24.

Journal de la Garde

Été 92

Jour 51 : RAS.

Jour 52 : RAS.

Jour 53 : RAS.

Jour 54 : RAS.

Jour 55 : RAS.

Jour 56 : RAS.

Jour 57 : Peter Jaxon de quart à la PT1 (M : Theo Jaxon). RAS.

Jour 58 : RAS.

Jour 59 : RAS.

Jour 60 : RAS.

Au cours de la période : 0 contact. Aucune âme emportée ou tuée. Poste de second capitaine vacant (T. Jaxon, décédé). Sanjay Patal avisé.

Respectueusement soumis à la Maisonnée,

S.C. Ramirez, premier capitaine

À l'aube du huitième jour, Peter ouvrit brusquement les yeux en entendant le troupeau approcher sur la Trace.

Il se rappela avoir pensé, un peu après la mi-nuit : Quelques minutes seulement. Rien que quelques minutes de repos, pour reprendre des forces. Mais à l'instant où il s'était permis de s'asseoir, le dos appuyé contre le rempart, et de poser sa tête lasse sur ses bras croisés, le sommeil s'était emparé de lui.

— Ah, bravo, tu es réveillé.

Liss était debout au-dessus de lui. Peter se frotta les yeux et se leva. Il se sentait lourd et lent, les membres gourds comme si ses os avaient été remplacés par des tubes de liquide clapotant. Il prit sans discuter la gourde qu'elle lui tendait et avala un peu d'eau tiède en jetant un coup d'œil par-dessus le bord du rempart. Au-delà de la ligne de feu, une légère brume montait lentement des collines.

— J'ai dormi longtemps ?

Elle le regarda en carrant les épaules.

— N'en parlons plus. Tu es debout depuis sept nuits, sans interruption. Tu n'aurais pas dû être là, pour commencer. Et si quelqu'un dit le contraire, il aura affaire à moi.

La cloche du matin retentit. Peter et Alicia regardèrent en silence les portes regagner leur logement. Le troupeau, impatient de partir, s'avança dans l'ouverture.

— Rentre chez toi, va te coucher, dit Alicia, alors que les équipes du quart précédent se préparaient à partir. Tu t'occuperas de la Pierre plus tard.

— Je vais l'attendre.

Elle le regarda bien en face.

— Peter, ça fait sept nuits. Rentre chez toi.

Ils furent interrompus par un bruit de pas grimpant à l'échelle. Hollis Wilson se hissa sur la passerelle et les regarda en fronçant les sourcils.

— Tu redescends, Peter ?

— On te laisse la place, répondit Alicia. On a fini, ici.

— J'ai dit que je restais.

Le quart de jour commençait. Deux autres gardes arrivèrent par l'échelle, Gar Phillips et Vivian Chou. Gar racontait une histoire qui faisait rigoler Vivian, mais quand ils virent les trois autres debout là, ils se turent brusquement et s'avancèrent rapidement sur la passerelle.

— Écoute, dit Hollis, si tu veux prendre ce quart, moi, ça me va. Mais en tant qu'officier responsable, il faut que j'en réfère à Soo.

— Non, il ne prend pas ce quart, trancha Alicia. Je ne plaisante pas, Peter. Ce n'est pas négociable. Si Hollis ne veut pas te le dire, moi, je le fais : rentre chez toi.

Il s'apprêtait à protester. Et puis, comme il ouvrait la bouche, il fut submergé par une vague de chagrin qui le réduisit au silence. Alicia avait raison. C'était fini. Theo avait disparu. Il aurait dû se sentir soulagé, mais il n'éprouvait que de l'épuisement – un épuisement si profond qu'il avait l'impression qu'il serait obligé de le traîner jusqu'à la fin de ses jours, comme une chaîne. Il eut besoin de toutes ses forces rien que pour ramasser son arbalète qu'il avait posée par terre, à côté de lui.

— Peter, je suis désolé pour ton frère, dit Hollis. Je crois que je peux le dire, maintenant, puisque ça fait sept nuits.

— J'apprécie, Hollis.

— Je suppose que tu es désormais de la Maisonnée, hein ?

Peter y avait à peine réfléchi. Enfin, ça devait être vrai. Ses cousines, Dana et Leigh, étaient toutes les deux plus âgées, mais Dana avait décliné la proposition quand le père de Peter avait passé la main, et il doutait que Leigh soit intéressée par la fonction, à présent, avec un bébé sur les bras au Sanctuaire.

— Je suppose, en effet.

— Eh bien, euh, félicitations ? fit Hollis en le gratifiant d'une accolade un peu maladroite. Ça fait drôle, mais tu sais ce que je veux dire.

Il n'avait parlé de la fille à personne, pas même à Alicia, qui aurait pourtant pu le croire.

Le toit du centre commercial était beaucoup moins haut que Peter n'aurait cru. Il ne pouvait pas voir, comme Alicia d'en bas, à quelle hauteur le sable était entassé contre le pied du mur – une grande dune en pente qui avait amorti sa chute et le long de laquelle il avait roulé. La main toujours crispée sur la hache, il avait bondi sur le dos d'Omega, derrière Alicia. Il n'avait pensé à se demander comment ils s'en étaient sortis, et comment les chevaux eux-mêmes n'étaient pas morts, que lorsqu'ils avaient laissé derrière eux la ville de Banning et pu raisonnablement conclure qu'ils n'étaient pas poursuivis.

Alicia et Caleb avaient fui l'atrium par la cuisine du restaurant. Après une enfilade de couloirs, ils s'étaient retrouvés sur un quai de chargement. Les grandes portes étaient rouillées et refusaient de coulisser, mais il y en avait une qui était légèrement entrouverte et laissait filtrer un rai de lumière. En faisant levier avec un bout de tuyau, ils avaient réussi, en unissant leurs forces, à l'ouvrir suffisamment pour se faufiler par l'entrebâillement. Ils s'étaient retrouvés au soleil, du côté sud du centre commercial, et puis ils avaient repéré les chevaux qui, indifférents à tout ça, mâchonnaient un bouquet de hautes herbes. Alicia n'arrivait pas à croire en leur chance. Elle faisait le tour du bâtiment avec Caleb quand elle avait entendu le bruit d'une porte qu'on enfonçait, et vu Peter au bord du toit.

— Pourquoi n'êtes-vous pas tout simplement partis quand vous avez retrouvé les chevaux ?

Ils s'étaient arrêtés sur la route de la Centrale pour donner à boire aux chevaux, non loin de l'endroit où ils avaient vu le virul dans les arbres, six jours plus tôt. Ils n'avaient que l'eau de leurs gourdes, mais après en avoir bu un peu chacun, ils avaient versé le reste dans leurs mains et laissé les chevaux le lécher. Le coude blessé de Peter était enroulé dans un bandage fait avec un morceau de son tee-shirt. La blessure n'était pas profonde, mais il faudrait probablement lui faire des points de suture.

— Je ne voudrais pas m'appesantir là-dessus, Peter, fit Alicia d'un ton sec, et il se demanda s'il l'avait vexée. Mais ça paraissait être la chose à faire, et la suite m'a donné raison.

C'est là qu'il aurait pu leur parler de la fille. Mais il avait hésité, sentant que le moment était passé. Cette petite jeune fille toute seule, et ce qu'elle avait fait sous le carrousel, en le couvrant avec son corps ; le regard qu'ils avaient échangé, le baiser sur sa joue, et la porte qui avait claqué brutalement. Peut-être que dans la frénésie il avait simplement imaginé tout ça. Il leur avait dit qu'il avait trouvé un escalier, et il en était resté là.

En rentrant, ils avaient été accueillis par une grande agitation ; ils avaient quatre jours de retard, et on s'apprêtait à les déclarer perdus. À la nouvelle de leur retour, une foule s'était massée à la porte. Leigh était bel et bien tombée dans les pommes avant qu'on ait eu le temps de lui expliquer qu'Arlo n'était pas mort, qu'il était juste resté en arrière, à la Centrale. Peter n'avait pas eu le cœur d'aller voir Mausami au Sanctuaire pour lui annoncer la nouvelle, à propos de Theo. Quelqu'un finirait bien par le lui dire. Michael était là, Sara aussi ; c'est elle qui lui avait nettoyé le coude et l'avait recousu pendant qu'il grimaçait de douleur, assis sur un rocher, en proie à un sentiment de trahison, parce que l'engourdissement, la quasi-transe provoquée par la perte de son frère, n'anesthésiait pas la souffrance due à l'aiguille qui suturait sa peau. Elle lui avait fait un pansement correct, l'avait serré rapidement contre elle avant de fondre en larmes. Et puis, vers la fin du jour, la foule s'était écartée pour le laisser passer, et la seconde cloche commençait à sonner lorsque Peter était monté sur le rempart, veiller la Miséricorde pour son frère.

Il quitta Alicia au pied de l'échelle en lui promettant de rentrer chez lui et de dormir. Mais chez lui, c'était le dernier endroit où il avait envie d'aller. Il n'y avait que quelques hommes seuls qui dormaient encore dans les chambrées ; c'était un endroit sale, qui puait autant que la Centrale. Mais c'était là que Peter vivrait désormais. Il avait besoin de récupérer certaines choses et voilà tout.

Le soleil du matin lui chauffait les épaules lorsqu'il arriva à la maison – une baraque de cinq pièces qui donnait sur la clairière de l'Est. Le seul chez-soi que Peter ait jamais connu depuis qu'il était sorti du Sanctuaire. Ils se contentaient d'y dormir, Theo et lui, depuis la mort de leur mère. Ils ne se donnaient même pas la peine de faire le ménage. C'était un vrai bazar, ce qui avait toujours ennuyé Peter – la vaisselle empilée dans l'évier, les vêtements qui traînaient par terre, toutes les surfaces collantes de crasse –, et pourtant il ne parvenait pas à se prendre par la main pour y mettre de l'ordre. Leur mère avait le sens de la propreté, et s'occupait bien de la maison – le sol était lavé, les tapis secoués, les cendres enlevées de la cheminée et les ordures sorties de la cuisine. Il y avait deux chambres au rez-de-chaussée, celle de son frère et la sienne. Celle de ses parents était sous les combles, à l'étage. Peter alla dans sa chambre et mit rapidement des vêtements de rechange pour quelques jours dans un sac à dos. Les affaires de Theo attendraient. Il faudrait qu'il décide quoi garder. Le reste, il le mettrait dans une carriole pour le porter à l'Entrepôt, où les vêtements et les chaussures seraient triés et redistribués dans la Colonie, au titre de la Part équitable. C'est Theo qui s'était occupé de cette corvée après la mort de leur mère, sachant que Peter en était incapable ; un jour d'hiver, près d'un an plus tard, Peter avait vu une femme – Gloria Patal – avec un foulard qu'il connaissait. Gloria était au milieu des étals du marché, à trier des bocaux de miel. Le foulard, avec ses franges, était celui de sa mère, impossible de s'y tromper. Peter était tellement troublé qu'il avait fui, comme s'il avait été témoin d'une mauvaise action dont il aurait été complice.

Il finit son baluchon et entra dans la pièce principale de la maison, une salle de séjour à poutres apparentes qui faisait aussi office de cuisine. Le poêle n'avait pas été allumé depuis des mois ; la pile de bois, sur l'arrière, était probablement pleine de souris, maintenant. La pièce entière disparaissait sous une couche de poussière collante. Comme si personne ne vivait plus là. Eh bien, se dit-il, il faut croire que c'est vrai.

Une dernière impulsion le poussa à monter dans la chambre de ses parents. Les tiroirs de la petite commode étaient vides, le matelas défoncé dépouillé de ses draps, les étagères de la vieille penderie nues, à l'exception d'une dentelle de toiles d'araignée qui oscillèrent dans le courant d'air quand il ouvrit la porte. Le dessus de la petite table de chevet où sa mère posait toujours un gobelet d'eau et ses lunettes – le seul objet que Peter aurait aimé garder, mais n'avait pas pu ; une bonne paire de lunettes valait une Part entière – était taché de ronds fantomatiques. Il y avait des mois que personne n'avait ouvert les fenêtres. L'atmosphère confinée de la pièce donnait l'impression d'un endroit à l'abandon, encore une chose que Peter avait déshonorée par sa négligence. C'était exactement ça : il n'avait pas fait ce qu'il fallait pour eux, pour aucun d'eux.

Il sortit avec son paquetage dans la chaleur matinale, de plus en plus lourde. Tout, autour de lui, bruissait d'activité : les bruits de sabots et les hennissements des chevaux dans l'écurie ; le tintement musical du marteau du maréchal-ferrant dans la forge ; les cris de l'équipe de jour du Mur, et alors qu'il s'enfonçait dans la Vieille Ville, les rires aigus des Petits qui jouaient dans la cour du Sanctuaire. Pour la récréation du matin, pendant une heure exaltante, Maîtresse les laissait courir dans tous les sens comme des souris. Peter se souvenait d'une journée d'hiver, froide mais lumineuse, où ils jouaient à chipe-bâton. Peter avait, avec une facilité miraculeuse, réussi à prendre le bâton des mains d'un beaucoup plus grand et plus vieux que lui – dans son souvenir, c'était l'un des frères Wilson – et avait réussi à le garder pour lui, jusqu'à ce que Maîtresse, en frappant dans ses mains gantées de mitaines, les fasse tous rentrer. La vivacité de l'air froid dans ses poumons, la sécheresse brunâtre du monde en hiver, la vapeur montant de son front en sueur, son exaltation purement physique alors qu'il se frayait un chemin entre les mains tendues de ses assaillants, les esquivant. Comme il s'était senti vivant. Peter fouilla sa mémoire à la recherche de son frère – Theo était sûrement parmi les Petits, dans la meute galopante de ce matin d'hiver –, mais il ne réussit pas à en retrouver trace. L'endroit où son frère aurait dû être était vide.

Il arriva jusqu'aux fosses d'exercice. Trois larges tranchées de vingt mètres de long, avec de grands murs de terre pour arrêter les inévitables flèches et carreaux perdus, les couteaux lancés avec maladresse. Au bout fermé de la tranchée du milieu, cinq nouveaux apprentis étaient au garde-à-vous. Trois filles et deux garçons entre neuf et treize ans : dans leur posture figée, leurs visages anxieux, Peter reconnaissait la concentration, le sérieux auxquels il s'astreignait quand il était lui-même passé par là, tout entier envahi du désir de faire ses preuves. Theo était en avance sur lui, de trois degrés ; il se rappelait le matin où son frère avait été désigné comme coureur, le sourire de fierté sur son visage quand il s'était retourné et dirigé vers le Mur pour la première fois. Peter avait ressenti sa gloire comme si elle rejaillissait sur lui. Bientôt, ce serait son tour.

L'instruction, ce matin-là, était assurée par Dana, la cousine de Peter, la fille d'oncle Willem. Elle avait huit ans de plus que Peter et était descendue dans les fosses après la naissance de sa première fille, Ellie. Sa plus jeune, Kat, était encore au Sanctuaire, mais Ellie en était sortie depuis un an et se trouvait parmi les novices à l'exercice, premier degré, grande pour son âge et mince comme sa mère, ses cheveux longs nattés dans le style de la Garde.

Plantée devant le groupe, Dana les examinait, le visage de marbre. On aurait dit qu'elle choisissait un bélier pour le sacrifice. Tout ça faisait partie du rituel.

— Qu'est-ce qu'on a ? demanda-t-elle au groupe.

Ils répondirent d'une seule voix :

— Un tir !

— D'où viennent-ils ?

Plus fort, cette fois :

— Ils viennent d'en haut !

Dana s'arrêta, pivota sur ses talons et aperçut Peter. Elle lui adressa un sourire attristé et se tourna à nouveau vers ses aspirants avec un sévère froncement de sourcils.

— Eh bien, c'était très mauvais. Vous venez de gagner trois tours de plus avant le casse-croûte. Maintenant, je veux vous voir sur deux files, l'arc levé.

— Qu'en penses-tu ?

Sanjay Patal. Peter était tellement perdu dans ses pensées qu'il ne l'avait pas entendu approcher. Sanjay était debout à côté de lui, les bras croisés, et regardait de l'autre côté des fosses.

— Ils apprendront.

En dessous d'eux, les cadets avaient commencé l'entraînement du matin. L'un des plus jeunes, le petit Darrell, visa mal et sa flèche s'enfonça dans la palissade derrière la cible avec un choc sourd. Les autres éclatèrent de rire.

— Je suis désolé pour ton frère.

Sanjay se plaça devant Peter, détournant son attention des fosses. C'était un homme mince, de constitution frêle, mais dont il émanait une impression de tonus. Il était toujours rasé de près, ses cheveux effleurés de gris coupés presque ras. Il avait de petites dents blanches et des yeux enfoncés, au regard ombragé par un front lourd et comme duveteux.

— Theo était un homme bien. Ça n'aurait pas dû arriver.

Peter ne répondit pas. Que pouvait-il répondre ?

— J'ai réfléchi à ce que tu m'as dit, continua Sanjay. Pour être honnête, ça ne tient pas debout, tout ça. Ce truc avec Zander. Et ce que vous fabriquiez à la bibliothèque.

Peter eut un petit frisson en pensant à son mensonge. Ils avaient tous décidé de s'en tenir à l'histoire de départ et de ne parler à personne des fusils, pour le moment du moins. Mais ça s'était vite révélé plus compliqué que Peter ne s'y attendait. Sans les fusils, leur histoire était pleine de trous – ce qu'ils faisaient sur le toit de la Centrale, comment ils avaient réussi à sauver Caleb, la mort de Zander, leur présence dans la bibliothèque.

— Nous vous avons tout raconté, Sanjay, répliqua Peter. Zander a dû se faire mordre, d'une façon ou d'une autre. Nous nous sommes dit que ça avait dû arriver à la bibliothèque, et nous sommes allés vérifier.

— Mais comment Theo a-t-il pu prendre un risque pareil ? À moins que ce soit une idée d'Alicia ?

— Qu'est-ce qui vous fait dire une chose pareille ?

Sanjay se racla la gorge.

— Je sais que c'est ton amie, Peter, et je ne mets pas ses capacités en doute. Mais c'est une tête brûlée. Toujours prête à partir à la chasse.

— Ce n'était pas sa faute. Ce n'était la faute de personne. Juste un coup de malchance. C'était une décision collective.

Sanjay marqua une nouvelle pause et jeta un regard méditatif sur les fosses. Peter resta coi, espérant que son silence mettrait fin à la conversation.

— Quand même, j'ai du mal à comprendre. Ça ne ressemble pas à ton frère de prendre un risque pareil. Enfin, je suppose qu'on ne saura jamais ce qui s'est passé.

Il eut un hochement de tête préoccupé et se tourna à nouveau vers Peter.

— Je suis désolé, fit-il sur un ton radouci. Je ne devrais pas t'interroger comme ça. Tu dois être fatigué. Mais puisque je te tiens, il y a autre chose dont je voudrais te parler. C'est à propos de la Maisonnée, le poste de ton frère.

À cette seule idée, Peter était épuisé d'avance. Mais il ne pouvait se soustraire à son devoir.

— Dites-moi ce que vous attendez de moi.

— C'est de ça que je veux te parler, Peter. Je crois que ton père avait eu tort de transmettre son siège à ton frère. Son siège revenait de droit à Dana. C'était, et c'est encore, l'aînée des Jaxon.

— Mais elle l'avait décliné.

— C'est vrai. Mais je te le dis en confidence, nous n'étions pas... comment dire, vraiment satisfaits de la façon dont ça s'était passé. Dana n'allait pas bien. Tu te souviens que son père venait de se faire tuer. On était plusieurs à penser qu'elle aurait été heureuse de servir si ton père n'avait pas fait pression sur elle pour qu'elle se désiste.

Mais que racontait Sanjay ? Le poste revenait à Dana ?

— Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Theo ne m'en a jamais parlé.

— Il n'avait aucune raison de le faire. Nous ne voyions pas toujours les choses de la même façon, ton père et moi, poursuivit Sanjay après une pause. Tu dois bien le savoir. J'étais contre les Longues Chevauchées, depuis le début. Mais ton père n'avait jamais tout à fait renoncé à cette idée, même après avoir perdu tant d'hommes. Il voulait que ton frère reprenne les chevauchées, après un délai raisonnable. C'est pour ça qu'il voulait Theo avec lui, à la Maisonnée.

Les apprentis étaient maintenant sortis des fosses et trottaient sur le chemin, amorçant leurs tours du périmètre à la course. Que lui avait dit Theo, cette nuit-là, dans la salle de contrôle ? Que Sanjay faisait bien son boulot ? Tout cela ne réussissait, à ce moment précis, qu'à mettre Peter extrêmement mal à l'aise, et à lui faire tout à coup farouchement revendiquer une responsabilité que, quelques minutes plus tôt, il aurait volontiers abandonnée au premier venu.

— Je ne sais pas, Sanjay.

— Tu n'as pas besoin de le savoir, Peter. La Maisonnée s'est réunie. Nous sommes tous d'accord. Le siège revient, de droit, à Dana.

— Et elle a dit qu'elle acceptait ?

— Quand je lui ai expliqué les choses, oui.

Sanjay posa la main sur l'épaule de Peter – dans un geste qui se voulait réconfortant, se dit Peter, mais qui ne l'était pas, loin de là.

— Je t'en prie, ne le prends pas mal. Ce n'est pas toi qui es en cause. Nous étions prêts à passer sur cette irrégularité parce que tout le monde tenait Theo en très haute estime.

Et voilà, se dit Peter, l'eau s'était refermée sur le trou laissé par son frère. Les chemises de Theo étaient encore pliées dans ses tiroirs, ses rangers de rechange poussés sous son lit, et c'était comme s'il n'avait jamais existé.

Sanjay regarda de l'autre côté des fosses.

— Bon, enfin... Tiens, voilà Soo.

Peter se retourna et vit que Soo Ramirez venait vers eux, avec Jimmy Molyneau. Soo était une grande femme aux cheveux blond-roux, d'une petite quarantaine d'années, suprêmement compétente, et au tempérament de feu. Elle s'était élevée au rang de premier capitaine après la mort de Willem, et elle avait le don de piquer sans prévenir des colères qui faisaient trembler les plus endurcis des gardes.

— Peter, je te cherchais. Prends quelques jours de vacances sans garde, si tu veux. Tu me diras quand tu penses procéder à la gravure. J'aimerais dire quelques mots.

— Exactement ce que je pensais, reprit Sanjay. Tiens-nous au courant. Et prends quelques jours, absolument. Rien ne presse.

Peter comprit que l'arrivée de Soo à ce moment précis n'était pas un hasard. On le menait en bateau.

— D'accord, réussit-il à dire. Je crois que je vais faire ça.

— J'aimais vraiment ton père, dit alors Jimmy, pensant visiblement que sa présence exigeait un commentaire. Karen aussi.

— Merci. On me le dit souvent.

La remarque avait jailli avec trop d'aigreur. Peter la regretta aussitôt en voyant l'expression qui s'inscrivait sur le profil aquilin de Jimmy. Jimmy était aussi l'ami de Theo – il était second capitaine, tout comme lui –, et il savait ce que c'était que de perdre un frère : Connor Molyneau s'était fait tuer cinq ans auparavant lors d'une chasse aux fums pour éliminer un triplet dans le champ d'En Haut. Après Soo, Jimmy était l'aîné des officiers. Âgé d'une trentaine d'années, il avait une femme et deux filles ; il aurait pu se désister depuis des années sans que personne trouve à y redire, mais il avait décidé de rester. Parfois, sa femme, Karen, lui apportait des repas chauds sur le Mur, attention qui lui faisait autant plaisir qu'elle le gênait, car elle lui valait des plaisanteries sans fin de la Garde.

— Pardon, Jimmy.

— Pas de problème, fit-il en haussant les épaules. Je suis passé par là, crois-moi.

— Il le dit parce que c'est vrai, Peter. Ton frère était quelqu'un de très important pour nous tous.

Sur cette déclaration définitive, Sanjay eut un mouvement de menton en direction de Soo.

— Capitaine, vous avez une minute ?

Soo hocha la tête, le regard toujours rivé sur le visage de Peter.

— Je pense ce que je dis, fit-elle en lui mettant à nouveau la main sur le bras, juste au-dessus du coude. Prends tout le temps qu'il te faudra.

Peter attendit quelques minutes, histoire de les laisser s'éloigner un peu. Il se sentait curieusement agité, bien réveillé, mais incapable de se concentrer. Pourtant, ce qui venait de se passer n'était qu'une conversation, en fin de compte, pas de quoi le surprendre à ce point-là : les condoléances attendues, maladroites, auxquelles il était tellement habitué, et la nouvelle qu'il ne serait pas de la Maisonnée, finalement – nouvelle qui aurait dû lui faire plaisir, puisqu'il ne voulait pas entendre parler des corvées quotidiennes qu'impliquait le fait de se retrouver à la direction des opérations. Et pourtant, sous la surface de la conversation, Peter avait senti affleurer un courant sous-jacent, plus profond. Il avait la nette impression de se faire manipuler, d'ignorer une chose que tout le monde savait.

Passant une courroie de son paquetage sur une épaule – ce satané truc était pratiquement vide, il se demandait bien pourquoi il s'était donné cette peine –, il décida de ne pas aller tout droit aux chambrées mais de prendre plutôt le sentier dans la direction opposée.

À l'autre bout de la place se dressait la Pierre de la nuit de Ténèbres : un menhir de granit en forme de poire, deux fois plus haut que lui, gris-blanc avec des points de quartzite rose pareils à des joyaux, sur lequel étaient gravés les noms des morts et des disparus. C'est pour ça qu'il était venu là. Cent soixante-deux noms : il avait fallu des mois pour les graver tous. Deux familles entières de Levine et de Darrell. Tout le clan Boyes, neuf personnes en tout. Une flopée de Greenberg et de Patal, de Chou, de Molyneau, de Strauss, de Fisher, et deux Donadio – John et Angel, les parents de Liss. Les premiers Jaxon inscrits sur la pierre étaient Darla et Taylor Jaxon, les grands-parents de Peter, qui étaient morts dans l'éboulement de leur maison, sous le Mur nord. Dans l'esprit de Peter, c'étaient plus ou moins des vieux, parce qu'ils étaient morts depuis quinze ans, l'intégralité de leur vie reléguée dans une époque dont il n'avait aucun souvenir, un pan entier d'existence qui, pour lui, se résumait à « dans le temps », alors qu'en réalité Taylor ne devait pas avoir beaucoup plus de quarante ans, et Dara, sa deuxième femme, n'en avait que trente-six au moment du tremblement de terre.

La Pierre avait été dressée, au départ, pour les victimes de la nuit de Ténèbres, mais par la suite, il avait semblé naturel d'entretenir la coutume, pour conserver la trace des morts et des disparus. Peter vit que le nom de Zander avait déjà été inscrit. Il n'était pas tout seul : le précédaient ceux de son père, sa sœur, et la femme à qui il avait été marié, il y avait des années de ça, Peter s'en souvenait maintenant. Le seul fait de parler à quelqu'un ressemblait tellement peu à Zander, a fortiori se marier, que Peter l'avait complètement oubliée. La femme, qui s'appelait Janelle, était morte en donnant naissance à leur bébé, quelques mois à peine après la nuit de Ténèbres. Le bébé n'avait pas encore reçu de nom, il n'y avait donc rien à écrire, et son bref passage sur terre n'avait laissé aucune trace.

— Si tu veux, je peux faire la gravure pour Theo.

Peter se retourna et vit Caleb debout derrière lui. Il portait ses chaussures de sport jaune vif. Elles étaient visiblement beaucoup trop grandes pour lui, et lui faisaient des espèces de palmes, comme des pattes de canard. En les regardant, Peter ressentit de la culpabilité. Les énormes et ridicules chaussures de Caleb étaient la preuve, la seule preuve, vraiment, de tout ce malencontreux épisode au centre commercial. Mais d'une façon ou d'une autre, Peter savait aussi que Theo aurait jeté un coup d'œil aux godasses de Caleb et se serait marré. Il aurait compris la plaisanterie avant que Peter ait seulement réalisé que c'était une blague.

— C'est toi qui as gravé le nom de Zander ?

Caleb eut une sorte de hochement d'épaules.

— Je ne manie pas trop mal le ciseau. Il n'y avait apparemment personne d'autre pour le faire. Il aurait dû essayer de se faire plus d'amis.

Le gamin s'interrompit et regarda par-dessus l'épaule de Peter. L'espace d'une seconde, ses yeux s'embrumèrent.

— Tu as bien fait de l'abattre comme tu as fait. Zander détestait vraiment les viruls. Il pensait que la pire chose au monde, c'était d'être emporté. Je suis content qu'il ne soit pas resté longtemps l'un d'eux.

C'est alors que Peter prit sa décision. Il ne graverait pas le nom de Theo dans la Pierre, et personne ne le ferait non plus. Pas avant d'être absolument sûr.

— Où tu crèches, en ce moment ? demanda-t-il à Caleb.

— Dans les chambrées. Où tu veux que j'aille ?

Peter haussa une épaule pour indiquer son sac à dos.

— Ça t'ennuie si je me joins à toi ?

— Si ça te dit.

Ce n'est que plus tard, après avoir déballé ses affaires et s'être enfin allongé sur le matelas trop mou, plein de trous, que Peter comprit ce que les yeux de Caleb cherchaient par-dessus son épaule, sur la Pierre ; ce n'était pas le nom de Zander, mais au-dessus un groupe de trois noms : Richard et Marilyn Jones, et dessous, Nancy Jones, la sœur aînée de Caleb. Richard, son père, qui était Clé à molette, avait été tué lorsque les lumières s'étaient éteintes, pendant les premières heures de frénésie de la nuit de Ténèbres ; sa mère et sa sœur étaient mortes au Sanctuaire, écrasées par l'effondrement du toit. Caleb n'avait que quelques semaines.

C'est alors qu'il comprit aussi pourquoi Alicia l'avait emmené sur le toit de la Centrale. Ça n'avait rien à voir avec les étoiles. Caleb Jones était un orphelin de la nuit de Ténèbres, comme elle. Elle était seule à être là pour lui.

Elle avait emmené Peter sur le toit pour attendre Caleb Jones.