15.
À la fin des temps, quand le monde aurait perdu la mémoire, quand l'homme qu'il avait été aurait disparu comme un vaisseau qui s'éloigne, s'enfonce sous l'horizon, sa vieille vie à fond de cale ; quand le regard glacé des étoiles n'aurait plus rien à voir, quand la lune sur son orbite aurait oublié son nom et que seul demeurerait le vaste océan de faim sur lequel il flotterait à jamais – en lui, tout au fond de lui, il y aurait pourtant eu cela : une année. La montagne, le passage des saisons, et Amy. Amy, et l'an zéro.
Ils arrivèrent au camp dans les ténèbres. Wolgast fit le dernier kilomètre au ralenti, précédé par les rayons des phares qui traçaient des pointillés sur les arbres, ralentissant pour franchir en douceur les nids-de-poule les plus profonds et les ornières abandonnées par la fonte des neiges. Les branches dégoulinantes raclaient le toit et les vitres de la voiture. C'était une épave, une vieille Corolla avec d'énormes jantes chromées et un cendrier plein de mégots jaunis, qu'il avait volée dans un parking de caravanes à la périphérie de Laramie. À la place, il avait laissé la Lexus avec la clé sur le contact et un mot sur le tableau de bord : « Gardez-la, elle est à vous. » Un vieux chien, un corniaud, au bout d'une chaîne, trop fatigué pour aboyer, avait regardé Wolgast démarrer la guimbarde en faisant contact avec les fils, puis porter Amy de la Lexus à la Toyota où il l'avait allongée sur la banquette arrière, entre les emballages de fast-food et les paquets de cigarettes vides.
Wolgast aurait bien voulu être là pour voir la tête de son propriétaire quand il découvrirait, le lendemain matin, en se réveillant, que son vieux tas de boue avait été remplacé par une voiture de grand tourisme à quatre-vingt mille dollars. La citrouille de Cendrillon changée en carrosse. Wolgast n'avait jamais rien conduit de pareil de toute sa vie. Il espérait que son nouveau propriétaire, quel qu'il soit, se ferait le cadeau de la conduire une fois, avant de trouver le moyen de la faire disparaître discrètement.
La Lexus était celle de Fortes. Avait été, rectifia mentalement Wolgast, parce que Fortes était mort. James B. Fortes. Wolgast ne connaissait pas son prénom avant de trouver sa carte grise. Une adresse dans le Maryland, probablement celle de l'USAMRIID, ou peut-être du NIH3. Wolgast avait jeté la carte grise par la fenêtre dans un champ de blé, du côté de la frontière entre le Colorado et le Wyoming. Il avait tout de même gardé le contenu du portefeuille qu'il avait trouvé sous le tapis de sol, côté conducteur : un peu plus de six cents dollars en cash et une carte Visa Titanium.
Mais tout ça remontait à plusieurs heures, le passage du temps avait été magnifié par la distance parcourue. Le Colorado, le Wyoming, l'Idaho, traversé entièrement dans le noir, et dont il n'avait vu que le cône de lumière projeté par les phares de la Corolla. Ils avaient atteint l'Oregon au coucher du soleil, le matin du deuxième jour, et traversé les plateaux arides de l'intérieur alors que filait le jour sur les champs dorés, vides, et les collines violacées, couvertes de buissons de sauge agités par le vent. Pour ne pas s'endormir, Wolgast conduisait la vitre baissée, et les tourbillons d'air envahissaient l'intérieur de la voiture de parfums suaves : l'odeur de l'enfance, de chez lui. Vers le milieu de l'après-midi, il sentit que le moteur de la Toyota peinait ; ça commençait enfin à monter. Alors que le soir tombait, les Cascades dressèrent devant eux leur masse maussade aux pics en dents de scie, étincelants de givre, qui déchiquetaient les rayons du soleil couchant, et le ciel s'illumina comme un vitrail d'une farouche fanfare de rouges et de violets.
— Amy, mon petit chou, dit-il. Réveille-toi. Regarde !
Amy était allongée de tout son long sur la banquette arrière, une couverture de coton sur elle. Elle était encore très faible. Elle avait passé les deux derniers jours à dormir presque tout le temps. Mais le pire semblait derrière eux. Sa peau paraissait plus saine, elle n'avait plus la pâleur cireuse qui accompagnait la fièvre. Ce matin-là, elle avait réussi à avaler quelques bouchées d'un sandwich aux œufs et bu un peu de lait chocolaté que Wolgast avait achetés dans un drive-in. Il avait remarqué un détail curieux : elle présentait une hypersensibilité au soleil. La lumière paraissait lui causer une souffrance physique, et pas seulement lui blesser les yeux. Tout son corps se recroquevillait devant le jour comme si elle recevait des décharges électriques. À une station-service, il lui avait acheté des lunettes de soleil – roses, des lunettes de star de cinéma, les seules assez petites pour sa frimousse – et une casquette de camionneur arborant le logo John Deere, dont elle pouvait baisser la visière sur son front. Mais même avec la casquette et les lunettes, c'est à peine si elle avait jeté un coup d'œil par-dessus la couverture de toute la journée.
En entendant sa voix, elle émergea du sommeil qui la submergeait comme une marée et regarda le soleil couchant, les mains en guise d'œillères sur les tempes, les paupières plissées derrière les lunettes roses qu'elle n'avait pas quittées. Le vent qui entrait par la vitre ouverte faisait jouer ses longues mèches de cheveux autour de son visage.
— C'est... brillant, dit-elle tout bas.
— Les montagnes, expliqua-t-il.
Il effectua les derniers kilomètres au jugé, suivant des routes non balisées qui s'enfonçaient toujours plus profondément dans les contreforts des montagnes couverts de forêt. Un monde caché : là où ils allaient, il n'y avait pas de villes, pas de maisons, absolument personne. C'est du moins le souvenir qu'il en gardait. L'air des montagnes était froid et sentait le pin. Le réservoir était presque vide. Ils passèrent devant un commerce éteint dont Wolgast se souvenait vaguement, même si le nom ne lui disait rien – Magasin général Milton, permis de chasse et de pêche –, et entamèrent l'ascension finale. Trois embranchements plus tard, il était au bord de la panique, persuadé de s'être perdu, quand une série de petits détails surgis du passé se présentèrent à lui : une certaine pente de la route, un coin de ciel constellé d'étoiles entrevu au détour d'un virage, et puis, sous les roues de la Toyota, l'acoustique amplifiée de l'air libéré alors qu'ils traversaient la rivière. Exactement comme quand il était petit et que son père l'emmenait au camp.
Quelques instants plus tard, les arbres s'écartèrent devant eux. Sur le côté de la route se dressait une pancarte délavée par les intempéries : « Camp de Bear Mountain ». Dessous, une agence immobilière avait accroché avec des chaînes rouillées un panonceau « À vendre », avec un numéro de téléphone. Un numéro de Salem, à en juger par l'indicatif. Le panneau, comme beaucoup de ceux que Wolgast avait vus en cours de route, était troué d'impacts de balles.
— C'est là, dit-il.
L'allée d'un kilomètre et demi qui menait au camp suivait la berge surélevée de la rivière, tournait brusquement à droite derrière un amas de blocs de roche et s'enfonçait entre les arbres. Il savait que le site était fermé depuis des années. Les bâtiments seraient-ils seulement encore debout ? Qu'allaient-ils trouver ? Des ruines ravagées par un incendie ? Des toits pourris, effondrés sous le poids de la neige de tous ces hivers ? Et puis le camp émergea entre les arbres : le bâtiment que les garçons appelaient le Vieux Logis – parce qu'il était déjà vieux à l'époque –, d'autres maisons plus petites et des cabanes, une douzaine en tout, autour et en retrait. La forêt se refermait loin derrière, et un sentier descendait vers le lac, quatre-vingts hectares d'immobilité vitrifiée en forme de rognon, maintenus par un barrage de terre. Alors qu'ils approchaient du Logis, les phares de la voiture éclairèrent les fenêtres de devant, donnant pendant un instant l'impression que des lumières brillaient à l'intérieur, comme si on attendait leur arrivée, comme s'ils n'avaient pas traversé tout le pays mais étaient remontés dans le temps, franchissant un gouffre de trente ans pour retrouver l'enfance de Wolgast.
Il s'arrêta devant le porche, coupa le contact et fut bizarrement pris de l'envie de dire une prière d'action de grâces, pour marquer leur arrivée à bon port. Mais il y avait des années qu'il n'avait pas prié. Beaucoup trop longtemps. Il descendit de voiture dans le froid stupéfiant. Son souffle stagnait autour de son visage comme autour des naseaux d'un cheval. C'était le début du mois de mai, et pourtant l'air semblait encore garder le souvenir de l'hiver. Il fit le tour pour ouvrir le coffre. La première fois qu'il l'avait ouvert, dans le parking d'un Walmart, à l'ouest de Rock Springs, il était plein de pots de peinture vides. Maintenant, il contenait tout un attirail – des vêtements pour eux deux, de quoi manger, faire sa toilette, des bougies, des piles, un réchaud de camping et des bouteilles de propane, quelques outils indispensables, une trousse de premiers secours, deux sacs de couchage en duvet. Assez pour s'installer, mais il devrait bientôt redescendre de la montagne. À la lueur de l'ampoule du coffre, il trouva ce qu'il cherchait et gravit les marches du porche.
Le loquet de la porte de devant céda après une bonne pression avec le cric de la voiture. Il alluma sa lampe électrique et entra. Si Amy se réveillait toute seule, elle risquait d'avoir peur, mais il voulait tout de même jeter un rapide coup d'œil à l'intérieur, vérifier que l'endroit était sûr. Il essaya d'appuyer sur l'interrupteur près de la porte, mais il ne se passa rien : le courant était coupé, bien sûr. Il devait y avoir un générateur de secours quelque part, mais il aurait besoin d'essence pour le faire tourner, et même alors, qui sait s'il redémarrerait. Il promena le faisceau de sa lampe torche sur la pièce : un assemblage disparate de tables et de chaises en bois, un poêle en fonte, un bureau métallique poussé contre le mur et, au-dessus, un panneau d'affichage, vide à l'exception d'une feuille de papier aux bords roulés par le temps. Les volets n'étaient pas fermés, mais les vitres avaient tenu : l'endroit était bien clos, sec, et avec le poêle, il se réchaufferait vite.
Il braqua le rayon de sa lampe vers le panneau d'affichage, s'approcha. La feuille disait : « Bienvenue aux campeurs, été 2014 », et égrenait une longue liste de noms – les Jacob, Joshua et Andrew habituels, mais aussi un Sacha et même un Akeem –, chacun suivi par le numéro du bungalow qui lui était attribué. Wolgast avait campé là pendant trois ans. La dernière année – celle de ses douze ans –, il avait été moniteur junior. Il dormait dans une cabane avec un groupe de garçons plus jeunes, complètement déprimés, quasi malades tellement leurs parents leur manquaient. Entre ceux qui pleuraient la nuit et les farces nocturnes de leurs tortionnaires, Wolgast avait à peine fermé l'œil de tout l'été, et pourtant, il n'avait jamais été aussi heureux ; ces jours étaient, par bien des côtés, les plus beaux de son enfance. Des heures dorées. C'était l'automne suivant que ses parents l'avaient emmené au Texas et que tous leurs ennuis avaient commencé. Le camp appartenait à un certain M. Hale, qui était professeur de biologie à l'université. Il avait une grosse voix et une carrure de pilier de rugby, ce qu'il avait jadis été. C'était un ami du père de Wolgast, mais il n'avait pas souvenir d'en avoir jamais tiré un bénéfice particulier.
L'été, M. Hale vivait en haut, avec sa femme, dans une espèce d'appartement. C'était ce que Wolgast cherchait maintenant. Il poussa une porte battante qui menait vers l'espace privé et se retrouva dans la cuisine : des placards de pin, rustiques, un panneau perforé auquel étaient accrochés des casseroles et des pots rouillés, un évier avec une pompe à l'ancienne, un fourneau et un réfrigérateur à la porte entrouverte, tout cela disposé autour d'une grande table en pin.
Tout était couvert d'une épaisse couche de poussière. Le fourneau était du matériel professionnel, ancien, en acier émaillé blanc, avec sur le devant une pendule dont les aiguilles étaient arrêtées à trois heures six. Il tourna le bouton d'un des brûleurs et entendit le sifflement du gaz.
De la cuisine, un escalier étroit montait au premier, un labyrinthe de petites pièces blotties sous le toit. La plupart étaient vides, mais il trouva quelques lits, des matelas relevés contre les murs. Et autre chose : dans l'une des pièces, sur une table à tréteaux, près de la fenêtre, un appareil avec des cadrans et des interrupteurs qu'il supposa être une radio à ondes courtes.
Il retourna vers la voiture. Amy dormait toujours, roulée en boule sous la couverture. Il la réveilla en douceur.
Elle s'assit en se frottant les yeux.
— Où on est ?
— Chez nous, lui répondit-il.
Pendant ces premiers jours dans la montagne, il repensa à Lila. Curieusement, ses pensées tournaient très peu autour de préoccupations plus générales concernant le monde et les événements qui pouvaient s'y dérouler. Ses journées étaient absorbées par diverses activités : remettre l'endroit en état, s'occuper d'Amy. Mais son esprit, libre de vagabonder comme bon lui semblait, préférait retourner dans le passé, au-dessus duquel il planait comme un oiseau survolant une immense pièce d'eau, sans rivage en vue, avec pour toute compagnie son reflet sur la surface luisante.
Il aurait été inexact de dire qu'il était tout de suite tombé amoureux de Lila. Ce qui était arrivé ressemblait plutôt à une espèce de chute. Il l'avait rencontrée par un dimanche venteux, alors qu'il était arrivé aux urgences, soutenu par deux amis qui sentaient la sueur du gymnase. Wolgast n'était pas un champion de basket, il n'y avait plus joué depuis la fac, mais il s'était laissé convaincre de participer à un tournoi de bienfaisance – trois contre trois, demi-terrain, l'enjeu n'aurait pas pu être plus modeste. Ils avaient réussi, par miracle, à jouer deux périodes quand Wolgast avait tenté un tir en suspension et entendu, en retombant, un vilain craquement dans son tendon d'Achille gauche. Il s'était liquéfié par terre et une explosion de souffrance lui avait fait monter les larmes aux yeux – tandis que le tir s'achevait par un triste rebond sur l'arceau, ajoutant le supplice de l'humiliation à celui de la douleur.
Le toubib qui l'avait examiné aux urgences avait diagnostiqué une rupture du tendon et l'avait expédié à l'étage au-dessus, chez l'orthopédiste. C'était Lila.
Elle entra dans la pièce en se fourrant dans le bec une dernière cuillerée de yaourt avant de se tourner vers le lavabo pour se laver les mains, tout ça sans lui accorder un seul regard.
— Bon, alors...
Elle s'essuya les mains, jeta un rapide coup d'œil à son dossier, puis à Wolgast, assis sur la table. Elle n'était pas ce que Wolgast aurait décrit, au premier abord, comme une beauté classique, mais elle avait quelque chose qui retint son attention, un sentiment de déjà-vu. Ses cheveux chocolat étaient retenus en chignon par une espèce de pique. Elle portait des lunettes à monture noire, toutes petites, qui glissaient sur l'arête de son nez étroit.
— Je suis le docteur Kyle. Vous vous êtes blessé en jouant au basket ?
Wolgast hocha la tête d'un air penaud.
— Je ne suis pas précisément un athlète, admit-il.
À ce moment, son portable vibra à sa ceinture. Elle y jeta un rapide coup d'œil, fronça les sourcils, puis, avec une précision tranquille, elle posa le bout de son doigt sur le point sensible, derrière le troisième orteil de son pied gauche.
— Appuyez là.
Ce qu'il fit. Ou du moins essaya de faire. La douleur était tellement atroce qu'il retint une soudaine envie de vomir.
— Quel genre de métier faites-vous ?
Wolgast déglutit et réussit à dire :
— Je travaille pour les forces de l'ordre. Bon Dieu ! Ça fait mal...
Elle écrivit quelque chose dans son dossier.
— Les forces de l'ordre..., répéta-t-elle. Dans la police ?
— Le FBI, en réalité.
Il guettait une lueur d'intérêt dans son regard et n'en vit pas. Il remarqua qu'elle n'avait pas d'alliance. Mais ça ne voulait pas forcément dire quelque chose : elle l'enlevait peut-être pour consulter.
— Je vais vous faire passer un scanner, dit-elle. Mais je suis sûre à quatre-vingt-dix pour cent que le tendon est rompu.
— Ce qui veut dire ?
Elle eut un haussement d'épaules.
— Il va falloir vous opérer. Je ne vais pas vous raconter d'histoires. Ce n'est pas de la rigolade. Huit semaines d'immobilisation, et six mois pour récupérer complètement. J'ai le regret de vous annoncer que votre carrière de joueur de basket est terminée, ajouta-t-elle avec un sourire mélancolique.
Elle lui fit prendre un antidouleur qui lui donna instantanément envie de dormir. C'est à peine s'il se réveilla quand ils l'emmenèrent sur un chariot à l'IRM. Quand il rouvrit les yeux, Lila était debout au pied de son lit. On avait mis une couverture sur lui. Il regarda sa montre. Pas loin de neuf heures du soir. Près de six heures qu'il était à l'hôpital.
— Vos amis sont encore là ?
— Ça m'étonnerait.
Elle programma son opération pour sept heures, le lendemain matin. Il y avait des papiers à signer, et on lui donnerait une chambre où il passerait la nuit. Elle lui demanda s'il y avait quelqu'un à prévenir.
— Pas vraiment.
Il était encore complètement dans les vapes, à cause de l'analgésique.
— Ça doit avoir l'air un peu pathétique. Je n'ai même pas de chat.
Elle le regarda comme si elle attendait qu'il ajoute quelque chose. Il était sur le point de lui demander s'ils ne s'étaient pas déjà rencontrés lorsqu'elle rompit soudain le silence et dit, avec un sourire radieux :
— Eh bien, c'est parfait.
Deux semaines après l'opération de Wolgast, ils eurent leur premier rendez-vous. Un dîner à la cafétéria de l'hôpital. Wolgast, avec ses béquilles, la jambe gauche emprisonnée, des orteils au genou, dans une gouttière en plastique et Velcro, dut attendre à table, comme un infirme, qu'elle ramène leur dîner. Elle était en pyjama d'hôpital – elle était de garde de nuit, lui expliqua-t-elle, et elle dormirait à l'hôpital –, mais il vit qu'elle avait mis un peu de rouge à lèvres et de mascara, et qu'elle s'était recoiffée.
La famille de Lila était restée dans l'est, du côté de Boston. Après ses études de médecine à Wellesley – l'horreur, lui dit-elle, les quatre années les plus épouvantables de sa vie, de la vie de qui que ce soit, « autant se faire renverser par une voiture » –, elle était partie s'installer dans le Colorado pour son internat d'orthopédie. Elle pensait qu'elle allait détester Denver, cette énorme ville sans visage, loin de chez elle, mais tout au contraire, elle s'était sentie libérée. Par l'espace, l'aisance, le dédale chaotique de subdivisions et d'autoroutes, les vastes plaines sous un gigantesque bol de ciel bleu, les montagnes indifférentes, la facilité avec laquelle les gens se parlaient, sans faire de chichi, et le fait que presque tout le monde venait d'ailleurs ; des exilés, comme elle.
— Je veux dire, tout avait l'air tellement normal, ici.
Elle étalait de la crème de fromage sur un bagel – le petit déjeuner pour elle, alors qu'il était près de huit heures du soir.
— Je pense que je n'avais seulement jamais su ce qui était normal. Exactement ce qu'il fallait à une étudiante coincée de Wellesley, lui expliqua-t-elle.
Wolgast se sentit désespérément en état d'infériorité, et le lui dit. Elle eut un rire éclatant, un peu gêné, et lui effleura rapidement la main.
— Il ne faut pas, dit-elle.
Elle avait des horaires impossibles. Ils n'arrivaient pas à se voir comme tout le monde, à aller au restaurant, au cinéma. Wolgast était en arrêt maladie et tournait en rond toute la journée, chez lui. Il ne tenait pas en place ; alors il allait à l'hôpital, et ils dînaient ensemble à la cafétéria. Elle lui parlait de son enfance à Boston, de ses parents, professeurs d'université, et de l'école, de ses amies, de ses études, et d'une année qu'elle avait passée en France, à essayer de faire de la photo. Il en déduisit qu'elle attendait que quelqu'un entre dans sa vie, quelqu'un pour qui tout ça serait nouveau. Il était absolument ravi d'être celui-là, de l'écouter.
Ils mirent près d'un mois à se prendre par la main. Ils venaient de finir leur dîner quand Lila enleva ses lunettes, se pencha sur la table et l'embrassa, un long et tendre baiser qui sentait l'orange qu'elle venait de manger.
— Alors, dit-elle. Ça va ?
Elle parcourut la salle d'un regard théâtral, et baissa la voix.
— Je veux dire, théoriquement, je suis ton médecin.
— Ma jambe va déjà bien mieux, répondit Wolgast.
Il avait trente-cinq ans, Lila trente et un, quand ils se marièrent, un jour de septembre. La cérémonie eut lieu à Cape Cod, dans un petit yacht-club au fond d'une baie tranquille. Les bateaux à voiles dansaient sous un ciel automnal d'un bleu frais. Presque tous les invités étaient de la famille de Lila, qui était une espèce de gigantesque tribu. Elle avait tellement de tantes, d'oncles et de cousins que Wolgast n'arrivait pas à suivre. Impossible de retenir tous leurs noms. La moitié des femmes présentes semblaient avoir partagé une chambre d'étudiantes avec Lila, à un moment ou un autre, et étaient avides de lui raconter diverses escapades de jeunesse qui paraissaient en fin de compte être toutes la même histoire. Wolgast n'avait jamais été aussi heureux. Il but trop de champagne et il monta sur une chaise pour faire un long discours larmoyant, profondément sincère, qu'il conclut en chantant atrocement faux un couplet de « Embraceable You ». Tout le monde rit et applaudit avant de les expédier en voyage de noces sous une pluie de riz parfaitement ringarde. Si quelqu'un savait que Lila était enceinte de quatre mois, personne n'en dit rien. Wolgast le mit d'abord sur le compte d'une réserve très Nouvelle-Angleterre, et puis il se rendit compte que tout le monde s'en fichait ; ils étaient sincèrement heureux pour eux.
Avec l'argent de Lila – à côté de ses revenus, son salaire à lui était risible –, ils achetèrent une maison à Cherry Creek, un quartier ancien avec des parcs, des arbres, de bonnes écoles, et ils attendirent le bébé à venir. Ils savaient que ce serait une fille. Eva était le nom de la grand-mère de Lila, un sacré personnage qui – d'après les histoires de famille – avait vogué sur l'Andrea Doria et fréquenté un neveu d'Al Capone. Wolgast aimait ce nom, tout simplement, et à partir du moment où Lila l'avait évoqué, il était resté. Lila comptait travailler jusqu'au moment de l'accouchement. Après la naissance d'Eva, Wolgast resterait à la maison avec elle pendant un an, puis, quand il retournerait au Bureau, Lila prendrait un mi-temps à l'hôpital. Un projet dingue, plein de problèmes potentiels qu'ils entrevoyaient bien tous les deux, mais sur lesquels ils ne s'étendaient pas. D'une façon ou d'une autre, ils les surmonteraient.
Au cours de sa trente-quatrième semaine de grossesse, Lila eut un problème de tension. Elle était trop élevée, et son obstétricien l'obligea à rester allongée. Elle dit à Wolgast de ne pas s'inquiéter, qu'il n'y avait rien à craindre pour le bébé. Lila était médecin, après tout ; s'il y avait du souci à se faire, elle le lui aurait dit. Il avait peur que son travail la fatigue trop, qu'elle reste trop debout à l'hôpital, et il était content de l'avoir à la maison, allongée comme une reine, qui l'appelait au rez-de-chaussée pour réclamer ses repas, des films ou de quoi lire.
Et puis, un soir, trois semaines avant la date prévue pour l'accouchement, en rentrant à la maison, il la trouva assise au bord du lit, en pleurs, se tenant la tête à deux mains. Elle avait un terrible mal de tête.
— Quelque chose ne va pas, lui dit-elle.
À l'hôpital, ils apprirent à Wolgast qu'elle avait seize-neuf et demi de tension, un état qualifié de « pré-éclampsie ». C'était ce qui expliquait son mal de tête. Ils avaient peur qu'elle convulse, peur pour ses reins, peur qu'il y ait souffrance fœtale. Tout le monde avait l'air très grave, surtout Lila, qui avait une mine de papier mâché tellement elle s'en faisait. Ils allaient devoir provoquer l'accouchement, lui annonça le docteur. Un accouchement par les voies naturelles était toujours préférable dans ce genre de cas, mais si le bébé n'arrivait pas dans les six heures, ils devraient pratiquer une césarienne.
Ils lui mirent une perfusion de Pitocin et une autre de sulfate de magnésium, pour prévenir les convulsions. Il était plus de minuit, à ce moment-là. L'infirmière les avertit avec une jovialité qui le mit en rage que le magnésium avait des effets secondaires désagréables.
— Comment ça, désagréables ? demanda Wolgast.
— Eh bien, répondit l'infirmière, c'est difficile à expliquer, mais ce sera un mauvais moment à passer.
Ils la connectèrent à un moniteur fœtal, et l'attente commença.
Ce fut terrible. Lila, sur le lit, gémissait de douleur. Wolgast n'avait jamais rien entendu de pareil ; il était ébranlé jusqu'à la moelle des os. Lila lui dit que ça lui faisait comme de minuscules incendies dans tout le corps. Comme si son propre organisme la détestait. Elle ne s'était jamais sentie aussi mal. Wolgast ignorait si c'était le magnésium ou le Pitocin, et personne ne répondait à ses questions. Les contractions se déclenchèrent, pénibles, rapprochées, mais l'obstétricien dit que le col n'était pas assez dilaté, vraiment pas assez. Deux centimètres, c'était tout. Mais les battements du cœur du bébé étaient normaux. Combien de temps cela pouvait-il durer ? se demandait Wolgast. Ils étaient allés aux cours, ils avaient fait tout ce qu'il fallait. Personne ne leur avait dit que ce serait comme ça, comme un accident de voiture au ralenti.
Finalement, juste avant l'aube, Lila dit qu'elle devait pousser. Devait. Personne ne croyait qu'elle était prête, mais le docteur l'examina et constata que, miraculeusement, elle en était à dix centimètres. Tout le monde commença à s'agiter, à réorganiser la salle avec tous ces objets à roulettes, à enfiler des gants neufs à grand renfort de claquements, à replier une section du lit sous le bassin de Lila. Wolgast se sentait inutile, un vaisseau en pleine mer sans gouvernail. Il serra la main de Lila alors qu'elle poussait, une fois, deux fois, trois fois. Et puis ce fut fini.
Quelqu'un tendit à Wolgast des ciseaux coudés pour qu'il coupe le cordon. L'infirmière déposa Eva dans une couveuse et lui fit subir le test d'Apgar. Ensuite elle lui mit un petit bonnet sur la tête, l'enroula dans une couverture et la tendit à Wolgast. C'était stupéfiant ! Subitement, tout ça était derrière eux, toute la panique, la souffrance, l'angoisse avaient disparu, et il y avait ce nouveau petit être plein de vie dans la pièce. Rien dans son existence ne l'avait préparé à ça, à sentir un bébé, sa fille, dans ses bras. Eva était petite, juste deux kilos trois. Elle avait la peau chaude et rose, le rose des pêches dorées au soleil, et quand il appuyait son visage contre le sien, elle sentait la fumée, comme si on l'avait arrachée au feu. Ils recousaient Lila. Elle était encore groggy à cause des drogues. Wolgast fut étonné de voir du sang par terre, une large flaque sombre en dessous d'elle ; dans toute la confusion, il n'avait pas vu quand c'était arrivé. Mais Lila allait bien, lui dit le docteur. Wolgast lui montra leur bébé et puis il tint Eva longtemps, longtemps, en répétant son nom, encore et encore, jusqu'à ce qu'on l'emmène à la nursery.
Amy reprenait des forces de jour en jour, mais sa sensibilité à la lumière ne diminuait pas. Wolgast trouva, dans l'un des bâtiments, des piles de contreplaqué, une échelle, un marteau, une scie et des clous. Il dut mesurer et couper les planches à la main, puis les monter à l'échelle et les maintenir en place pendant qu'il les clouait pour obturer les fenêtres de l'étage. Mais après son interminable escalade, au Complexe – un exploit, qui, a posteriori, paraissait complètement incroyable –, ces petits travaux ordinaires semblaient assez dérisoires.
Amy passait presque toutes ses journées à se reposer et se réveillait au crépuscule, pour manger. Elle lui demanda où ils étaient – dans l'Oregon, lui répondit-il, dans les montagnes, un endroit où il venait camper quand il était enfant –, mais jamais pourquoi ils étaient là ; soit elle le savait déjà, soit elle s'en fichait. La cuve de propane du Logis était presque pleine. Il préparait des petits repas pas compliqués sur le réchaud, des soupes et des plats en boîte, des crackers et des céréales avec du lait en poudre. La réserve d'eau du camp avait un vague goût de soufre, mais elle était potable, et quand elle coulait de la pompe de la cuisine, elle était glaciale. Il vit tout de suite qu'il n'avait pas pris suffisamment de vivres. Il devrait bientôt redescendre de la montagne. À la cave, il avait trouvé des cartons de vieux livres – des romans classiques, reliés, moisis par le temps et l'humidité –, et le soir, à la lueur des bougies, il lui faisait la lecture : L'Île au trésor, Oliver Twist, Vingt mille lieues sous les mers.
Parfois, quand le ciel était couvert, elle sortait en plein jour et le regardait faire – couper du bois, boucher un trou dans le toit, réparer une gouttière, essayer de faire fonctionner un vieux groupe électrogène à essence qu'il avait déniché dans une remise. Amy s'asseyait sur une souche d'arbre, à l'ombre, avec ses lunettes, sa casquette et une longue serviette coincée sous un serre-tête pour lui couvrir la nuque. Mais ces sorties ne duraient jamais longtemps ; au bout d'une heure, sa peau devenait d'un rose flamboyant, comme si on l'avait ébouillantée, alors il la renvoyait à l'étage.
Un soir, près de trois semaines après leur arrivée au camp, il l'emmena au bout du sentier pour se baigner dans le lac. En dehors des brèves heures qu'elle passait dehors à le regarder travailler, elle ne s'était jamais éloignée du Logis, et jamais aussi loin. Au bout du chemin, il y avait un ponton délabré, qui s'avançait d'une dizaine de mètres au-delà de la rive herbeuse. Wolgast se déshabilla, se mit en sous-vêtements et dit à Amy d'en faire autant. Il avait apporté des serviettes, du shampoing et du savon.
— Tu sais nager ?
Amy secoua la tête.
— Bon. Je vais t'apprendre.
Il la prit par la main et la conduisit dans le lac. L'eau était glacée, d'un froid stimulant. Ils s'avancèrent dans l'eau jusqu'à ce qu'elle arrive à la poitrine d'Amy. Wolgast souleva la fillette, la maintint à l'horizontale, et lui dit de remuer les bras et les jambes – comme ça.
— Lâche-moi, lui dit-elle.
— Tu es sûre ?
Elle respirait très vite.
— Oui, oui.
Il la lâcha. Elle coula comme une pierre. Dans l'eau cristalline, Wolgast vit qu'elle ne bougeait pas. Elle avait les yeux grands ouverts et regardait autour d'elle comme un animal qui aurait examiné un nouvel habitat. Et puis, avec une grâce surprenante, elle tendit les bras et les ramena en arrière, roula les épaules et se propulsa dans l'eau d'un mouvement preste, digne d'une grenouille. Un parfait coup de pied fouetté : en un instant, elle glissa le long du fond sablonneux et disparut. Wolgast s'apprêtait à plonger pour la suivre quand elle émergea avec un sourire extatique à trois mètres de là, dans un endroit où elle n'avait pas pied.
— C'est facile, dit-elle en faisant des ciseaux avec ses jambes. Pareil que de voler.
Confondu, Wolgast ne put qu'éclater de rire.
— Fais atten...
Il n'eut pas le temps de finir ; elle avait déjà avalé une grande goulée d'air et replongé.
Il lui lava les cheveux et tâcha de lui dire comment faire pour le reste. Le temps qu'ils aient fini, le ciel s'était assombri. De violet, il était devenu noir, piqueté de centaines d'étoiles scintillantes, multipliées par deux sur la surface immobile du lac. Aucun bruit, en dehors de leurs propres voix et de la palpitation de l'eau du lac contre la rive. Il se guida sur le chemin à la lueur de sa lampe électrique. Ils dînèrent de soupe et de crackers dans la cuisine, et après, il la ramena dans sa chambre, à l'étage. Il savait qu'elle resterait éveillée pendant des heures. La nuit était son domaine, maintenant, tout comme elle commençait à devenir aussi le sien. Il restait parfois assis la moitié de la nuit, à lui faire la lecture.
— Merci, dit Amy alors qu'il s'installait avec un livre, La Maison aux pignons verts.
— Pour quoi ?
— Pour m'avoir appris à nager.
— Apparemment, tu savais déjà. Quelqu'un avait dû t'apprendre.
Elle considéra cette réponse avec une expression intriguée.
— Je ne crois pas, répliqua-t-elle.
Il ne savait pas quoi en penser. Tant de choses, au sujet d'Amy, étaient un mystère. Elle avait l'air d'aller bien – mieux que bien, à vrai dire. Quoi qu'on ait pu lui faire au Complexe, quoi que le virus ait pu être, elle semblait l'avoir surmonté. Quand même, cette intolérance à la lumière était bizarre. Et ce n'était pas tout : pourquoi, par exemple, les cheveux d'Amy donnaient-ils l'impression de ne pas pousser ? Ceux de Wolgast tombaient maintenant bien en dessous de son col, et pourtant, Amy, quand il la regardait, avait l'air toujours pareille. Il ne lui avait jamais coupé les ongles, et il ne l'avait pas non plus vue le faire. Et puis il y avait des mystères plus profonds, bien sûr : qu'est-ce qui avait tué Doyle et tous les autres, dans le Colorado ? Comment est-ce que ça pouvait être Carter, et en même temps pas Carter, sur le capot de la voiture ? Que voulait dire Lacey quand elle lui avait dit qu'Amy était à lui, qu'il saurait quoi faire ? C'est bien ce qu'il semblait : il avait su quoi faire. Et pourtant, impossible de s'expliquer tout ça.
Plus tard, quand il eut fini de lui faire la lecture pour la nuit, il lui dit que le lendemain matin il redescendrait de la montagne. Il pensait qu'elle allait suffisamment bien pour qu'il la laisse seule au Logis. Il n'en aurait que pour une heure ou deux. Il serait revenu avant qu'elle s'en aperçoive, avant qu'elle soit réveillée, même.
— Je sais, répondit-elle.
Et cette fois non plus Wolgast ne sut pas ce qu'il devait comprendre.
Il partit un peu après sept heures. Après toutes ces semaines passées sans rouler, à ramasser le pollen des arbres, lorsqu'il mit le contact, la Toyota émit un long soupir asthmatique de protestation mais finit par démarrer. Le brouillard matinal qui montait du lac commençait à se dissiper. Il enclencha une vitesse et amorça la longue descente vers le bas de la colline.
La ville la plus proche était à une cinquantaine de kilomètres, mais Wolgast n'avait pas envie d'aller aussi loin. Si la Toyota tombait en panne, il resterait en rade, et Amy aussi. De toute façon, il n'avait presque plus d'essence. Il refit en sens inverse la route qu'ils avaient prise en arrivant, s'arrêtant à chaque bifurcation pour bien mémoriser le chemin. Il ne rencontra pas un seul autre véhicule, ce qui n'avait rien de surprenant dans un endroit aussi isolé ; pourtant cette absence avait quelque chose de troublant. Le monde vers lequel il retournait, si brièvement que ce soit, paraissait tout différent de celui qu'il avait quitté trois semaines plus tôt.
C'est alors qu'il le vit, le Magasin général Milton, permis de chasse et de pêche. Dans le noir, cette première nuit, il lui avait paru plus grand qu'il ne l'était en réalité ; ce n'était qu'une petite baraque à un étage de tuiles de bois usées par le temps. Une maison dans la forêt, comme dans un conte de fées. Il n'y avait pas une seule autre voiture sur le parking, mais à l'arrière une vieille camionnette des années quatre-vingt-dix était garée dans l'herbe. Wolgast descendit de voiture et se dirigea vers l'entrée.
Sous le porche, il y avait une demi-douzaine de boîtes à journaux, toutes vides, sauf celle de USA Today. Il vit le gros titre qui barrait la une, à travers le rabat poussiéreux resté soulevé. Il en prit un exemplaire et se rendit compte que le journal ne comportait que deux pages pliées. Il resta sur le porche pour lire :
CHAOS DANS LE COLORADO
La population d'un État des Rocheuses
dévastée par un virus mortel ;
les frontières sont fermées.
Des cas signalés dans le Nebraska, l'Utah et le Wyoming
Le Président met l'armée en état d'alerte maximale
et demande à la Nation de garder son calme
face à une « menace terroriste sans précédent ».
WASHINGTON, 18 mai. – Le président Hughes a fait le serment, ce soir, de prendre « toutes les mesures nécessaires » pour éradiquer le virus de ce qu'on a appelé la « fièvre du Colorado », et de punir les responsables. « La juste colère des États-Unis d'Amérique châtiera rapidement les ennemis de la liberté et les gouvernements hors la loi qui les hébergent. »
Le Président s'est adressé à la nation depuis le Bureau ovale pour la première fois depuis le début de la crise qui a éclaté il y a huit jours. « Nous avons des preuves irréfutables que cette épidémie dévastatrice n'est pas d'origine naturelle, mais l'œuvre d'extrémistes anti-américains, agissant à l'intérieur de nos frontières avec l'appui de nos ennemis à l'étranger, a déclaré le président Hughes à une Nation angoissée. C'est un crime, non seulement contre le peuple des États-Unis, mais contre l'humanité tout entière. »
Son discours a été prononcé en fin de journée, alors que les premiers cas de la maladie étaient signalés dans les États voisins, quelques heures à peine après la fermeture des frontières du Colorado ordonnée par le président Hughes, qui a également placé l'armée de la Nation en état d'alerte maximale. Tous les voyages aériens nationaux et internationaux ont aussi été interdits par ordre du Président, plongeant le réseau de transport dans le chaos, et immobilisant des milliers de voyageurs, sans moyen de rentrer chez eux.
Espérant rassurer le pays et anticiper les critiques qui commencent à se faire entendre selon lesquelles son administration aurait réagi avec retard à la crise, le président Hughes a dit à la Nation de se préparer à un formidable combat : « Je vous demande aujourd'hui votre confiance, votre détermination et vos prières. Nous retournerons tout le pays, pierre par pierre. La justice frappera sans tarder. »
Le Président n'a pas précisé quels groupes ou nations étaient ciblés par les autorités fédérales. Il a aussi refusé de s'étendre sur la nature des preuves découvertes par l'administration, selon lesquelles l'épidémie serait l'œuvre de terroristes. Interrogé sur l'éventualité d'une riposte militaire, le porte-parole du gouvernement, Tim Romer, a déclaré à la presse : « Ne rien exclure à ce stade. »
D'après les rapports des autorités administratives de l'État, cinquante mille personnes pourraient déjà avoir trouvé la mort. On a du mal à distinguer les victimes de l'infection proprement dite de celles qui auraient succombé aux attaques violentes des sujets infectés. Les signes précurseurs de contamination sont des vertiges, des vomissements et une fièvre élevée. Après une brève période d'incubation – qui peut ne pas excéder six heures –, la maladie se déclare, apparemment accompagnée, dans certains cas, d'une augmentation significative de la force physique et de l'agressivité.
D'après l'un des responsables de la santé du Colorado, qui a demandé à conserver l'anonymat, « les patients sont frappés de démence et massacrent tout le monde. Les hôpitaux ressemblent à des zones de guerre ».
Shannon Freeman, la porte-parole des centres de contrôle et de prévention des maladies d'Atlanta, a relativisé ces rapports, qu'elle a qualifiés d'« hystériques », tout en reconnaissant que les communications avec les officiels, à l'intérieur de l'État, étaient interrompues.
« Ce que nous savons, c'est que le taux de mortalité de la maladie est très important. Jusqu'à cinquante pour cent, à déclaré Freeman. En dehors de cela, nous ne pouvons pas vraiment dire ce qui se passe là-bas. Le mieux que l'on puisse faire pour le moment c'est de rester chez soi. »
Freeman a confirmé que des cas avaient été signalés dans le Nebraska, l'Utah et le Wyoming, mais s'est refusée à tout commentaire. « Quoi qu'il en soit, ceux qui pensent avoir été contaminés doivent prendre contact avec les représentants de la force publique ou se rendre aux urgences de l'hôpital le plus proche. C'est le message que nous adressons à la population, à ce stade. »
Les villes de Denver, Colorado Springs et Fort Collins, où la loi martiale a été décrétée mardi, étaient presque complètement désertes ce soir, les résidents ayant ignoré l'injonction du gouverneur du Colorado, Fritz Millay, d'« évacuation sur place », et ayant fui les villes par hordes. Selon des rumeurs non confirmées, la Sécurité du territoire aurait reçu l'ordre d'utiliser la force létale pour refouler les réfugiés qui se présenteraient à la frontière. Le bruit court également que les unités de la garde nationale du Colorado auraient commencé à évacuer les malades des hôpitaux pour les transporter dans un lieu tenu secret.
L'article se poursuivait sur quatre pages ; Wolgast le lut et le relut. Ils rassemblaient les malades pour les abattre – ça, au moins, c'était clair, quand on savait lire entre les lignes. Le 18 mai, se dit Wolgast. Le journal datait d'il y avait trois, non, quatre jours. Il était arrivé au campement avec Amy le matin du 2 mai.
Tous les événements décrits dans le journal s'étaient produits en dix-huit jours.
Il entendit qu'on bougeait dans le magasin, derrière lui – juste assez pour comprendre qu'on l'observait. Il fourra le journal sous son bras, se retourna, poussa la porte moustiquaire et entra dans une pièce encombrée, qui sentait la poussière et le vieux, bourrée du sol au plafond de marchandises de toutes sortes : du matériel de camping, des vêtements, des outils, des conserves. Une grande tête de cerf était accrochée au-dessus de la porte de l'arrière-boutique, isolée par un rideau de perles. Wolgast se rappela être venu là avec ses amis, acheter des bonbons et des bandes dessinées. À l'époque, près de la porte, il y avait un présentoir tournant en métal plein de bandes dessinées, Les Contes de la crypte, Les Quatre Fantastiques, et la série des Dark Knight, la préférée de Wolgast.
Sur un tabouret, derrière le comptoir, était assis un grand bonhomme chauve, en chemise de flanelle à carreaux, son jean maintenu sur sa bedaine par des bretelles rouges. Il avait à la hanche un holster de cuir avec un pistolet, un trente-huit. Ils échangèrent un hochement de tête circonspect.
— Le journal, c'est deux dollars, dit l'homme.
Wolgast prit deux billets dans sa poche et les posa sur le comptoir.
— Vous n'avez rien de plus récent ?
— C'est le dernier que j'aie reçu, assura l'homme en mettant les billets dans le tiroir-caisse. Le livreur n'est pas monté depuis mardi.
Ce qui voulait dire qu'on était vendredi. Comme si ça changeait quelque chose.
— Je viens au ravitaillement, dit Wolgast. Et j'ai aussi besoin de munitions.
L'homme fronça ses sourcils gris, épais, comme s'il l'évaluait du regard.
— Qu'est-ce que vous avez ?
— Un Springfield quarante-cinq, répondit Wolgast.
L'homme pianota sur le comptoir.
— Bon, je vais y jeter un coup d'œil. Je sais que vous l'avez sur vous.
Wolgast retira le pistolet qu'il avait glissé dans sa ceinture, sur ses reins. Celui que Lacey avait laissé dans la Lexus. Le chargeur était vide : Wolgast ignorait si c'était elle qui l'avait vidé. Si elle le lui avait dit, il ne s'en souvenait pas, dans le chaos. Quoi qu'il en soit, l'arme lui était familière ; les Springfield étaient des modèles standard, au FBI. Il sortit le chargeur, recula complètement la culasse pour montrer à l'homme que le pistolet était vide et le posa sur le comptoir.
L'homme le prit dans sa grande main et l'examina. À la façon dont il le tournait et le retournait, laissant la lumière éclairer les finitions, Wolgast vit qu'il s'y connaissait.
— Carcasse en tungstène, fenêtre d'éjection biseautée, percuteur titane, course de détente raccourcie... Belle bête. Si je ne savais pas à quoi m'en tenir, fit-il en braquant sur Wolgast un regard expectatif, je dirais que vous êtes un agent fédéral.
— Disons que je l'ai été, rétorqua Wolgast en prenant son air le plus innocent. Dans une autre vie.
L'autre eut un rictus attristé. Il reposa l'arme sur le comptoir.
— Une autre vie, répéta-t-il en secouant la tête d'un air funèbre. J'imagine qu'on en est tous là. Attendez que j'aille voir.
Il écarta le rideau de perles, passa dans l'arrière-boutique, revint un moment plus tard avec un petit carton.
— C'est tout ce que j'ai en quarante-cinq ACP. J'en gardais un peu pour un ami retraité, un ex-fédé du bureau des Armes et Explosifs qui va de temps en temps dans les bois vider une douzaine de canettes de bière et s'amuse à tirer dessus. Sa « journée de recyclage », il appelle ça. Mais il y a un moment que je ne l'ai pas vu. D'ailleurs, vous êtes la première personne que je vois depuis pas loin de huit jours. Autant que vous les preniez.
Il posa le carton sur le comptoir : cinquante cartouches à pointe creuse.
— Allez-y, fit-il avec un mouvement de menton. Elles ne servent à rien dans cette boîte. Vous pouvez le charger tout de suite si ça vous chante.
Wolgast commença à mettre les cartouches en place dans le chargeur.
— Vous savez où je pourrais en trouver d'autres ?
— Aucune chance, à moins que vous n'ayez envie d'aller à White River.
L'homme se tapota le sternum, deux fois, du bout de l'index.
— Il paraît qu'il faut viser là. Un coup. Si vous y arrivez, ils tombent comme une enclume. Sans ça, vous êtes cuit. (Il énonça ce fait platement, sans satisfaction, ni crainte ; il aurait aussi bien pu parler du temps qu'il faisait.) Tant pis si c'était votre gentille grand-mère. Elle vous pompera à sec avant que vous ayez eu le temps de viser une deuxième fois.
Wolgast finit de remplir le chargeur, tira sur la glissière pour amener une cartouche dans la chambre et vérifia la sécurité.
— Où avez-vous entendu ça ?
— Sur Internet. Il n'est question que de ça partout, fit-il en haussant les épaules. Théorie du complot, rideau de fumée gouvernemental. Des histoires de vampires. Généralement à moitié dingues. Conneries ou pas, difficile de le savoir.
Wolgast remit son arme au creux de ses reins. Il pensa à demander à l'homme s'il pourrait utiliser son ordinateur pour voir les nouvelles de ses propres yeux, mais il en savait déjà plus qu'assez. Il se pouvait même, se dit-il, qu'il en sache plus que n'importe quel autre individu encore en vie. Il avait vu Carter et les autres, et savait de quoi ils étaient capables.
— Que je vous raconte : il y a un type qui se fait appeler Ultime Combat à Denver. Il a un blog et il poste des vidéos prises d'un point élevé du centre-ville. Il dit qu'il est barricadé là avec un fusil d'assaut. Il y a des bonnes images. Vous devriez voir ces saloperies se déplacer.
L'homme se tapota à nouveau le sternum.
— N'oubliez pas ce que je vous ai dit : une balle. Vous n'aurez pas de seconde chance. Ils se déplacent la nuit, dans les arbres.
Il aida Wolgast à ramasser ses provisions et à les transporter dans la voiture : des boîtes de conserve, du lait et du café en poudre, des piles, du papier hygiénique, des bougies, de l'essence, deux cannes à pêche et une boîte d'appâts. Le soleil était haut et chaud. Tout autour d'eux, l'air semblait figé dans un calme immense, comme le silence qui précède les premières notes de l'orchestre.
Ils se serrèrent la main devant le coffre de la voiture.
— Vous êtes là-haut, à Bear Mountain, hein ? demanda l'homme. Ne m'en veuillez pas de ma question.
Wolgast ne voyait pas de raison de le lui cacher.
— Comment le savez-vous ?
— Le chemin par où vous êtes arrivé, répondit le type avec un haussement d'épaules. Il n'y a rien d'autre là-haut, à part le camp. Je ne sais pas pourquoi ils n'ont jamais réussi à le vendre.
— J'étais venu là quand j'étais gamin. C'est drôle, ça n'a pas changé du tout. Je suppose que c'est le but de ce genre d'endroits.
— Eh bien, vous êtes futé. C'est une bonne planque. Ne vous en faites pas, je n'en parlerai à personne.
— Vous devriez décaniller, vous aussi, fit Wolgast. Remonter plus haut dans les montagnes. Ou partir vers le nord.
Il vit dans les yeux de l'homme qu'il pesait une décision.
— Venez voir, dit-il enfin.
Il ramena Wolgast dans le magasin et le fit passer derrière le rideau de perles, dans l'arrière-boutique, où il vivait. Les volets étaient fermés et ça sentait le renfermé. Un climatiseur bourdonnait dans la fenêtre. Wolgast s'arrêta sur le pas de la porte pour habituer sa vue à l'obscurité. Le centre de la pièce était occupé par un grand lit médicalisé dans lequel dormait une femme. La tête de lit était remontée à quarante-cinq degrés, et il voyait ses traits tirés, son visage tourné vers la lumière qui palpitait derrière les vitres protégées par les persiennes. Sous la couverture, elle était d'une maigreur squelettique. Une petite table disparaissait sous des dizaines de flacons de médicaments, de la gaze, des crèmes, un bassin en métal chromé, des seringues sous emballage plastique. Une bouteille d'oxygène vert pâle était dressée à côté du lit. Un coin de la couverture, relevé, dévoilait un pied nu. Des boules de coton étaient coincées entre les orteils jaunis. Une chaise avait été placée près au pied du lit, et dessus Wolgast vit une lime et des flacons de vernis à ongles.
— Elle prenait toujours bien soin de ses pieds, dit l'homme, tout bas. C'est ce que je faisais quand vous êtes arrivé.
Ils ressortirent de la pièce. Wolgast ne savait pas quoi dire. La situation était claire : cet homme et sa femme n'iraient nulle part. Ils regagnèrent le soleil éclatant du petit parking.
— Sclérose en plaques, expliqua l'homme. J'espérais la garder à la maison le plus longtemps possible. C'est ce qu'on avait décidé quand son état a commencé à empirer, l'hiver dernier. Ils devaient envoyer une infirmière, mais ça fait un moment qu'on n'en a pas vu.
Il remua le gravier avec ses pieds, se racla la gorge.
— Je suppose que personne ne fait plus de visites à domicile.
Wolgast lui dit son nom. L'homme s'appelait Carl, sa femme Martha. Ils avaient deux grands garçons, un en Californie et l'autre en Floride. Carl avait été électricien à Corvallis, dans l'Oregon, jusqu'à ce qu'ils achètent le magasin et viennent ici pour leur retraite.
— Je peux faire quelque chose pour vous ? demanda Wolgast.
Ils se serrèrent la main une nouvelle fois.
— Restez en vie, c'est tout, dit Carl.
Wolgast remontait vers le camp lorsque, tout à coup, il pensa à Lila. C'étaient des souvenirs d'un autre temps, d'une autre vie. Une vie qui avait pris fin. Pour lui, pour tout le monde. Penser à Lila, comme cela, était une façon de lui dire au revoir.
3 National Institutes of Health : Instituts nationaux de la santé, institutions gouvernementales chargées de la recherche médicale et biomédicale, équivalent français de l'Inserm. (N.d.T.)