qui n'étaient pas très loquaces, de toute façon, mais aussi les techniciens, les soldats et les docteurs. Ce n'était pas arrivé tout d'un coup, en l'espace d'une journée, ou même d'une semaine ; lentement, avec le temps, un silence étouffé s'était établi sur tout le site, se refermant dessus comme un couvercle. Grey avait toujours été plutôt du genre à écouter – comme Wilder, le psy de la prison, le lui avait dit : « Grey, vous avez une bonne écoute. » Dans son esprit, c'était un compliment, mais surtout Wilder était amoureux de sa propre voix et ravi d'avoir un public. Quoi qu'il en soit, le bruit des voix humaines lui manquait. Un soir, au réfectoire, il avait compté trente hommes penchés sur leur plateau, et pas un seul ne pipait mot. Certains ne mangeaient même pas, ils étaient juste assis là, sur leur chaise, peut-être une chope de thé ou de café entre les mains, à regarder dans le vide. L'air à moitié vaseux.

Au moins, côté sommeil, ça marchait pour Grey. Il dormait, dormait, dormait, et quand son réveil sonnait à cinq heures du matin, ou midi, si – qu'il s'en souvienne ou non – il était de l'équipe de nuit, il se retournait dans son lit, allumait une clope du paquet posé sur sa table de nuit et restait tranquille pendant quelques minutes à essayer de déterminer s'il avait rêvé ou non. Et il pensait que non.

Puis un matin, il était au réfectoire devant son petit déjeuner – pain perdu nageant dans le beurre, deux œufs, trois saucisses et un bol de gruau par-dessus le marché ; s'il était malade, en tout cas ça ne lui coupait pas l'appétit –, et il levait la tête pour avaler la première bouchée, un bout de pain dégoulinant à deux centimètres de la bouche, quand il vit Paulson. Assis juste en face de lui, à deux tables de là. Il l'avait aperçu une ou deux fois depuis leur conversation, mais pas de près, pas comme ça. Paulson était devant une platée d'œufs à laquelle il n'avait pas touché. Il avait vraiment une sale gueule. La peau de son visage était tellement tendue sur ses os qu'on aurait dit qu'ils allaient la crever. L'espace d'un instant, juste une seconde, leurs regards se croisèrent.

Paulson détourna les yeux.

Cette nuit-là, quand il prit son poste, Grey demanda à Davis :

— Vous connaissez ce type, Paulson ?

Davis le rigolard n'était pas lui-même, ces temps-ci. Finis, les blagues, les revues cochonnes et même les écouteurs d'où suintaient des bribes de musique. Grey se demandait ce que Davis pouvait bien faire toute la nuit à son bureau ; cela dit, Grey ne savait pas non plus ce qu'il fabriquait lui-même toute la nuit.

— Quoi, qu'est-ce qu'il a ?

La question de Grey s'arrêta sur ses lèvres. Il ne savait plus ce qu'il voulait lui demander.

— Oh, rien. Je me demandais si vous le connaissiez, c'est tout.

— Un bon conseil : évite ce sale con.

Grey descendit au sous-sol et se mit au boulot. Ce n'est que plus tard, alors qu'il récurait les toilettes du moins quatre, qu'il pensa à la question qu'il voulait poser.

De quoi a-t-il tellement peur ?

De quoi tout le monde a-t-il tellement peur ?

Ils l'appelaient le Douze. Ni Carter, ni Anthony, ni Tone. De toute façon, il était tellement malade, maintenant, allongé tout seul dans le noir, que ces noms, la personne qu'ils désignaient, semblaient concerner quelqu'un d'autre, un individu totalement distinct de lui. Un individu qui était mort, laissant à sa place cette forme malade, qui se tordait de douleur.

La maladie paraissait pour toujours. C'est le mot qui lui venait à l'esprit. Pas que la maladie durerait toujours, non, plutôt que la maladie était le temps même. Comme si l'idée de temps était à l'intérieur de lui, dans chaque cellule de son corps, et que le temps n'était pas un océan, contrairement à ce que quelqu'un lui avait dit une fois, mais un million de flammèches qui ne s'éteindraient jamais. La pire sensation du monde. Quelqu'un lui avait dit qu'il se sentirait bientôt mieux, beaucoup mieux. Il s'était cramponné un moment à ces paroles. Il savait à présent que c'était un mensonge.

Il avait vaguement conscience de mouvements autour de lui, d'allées et venues, de piqûres et de pincements, d'hommes en combinaison spatiale. Il aurait voulu de l'eau, juste une gorgée d'eau pour étancher sa soif, mais quand il en demandait, il n'entendait aucun son sortir de ses lèvres, rien que le rugissement et le tintement de ses oreilles. Ils lui avaient pris beaucoup de sang. Des litres et des litres, à ce qu'il lui semblait. L'homme appelé Anthony avait vendu son sang de temps à autre ; il serrait le poing et il regardait la poche se remplir de son sang, surpris par sa densité, sa riche couleur rouge, son aspect vivant. Jamais plus de quatre cent cinquante millilitres, et puis ils lui donnaient les biscuits et les billets pliés, et ils le renvoyaient. Maintenant, les hommes en combinaison en remplissaient des poches et des poches, et le sang était différent, il n'aurait pas su dire en quoi. Le sang dans son corps était vivant, mais il pensait que ce n'était plus seulement le sien. Il appartenait à quelqu'un, quelque chose d'autre.

Ç'aurait été bon de mourir désormais.

Mme Wood le savait. Et pas seulement pour elle, pour Anthony aussi. Et quand il pensait à ça, pendant une seconde, il redevenait Anthony. C'était bon de mourir. Ça avait quelque chose de léger, de lâcher prise, comme l'amour.

Il essaya de se cramponner à cette pensée, la pensée qui faisait qu'il était encore Anthony, mais elle lui échappait, peu à peu, comme une corde qui lui filait lentement entre les mains. Combien de jours avaient passé, il n'aurait su le dire ; il lui arrivait quelque chose, mais ça n'arrivait pas assez vite pour les hommes en scaphandre. Ils en parlaient et ils en reparlaient, en le pinçotant, en le palpant, en lui prenant encore du sang. Et il entendait autre chose aussi, à présent : un léger murmure, comme des voix, sauf que ça ne venait pas des hommes en scaphandre. Les bruits semblaient venir de très loin, et de l'intérieur de lui en même temps. Pas des mots qu'il connaissait, mais des mots quand même ; c'était une langue qu'il entendait, avec un ordre, un sens et un esprit, et pas qu'un seul esprit : douze. Douze, mais il y en avait un qui était plus que les autres, pas plus fort, non, davantage. Cette voix-là, et puis derrière, les autres, douze en tout. Elles lui parlaient, elles l'appelaient ; elles savaient qu'il était là. Elles étaient dans son sang, et elles étaient pour toujours aussi.

Il aurait voulu répondre.

Il ouvrit les yeux.

— Fermez la grille ! s'écria une voix. Il flippe !

Les sangles n'étaient rien, guère plus que du papier. Les rivets jaillirent de la table et filèrent à l'autre bout de la pièce. D'abord ses bras, et puis ses jambes. La pièce était plongée dans le noir, mais rien n'échappait à sa vue, parce que le noir faisait partie de lui, maintenant. Et tout au fond de lui, une grande faim dévorante se déploya. Manger le monde même. Le prendre tout entier en lui, en être empli, ne plus faire qu'un avec lui. Rendre le monde éternel, comme il l'était.

Un homme courait vers la porte.

Anthony lui tomba dessus très vite, d'en haut. Un cri, et l'homme fut réduit au silence, en lambeaux humides, par terre. La chaleur magnifique du sang ! Il but et but encore.

Celui qui lui avait dit qu'il se sentirait bientôt mieux ne lui avait pas menti, finalement.

Anthony Carter ne s'était jamais senti aussi bien de sa vie.

Pujol, ce sale crétin, était mort.

Trente-six jours. C'était le temps qu'il avait fallu à Carter pour se mettre à flipper. Le délai le plus long depuis qu'ils avaient commencé. Mais Carter était, de la série, celui qui avait reçu la forme la plus atténuée du virus, la dernière étape avant l'obtention de la forme finale. Celle que la fille avait reçue.

Personnellement, Richards n'en avait rien à fiche de la gamine, qu'elle survive ou non, qu'elle vive éternellement ou qu'elle meure dans les cinq minutes. En cours de route, elle était devenue hors sujet pour les Armes spéciales. Ils avaient fait venir Wolgast auprès d'elle, et il lui parlait dans l'espoir de la faire sortir du coma. Jusque-là, il allait bien, mais si la fille mourait, ça ne ferait pas un poil de différence.

Bon Dieu, à quoi pensait Pujol ? Il y avait des jours qu'ils auraient dû abaisser la grille. Enfin, au moins, maintenant, ils savaient de quoi ces créatures étaient capables. Le rapport de Bolivie le disait déjà, mais c'était autre chose de le voir de ses propres yeux, de regarder la bande vidéo de Carter, ce gringalet avec un QI de quatre-vingts tout mouillé et qui avait peur de son ombre, s'élever de six mètres en l'air, si vite que c'était comme s'il ne se déplaçait pas dans l'espace mais le contournait, et ouvrir un bonhomme du bas-ventre à la pomme d'Adam comme une lettre qu'il aurait eu hâte de lire. Le temps que tout soit fini – deux secondes, environ –, ils avaient repoussé Carter dans un coin avec les projecteurs, et laissé tomber la grille.

Ils avaient les douze, maintenant, treize en comptant Fanning. Richards avait fini son boulot, ou quasiment. L'ordre venait d'arriver. Le projet Noé passait à la phase lancement. D'ici huit jours, les fluos seraient envoyés à White Sands. Après, ce ne serait plus son affaire.

Les « charges pénétrantes dernier cri », c'est comme ça que Cole les appelait, tout au début, alors que ce n'était qu'une théorie – avant la Bolivie, Fanning et tout le reste. « Imaginez ce qu'un de ces trucs pourrait faire, disons dans les grottes de montagnes du nord du Pakistan, dans le désert de l'est de l'Iran, ou dans les bâtiments dévastés de la zone franche de Tchétchénie. Imaginez ça comme un bon lavement, un nettoyage de l'intérieur. »

Cole aurait peut-être fini par ouvrir les yeux. Mais il n'était plus là, et l'idée avait acquis une vie propre. Tant pis si ça violait au moins une demi-douzaine de traités internationaux. Tant pis si c'était à peu près l'idée la plus stupide que Richards ait entendue de sa vie. Du bluff, probablement, mais les bluffs de ce genre avaient une façon bien à eux de tourner en eau de boudin. Qui pouvait espérer sérieusement, une putain de seconde, cantonner ces trucs aux grottes du nord du Pakistan ?

Sykes lui inspirait de la compassion, et il s'en faisait pour lui. Le type était une épave. Il avait à peine mis le nez hors de son bureau depuis l'ordre des Armes spéciales. Quand Richards lui avait demandé si Lear était au courant, il avait eu un long rire affreux à entendre. « Pauvre type, avait-il dit. Il croit encore qu'il essaie de sauver le monde. Sauf que, vu la façon dont les choses sont en train de tourner, le monde pourrait bien avoir besoin d'être sauvé, finalement. Je n'arrive pas à croire qu'on ait seulement pu envisager ça. »

Les fluos devaient être transportés en camions blindés jusqu'à Grand Junction, puis par le train jusqu'à White Sands. Quant à Richards, une fois que tout ça serait terminé, il projetait sérieusement d'acheter une propriété, disons dans le nord du Canada.

Les gars du nettoyage seraient les premiers à partir. Avec les techniciens et la plupart des soldats, en commençant par les plus déjantés, comme Paulson. Après l'incident sur le quai de chargement, Richards avait jeté un coup d'œil à son dossier. Paulson, Derrick G. Vingt-deux ans. Enrôlé à la sortie du lycée de Glastonbury, Connecticut. Une année dans le désert, puis retour au pays. Pas de condamnation, et le type était futé : un QI de cent trente-six. Il aurait pu aller à l'université, ou même faire une école d'aspirants officiers. Il y avait maintenant vingt-trois mois qu'il était sur le site. Deux rappels à l'ordre pour avoir piqué un roupillon alors qu'il était de garde, et une fois pour avoir fait un usage non autorisé du mail, mais c'était tout.

Ce qui l'ennuyait, c'était que Paulson savait, ou croyait savoir. Richards l'avait tout de suite senti. Pas à cause d'une chose qu'il avait dite ou faite, non, mais à voir la tête que faisait Carter quand Richards avait ouvert la porte du van, comme si le pauvre type avait vu un fantôme, ou pire. Personne, en dehors de l'équipe scientifique et des gars de l'entretien, ne mettait les pieds au moins quatre. Comme ils n'avaient rien d'autre à faire que de rester plantés dans la neige, il était inévitable que les enrôlés se livrent à un certain nombre de conjectures ahurissantes, et les conversations allaient bon train au réfectoire. Mais Richards avait la certitude viscérale que ce que Paulson avait dit n'était pas que des racontars.

Peut-être que Paulson rêvait. Peut-être qu'ils rêvaient tous.

Si Richards faisait des rêves, ces temps-ci, c'était à cause des bonnes sœurs. Cet épisode-là ne lui avait pas beaucoup plu. Pas du tout, même. Dans le temps, il y avait longtemps, dans une autre vie, il était allé à l'école catholique. Une bande de vieilles biques ratatinées qui aimaient flanquer des claques et des coups, mais il les respectait : elles pensaient ce qu'elles disaient, et elles le faisaient. Alors, éliminer des bonnes sœurs allait contre toutes ses convictions. La plupart dormaient quand c'était arrivé. Mais il y en avait une qui s'était réveillée. Et à la façon dont elle avait ouvert les yeux, il avait eu l'impression qu'elle l'attendait. Il en avait déjà éliminé deux, c'était la troisième. Elle avait ouvert les yeux dans son lit, et il avait vu, dans les rais de lumière qui filtraient par la fenêtre, que ce n'était pas une vieille dondon desséchée comme les autres ; elle était jeune, et pas vilaine. Et puis elle avait fermé les yeux et murmuré, allez savoir quoi, une prière, probablement, et Richards lui avait tiré dessus à travers un oreiller.

Il n'en avait loupé qu'une : Lacey Antoinette Kudoto, la dingue. Il avait lu le rapport psychiatrique du diocèse. Personne ne croirait son histoire, et même si on la croyait, la piste s'était interrompue dans l'ouest de l'Oklahoma, avec un tas de flics morts, abattus par des agents du FBI félons, et une vieille Chevrolet Tahoe dont la reconstitution exigerait une pince à épiler et un million d'années.

En attendant, il n'avait pas aimé tuer cette jeune bonne sœur.

Richards était à son bureau et regardait les moniteurs de la vidéosurveillance. Le time code indiquait vingt-deux heures vingt-six. L'équipe de nettoyage était entrée et ressortie du confinement avec les chariots de lapins, mais personne n'en avait voulu. Le jeûne avait commencé avec le Zéro et s'était étendu aux autres après l'arrivée de Carter, quelques jours plus tard environ. Il y avait un petit mystère là-dessous, mais de toute façon, si les Armes spéciales faisaient ce qui était prévu, les fluos auraient assez vite de quoi se sustenter. Et à ce moment-là, Richards espérait bien être dans la baie de l'Hudson, à la pêche ou en train de se creuser un igloo dans la neige.

Il regarda le moniteur de la chambre d'Amy. Wolgast était assis à son chevet. Ils lui avaient installé des toilettes mobiles avec un rideau de nylon, et un lit de camp pour qu'il puisse dormir, mais il n'avait pas fermé l'œil. Il était resté assis dans le fauteuil, à côté de son lit, nuit et jour, à lui tenir la main et à lui parler. Ce qu'il lui disait, Richards s'en battait l'œil. Et pourtant il s'était mis à les observer pendant des heures, presque autant qu'il observait Babcock.

Justement, il tourna son attention vers sa chambre. Giles Babcock, le Un. Babcock était accroché, la tête en bas, aux barreaux, ses étranges yeux orange braqués droit sur la caméra, les mâchoires remuant en silence, mâchant le vide. Je suis à toi et tu es à moi, Richards. On est tous destinés à quelqu'un, et je te suis destiné.

Ouais, c'est ça, pensa Richards. Va te faire foutre, toi aussi.

Le biper de Richards vibra à nouveau, à sa taille.

— C'est la grille d'entrée, annonça une voix à l'autre bout. On a une femme, ici.

Richards regarda le moniteur de l'entrée. Deux sentinelles, une l'intercom à l'oreille, l'autre l'arme à l'épaule. La femme était debout juste à la limite du cercle de lumière qui entourait le poste de garde.

— Et alors ? rétorqua-t-il. Envoyez-la promener !

— C'est le problème, monsieur, répondit la sentinelle. Elle ne veut pas s'en aller. Et on dirait qu'elle n'a pas de voiture, non plus. Je pense qu'en réalité, elle est venue à pied.

Sur le moniteur, Richards vit la sentinelle lâcher l'intercom, épauler son arme, et il l'entendit crier :

— Hé ! Revenez ici ! Arrêtez, ou je tire !

Il y eut un coup de feu. Le deuxième soldat partit en courant dans le noir. Encore deux coups de feu, dont le son lui parvint étouffé quand l'intercom tomba dans la gadoue. Dix secondes passèrent, puis vingt. Les deux hommes réintégrèrent le disque de lumière. Richards comprit à leur attitude qu'ils avaient perdu la femme.

La première sentinelle récupéra l'intercom et regarda vers la caméra.

— Désolé, elle a réussi à s'enfuir. Vous voulez qu'on se lance à sa recherche ?

Bon Dieu de bon Dieu ! Il ne manquait plus que ça, se dit Richards.

— Qui était-ce ?

— Une Noire, avec une espèce d'accent, répondit la sentinelle. Elle a dit qu'elle cherchait un certain Wolgast.

Il ne mourut pas. Ni tout de suite ni les jours suivants. Et le troisième jour, il lui raconta l'histoire.

— Il était une fois une petite fille, lui raconta Wolgast, encore plus petite que toi. Elle s'appelait Eva, et son papa et sa maman l'aimaient beaucoup. Le premier soir, après sa naissance, son papa la prit dans son berceau, dans la chambre d'hôpital où ils dormaient tous, et il la tint contre lui, sa peau nue contre la sienne, et à partir de ce moment-là, elle fut en lui, vraiment, complètement. Sa petite fille était en lui, dans son cœur.

Quelqu'un l'écoutait, le regardait probablement. La caméra était au-dessus de son épaule. Ça lui était égal. Fortes entrait et ressortait. Il changeait les poches d'Amy et lui faisait des prises de sang. Et Wolgast continua à parler, toute la journée du troisième jour, lui racontant tout, l'histoire qu'il n'avait racontée à personne.

— Et puis il y eut un problème. C'était son cœur. Son cœur, tu comprends (il lui montra sur sa poitrine à lui l'endroit où il se trouvait), il commença à rétrécir. Tout autour d'elle, son corps grandissait, mais pas son cœur, et puis tout le reste arrêta de grandir aussi. Il lui aurait donné son cœur s'il avait pu, parce qu'il était à elle, de toute façon. Il l'était depuis le début, et il le serait toujours. Mais il ne pouvait pas faire ça pour elle, il ne pouvait rien faire, personne ne pouvait, et quand elle mourut, il mourut avec elle. L'homme qu'il avait été avait cessé d'être. Et l'homme et la femme ne pouvaient plus s'aimer, parce que leur amour n'était plus que de la tristesse, et que leur petite fille leur manquait.

Il lui raconta l'histoire, toute l'histoire. Et quand l'histoire fut finie, le jour finit avec elle.

— Et c'est là que tu es arrivée, Amy, dit-il. C'est là que je t'ai trouvée. Tu comprends ? C'est comme si elle m'était revenue. Reviens, Amy. Reviens, reviens, reviens.

Il releva la tête. Il rouvrit les yeux.

Et Amy les ouvrit aussi.