20.

Journal de la Garde

Été 92

Jour 41 : RAS.

Jour 42 : RAS.

Jour 43 : 23 h 06 – Virul isolé repéré à 200 m, PT 3. Resté au loin.

Jour 44 : RAS.

Jour 45 : 02 h 00 – Triplet à la PT 6. Une cible se détache et tente d'approcher du Mur. Flèches tirées des PT 5&6. Cible recule. Pas d'autre contact.

Jour 46 : RAS.

Jour 47 : 01 h 15 – Coureur Kip Darrell signale mouvements à la ligne de feu NO entre PT 9 et PT 10. Non confirmé par garde de faction. Officiellement consigné comme RAS.

Jour 48 : 21 h 40 – Triplet à la PT 1, 200 m. Une cible approche à 100 m mais recule sans engagement.

Jour 49 : RAS.

Jour 50 : 22 h 15 – Sextet à la PT 7. Chasse le petit gibier, n'approche pas.

23 h 05 – Triplet à la PT 3, 2 mâles, 1 femelle. Engagement total, 1 KO. Tué aux filets par Arlo Wilson, assistant d'Alicia Donadio, second capitaine. Élimination du cadavre signalée aux GT. Note à l'équipe des GT de réparer interstice offrant prise à la base de la PT 6. Reçu par Finn Darrell pour les GT.

Pendant cette période : 6 contacts, 1 non confirmé, 1 KO. Aucune âme tuée ou emportée.

Respectueusement soumis à la Maisonnée,

S.C. Ramirez, premier capitaine.

Si l'on peut valablement isoler un fait particulier dans une succession d'événements donnés, on peut dire que la disparition de Theo Jaxon, membre des Premières Familles et de la Maisonnée, et second capitaine de la Garde, avait été amorcée douze jours auparavant, le matin du cinquante et unième jour de l'été, après une nuit au cours de laquelle un virul avait été tué dans les filets par le garde Arlo Wilson.

L'attaque était venue du sud, en début de soirée, près de la plateforme de tir Trois. Peter, qui était de faction du côté opposé de la Colonie, n'avait rien vu. Il n'en avait été informé dans les détails qu'aux petites heures du matin, alors que le détachement de ravitaillement se rassemblait à la porte.

Dans l'ensemble, c'était une attaque typique, une attaque comme il s'en produisait presque à toutes les saisons, même si elles étaient plus fréquentes en été. Un triplet, deux mâles et une grande femelle. Soo Ramirez pensait – et elle n'était pas la seule – que c'était probablement le même groupe qui avait été repéré deux fois au cours des cinq nuits précédentes, en train de rôder près de la ligne de feu. C'était souvent comme ça que ça se passait, par approches discrètes, étalées sur plusieurs nuits. Un groupe de viruls apparaissait à la limite des lumières, comme s'il repérait les défenses de la Colonie ; ces repérages étaient suivis par quelques nuits sans visualisation. Ensuite, le groupe réapparaissait plus près, parfois l'un d'eux se détachait pour attirer les tirs, mais il battait toujours en retraite. Et puis, la troisième nuit, l'attaque. Le Mur était beaucoup trop haut pour que même un virul particulièrement costaud arrive en haut d'un seul bond. La seule façon qu'ils avaient de l'escalader était d'utiliser les raccords entre les plaques comme prises pour leurs orteils. Les plateformes de tir, avec leurs filets d'acier surplombants, étaient positionnées en haut de ces raccords. Si un virul arrivait aussi haut, il était généralement hébété par les lumières, affaibli et désorienté ; beaucoup, à ce stade, se contentaient de battre en retraite. Ceux qui ne le faisaient pas se retrouvaient suspendus la tête en bas sous les filets, donnant au garde tout le temps de leur tirer un carreau d'arbalète au point vulnérable, ou de leur enfoncer une lame de poignard à cet endroit. Il était rare qu'un virul aille plus loin que le filet – de fait, Peter ne l'avait vu se produire qu'une fois depuis cinq ans qu'il servait sur le Mur –, mais quand ça arrivait, ça voulait invariablement dire que le garde était mort. Après ça, toute la question était de savoir à quel point le virul était amoindri par les lumières, combien de temps il faudrait aux gardes pour l'abattre, et combien de gens mourraient avant qu'ils y arrivent.

Le triplet de cette nuit-là avait foncé droit vers la plateforme Six. Un coup de pot, à moins qu'ils n'aient repéré, lors de leurs deux apparitions précédentes, l'interstice auquel personne n'avait pris garde sous la plateforme, une faille de moins d'un demi-centimètre, provoquée par le déplacement inévitable des plaques. Une seule – une femelle, détail que Peter trouvait toujours curieux de noter, les différences semblant tellement anodines et dérisoires étant donné que les viruls ne se reproduisaient pas, pour autant qu'on le sache – était arrivée en haut. Elle était grande, deux bons mètres ; plus remarquable, elle avait une unique mèche de cheveux blancs. Il était impossible de dire si ces cheveux indiquaient qu'elle était vieille quand elle avait été emportée, ou si c'était symptomatique des changements biologiques qu'elle avait subis depuis – on pensait que les viruls étaient éternels, ou pas loin –, mais on n'en avait jamais vu avec des cheveux. Grâce à cette fissure, elle avait rapidement crapahuté vers la base du filet. Là, elle s'était retournée, sautant loin du Mur, dans le vide, et s'était rattrapée à la partie extérieure de l'armature. Tout cela s'était déroulé en quelques secondes tout au plus. Suspendue à vingt mètres au-dessus du sol, elle avait balancé son corps d'une rapide détente et s'était propulsée vers l'extérieur puis par-dessus le filet, atterrissant sur ses pattes griffues au bord de la plateforme, où Arlo Wilson lui avait braqué son arbalète sur la poitrine et tiré un carreau en plein dans le point vulnérable.

Dans la lumière naissante du matin, Arlo avait raconté ces événements à Peter et aux autres avec un luxe de détails circonstanciés. Comme tous les Wilson, Arlo n'aimait rien tant qu'une bonne histoire. Il n'était pas capitaine, mais il en avait l'allure : bien bâti, avec une barbe fournie, des bras puissants et l'attitude avenante des gens sûrs d'eux. Il avait un frère jumeau, Hollis, en tous points semblable à lui, sinon qu'il était glabre. Leigh, la femme d'Arlo, était une Jaxon, la cousine de Peter et de Theo, ce qui faisait d'eux aussi des cousins. Parfois, le soir, quand il n'était pas de garde, Arlo s'asseyait sous les lumières, au Solarium, et jouait de la guitare pour tout le monde, de vieux airs populaires trouvés dans un livre oublié par les Bâtisseurs, ou bien il allait au Sanctuaire et jouait pour les enfants, avant qu'ils aillent se coucher, des chansons drôles de son invention, où il était question d'une truie appelée Edna qui aimait se prélasser dans la boue et manger du trèfle à longueur de journée. Maintenant qu'Arlo avait une Petite à lui dans le Sanctuaire – un minuscule paquet miaulant appelé Dora –, on pensait généralement qu'il ne servirait plus que deux ans sur le Mur avant de redescendre et de se consacrer à une autre tâche, plus sûre.

Le fait que ce soit à lui que l'on ait dû l'élimination de la virule était une question de chance, comme il s'empressait lui-même de le dire. N'importe lequel d'entre eux aurait pu être de faction à la plateforme Six. Soo aimait tellement déplacer les gens qu'on ne savait jamais où on pouvait se retrouver un soir donné. Mais Peter savait que ce n'était pas qu'un coup de chance, même si Arlo était trop modeste pour le reconnaître. Plus d'un garde avait été paralysé au moment crucial, et Peter, qui n'avait jamais entrepris un virul de si près – tous ceux qu'il avait tués somnolaient, ça s'était toujours passé en plein jour –, ne pouvait affirmer que ça ne lui arriverait pas. Alors, si la chance avait joué un rôle dans l'affaire, c'étaient les autres qui en avaient eu : la chance que ce soit Arlo Wilson qui ait été là.

Et maintenant, alors que tout était fini, Arlo était dans un groupe qui s'était formé à la porte principale. Il faisait partie du détachement de ravitaillement qui devait aller à la Centrale relever les équipes de maintenance et refaire le plein de vivres. Le groupe standard de six : deux gardes à l'avant, deux à l'arrière, et au milieu, à dos d'âne, deux membres de l'équipe des Gros Travaux, que tout le monde appelait les Clés à molette, et dont la tâche consistait à entretenir les éoliennes qui alimentaient l'éclairage. Un troisième âne, en fait une mule, tirait une carriole chargée d'eau, de vivres, d'outillage et d'outres de graisse. La graisse était fabriquée à partir d'un mélange de semoule de maïs et de graisse de mouton ; un nuage de mouches attirées par l'odeur s'était déjà formé autour de la voiture.

Juste avant la cloche du matin, les deux Clés à molette, Rey Ramirez et Finn Darrell, refirent l'inventaire du chargement pendant que les gardes attendaient sur leurs montures. Theo, le responsable du détachement, prit la tête de la petite colonne, à côté de Peter ; Arlo et Mausami Patal fermeraient la marche. Mausami était d'une Première Famille ; son père, Sanjay, était chef de la Maisonnée. Mais l'été précédent, elle s'était mariée avec Galen Strauss, ce qui faisait d'elle une Strauss, maintenant. Peter avait du mal à s'y faire. Galen... Il n'était pas antipathique, mais il fallait bien avouer qu'il avait quelque chose de vague, comme si une substance essentielle, à l'intérieur de lui, ne s'était pas complètement solidifiée. Comme si Galen Strauss était une approximation de lui-même. C'était peut-être cette façon qu'il avait de vous regarder de biais quand vous lui parliez (tout le monde savait qu'il avait une mauvaise vue), ou son air généralement ailleurs. En tout cas, ça paraissait être le choix le plus improbable qui soit pour Mausami. Ils n'en avaient jamais ouvertement parlé, mais Peter pensait que son frère, Theo, espérait, un jour, former un couple avec Mausami. Ils étaient arrivés ensemble au Sanctuaire, ils l'avaient quitté la même année, ils avaient suivi ensemble toutes les étapes de l'apprentissage de la Garde, et la nouvelle de son mariage avec Galen lui avait causé un sacré choc. Il avait ruminé pendant plusieurs jours, n'ouvrant pratiquement pas la bouche. Quand Peter avait fini par aborder le sujet avec lui, tout ce que Theo avait trouvé à dire, c'est que ça lui était égal, qu'il avait sûrement attendu trop longtemps. Il ne voulait que le bonheur de Maus ; si Galen la rendait heureuse, ainsi soit-il. Theo n'était pas du genre à s'étendre sur ce genre de chose, pas plus avec son frère qu'avec quiconque, et Peter avait dû s'en tenir à ce qu'il disait. Mais quand même, il lui avait dit tout ça sans le regarder.

Il était comme ça, Theo : comme leur père, c'était un homme laconique, qui communiquait par ses silences autant qu'en paroles. Et pendant les jours suivants, chaque fois que Peter repenserait à ce matin-là à la porte, il se demanderait si son frère n'avait rien de différent, un indice qui aurait pu lui laisser deviner, comme leur père semblait le savoir, ce qui allait lui arriver – qu'il partait pour la dernière fois. Mais non, il ne voyait rien : tout, dans ce matin-là, était comme d'habitude, un détachement de ravitaillement standard, Theo assis sur sa monture, tripotant les rênes avec son impatience coutumière.

Attendant la cloche qui donnerait le signal de leur départ, sa monture s'agitant impatiemment, Peter laissait vagabonder ses pensées – il n'en comprendrait pleinement la portée que plus tard –, quand il releva les yeux pour voir Alicia qui venait vers eux à pied, de l'Armurerie, marchant d'un pas déterminé. Il pensait qu'elle allait s'arrêter devant la monture de Theo – deux capitaines qui discutaient, peut-être des événements de la nuit et de l'opportunité de monter une chasse aux fums pour éliminer le reste du triplet –, mais non : elle passa devant Theo et remonta la colonne jusqu'à l'arrière.

— Descends de là, Maus, dit sèchement Alicia. Toi, tu ne vas nulle part.

Mausami regarda autour d'elle dans une attitude de surprise qui sonnait faux, Peter s'en aperçut aussitôt. Tout le monde disait que Maus avait la chance de tenir de sa mère, physiquement – le même visage ovale, doux, les mêmes cheveux noirs, épais, qui, lorsqu'elle les dénouait, retombaient sur ses épaules en une vague noire. Elle était plus ronde que la plupart des femmes, mais c'était surtout du muscle.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Et pourquoi ça ?

Alicia, debout au pied de la monture de Mausami, posa ses mains sur ses hanches étroites. Même dans la lumière froide de l'aube, ses cheveux d'un roux profond, qu'elle gardait tressés en une longue natte, étaient chauds comme le miel. Elle portait, comme toujours, trois couteaux à la ceinture. Tout le monde disait en rigolant qu'elle ne s'était pas encore mise en ménage parce qu'elle dormait avec ses lames.

— Parce que tu es enceinte, déclara Alicia. Voilà pourquoi.

Un silence soudain frappa le groupe. Peter ne put s'empêcher de se retourner sur sa selle et de promener un rapide coup d'œil sur le ventre de Mausami. Eh bien, si elle était enceinte, ça ne se voyait pas encore. D'un autre côté, c'était difficile à dire sous le tissu lâche du tricot. Il jeta un coup d'œil à Theo, dont le regard ne trahissait rien.

— Ben, ça alors, fit Arlo, et ses lèvres esquissèrent un large sourire dans le nid formé par sa barbe. Je me demandais quand vous vous y mettriez, tous les deux.

Un rouge profond avait envahi les joues cuivrées de Mausami.

— Qui te l'a dit ?

— À ton avis ?

Mausami détourna le regard.

— Jets ! Je vais le tuer. Je le jure.

Theo s'était lui aussi retourné sur sa monture, vers Mausami.

— Galen a raison, Maus. Je ne peux pas te laisser monter à cheval.

— Mais qu'est-ce qu'il y connaît ? Il a essayé toute l'année de me chasser du Mur. Il ne peut pas faire ça.

— Galen n'y est pour rien, rétorqua Alicia. C'est moi. Tu n'es plus garde, Maus. C'est tout. Fin de l'histoire.

Derrière eux, le troupeau arrivait le long de la Trace. D'ici quelques instants, ils seraient environnés par le bruyant chaos des animaux. Peter regardait Mausami en s'efforçant de l'imaginer dans le rôle de mère, et n'y arrivait pas. Les femmes cédaient généralement leur place quand elles étaient enceintes. Beaucoup d'hommes le faisaient aussi pendant la grossesse de leur femme. Mais Mausami était garde jusqu'au bout des ongles. Meilleure à ce poste que la moitié des hommes. Elle savait garder son calme en cas de crise, agir avec calme et détermination. Comme Diamond, pensa Peter. Elle pouvait aller vite quand il le fallait.

— Tu devrais être heureuse, dit Theo. C'est une grande nouvelle.

Elle avait l'air littéralement dévastée. Peter vit qu'elle avait les yeux pleins de larmes.

— Enfin, Theo, tu me vois vraiment assise dans le Sanctuaire, en train de tricoter des petits chaussons ? Je deviendrais dingue.

Theo tendit la main vers elle.

— Maus, écoute...

Mausami eut un mouvement de recul.

— Non, Theo, je t'en prie.

Elle détourna le visage et s'essuya les yeux de la main.

— Bon, ça suffit, tout le monde. Le spectacle est terminé. Heureuse, Liss ? Tu as ce que tu voulais. Je laisse tomber.

Sur ces mots, elle s'éloigna.

Lorsqu'elle fut hors de portée de voix, Theo replia les mains sur le pommeau de sa selle et baissa les yeux sur Alicia qui essuyait un de ses couteaux sur l'ourlet de son pull.

— Tu aurais tout de même pu attendre qu'on soit rentrés.

Alicia haussa les épaules.

— Un Petit, c'est un Petit, Theo. Tu connais la règle comme tout le monde. Et franchement, je suis un peu agacée qu'elle ne me l'ait pas dit. Ce n'est pas comme si ça pouvait rester éternellement secret.

Elle fit prestement tournoyer son couteau autour de son index et le rengaina.

— C'est mieux comme ça. Elle s'en remettra.

— Tu ne la connais pas comme moi, fit Theo, les sourcils froncés.

— Je ne discuterai pas avec toi, Theo. J'en ai déjà parlé avec Soo. Affaire classée.

Le troupeau était auprès d'eux, à présent. La lumière du matin s'était réchauffée et le jour était partout. D'ici un instant, la cloche du matin allait sonner et les portes s'ouvriraient.

— Il nous faut un quatrième, dit Theo.

Le visage d'Alicia s'éclaira d'un sourire.

— C'est marrant que tu me dises ça.

Alicia Coutelas. C'était la dernière des Donadio, mais tout le monde l'appelait Alicia Coutelas. La plus jeune des capitaines depuis le Jour.

Elle était encore Petite quand ses parents avaient été tués pendant la nuit de Ténèbres ; dès le lendemain, le Colonel l'avait prise sous son aile et élevée comme sa propre fille. Leurs histoires étaient inextricablement liées : le Colonel, quel qu'il ait été – la question était très controversée –, avait fait d'Alicia une image de lui-même.

Son histoire personnelle était vague. Elle comportait plus de mythes que de faits. On disait qu'il était apparu, un jour, sortant de nulle part, à la porte principale, avec un fusil déchargé et portant un long collier fait d'objets pointus, brillants. On avait découvert que c'était des dents – des dents de viruls. S'il avait jamais eu un autre nom, personne ne le connaissait. C'était le Colonel, voilà tout. Certains disaient que c'était un survivant des colonies de Baja, d'autres qu'il faisait partie d'un groupe de chasseurs de viruls nomades. Si Alicia connaissait la véritable histoire, elle ne l'avait racontée à personne. Il ne s'était jamais marié et ne frayait guère avec les autres. Il vivait seul, dans la petite cabane qu'il s'était construite de bric et de broc sous le Mur est. Il avait décliné toutes les invitations à rejoindre la Garde, préférant travailler au rucher. La rumeur disait qu'il empruntait une sortie secrète pour aller à la chasse, quittant la Colonie juste avant l'aube pour surprendre les viruls au lever du soleil. Mais personne ne l'avait jamais vraiment vu faire.

Il n'était pas seul de son espèce. Il y avait des hommes et des femmes qui, pour une raison ou une autre, ne s'étaient jamais mariés et restaient dans leur coin, et le Colonel aurait pu se fondre dans l'anonymat de ces ermites, sans les événements de la nuit de Ténèbres. Peter n'avait que six ans, à l'époque. Il ne savait pas très bien si c'étaient des souvenirs réels ou des histoires qu'on lui avait racontées, enjolivées par son imagination, au fil des ans. Il était tout de même sûr de se souvenir du tremblement de terre. Des tremblements de terre, il y en avait tout le temps, mais pas comme celui qui avait ébranlé la montagne, cette nuit-là, alors que les Petits s'apprêtaient à aller se coucher : une unique secousse, énorme, suivie d'une minute entière de tremblements tellement violents qu'on aurait dit que le sol allait s'ouvrir en deux. Peter se rappelait s'être senti comme un chétif insecte soulevé de terre, agité comme une feuille au vent, et après, les cris et les hurlements, Maîtresse qui criait et qui hurlait, l'immense vacarme, et dans sa bouche le goût de poussière consécutif à l'effondrement du mur ouest du Sanctuaire. La secousse avait eu lieu juste après le coucher du soleil, provoquant une coupure de courant. Lorsque les premiers viruls avaient franchi le périmètre, la seule chose à faire était d'allumer la ligne de feu et de se rabattre sur ce qui restait du Sanctuaire. La plupart de ceux qui avaient été tués étaient restés piégés sous les débris de leur maison où ils étaient morts. Le lendemain matin, on déplorait la perte de cent soixante-deux âmes, dont neuf familles entières, ainsi que la moitié du troupeau, la plupart des poulets et tous les chiens.

Beaucoup de survivants devaient la vie au Colonel. Lui seul avait quitté la sécurité du Sanctuaire pour partir en quête de rescapés. Il avait transporté beaucoup de blessés sur son dos pour les ramener à l'Entrepôt, où il avait tenu la position, repoussant les viruls pendant toute la nuit. John et Angel Donadio, les parents d'Alicia, faisaient partie de la vingtaine de gens qu'il avait sauvés ce soir-là, mais de tous ceux-là ils avaient été les seuls à n'avoir pas survécu. Le lendemain matin, le Colonel était entré, couvert de sang et de poussière, dans ce qui restait du Sanctuaire, avait pris Alicia par la main, déclaré simplement : « Je m'occuperai de cette fille », et il était reparti en emmenant la petite. Aucun des adultes présents dans la pièce n'avait élevé d'objection. La nuit avait fait d'elle, comme de tant d'autres, une orpheline, et les Donadio n'étaient pas une Première Famille, ce n'étaient que des Marcheurs. Si quelqu'un se proposait pour veiller sur elle, c'était toujours ça de pris. Et il était vrai aussi – enfin, c'est ce que les gens avaient dit à l'époque – que dans la docilité avec laquelle la petite fille l'avait suivi, ils avaient vu un signe du destin, comme le règlement d'une dette cosmique. Alicia lui était destinée, ou du moins c'est ce qu'il semblait.

Dans sa cabane sous le Mur, et plus tard, au fur et à mesure qu'elle grandissait, dans les fosses d'exercice, le Colonel lui avait enseigné tout ce qu'il avait appris dans les terres de Ténèbres – pas seulement à se battre et à tuer, mais aussi à lâcher prise. C'était ce qu'il fallait faire : quand les viruls arrivaient, le Colonel lui avait appris à se dire : Je suis déjà morte. La petite fille avait bien retenu la leçon ; à huit ans, elle était apprentie de la Garde, surpassait tout le monde au tir à l'arc et au maniement des armes blanches, et à quatorze, elle était sur la passerelle et faisait la navette entre les plateformes de tir comme coureuse. Et puis, une nuit, un sextet de viruls – ils se déplaçaient toujours par multiple de trois – étaient arrivés par-dessus le Mur sud, juste au moment où Alicia venait vers eux sur la passerelle. En tant que coureuse, Alicia n'était pas censée engager le combat – on ne lui demandait que de courir et de donner l'alarme. Au lieu de quoi elle avait eu le premier au lancer de couteau, en plein dans le point vulnérable, puis elle avait tiré son arbalète et descendu le deuxième en plein vol. Le troisième, elle l'avait tué de tout près alors qu'il s'abattait sur elle, en lui enfonçant sa lame sous le sternum, le laissant s'empaler dessus, leurs faces si proches l'une de l'autre qu'elle avait senti le souffle de la nuit passer sur elle quand il était mort. Les trois derniers avaient déguerpi, par-dessus le Mur et dans l'obscurité.

Personne n'en avait jamais tué trois comme ça, tout seul. Et sûrement pas une gamine de quinze ans. Dès le lendemain, Alicia montait la garde. Le jour de son vingtième anniversaire, elle avait été bombardée second capitaine. Tout le monde était convaincu que, quand Soo Ramirez se retirerait, Liss prendrait sa place comme premier capitaine. Et depuis cette nuit-là, elle avait toujours trois couteaux sur elle.

Elle en avait parlé à Peter, tard, un soir, sous les lumières, alors qu'ils montaient la garde. Le troisième virul : c'est là que c'était arrivé, qu'elle avait lâché prise. Alicia était l'officier de commandement de Peter, mais il y avait entre eux un lien qui semblait rendre caduque la question d'autorité. Il savait donc qu'elle ne lui disait pas ça pour l'impressionner ; elle le lui racontait parce qu'ils étaient amis. « Pas au premier, ni au deuxième, lui avait-elle expliqué, au troisième. » C'est là qu'elle avait su, su avec certitude, qu'elle était morte. Le plus étrange, c'est qu'une fois cette certitude acquise, dégainer le deuxième couteau avait été facile. Toute sa peur avait disparu. Sa main était tombée sur son couteau comme mue par une volonté propre, et alors que la créature lui fondait dessus, elle s'était dit : Et voilà, c'est fini. Eh bien, tant qu'à quitter ce monde, autant te faire faire le voyage avec moi. Comme si c'était un fait, comme si c'était déjà réglé.

Le temps qu'Alicia remonte sur son cheval, le troupeau était parti. Un petit sac de toile et une gourde d'eau étaient accrochés à sa selle. Alicia n'avait pas de vraie maison où vivre ; il y avait beaucoup de maisons vides, mais elle préférait se terrer dans un petit abri de métal derrière l'Armurerie, où elle avait un lit de camp et ses rares objets personnels. Peter ne l'avait jamais vue dormir plus de deux heures d'affilée, et s'il voulait la trouver, l'Armurerie était le dernier endroit où la chercher ; elle était toujours sur le Mur. Elle portait un arc, plus léger qu'une arbalète et plus confortable à dos de cheval, mais elle n'avait pas de protège-bras ; l'arc n'était là que pour le décorum. Theo lui proposa de prendre la tête, mais Alicia refusa, préférant fermer la marche à la place de Mausami.

— Ne t'occupe pas de moi. Je suis juste sortie prendre l'air, dit-elle en guidant sa monture à côté de celle d'Arlo. C'est ton expédition, Theo. Inutile de bouleverser la chaîne de commandement. Et puis je préfère chevaucher avec le grand gaillard que voici. Son bavardage m'empêchera de somnoler.

Peter entendit son frère soupirer ; Theo trouvait qu'Alicia en faisait parfois un peu trop. « Elle devrait être plus sérieuse », avait-il dit à Peter en plus d'une occasion, et c'était vrai ; son assurance frisait l'inconscience. Theo se retourna sur sa selle et jeta un coup d'œil derrière Finn et Rey, qui avaient assisté à toute la scène avec une indifférence muette. Savoir qui chevauchait avec qui, c'était l'affaire des gardes. Qu'est-ce qu'ils en avaient à fiche ?

— Ça te va, Arlo ? demanda Theo.

— Bien sûr, cousin.

— Au fait, Arlo, commença Alicia, son humeur exubérante faisant chanter sa voix. Je me suis toujours demandé... C'est vrai que Hollis s'est rasé la barbe pour que Leigh puisse vous distinguer ?

Quand ils étaient jeunes, les deux frères Wilson étaient connus pour avoir échangé plus d'une fois leurs petites amies, sans que personne le sache, à ce qu'on disait.

Arlo lui jeta un sourire entendu.

— Ça, c'est à Leigh qu'il faudrait le demander.

Mais ce n'était plus le moment de bavarder ; ils commençaient à être en retard. Theo donna l'ordre de marche, mais alors qu'ils approchaient de la porte, ils entendirent un cri derrière eux.

— Arrêtez ! Holà ! Arrêtez-vous !

Peter se retourna et vit Michael Fisher arriver au petit trot. Michael était premier ingénieur de la Lumière et du Courant. Comme Alicia, il était jeune pour son poste : juste dix-huit ans.

Mais tous les Fisher avaient été ingénieurs, et Michael avait été formé par son père dès sa sortie du Sanctuaire. Personne ne comprenait vraiment ce que faisaient les ingénieurs – la Lumière et le Courant étaient de loin les métiers les plus spécialisés. On savait juste qu'ils se débrouillaient pour que les lumières restent allumées, que les batteries bourdonnent, que le courant remonte d'en bas de la montagne, exploit qui semblait à la fois si remarquable que c'en était magique, et complètement ordinaire. Les lumières, après tout, s'allumaient, nuit après nuit.

— Ah, je suis content de vous avoir rattrapés !

Il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle.

— Où est Maus ? Je pensais qu'elle partait avec vous.

— Toi, le Circuit, tu ne te mêles pas de ça, répondit Alicia, dans son dos.

Sa monture, une jument baie appelée Omega, martelait la poussière, pressée de repartir.

— Bon, Theo, on pourrait y aller, s'il te plaît ?

Un éclair d'exaspération parcourut le visage de Michael. Dans ces moments-là, ses yeux s'étrécissaient sous ses cheveux blonds comme le chaume, ses joues pâles rougissaient et il réussissait à avoir l'air encore plus jeune qu'il ne l'était. Il ne répondit pas et se contenta de tendre un objet à Théo : un rectangle de plastique vert constellé de points brillants.

— D'accord, fit Théo en le retournant dans tous les sens. Je donne ma langue au chat. Qu'est-ce que c'est que ça ?

— Ça s'appelle une carte mère de...

— Tu pourrais être poli ! lança Alicia.

Michael se retourna vers elle.

— Tu sais, ça ne te ferait pas de mal de t'intéresser un peu à tout ce qu'on fait pour que les lumières restent allumées.

Alicia haussa les épaules. Michael et elle s'entendaient comme chien et chat ; c'était de notoriété publique.

— On appuie sur un bouton et ça marche. Qu'est-ce qu'il y a à comprendre ?

— Ça suffit, Liss, coupa Theo, puis il baissa les yeux vers Michael. Ne fais pas attention. Tu as besoin d'un truc comme ça ?

— Tu vois ça, là ? fit Michael en lui indiquant un point sur la carte. Le petit carré noir ? C'est le microprocesseur. Peu importe à quoi ça sert. Essaie de trouver la même référence si tu peux, mais n'importe quoi se terminant par un neuf devrait faire l'affaire. Tu devrais probablement dénicher exactement la même sur à peu près n'importe quel ordinateur de bureau, mais les cafards mangent la colle, alors cherches-en une propre et sèche, pas suintante, quoi. Tu devrais tenter les bureaux dans la partie sud du centre commercial.

Theo examina encore une fois la carte mère avant de la ranger dans son sac de selle.

— D'accord. Ce n'est pas une expédition de récupération, mais si on peut, on te trouvera ça. Autre chose ?

Michael fronça les sourcils.

— Un réacteur nucléaire serait le bienvenu. Ou bien une pile à combustible à membrane échangeuse de protons et trois mille mètres cubes d'hydrogène ionisé...

— Oh, le Circuit, fais-nous grâce de ce jargon ! gémit Alicia. Personne ne comprend ce que tu racontes. Theo, on y va, s'il te plaît ?

Michael lança à Alicia un ultime regard agacé avant de revenir à Theo.

— Juste la carte mère. Prends-en plusieurs si tu peux, et rappelle-toi ce que je t'ai dit au sujet de la colle. Et euh... Peter ?

L'attention de Peter s'était reportée vers la porte ouverte, où les derniers animaux du troupeau n'étaient plus qu'à peine visibles dans la lumière du matin sous la forme d'un nuage de poussière qui remontait vers le haut de la colline et le champ d'En Haut. Mais ce n'était pas au troupeau qu'il pensait. Il pensait à Mausami, à son air paniqué quand Theo lui avait tendu la main. On aurait dit qu'elle avait peur de se laisser toucher par lui, comme si c'était au-dessus de ses forces.

Il chassa l'image de son esprit et regarda à nouveau Michael, debout au pied de son cheval.

— Ma sœur m'a demandé de te passer un message, dit Michael.

— Sara ?

— Oui. Juste, enfin, tu vois..., fit Michael avec un haussement d'épaules gêné. Sois prudent.

Il y avait quarante kilomètres jusqu'à la Centrale électrique, près d'une journée de cheval. Une heure après son départ, le groupe avait cessé de parler, même Arlo, abruti par la chaleur et la perspective de la journée qui les attendait. Des tronçons entiers de la route, vers le bas de la montagne, avaient été emportés par les pluies ; ils devraient mettre pied à terre et mener les chevaux par la bride pour les traverser. La graisse avait commencé à puer, et Peter était content d'ouvrir la marche, loin de cette pestilence. Le soleil déjà haut brillait de tous ses feux, il n'y avait pas un poil de vent et l'air était irrespirable. Le sol du désert brillait en dessous d'eux comme une plaque de métal martelé.

À la mi-journée, ils firent une halte. Les Clés à molette donnèrent à boire aux bêtes pendant que les autres se perchaient sur une surrection rocheuse au-dessus de la carriole, Theo et Peter d'un côté, Arlo et Alicia de l'autre, pour observer la lisière des arbres.

— Tu vois, là-bas ?

Theo, qui regardait dans les jumelles, leur indiqua l'ombre des arbres. Peter mit une main en visière pour protéger ses yeux de la lumière.

— Je ne vois rien.

— Un peu de patience.

C'est alors que Peter le vit. À deux cents mètres, un mouvement à peine décelable, un friselis dans les branches d'un grand pin, rien de plus, juste une pluie fine, un poudroiement d'aiguilles. Peter inspira profondément, espérant que ce n'était rien. Et puis ça recommença.

— Il chasse, en restant dans l'ombre, dit Theo. Un écureuil, probablement. Il ne doit pas y avoir grand-chose d'autre par ici. Le salopard. Il doit être bougrement affamé pour sortir en plein jour comme ça.

Theo siffla une longue note aérienne entre ses dents pour avertir les autres. Alicia se retourna vivement en l'entendant. Theo pointa deux doigts en fourchette vers ses yeux, tendit un doigt vers les arbres, puis, de la main, il esquissa un point d'interrogation : Tu le vois ?

Alicia répondit d'un poing fermé : Oui.

— Allez, frangin, on y va.

Ils redescendirent des rochers et se retrouvèrent à la carriole, où Rey et Finn, affalés sur les sacs de graisse, mastiquaient du biscuit de soldat qu'ils faisaient descendre en se passant une cruche d'eau en plastique.

— On pourrait l'attirer avec une des mules, dit très vite Alicia.

Avec une longue badine, elle commença à tracer un schéma dans le sol, à leurs pieds.

— On pourrait remplacer l'eau par un peu de graisse et la rapprocher à une centaine de mètres des arbres pour voir s'il mord à l'hameçon. Il l'a probablement déjà sentie. On se positionnerait en trois endroits, là, là et là..., fit-elle en grattant la terre, pour le prendre en tir croisé. En plein soleil, comme ça, ça ne devrait pas être difficile.

Theo fronça les sourcils.

— On n'est pas à la chasse aux fums, Liss.

Pour la première fois, Rey et Finn les regardèrent depuis la voiture.

— Et alors ? lança Rey. Vous rigolez ? Ils sont combien ?

— Aucune importance, on continue.

— Theo, il est tout seul, reprit Alicia. On ne peut pas le laisser là, comme ça. Le troupeau n'est qu'à, quoi, dix bornes ?

— On peut, et c'est ce qu'on va faire. Là où il y en a un, il y en a d'autres.

Il haussa les sourcils et regarda Rey et Finn.

— Bon, on y va ?

— Rien à battre, hein ? grommela Rey en se levant rapidement du fond de la carriole. Jets ! On compte vraiment pour du beurre, nous. Allez, on dégage d'ici.

Alicia les regarda encore un instant, les bras croisés sur la poitrine. Peter se demanda si elle était très fâchée. Mais elle l'avait dit elle-même à la porte : la chaîne de commandement...

— C'est bon, Theo, c'est toi, le chef, dit-elle.

Ils repartirent donc. Ils arrivèrent au pied de la montagne vers le milieu de l'après-midi. Depuis une heure, ils voyaient le champ d'éoliennes, des centaines d'éoliennes disposées sur la plaine de San Gorgonio Pass, telle une forêt d'arbres créés de main d'homme. De l'autre côté, une seconde rangée de montagnes scintillait dans la brume. Un vent sec, brûlant, leur arrachait leurs paroles des lèvres, rendant toute conversation impossible. À chaque mètre de descente, il faisait plus chaud ; ils avaient l'impression de chevaucher dans une fournaise. La route menait à la vieille ville de Banning. Elle n'allait pas plus loin. De là, ils prendraient la route de l'Est vers l'intérieur des terres. Ils ne seraient plus alors qu'à dix kilomètres de la Centrale.

— Vigilance, vigilance, tout le monde ! hurla Theo pour couvrir le bruit du vent.

Il prit encore le temps de scruter les environs avec les jumelles.

— Rapprochons-nous. Liss, en tête.

Peter éprouva une brève pointe d'agacement – il était en seconde position, c'était à lui de prendre la tête –, mais il laissa passer sans rien dire ; le choix de Theo aplanirait les choses entre Alicia et lui, et le temps qu'ils arrivent à la Centrale, ils seraient tous à nouveau amis. Theo lui donna les jumelles. Alicia talonna sa monture et s'avança rapidement d'une cinquantaine de mètres, sa tresse rousse se balançant dans le soleil. Sans se retourner, elle leva la main et baissa le bras, la paume parallèle au sol. Elle esquissa entre ses dents un sifflement discret, pareil à celui d'un oiseau : La voie est libre. En avant.

— Allons-y, dit Theo.

Peter sentit les battements de son cœur s'accélérer alors que tous ses sens, émoussés par la monotonie de la longue descente à cheval du haut de la montagne, se réveillaient, lui procurant une conscience accrue de son environnement, comme s'il observait la scène de plusieurs angles à la fois. Ils avancèrent à une allure égale, l'arc bandé. Personne ne parlait, sauf Finn, qui était descendu de la carriole et menait la mule à la main en lui murmurant des paroles apaisantes. Ils suivaient une piste sablonneuse, creusée d'ornières par le passage de centaines de charrettes au fil des ans. Peter ressentait comme un picotement dans les extrémités à chaque son, chaque mouvement du paysage : le doux ululement du vent soufflant par une vitre ouverte ; un bout de toile qui claquait à la pointe d'un mât ; le grincement d'une pancarte métallique, depuis longtemps illisible, que le vent faisait osciller au-dessus des pompes à essence d'un vieux garage. Ils passèrent devant un amas de voitures rouillées, à moitié ensablées et convulsées ; un pâté de maisons, enfouies dans des dunes de sable qui montaient presque jusqu'au toit ; un entrepôt métallique aussi grand qu'une caverne, décoloré, grêlé de rouille, d'où émanaient des roucoulements de pigeons et, comme ils s'avançaient sous le vent, l'odeur fétide de leurs fientes.

— Vigilance, vigilance, vous autres, répéta Theo. Traversons tout ça.

Ils avancèrent en silence vers le centre-ville. Les bâtiments, à cet endroit, étaient plus importants, des constructions de deux ou trois étages, dont beaucoup étaient effondrés, sculptant le vide entre elles et emplissant la rue de monticules de gravats. Les voitures et les camions étaient arrêtés n'importe comment sur la chaussée, souvent les portières ouvertes, le moment où leur conducteur avait fui ainsi figé dans le temps, tandis que d'autres, fermés sous le soleil accablant du désert, hébergeaient des skels : des cadavres desséchés, tas déglingués d'os repliés sur le tableau de bord ou affaissés contre les vitres. Des formes ratatinées dans lesquelles il aurait été virtuellement impossible de reconnaître des êtres humains sans une touffe de cheveux raidis encore attachés par un ruban, ou le métal étincelant d'une montre sur un poignet décharné qui, près de cent ans plus tard, était encore cramponné au volant d'un pick-up enfoui dans le sable jusqu'en haut des roues. Tout cela immobile et silencieux comme une tombe, resté rigoureusement inchangé depuis le temps d'Avant.

— Ça me fout la trouille, cousin, murmura Arlo. Je me dis toujours de ne pas regarder, mais je n'arrive pas à m'en empêcher.

Alors qu'ils approchaient du pont autoroutier, Alicia s'arrêta net. Elle se retourna, une main levée, et revint rapidement vers eux.

— Trois pionceurs là-dessous. Ils sont accrochés dans les poutres, sur l'arrière, au-dessus du caniveau.

Theo encaissa la nouvelle sans changer d'expression. Contrairement au virul isolé qu'ils avaient vu sur la route de montagne, il n'était pas question de se frotter à tout un triplet. En tout cas, pas à cette heure avancée de la journée.

— On va être obligés de faire le tour. La carriole ne peut avancer que sur un plan incliné. D'accord, Liss ?

— Pas d'objection. On resserre la formation et on continue.

Ils prirent vers l'est, suivant à une centaine de mètres le tracé de l'autoroute. Le soleil était à quatre largeurs de main au-dessus de l'horizon ; ça commençait à devenir risqué. Ils allaient se retrouver à découvert, et avec la carriole, ils avançaient à une allure de tortue. La prochaine rampe d'accès était à deux kilomètres.

— Ça m'arrache les tripes de le reconnaître, fit Theo, tout bas, à Peter, mais Liss n'a pas tort. La prochaine fois, on devrait monter une expédition de chasse et éliminer cette vermine.

— S'ils sont toujours là.

— Oh, ils y seront, répondit Theo avec un froncement de sourcils pensif. Un fum isolé chassant les écureuils, c'est une chose. Ça, c'est complètement différent. Ils savent qu'on prend cette route.

Ce que les fums savaient ou ne savaient pas était toujours sujet à controverse : agissaient-ils de façon purement instinctive, ou étaient-ils capables de réflexion ? Pouvaient-ils échafauder des plans, une stratégie ? Si tel était le cas, cela ne voulait-il pas dire qu'ils étaient encore, d'une certaine façon, des gens, ceux qu'ils avaient été, avant d'être emportés ? Il y avait beaucoup de choses qu'on ne comprenait tout simplement pas : pourquoi, par exemple, certains d'entre eux s'approchaient-ils du Mur alors que d'autres l'évitaient ? Pourquoi quelques-uns, comme celui qu'ils avaient vu sur la route, se risquaient-ils en plein jour pour chasser ? Et lorsqu'ils attaquaient, était-ce fortuit ou y avait-il un événement déclencheur ? Autres énigmes, la façon caractéristique dont ils se déplaçaient, toujours par groupe de trois, en mouvements coordonnés, synchronisés comme les vers d'un poème ; ou même combien ils étaient à rôder dans le noir. Certes, la combinaison des lumières et des murs assurait la sécurité de la Colonie depuis près d'une centaine d'années. Les Bâtisseurs semblaient avoir bien – ou du moins assez bien – compris leur ennemi. Pourtant, quand il regardait un triplet se déplacer à la limite des lumières, sortir de la nuit pour arpenter le périmètre avant de repartir vers l'endroit indéfinissable d'où ces créatures venaient, Peter avait souvent la nette impression de regarder un être unique, vivant et doté d'une âme, quoi qu'en dise Maîtresse. La mort avait un sens pour lui, le corps et l'âme étaient liés dans la vie, et disparaissaient ensemble à la mort. C'est ce que lui avaient appris les dernières heures de la vie de sa mère. Ses derniers souffles hoquetants, puis le silence soudain : il avait su que la femme qu'elle avait été avait disparu. Comment un être pouvait-il continuer à être sans âme ?

Ils arrivèrent à la rampe. Au nord, au pied des collines, Peter distinguait, à travers un brouillard de poussière chassée par le vent, la longue forme basse du centre commercial d'Empire Valley. Peter y était déjà venu bien des fois, lors d'expéditions de récupération ; les magasins d'usine avaient été pas mal pillés au fil des ans, mais le site était tellement vaste qu'on pouvait encore y trouver des choses utiles. La boutique Gap avait été complètement vidée, tout comme le Kitchen Bazaar, Tommy Hilfiger, le magasin d'articles et de vêtements de sport et la plupart des commerces de la partie sud, près de l'atrium, mais il y avait deux grands magasins, un Sears dont les vitrines offraient une certaine protection, et un autre avec un bon accès extérieur qui permettait d'en sortir en vitesse, où il y avait encore des choses utilisables comme des chaussures, des outils et des ustensiles de cuisine. Il se prit à penser qu'il pourrait chercher un truc pour Maus, pour le bébé ; peut-être que Theo avait la même idée. Mais ce n'était pas le moment.

Au-dessus du sable, à la base de la rampe, il y avait une pancarte, que le vent dominant avait pliée :

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P lm springs 25

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Alicia revint vers eux.

— La voie est libre, là-dessous. On ferait mieux d'y aller.

La chaussée était praticable ; ils avançaient de nouveau à bonne allure. Un vent brûlant se ruait dans la passe. Peter avait la peau et les yeux en feu, comme des tisons sur le point de s'embraser. Il se rendit compte qu'il n'avait pas uriné depuis qu'ils s'étaient arrêtés pour donner à boire aux chevaux, ce qui lui rappela de prendre quelques gorgées d'eau de sa gourde. Theo regardait devant eux avec ses jumelles en tenant les rênes d'une main légère. Ils étaient maintenant assez près des éoliennes pour distinguer celles qui tournaient et celles qui étaient en panne. Peter essaya de les dénombrer, mais perdit rapidement le compte.

Lorsqu'ils quittèrent la route de l'Est, l'ombre de la montagne avait commencé à tomber sur la vallée. Enfin, ils virent leur destination : un bunker de béton, à moitié enfoncé dans le sol de la vallée, ceint d'une clôture parcourue par un courant suffisant pour mettre le feu à tout ce qui l'effleurait, et derrière, le câble à haute tension, un gros tuyau couvert de rouille qui gravissait le versant est de la montagne, une muraille de roche blanche qui constituait une véritable barrière naturelle. Theo mit pied à terre et prit la lanière de cuir passée autour de son cou, à laquelle était accrochée la clé. La clé ouvrait une armoire métallique fixée sur un poteau ; il y en avait deux identiques, de part et d'autre de la clôture. Chacune renfermait un interrupteur qui coupait le courant et un autre qui ouvrait le portail. Theo coupa le courant et recula pendant que la porte s'ouvrait.

— Allons-y.

À côté de la Centrale, un petit appentis couvert par un toit de métal abritait un abreuvoir à chevaux et une pompe. Ils burent tous avidement, faisant couler l'eau sur leur menton et versant des poignées d'eau sur leurs cheveux trempés de sueur, puis ils laissèrent Finn et Rey s'occuper des bêtes et s'approchèrent de la porte blindée. Theo reprit la clé accrochée à son cou. Il y eut un bruit métallique de serrures qui se déverrouillent, et ils entrèrent tous.

Ils furent accueillis par un courant d'air frais et le bruit de fond de la ventilation mécanique. Dans la fraîcheur soudaine, Peter eut un frisson. Une unique lampe protégée par une cage éclairait un escalier métallique qui descendait vers le sous-sol. En bas, une seconde porte blindée était entrouverte. Elle donnait sur la salle de commande et de contrôle des éoliennes. Encore plus bas, il y avait des chambrées, une cuisine et des réserves de matériel et de vivres. Sur l'arrière, une rampe remontait vers l'extérieur et l'écurie où les chevaux et les mules passeraient la nuit.

Theo ouvrit la porte du bout du pied.

— Il y a quelqu'un ? appela-t-il. Hou-hou !

Pas de réponse.

— Theo...

C'était Alicia.

— Je sais, répondit Theo. C'est bizarre.

Ils passèrent prudemment la porte. Au bout d'une longue table, au centre de la salle de contrôle, des bougies étaient réduites à un amas de cire fondue à côté des restes d'un repas interrompu en hâte : du pâté en conserve, des assiettes de biscuit de soldat, une cocotte en fonte qui donnait l'impression d'avoir contenu une espèce de ragoût. Tout cela paraissait abandonné depuis une journée, peut-être davantage. Arlo agita son couteau au-dessus de la cocotte en fonte, dispersant un nuage de mouches. Malgré le bourdonnement des ventilateurs, l'air sentait le renfermé, la sueur et les isolateurs chauffés. La seule lumière, une pâle lueur jaune, provenait des voyants de la console de contrôle qui indiquaient l'intensité du courant des éoliennes. À l'horloge de la Centrale, en haut du panneau, il était dix-huit heures quarante-cinq.

— Bon sang, où sont-ils ? demanda Alicia. J'ai loupé quelque chose, ou la seconde cloche ne devrait pas tarder ?

La traversée des chambrées et des réserves leur confirma ce qu'ils savaient déjà : la Centrale était déserte. Ils remontèrent l'escalier et retrouvèrent la chaleur de la fin de la journée. Rey et Finn les attendaient à l'ombre de l'appentis.

— Une idée de l'endroit où ils ont pu aller ? demanda Theo.

Finn avait roulé sa chemise en boule pour la plonger dans l'abreuvoir et s'essuyait la poitrine et les aisselles.

— Il manque une charrette de matériel. Et une mule, aussi.

Il inclina la tête et son regard passa sur Rey avant de revenir sur Theo, comme pour dire : J'ai une théorie.

— Ils sont peut-être encore aux éoliennes. Zander aime bien prendre des risques, parfois.

Zander Phillips était le responsable de la Centrale. Il n'avait pas une conversation formidable, et il n'était pas formidable à regarder non plus. Tout ce temps passé au soleil et dans le vent l'avait desséché comme un raisin sec, et les journées d'isolement l'avaient rendu taciturne, à la limite du mutisme. On disait que personne ne l'avait entendu prononcer cinq mots d'affilée.

— Des risques ? Quel genre ?

Finn haussa à nouveau les épaules.

— Écoute, je ne sais pas. Tu lui demanderas quand il reviendra.

— Et qui y a-t-il d'autre ici ?

— Juste Caleb.

Theo sortit de l'ombre de l'appentis et se tourna vers le champ d'éoliennes. Le soleil avait commencé à plonger derrière la montagne ; bientôt son ombre s'étirerait jusqu'au bout de la vallée et le pied des collines de l'autre côté. À ce moment-là, ils n'auraient pas le choix, ils devraient refermer la porte blindée. Caleb Jones n'était qu'un gamin de quinze ans à peine. Tout le monde l'appelait Pataugas.

— Eh bien, ils n'ont plus qu'une demi-main de jour devant eux, dit enfin Theo.

Tout le monde le savait, mais il valait mieux le dire quand même. Il regarda chacun des membres du groupe à tour de rôle, un rapide coup d'œil pour s'assurer que tous avaient compris ce que ça impliquait.

— Rentrons les bêtes.

Ils conduisirent les animaux par la rampe du fond dans l'écurie et refermèrent la porte blindée pour la nuit. Le temps qu'ils aient fini, le soleil avait disparu derrière la montagne. Peter laissa Arlo et Alicia dans la salle de contrôle et alla rejoindre Theo qui, retourné au portail, observait le champ d'éoliennes à la jumelle. Peter sentit la première caresse frémissante de la nuit sur ses bras et sa nuque cuite par le soleil. Il avait encore la bouche et la gorge sèches, pleines de poussière et de l'odeur des chevaux.

— On attend jusqu'à quand ?

Theo ne répondit pas. C'était une question de pure forme, rien que des mots pour combler le silence. Il était arrivé quelque chose, sinon Zander et Caleb seraient rentrés, à l'heure qu'il était. Peter pensait aussi à leur père, comme Theo sans doute : Demo Jaxon, qui avait pris la route de l'Est et disparu dans le champ d'éoliennes sans laisser de traces. Combien de temps avaient-ils attendu, cette nuit-là, avant de refermer la porte blindée sur lui ?

Entendant un bruit de pas, Peter se retourna. Alicia avait rouvert la porte blindée et venait vers eux. Elle les rejoignit et se tourna comme eux en direction du champ sur lequel le soir tombait. Ils restèrent ainsi un moment sans parler, à regarder la nuit envahir la vallée. Lorsque l'ombre de la montagne eut atteint les collines, à l'autre bout, Alicia dégaina un de ses poignards et l'essuya avec l'ourlet de son pull.

— Ça m'ennuie de dire ça...

— Pas la peine. Bon, c'est fini, fit Theo en se tournant vers les deux autres. Allons nous enfermer.

Au jour le jour : c'est le terme qu'ils employaient. Ne penser ni à un passé qui était une histoire trop chargée de perte et de mort ni à un avenir qui pourrait ne jamais être. Quatre-vingt-quatorze âmes sous les lumières, vivant au jour le jour.

Et pourtant, pour Peter, ce n'était pas toujours évident. Dans ses moments perdus, quand il montait la garde et que tout était tranquille, ou bien allongé sur sa couchette en attendant le sommeil, il se prenait souvent à penser à ses parents. Certains, dans la Colonie, parlaient encore du paradis – un endroit au-delà de l'existence matérielle, où l'âme allait après la mort –, mais cette idée n'avait jamais eu de sens pour lui. Le monde était le monde, un royaume sensoriel, qu'on pouvait toucher, goûter et sentir, et pour Peter, si les morts allaient quelque part, ils passaient dans les vivants. C'était peut-être une chose que Maîtresse avait dite ; peut-être qu'il avait trouvé ça tout seul. En tout cas, d'aussi loin que remontent ses souvenirs, depuis qu'il était sorti du Sanctuaire et qu'il avait appris la vérité sur le monde, c'est ce qu'il croyait. Tant qu'il garderait la mémoire de ses parents, une partie d'eux subsisterait ; et quand lui-même mourrait, ces souvenirs passeraient avec lui dans d'autres êtres encore vivants, et c'est comme ça que tous – pas seulement Peter et ses parents, mais tous ceux qui avaient disparu avant, et ceux qui viendraient après – se perpétueraient.

Il ne se représentait plus le visage de ses parents. C'est la première chose qui avait disparu, qui s'était estompée en quelques jours à peine. Quand il pensait à eux, il lui revenait moins des images que des impressions, un torrent de sensations qui coulaient en lui comme de l'eau. Le son laiteux de la voix de sa mère et ses mains, pâles et fines, mais fortes, quand elle s'affairait dans l'Infirmerie, palpant ses patients, leur offrant tout le réconfort dont elle était capable. Le craquement des bottes de son père grimpant à l'échelle et prenant pied sur la passerelle, une nuit, alors que Peter courait entre les postes, et la façon dont il était passé à côté de lui sans un mot, se contentant de lui poser la main sur l'épaule. La chaleur et l'énergie qui emplissaient la salle de séjour, à l'époque des Longues Chevauchées, quand son père et son oncle préparaient leurs itinéraires avec les autres hommes, et plus tard, le bruit de leurs voix alors qu'ils buvaient de la gnôle sous le porche, jusqu'à une heure avancée de la nuit, à se raconter tout ce qu'ils avaient vu dans les terres de Ténèbres.

C'est ce que Peter aurait voulu : sentir qu'il était l'un d'entre eux. Être l'un des hommes des Longues Chevauchées. En même temps, il avait toujours su que ça n'arriverait jamais. En écoutant, de son lit, leurs voix sous le porche, leurs riches tonalités masculines, il le savait : il lui manquait quelque chose. Il ne savait pas le nom de cette chose, il n'était même pas sûr qu'elle ait un nom. C'était plus que le courage, autre chose que le lâcher-prise, bien que ça en fasse partie. Le seul mot qui lui venait à l'esprit était stature ; c'est cela qu'avaient les hommes des Longues Chevauchées.

Et quand le moment viendrait pour l'un des jeunes Jaxon de les rejoindre, Peter savait que c'est Theo que son père appellerait à la porte principale. Et lui, il resterait là.

Sa mère connaissait aussi la vérité à son sujet ; sa mère, qui avait si stoïquement supporté la disgrâce de leur père, puis son ultime chevauchée, tout le monde sachant ce qui s'était passé mais personne n'osant le dire ; sa mère qui, à la fin, même quand le cancer lui avait tout pris, n'avait pas prononcé un seul mot contre son père qui les avait abandonnés. Il est dans un temps à lui, maintenant. C'était l'été, comme maintenant, quand elle s'était alitée, les journées étaient longues et éclatantes de chaleur. Theo était garde à Part entière, à ce moment-là, mais pas encore capitaine, ce qu'il devait bientôt être ; le devoir de prendre soin de leur mère était retombé sur Peter qui l'avait veillée jour et nuit, l'aidant à manger, à s'habiller et même à faire sa toilette, une intimité maladroite qu'ils avaient tous les deux supportée parce que c'était simplement inévitable. Elle aurait pu aller à l'Infirmerie, c'est comme ça que les choses se passaient généralement. Mais sa mère était première infirmière, et si Prudence Jaxon voulait mourir chez elle, dans son lit, celui qui essaierait de l'en empêcher n'était pas né.

Chaque fois que Peter repensait à cet été-là, à ces longues journées et ces nuits interminables, il avait l'impression que c'était une période de sa vie qui ne s'était jamais complètement terminée. Ça lui rappelait une histoire que Maîtresse leur avait racontée, une fois, celle d'une tortue qui s'approchait d'un mur ; chaque fois que la tortue parcourait la moitié la distance qui l'en séparait, elle s'interdisait d'arriver jamais au but. C'est l'impression que Peter avait eue, en regardant sa mère mourir. Pendant trois jours, elle avait flotté dans un sommeil fiévreux dont elle n'émergeait que pour y replonger, prononçant à peine une parole, ne répondant qu'aux questions les plus élémentaires, indispensables pour ses soins. Elle absorbait quelques gorgées d'eau, voilà tout. Sandy Chou, l'infirmière de service, était venue la voir, cet après-midi-là, et avait dit à Peter de se préparer au pire. La pièce était plongée dans la pénombre, tavelée par la lumière des projecteurs, au-dehors, que filtrait l'arbre, devant la fenêtre. Un vernis de sueur luisait sur son front pâle ; ses mains – les mains que Peter avait regardées pendant des heures à l'Infirmerie, procédant à leurs travaux délicats – étaient posées, immobiles, le long de son corps. Depuis la tombée de la nuit, Peter n'avait pas quitté la chambre, de peur qu'elle se réveille et se retrouve seule. Peter savait qu'elle était proche de la mort, que c'était l'affaire de quelques heures ; Sandy l'avait bien prévenu. Mais c'est l'immobilité de ses mains posées sur les couvertures, toutes leurs patientes tâches achevées, qui le lui annonçait.

Il se demandait comment on disait au revoir. Est-ce qu'elle aurait peur si elle l'entendait prononcer ces mots ? Et qu'est-ce qui comblerait le silence, après ? Il n'avait pas eu l'occasion de le faire avec son père ; par bien des façons, ç'avait été pire que tout. Il avait simplement disparu dans l'oubli. Que lui aurait-il dit si les circonstances l'avaient permis ? Il aurait formulé un souhait égoïste, auquel il pensait toujours : Choisis-moi, aurait dit Peter. Pas Theo. Moi. Avant de partir, choisis-moi. La scène était parfaitement claire dans son esprit – Peter voyait le soleil levant ; ils étaient assis sous le porche, rien que tous les deux, son père en tenue de cheval, sa boussole à la main, ouvrant le couvercle avec son pouce et le refermant, selon son habitude – sauf qu'il n'y avait pas d'épilogue à la scène. Il n'avait jamais imaginé la réponse de son père.

Et maintenant, sa mère était là, mourante ; si la mort était une chambre dans laquelle l'âme entrait, Prudence Jaxon était sur le seuil ; et pourtant, Peter n'arrivait pas à trouver les mots pour exprimer ce qu'il ressentait – qu'il l'aimait, et qu'elle lui manquerait quand elle ne serait plus là. Dans la famille, Peter avait toujours été à elle, comme Theo était à son père. On ne l'avait jamais dit en autant de mots, c'était un simple fait. Peter savait qu'il y avait eu des fausses couches, et au moins un bébé qui était né trop tôt avec quelque chose qui n'allait pas et qui était mort en quelques heures. Il pensait que ce bébé était une fille. C'était arrivé alors que Peter n'était lui-même qu'un Petit, encore au Sanctuaire, et il ne savait pas vraiment. Alors peut-être que c'était ça, la chose manquante – pas une chose en lui, mais en elle – et la raison pour laquelle il avait toujours ressenti si farouchement l'amour de sa mère. Il était celui qu'elle voulait garder.

Les premières douces lueurs du matin éclairaient les vitres quand il avait entendu sa respiration changer, rester coincée dans sa poitrine comme un hoquet. L'espace d'un terrible instant, il avait cru que le moment était arrivé, puis il avait vu qu'elle avait les yeux ouverts.

— Maman ? avait-il dit en lui prenant la main. Maman, je suis là.

— Theo, avait-elle soufflé.

Le voyait-elle ? Savait-elle où elle était ?

— Maman, c'est moi, Peter. Tu veux que j'aille chercher Theo ?

Elle avait paru chercher tout au fond d'elle-même, dans un endroit infini, sans frontières, un endroit d'éternité.

— Veille sur ton frère, Theo, avait-elle dit. Il n'est pas fort, comme toi.

Et puis elle avait fermé les yeux et ne les avait plus rouverts.

Il ne l'avait jamais raconté à son frère. À quoi bon ? il y avait des moments où il se disait mélancoliquement qu'il avait dû mal entendre, ou bien il attribuait ces dernières paroles au délire de la maladie. Mais il avait beau essayer de les interpréter autrement, ses paroles et leur sens paraissaient clairs : après tout ça, les longues journées, les interminables nuits qu'il avait passées à s'occuper d'elle, c'était Theo qu'elle plaçait à son chevet en ses derniers instants, Theo à qui elle avait consacré les dernières paroles de sa vie.

Ils n'échangèrent pas un mot de plus sur l'équipe de la Centrale disparue. Ils donnèrent à manger aux bêtes, mangèrent eux-mêmes, et se retirèrent dans les chambrées, une salle exiguë, qui sentait mauvais, avec des couchettes et des matelas crasseux, rembourrés de paille moisie. Lorsque Peter se mit au lit, Finn et Rey ronflaient déjà. Peter n'avait pas l'habitude de se coucher si tôt, mais il n'avait pas dormi depuis vingt-quatre heures d'affilée et il s'endormit vite.

Il se réveilla désorienté, l'esprit nageant encore dans un torrent de rêves angoissés. Son horloge interne lui disait que c'était le milieu de la nuit, sinon plus tard. Tous les hommes dormaient encore, mais la couchette d'Alicia était vide. Il se dirigea vers le couloir plongé dans la pénombre qui donnait sur la salle de contrôle, où il la trouva assise à la longue table, en train de tourner les pages d'un livre à la lumière de la console de commande. L'horloge indiquait deux heures trente-trois.

Elle leva les yeux vers lui.

— Je ne sais pas comment tu arrives à dormir avec tous ces ronflements.

Il s'assit en face d'elle.

— En réalité, je ne dormais pas. Qu'est-ce que tu lis ?

Elle referma le livre et se frotta les yeux.

— Je n'en ai pas idée. Je l'ai trouvé dans la réserve. Il y en a je ne sais combien de cartons.

Elle le fit glisser vers lui sur la table.

— Vas-y, regarde-le si tu veux.

Max et les Maximonstres, disait le titre. Un mince volume, surtout illustré : un petit garçon avec une espèce de costume d'animal, des oreilles et une queue, courait après un petit chien blanc en brandissant une fourche. Peter tourna une à une les pages friables, qui sentaient la poussière. Des arbres poussaient dans la chambre du garçon, et puis il y avait une nuit de lune et un voyage en mer vers une île de monstres. Il lut : « Les Maximonstres roulaient des yeux terribles, ils poussaient de terribles cris, ils faisaient grincer leurs terribles crocs et ils dressaient vers Max leurs terribles griffes.

“Silence”, dit simplement Max. Il les fixait, tranquille, droit dans leurs yeux jaunes ; pas un seul de ses cils ne bougeait. “Vous êtes terrible, vous êtes notre roi...” »

— Ce truc, de les regarder dans les yeux..., fit Alicia.

Elle mit sa main devant sa bouche et bâilla.

— Je vois mal comment ça pourrait marcher, acheva-t-elle.

Peter referma le livre et le poussa sur le côté. Il n'avait pas idée de ce qu'il fallait en penser, mais c'était le cas de la plupart des choses du temps d'Avant : comment les gens vivaient, ce qu'ils mangeaient, ce qu'ils portaient, ce qu'ils pensaient. Est-ce qu'ils marchaient dans le noir comme si de rien n'était ? S'il n'y avait pas de viruls, de quoi avaient-ils peur ?

— Pour moi, c'est complètement inventé, répondit-il en haussant les épaules. Une histoire, c'est tout. Je pense qu'il rêvait.

Alicia haussa les sourcils, l'air de dire : Qui sait ? Qui peut dire comment était le monde ?

— En réalité, j'espérais que tu allais te réveiller, lui annonça-t-elle alors, en se levant de sa chaise.

Elle souleva une lanterne posée par terre.

— J'ai quelque chose à te montrer.

Elle le conduisit, à l'autre bout des chambrées, dans l'une des pièces qui servaient de réserve. Les murs disparaissaient derrière des étagères en métal sur lesquelles était entreposé du matériel : des outils couverts de cambouis, des rouleaux de fil de fer, de la soudure, des récipients en plastique contenant de l'eau et de la gnôle. Alicia posa la lanterne et commença à vider l'une des étagères dont elle entassa le contenu au sol.

— Eh bien ? Ne reste pas planté là.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Qu'est-ce que tu crois que je fais ? Et ne parle pas si fort, je ne veux pas réveiller les autres.

Lorsqu'ils eurent tout dégagé, Alicia lui dit de rester à un bout de l'étagère pendant qu'elle se mettait à l'autre. Peter constata que le fond de l'étagère était fait d'une plaque de contreplaqué qui cachait le mur, derrière. Ils écartèrent l'étagère de la paroi.

Une porte blindée.

Alicia s'approcha, tourna la roue et l'ouvrit. Un espace étroit, tubulaire, dans lequel montait un escalier en colimaçon. Des conteneurs de métal étaient empilés contre le mur. Les marches disparaissaient dans le noir, à une hauteur impossible à estimer. Ça sentait la poussière et le renfermé.

— Quand as-tu découvert ça ? demanda-t-il, stupéfait.

— La saison dernière. Une nuit, je m'ennuyais et j'ai commencé à fouiner un peu partout. J'imagine que c'est une espèce de sortie de secours laissée par les Bâtisseurs. L'escalier mène à une sorte de local technique, sur le toit.

Peter fit un geste avec sa lanterne vers les conteneurs.

— Et là-dedans, qu'est-ce qu'il y a ?

— Ça, c'est la cerise sur le gâteau, répondit-elle avec un sourire en coin.

Ensemble, ils traînèrent l'un des conteneurs sur le sol de la réserve. Un coffre de métal d'un mètre de long et d'une cinquantaine de centimètres de largeur, avec l'inscription « Corps des marines des États-Unis » sur le côté. Alicia s'agenouilla pour déboucler les fermetures et souleva le couvercle, révélant six objets noirs, minces, nichés dans la mousse. Peter mit quelques secondes à comprendre ce qu'il voyait.

— Bon sang !

Elle lui passa l'une des armes. Un fusil à longue portée, frais au toucher et qui sentait vaguement l'huile de moteur. Il était d'une incroyable légèreté, comme s'il était fait d'une substance qui défiait la gravité. Même dans la lumière crépusculaire de la réserve, il discernait la finition lustrée de l'embouchure. Les seules armes qu'il avait vues jusque-là n'étaient que des reliques rouillées, des fusils et des pistolets que l'Armée avait abandonnés derrière elle : la Garde en avait encore quelques-uns dans l'Armurerie, mais à sa connaissance, il n'y avait plus de munitions depuis des années. De sa vie, jamais Peter n'avait tenu un fusil aussi propre et neuf, épargné par le temps.

— Il y en a combien ?

— Douze caisses, six par caisse, un peu plus de mille cartouches. Et il y en a encore six autres caisses dans le local technique, en haut.

Toute sa nervosité avait disparu, laissant place à une envie irrépressible d'utiliser ce merveilleux nouvel objet qu'il tenait entre ses mains, d'en tester la puissance.

— Montre-moi comment le charger, dit-il.

Alicia lui ôta l'arme des mains et ouvrit complètement la culasse. Puis elle prit un chargeur dans le coffre, le positionna devant le pontet, poussa dessus jusqu'à ce qu'elle sente un déclic et flanqua deux bonnes claques sur la base du plat de la main.

— Tu vises comme avec une arbalète, dit-elle en se détournant pour lui montrer. Ça revient à peu près au même, sauf que le recul est beaucoup plus important. Résiste à la tentation de mettre le doigt sur la détente à moins de vouloir passer aux choses sérieuses. C'est tentant, mais évite.

Elle lui repassa l'arme. Un fusil chargé ! Peter le porta à l'épaule et chercha dans la pièce un objet digne d'être visé, opta finalement pour un rouleau de fil de cuivre sur l'étagère du fond. L'envie de faire feu, de ressentir la force explosive du recul dans les bras, était tellement forte qu'il dut faire un effort presque physique pour écarter cette pensée.

— N'oublie pas ce que je t'ai dit au sujet de la détente, l'avertit Alicia. Tu as vingt cartouches par chargeur. Maintenant, charge celui-ci, que je sois sûre que tu sais le faire.

Il troqua le fusil chargé contre un autre, vide, et s'efforça de se remémorer les étapes : cran de sûreté, culasse, chargeur. Quand il eut fini, il donna deux bonnes tapes sur le chargeur, comme il avait vu Alicia le faire.

— Alors ?

Alicia lui jeta un regard scrutateur, tenant son fusil la crosse contre la hanche.

— Pas mal. Un peu lent. Ne le braque pas vers le sol comme ça, tu vas te tirer dans le pied.

Il releva rapidement le canon.

— Tu sais, je suis un peu surpris. Je ne savais pas que tu appréciais ce genre de chose.

Elle haussa les épaules.

— En réalité, je n'aime pas ça. Ça fait des saletés, beaucoup de bruit, et ça te donne une confiance exagérée.

Elle lui passa un deuxième chargeur à mettre dans la poche qu'il avait à la ceinture.

— D'un autre côté, les fums les apprécient tout à fait, quand on sait s'y prendre.

Elle se tapota le sternum avec le doigt.

— Une balle, au point vulnérable. À moins de trois mètres, tu as un peu de marge, mais n'y compte pas trop.

— Alors, tu as déjà utilisé un de ces machins-là.

— J'ai dit ça, moi ?

Peter savait qu'il valait mieux ne pas insister. Six conteneurs pleins de fusils de l'Armée, comment Alicia aurait-elle pu résister ?

— Bon, à qui sont ces flingues ?

— Comment je le saurais ? Pour moi, ils appartiennent au corps des marines des États-Unis, comme c'est écrit sur les coffres de rangement. Bon, arrête de poser des questions et allons-y.

Ils franchirent de nouveau la porte blindée et commencèrent à grimper. Il sentit la température monter à chaque barreau de leur ascension. À dix mètres de haut, ils arrivèrent à une petite plateforme avec une échelle. Au plafond, au-dessus de leur tête, il y avait une sorte d'écoutille. Alicia posa la lanterne sur la plateforme, se mit sur la pointe des pieds, leva les bras au-dessus de sa tête et essaya de tourner la roue. Ils transpiraient tous les deux à grosses gouttes ; l'air trop lourd semblait presque irrespirable.

— C'est coincé.

Il vint à son aide. Le mécanisme céda avec un grincement de métal rouillé. Deux tours, trois ; la trappe s'ouvrit en basculant sur ses charnières. L'air frais de la nuit se déversa par l'ouverture comme une eau bienfaisante, charriant les odeurs du désert, le genièvre et le mesquite desséchés. Au-dessus, Peter ne voyait que le noir.

— Je passe devant, dit Alicia. Je t'appellerai.

Il entendit le bruit de ses pas qui s'éloignaient. Ensuite, il eut beau tendre l'oreille, il n'entendit plus rien. Ils étaient sur le toit, quelque part, sans la moindre lumière pour les protéger. Il compta jusqu'à vingt, trente. Devait-il la suivre ?

Et puis le visage d'Alicia apparut au-dessus de lui, flottant dans l'ouverture de la trappe.

— Laisse la lanterne ici. La voie est libre. Allez, viens.

Il gravit l'échelle et se retrouva dans un local exigu où il faisait une chaleur d'enfer, plein de tuyaux et de valves, mais aussi d'autres conteneurs empilés le long des murs. Il s'arrêta pour laisser à sa vue le temps de s'adapter. Il était face à une porte ouverte. Il inspira profondément et fit un pas en avant.

Il entra dans les étoiles.

L'air s'échappa de ses poumons avec force, comme s'il avait pris un coup en pleine poitrine. Un sentiment physique, de pure panique, l'impression d'être entré dans le néant, dans le vide même du ciel nocturne. Ses genoux ployèrent sous son poids, sa main libre se referma sur – rien du tout, chercha n'importe quoi afin de retrouver des repères de forme et de poids, les dimensions opérationnelles du monde autour de lui. Le ciel, au-dessus de sa tête, était un monde de ténèbres – et partout, les étoiles !

— Respire, Peter, lui dit Alicia.

Elle était debout à côté de lui. Il se rendit compte qu'elle avait posé sa main sur son épaule. Dans le noir, sa voix semblait venir de tout près et de très loin en même temps. Il fit ce qu'elle lui disait, avala de grandes goulées d'air, de nuit. Peu à peu, sa vue s'adapta. Dans tout ce vide, les lignes du toit commencèrent à apparaître. Ils devaient être au coin sud-ouest, près des bouches d'aération.

— Alors, qu'est-ce que tu dis de ça ?

Pendant un long moment de silence, il laissa ses yeux scruter le ciel. Plus il regardait, plus il voyait d'étoiles, qui crevaient les ténèbres. C'étaient donc les étoiles dont son père lui parlait, les étoiles qu'il voyait pendant les Longues Chevauchées.

— Theo est au courant ?

— Au courant de quoi ? renvoya Alicia en riant.

— De la trappe. Des armes, fit Peter avec un haussement d'épaules, se sentant dépassé. De tout ça.

— Je ne le lui ai jamais montré, si c'est ce que tu veux dire. Mais je pense que Zander est au courant, parce qu'il connaît chaque centimètre carré de cet endroit. Cela dit, il ne m'en a jamais parlé.

Ses yeux scrutaient son visage. Elle avait l'air d'une certaine façon différente, dans le noir : l'Alicia qu'il avait toujours connue et en même temps une nouvelle personne. Il comprenait ce qu'elle avait fait. C'est pour lui qu'elle avait gardé tout ça.

— Merci.

— Ne va pas t'imaginer que ça veut dire qu'on est amis ou je ne sais quoi. Si Arlo s'était réveillé le premier, c'est lui qui serait debout là.

Ce n'était pas vrai, et il le savait.

— Quand même, répliqua-t-il.

Elle le mena vers le bord du toit. Ils étaient face au nord et à la vallée. Il n'y avait pas un souffle d'air. Au loin, la forme des montagnes se découpait sur le ciel, masse noire dressée sur un fond d'étoiles scintillantes. Ils se mirent en position de tir, allongés côte à côte, le ventre collé sur le béton qui avait gardé la chaleur de la journée.

— Tiens, fit Alicia en fouillant dans sa poche. Essaie avec ça.

Une visée nocturne. Elle lui montra comment la fixer sur le fusil et faire la mise au point. Peter plaça son œil devant le viseur et vit un paysage de pierres et de buissons lavé par une lueur vert pâle, avec deux traits en croix au milieu. En bas de l'image, il lut une donnée : deux cent douze mètres. Les nombres croissaient et décroissaient alors qu'il faisait aller le fusil dans un sens et dans l'autre. Stupéfiant.

— Tu crois qu'ils sont encore vivants ?

Alicia ne répondit pas tout de suite.

— Je ne sais pas. Probablement pas. Enfin, ça ne peut pas faire de mal d'attendre.

Elle marqua une nouvelle pause. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à dire sur la question. Et puis :

— Tu crois que j'ai été trop dure avec Maus, aujourd'hui ?

La question le surprit. Depuis le temps qu'il la connaissait, Alicia n'avait jamais été du genre à douter de son propre jugement.

— Vu la façon dont ça s'est passé, non. Tu as fait ce qu'il fallait.

— Elle est paumée. Tu ne me diras pas le contraire.

— Peu importe. Tu l'as dit toi-même : Maus connaît la règle comme tout le monde.

— J'aurais préféré la garder plutôt que Galen. Jets, quelle tache, celui-là ! Je me demande vraiment ce qu'elle peut bien lui trouver.

Peter écarta son visage du viseur. Le ciel était tellement plein d'étoiles... Il avait l'impression qu'il aurait pu les attraper en tendant la main. Il n'avait jamais rien vu d'aussi beau de toute sa vie. Ça lui faisait penser aux océans, à leurs noms dans le livre – on aurait dit les paroles d'une chanson, Atlantique, Pacifique, Indien, Arctique –, et à son père, debout au bord de la mer. Les étoiles, c'était peut-être ça que Tantine voulait dire quand elle parlait de Dieu. L'ancien Dieu, du temps d'Avant. Le Dieu du ciel qui observait le Monde.

— Tu n'y as jamais..., commença Alicia. Je veux dire, tu n'y as jamais pensé ?

Peter se retourna vers elle. Elle avait encore l'œil vissé au viseur.

— Pensé à quoi ?

Alicia eut un petit rire nerveux qu'il ne lui connaissait pas.

— Tu veux vraiment me le faire dire ? À vivre avec quelqu'un, Peter. À avoir des Petits.

Mais oui, bien sûr qu'il y avait pensé. Presque tout le monde vivait en couple vers vingt ans. Mais monter la garde compliquait les choses – debout toute la nuit, dormir presque toute la journée, ou bien aller et venir dans un brouillard d'épuisement. Mais quand Peter regardait le problème en face, il savait que ce n'était pas la seule raison. Quelque chose dans cette idée lui semblait tout simplement impossible ; c'était pour les autres, pas pour lui. Il y avait eu des filles qui paraissaient faites pour lui, et puis quelques-unes qu'il aurait décrites comme des femmes ; chacune l'avait occupé quelques mois, le mettant dans un état tel que l'une après l'autre elles avaient été, brièvement, plus ou moins la seule chose à laquelle il arrivait à penser. Mais il avait toujours fini par prendre ses distances ou, inexplicablement, par les pousser vers quelqu'un qu'il pensait mieux leur convenir.

— Pas vraiment, non.

— Et Sara ?

— Quoi, Sara ? fit-il, sur la défensive.

— Allez, Peter, fit Alicia, et il discerna une pointe d'exaspération dans sa voix. Je sais qu'elle a des vues sur toi. Ce n'est pas un secret. Et c'est une Première, elle aussi. Vous iriez bien ensemble. C'est ce que tout le monde pense.

— Mais qu'est-ce que tu me racontes, à la fin ?

— Moi, je dis ça comme ça. C'est évident.

— Eh bien, pas pour moi.

Il resta un instant silencieux. C'était la première fois qu'ils se parlaient ainsi.

— Écoute, j'aime bien Sara. C'est juste que je ne suis pas sûr d'avoir envie de me mettre avec elle.

— Mais tu voudrais le faire ? Te marier, je veux dire ?

— Un jour. Peut-être. Liss, pourquoi tu me demandes tout ça ?

Il se retourna à nouveau vers elle. Elle scrutait la vallée à travers son viseur, parcourant lentement la ligne d'horizon avec le canon de son fusil.

— Liss ?

— Chut. Il y a quelque chose qui bouge.

Il reprit la position.

— Où ça ?

Alicia leva rapidement le canon de son fusil pour lui indiquer :

— À deux heures.

Il colla à nouveau son œil au viseur : une silhouette isolée filait d'un bouquet de broussailles à un autre, à une centaine de mètres derrière la barrière. Un être humain.

— C'est Pataugas, fit Alicia.

— Comment tu le sais ?

— Trop petit pour être Zander. Et il n'y a personne d'autre par ici.

— Il est tout seul ?

— Sais pas, répondit Alicia. Attends... Non. À dix degrés sur la droite.

Peter regarda : un éclair de vert dans le viseur, filant comme une pierre qui aurait ricoché sur le sol du désert. Puis il en vit un deuxième, et un troisième, à deux cents mètres, qui se rapprochaient. Non, qui ne se rapprochaient pas : qui l'encerclaient.

— Qu'est-ce qu'ils font ? Pourquoi ils ne se jettent pas simplement sur lui ?

— Je ne sais pas.

C'est alors qu'ils l'entendirent.

— Hé !

C'était la voix de Caleb, haut perchée, rendue stridente par la peur. Il courait vers la clôture en agitant les bras.

— Ouvrez la porte, ouvrez la porte !

— Jets ! fit Alicia en se relevant. Allez, viens !

Ils retournèrent en courant vers le local technique. Alicia ouvrit précipitamment l'un des conteneurs empilés près de l'écoutille, prit une espèce de pistolet court, à tout petit canon. Peter n'eut pas le temps de poser de questions, ils retournaient déjà en courant vers le bord du toit. Alicia braqua l'arme vers le haut, au-dessus du champ d'éoliennes, et fit feu.

La fusée fila vers le ciel, traînant derrière elle une queue de lumière sifflante. Peter sut, d'instinct, qu'il n'aurait pas dû regarder, mais il ne put s'en empêcher, et sa vision fut instantanément brûlée par l'image du cœur blanc, éclatant, de la grenade éclairante. Au point le plus haut, elle sembla s'arrêter, rester suspendue dans le vide, et puis elle explosa, baignant le champ de lumière.

— On lui a fait gagner une minute, dit Alicia. Il y a une échelle sur l'arrière.

Ils passèrent leurs armes en bandoulière dans le dos ; Alicia descendit l'échelle en premier, n'utilisant que les montants, ses pieds ne touchant même pas les barreaux. Alors que Peter la dévalait tant bien que mal, elle tira une autre fusée qui décrivit une parabole au-dessus de la Centrale, vers le champ. Et puis ils se mirent à courir.

Caleb était debout devant le portail d'acier de la clôture. Les viruls s'étaient dispersés, disparaissant dans les ombres.

— Je vous en supplie ! Laissez-moi entrer !

— Et merde ! fit Peter. On n'a pas la clé.

Alicia épaula son fusil et visa l'armoire. Une explosion de feu et de bruit, l'armoire s'envola du poteau dans une gerbe d'étincelles.

— Caleb, il va falloir que tu grimpes par-dessus la clôture !

— Mais je vais cramer !

— Mais non ! Le courant est coupé !

Elle regarda Peter :

— Il est coupé, hein ?

— Comment tu veux que je le sache ?

Alicia fit un pas en avant, et avant que Peter ait eu le temps de dire ouf, elle tendit la main, la posa sur la clôture. Il ne se passa rien.

— Caleb ! Grouille-toi !

Caleb se cramponna au grillage et se mit à grimper. Autour d'eux, les ombres s'aplatirent alors que la deuxième fusée achevait sa descente. Alicia sortit une nouvelle cartouche de la pochette qu'elle avait à sa ceinture, chargea le pistolet et tira. La fusée monta, haut, toujours plus haut, suivie par un panache de fumée, et explosa au-dessus d'eux en une pluie de lumière.

— C'était la dernière, dit-elle à Peter. On a une dizaine de secondes avant qu'ils pigent que le courant est coupé.

Caleb était maintenant à cheval sur le haut de la clôture.

— Caleb ! hurla-t-elle. Bouge-toi le cul !

Il fit les cinq derniers mètres en chute libre, effectua un roulé-boulé et se releva. Il avait les joues trempées de larmes, maculées de crasse et de morve. Il était pieds nus. D'ici quelques secondes, ils se retrouveraient dans le noir.

— Tu es blessé ? demanda Alicia. Tu peux courir ?

Le garçon acquiesça.

Ils retournèrent en courant vers la Centrale. Peter sentit que les viruls approchaient avant même de les apercevoir. Il se retourna juste à temps pour en voir un se lancer vers eux, du haut de la clôture. Un coup de feu explosa près de son oreille. La créature se tordit dans l'air et fondit vers le sol où elle s'immobilisa après une glissade. Peter se retourna pour voir Alicia, l'arme épaulée, les yeux fixés sur la clôture. Elle tira trois autres coups de feu rapprochés.

— Tirez-vous de là ! hurla-t-elle.

Il courut avec Caleb vers l'échelle. Derrière eux, Alicia continua à tirer, le bruit de ses coups de feu lui parvenait sous la forme de plop étouffés qui éveillaient des échos à l'intérieur du périmètre. D'autres viruls avaient franchi la clôture, maintenant. Repassant son fusil dans le dos, Peter grimpa à l'échelle et, arrivé en haut, il se retourna pour jeter un coup d'œil. Alicia reculait vers le mur de la Centrale en tirant dans les ombres. Quand son arme se tut, elle la balança et commença à grimper. Peter épaula son fusil, visa dans la même direction et appuya sur la détente. Le canon eut un sursaut, ses balles se perdant inutilement dans le noir. Tout son corps fut ébranlé par sa force sauvage.

— Attention à ce que tu fais ! s'écria Alicia en se plaquant à l'échelle, en dessous de lui. Et pour l'amour du ciel, essaie de viser juste !

— Mais j'essaie !

Ils étaient trois, maintenant, qui sortaient de l'ombre vers le pied de l'échelle. Peter fit un pas sur sa droite, plaçant fermement la crosse contre son épaule. Vise comme avec une arbalète. Il avait très peu de chances d'en toucher un, mais il pouvait peut-être leur faire peur. Il pressa la détente et ils s'éloignèrent en roulant et bondissant, traversèrent le périmètre et détalèrent dans le noir. Il leur avait fait gagner quelques secondes tout au plus. Il cria :

— Ferme-la et monte !

— Je me tairai si tu arrêtes de me tirer dessus !

Et puis elle fut en haut. Il trouva sa main et la hissa fermement, lui faisant prendre pied sur la surface de béton du toit. Caleb gesticulait pour attirer leur attention depuis la trappe ouverte.

— Derrière vous !

Alors qu'Alicia passait par la trappe, Peter se retourna ; un virul était debout au bord du toit. Peter leva son arme et tira, mais trop tard. À l'endroit où la créature se trouvait, il n'y avait plus que le vide.

— Oublie les fums ! cria Alicia, d'en dessous. Allez, viens !

Il se laissa tomber dans l'ouverture, déboulant sur Caleb qui se recroquevilla en grognant. Une douleur aiguë lui transperça la cheville lorsqu'il atterrit sur la plateforme ; son fusil dégringola avec une succession de chocs métalliques. Alicia se dressa au-dessus d'eux pour refermer la trappe. Mais quelque chose la bloquait, de l'autre côté. Son visage se crispa sous l'effort. Ses pieds dérapaient sur l'échelle, cherchant une prise.

— Je... n'arrive pas... à la fermer !

Peter et Caleb se levèrent d'un bond et l'aidèrent à pousser. En vain. La force appliquée de l'autre côté était trop grande. Peter s'était fait mal à la cheville en tombant, mais la douleur était diffuse, maintenant, négligeable. Il fouilla la plateforme du regard, à la recherche de son fusil et le repéra au pied de l'échelle.

— Laissez tomber, dit-il. Rouvrez l'écoutille. C'est le seul moyen.

— Tu es dingue ?

Et puis il vit, dans les yeux d'Alicia, qu'elle avait compris ce qu'il voulait faire.

— C'est bon, vas-y.

Elle se tourna vers Caleb, qui hocha la tête.

— Prêt ?

— Un, deux...

— Trois !

Ils lâchèrent la trappe. Peter se laissa tomber sur la plateforme, la douleur explosant dans sa cheville alors qu'il se recevait dessus ; il plongea sur le fusil et se retourna, braquant le canon vers le haut, à travers l'ouverture. Il n'avait pas le temps de viser ; il espérait ne pas y être obligé.

Il n'en eut pas besoin. Le bout du canon entra droit dans la gueule ouverte du virul, l'éperonnant comme une flèche, franchit le barrage des rangées de dents étincelantes et vint se caler contre la crête osseuse en haut de sa gorge. Peter le regarda dans les yeux en pensant : Ne bouge pas, appliqua une bonne poussée sur la crosse de l'arme pour l'enfoncer encore et tira une balle dans le cerveau de Zander Phillips.