25.
Michael Fisher, premier ingénieur de la Lumière et du Courant, était assis dans le Transfo et écoutait un fantôme.
C'est comme ça qu'il appelait le signal. Émergeant du brouillard de parasites, à la limite du spectre audible – où il n'aurait rien dû y avoir, à sa connaissance. Un fragment de fragment, là et pas là. Une fréquence non attribuée, d'après le manuel d'opérateur radio qu'il avait trouvé dans le hangar de stockage.
— Ça, j'aurais pu te le dire, fit Elton.
Ils l'avaient entendu le troisième jour après le retour du groupe de ravitaillement. Michael n'arrivait pas à se faire à l'idée que Theo avait disparu. Alicia lui avait assuré que ce n'était pas sa faute, que la carte mère n'avait rien à voir avec la mort de Theo, mais Michael se sentait tout de même responsable, un maillon d'une chaîne d'événements qui avait mené à la disparition de son ami. Et le pire, c'est que la carte mère, Michael l'avait quasiment oubliée. Le lendemain du départ de Theo et des autres pour la Centrale, il avait réussi à désosser un vieux contrôleur de charge de batterie ; pile ce qu'il lui fallait. Pas un Pion, mais assez de puissance de traitement pour détecter un signal à l'extrémité du spectre.
Et même sans ça, qu'est-ce que c'était qu'une puce de plus ou de moins ? Pas de quoi envoyer Theo à la mort.
Quand même, ce signal, mille quatre cent trente-deux mégahertz. Aussi léger qu'un soupir, mais il disait quelque chose. Il le narguait, sa signification semblait toujours lui échapper lorsqu'il se concentrait dessus. C'était une chaîne de caractères digitaux, répétitifs, qui venait et repartait mystérieusement, à ce qu'il lui semblait du moins, jusqu'à ce qu'il se rende compte – d'accord, jusqu'à ce qu'Elton se rende compte – qu'il revenait toutes les quatre-vingt-dix minutes, après quoi il émettait pendant deux cent quarante-deux secondes exactement avant de redevenir silencieux.
Il aurait dû s'en apercevoir tout seul. Il n'avait vraiment pas d'excuses.
Et le signal devenait de plus en plus puissant. D'heure en heure, à chaque cycle, et surtout la nuit. C'était comme si ce satané truc remontait du bas de la montagne, droit vers eux. Michael avait cessé de chercher autre chose ; il se contentait de rester assis devant la console de contrôle et de décompter les minutes, en attendant le retour du signal.
Ce n'était pas un phénomène naturel, pas avec ce cycle de quatre-vingt-dix minutes. Ce n'était pas un satellite. Ça n'avait rien à voir avec la batterie d'accus. Il y avait des tas de choses que ce n'était pas. Mais ce que c'était, Michael ne le savait pas.
Elton aussi avait des états d'âme. L'Elton quel-bol-d'être-aveugle auquel Michael s'était habitué après toutes ces années dans le Transfo, cet Elton-là n'était plus dans le tableau. À sa place était assis un vieux ronchon à pellicules qui disait à peine bonjour. Il se vissait les écouteurs sur les oreilles, quand le signal arrivait, il l'écoutait en secouant la tête, la bouche en cul de poule, et lâchait tout au plus une phrase ou deux sur le thème du manque de sommeil. C'est tout juste s'il se donnait la peine d'allumer les lumières à la seconde cloche. Michael sentait monter la pression au point qu'il aurait pu tous les envoyer sur la lune, et il avait le sentiment qu'Elton n'aurait pas été contre.
Il n'aurait pas volé un bon bain, non plus. Ou plutôt ils en auraient eu bien besoin tous les deux.
Qu'est-ce que c'était ? La mort de Theo ? Depuis le retour du groupe de ravitaillement, un silence angoissé planait sur toute la Colonie. Personne ne comprenait rien à l'histoire de Zander. Laisser Caleb sur l'éolienne, comme ça. Sanjay et les autres ne voulaient pas ébruiter l'affaire, mais les rumeurs allaient bon train. Les gens disaient que le bonhomme avait toujours eu un grain, que tous ces mois en bas de la montagne lui avaient tapé sur le ciboulot. Qu'il était à côté de ses pompes depuis la mort de sa femme, et celle du bébé.
Et puis, il y avait cet autre truc bizarre, avec Sanjay. Michael ne savait pas quoi en penser. Il y avait deux nuits de ça, il était assis à la console de contrôle quand tout à coup la porte s'était ouverte, et Sanjay s'était planté sur le seuil, les yeux écarquillés, l'air de dire : Ah-ah ! Michael s'était dit : Ça y est (le casque sur la tête, son crime n'aurait pas pu être plus évident), ce coup-ci, c'est bon, je suis cuit. D'une façon ou d'une autre, Sanjay était au courant pour la radio. Je vais être banni, foutu hors les Murs, c'est sûr.
Et puis il s'était passé une drôle de chose. Sanjay n'avait rien dit. Il était resté là, dans l'embrasure de la porte, à regarder Michael, et alors que les secondes défilaient dans le silence, Michael s'était rendu compte que le visage de l'homme n'exprimait pas tout à fait ce qu'il avait cru au premier abord : pas l'indignation vertueuse du méfait découvert dans la nuit, mais un abrutissement presque animal, une stupéfaction atone devant... rien. Sanjay était pieds nus, en pyjama. Et il ne savait pas où il était ; Sanjay était somnambule. Comme des tas de gens. Il y avait des nuits où on aurait dit que la moitié de la Colonie était debout et se baladait. Ça venait des lumières : il ne faisait jamais assez noir pour que tout s'arrête vraiment. Michael lui-même avait vadrouillé une fois ou deux, comme ça. Un coup, il s'était retrouvé dans la cuisine, en train de se tartiner la figure avec le miel d'un bocal. Mais Sanjay ? Le chef de la Maisonnée ? Ce n'était pas tellement son genre.
Michael avait réfléchi très vite. Il fallait faire sortir Sanjay du Transfo sans le réveiller. Michael échafaudait diverses stratégies en ce sens – il regrettait de ne pas avoir un bocal de miel à lui offrir – quand tout à coup le chef de la Maisonnée avait froncé les sourcils, incliné la tête sur le côté comme s'il essayait de déchiffrer un son lointain, et puis il l'avait frôlé avec raideur, en traînant les pieds.
— Sanjay ? Que se passe-t-il ?
Le bonhomme s'était arrêté devant le tableau du disjoncteur. Sa main droite, qui pendait mollement sur le côté, avait eu une petite secousse.
— Je ne... sais pas...
— Il n'y aurait pas... comment dire ? avait fait Michael. Un autre endroit où vous devriez être ?
Sanjay n'avait pas répondu. Il avait levé la main et l'avait présentée devant son visage, la tournant lentement dans un sens et dans l'autre tout en la regardant avec le même étonnement muet, comme s'il n'arrivait pas à décider à qui elle appartenait.
— Bab... cock ?
Il y avait eu d'autres bruits de pas, au-dehors, et Gloria était entrée à son tour, en chemise de nuit, elle aussi. Ses cheveux, qu'elle attachait dans la journée, lui arrivaient au milieu du dos. Elle avait l'air un peu essoufflée, comme si elle était sortie en courant de chez eux pour le suivre. Elle avait ignoré Michael qui, à ce moment-là, était moins effrayé que gêné, comme s'il s'était retrouvé par accident témoin d'un drame conjugal, privé, elle avait fondu sur son mari et l'avait pris fermement par le coude.
— Allez, Sanjay, viens te coucher.
— C'est ma main, hein ?
— Oui, avait-elle répondu impatiemment. C'est ta main.
Tenant toujours son mari par le coude, elle avait fait un clin d'œil à Michael et articulé silencieusement : Somnambule.
— C'est définitivement, absolument la mienne.
Elle avait poussé un soupir.
— Allez, Sanjay, viens. Ça suffit, maintenant.
Une étincelle de conscience avait animé le visage du personnage. Il s'était retourné, avait parcouru la pièce du regard, et ses yeux s'étaient posés sur Michael.
— Michael. Salut.
Le casque avait disparu, planqué sous la console.
— Salut, Sanjay.
— Je crois que j'ai... fait un tour.
Michael avait étouffé un rire. Sauf qu'il se demandait encore ce que Sanjay était allé faire devant le disjoncteur.
— Gloria a été assez bonne pour venir me chercher et me ramener à la maison. Et c'est donc là que je vais me rendre à présent.
— D'accord.
— Merci, Michael. Je suis désolé de t'avoir dérangé dans ton important travail.
— Pas de problème.
Sur ces mots, Gloria Patal avait conduit son mari hors de la pièce, le ramenant, probablement, au lit, finir ce que dans son esprit rêveur, perturbé, il avait commencé, quoi que ça puisse être.
Et donc, que penser de ça ? Quand Michael en avait parlé à Elton, le lendemain matin, tout ce qu'il avait dit était :
— Faut croire que ça lui monte à la tête, comme à nous tous.
Et quand Michael avait demandé : « Quoi, ça ? Qu'est-ce que tu veux dire par ça ? », Elton n'avait pas répondu. Il semblait ne pas y avoir de réponse.
Ruminer, ruminer, ruminer – Sara avait raison, il passait beaucoup trop de temps la tête dans le sac. Ils étaient au milieu du cycle d'émission ; encore quarante minutes à attendre avant de réentendre le signal. Faute de mieux, pour s'occuper l'esprit, il afficha les données des accus sur le moniteur, espérant de bonnes nouvelles, n'en recevant aucune. Cloche plus deux, un vent fort avait soufflé toute la journée dans la passe, et les batteries étaient en dessous de cinquante pour cent. Déjà.
Il laissa Elton dans la baraque et alla faire un tour pour se changer les idées. Le signal, mille quatre cent trente-deux mégahertz. Ça voulait dire quelque chose, mais quoi ? La chose évidente, c'était que ce nombre était composé des quatre premiers entiers dans un schéma répétitif : 1432143214321432 et ainsi de suite, le un fermant la séquence, qui repartait avec le quatre. C'était intéressant, et ce n'était probablement qu'une coïncidence, sauf que c'était justement le truc : rien, dans ce signal fantôme, n'avait l'air fortuit.
Il arriva au Solarium, où il y avait souvent des gens qui flânaient jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il cligna des yeux dans la lumière. Une silhouette était assise au pied de la Pierre, ses cheveux noirs retombant sur ses bras croisés, appuyés sur ses genoux. Mausami.
Michael se racla la gorge pour signaler sa présence. Mais elle ne jeta qu'un coup d'œil indifférent dans sa direction. C'était assez clair : elle était seule et aurait préféré le rester. Mais Michael avait passé des heures au Transfo – Elton ne comptait quasiment pas –, à chasser des fantômes dans le noir, et il était tout disposé à risquer une légère rebuffade pour quelques maigres miettes de compagnie.
— Hé. (Il était debout au-dessus d'elle.) Ça t'ennuie si je m'assieds ?
Elle leva le visage vers lui. Il vit qu'elle avait les joues ruisselantes de larmes.
— Désolé, fit Michael. Je peux m'en aller.
Mais elle secoua la tête.
— Ça ne fait rien. Tu peux t'asseoir, si tu veux.
C'était un peu gênant, parce que le seul endroit où s'asseoir, c'était juste à côté d'elle, le dos appuyé à la Pierre comme elle, de sorte que leurs épaules se toucheraient pratiquement. Il commençait à se dire que ce n'était pas une idée tellement géniale, tout compte fait, surtout que le silence s'éternisait, et aussi qu'en restant il acceptait tacitement de lui demander ce qui la bouleversait, voire de trouver les mots justes pour la réconforter. Il savait que la grossesse pouvait rendre les femmes lunatiques – comme si elles ne l'étaient pas déjà avant, sujettes à des sautes d'humeur et plus capricieuses que les quatre vents. Il arrivait généralement à comprendre Sara, mais c'était sa sœur, et il avait l'habitude.
— J'ai appris la nouvelle. Euh, félicitations, je suppose ?
Elle s'essuya les yeux du bout des doigts. Elle avait le nez qui coulait, mais il n'avait pas même un bout de chiffon à lui offrir.
— Merci.
— Galen sait que tu es ici ?
— Non, fit-elle avec un rire morose. Il n'est pas au courant.
Michael se dit alors que si elle était dans tous ses états, ce n'était pas un moment de tristesse passager. Elle était venue à la Pierre à cause de Theo. Ses larmes étaient pour lui.
— Je voulais juste...
Mais il n'arrivait pas à trouver les mots.
— Je ne sais pas, fit-il avec un haussement d'épaules. Je suis désolé. C'était aussi mon ami.
Elle fit alors quelque chose qui le surprit. Elle plaça sa main sur la sienne, sur le haut de son genou à lui, et entrecroisa leurs doigts.
— Merci, Michael. Je pense que les gens ne te jugent pas à ta juste valeur. C'était exactement ce qu'il fallait dire.
Pendant un moment, ils restèrent sans parler, Mausami ne retira pas sa main. C'était bizarre : jusqu'à ce moment, Michael n'avait pas vraiment ressenti l'absence de Theo. Il était triste, mais ce n'était pas tout. Il se sentait seul. Il aurait voulu lui parler, partager ses sentiments avec elle, mais avant qu'il en ait eu le temps, deux silhouettes apparurent à l'autre bout de la place. Deux hommes, qui venaient à grands pas vers eux : Galen et, derrière lui, Sanjay.
— Écoute, fit Mausami. Si j'ai un conseil à te donner, c'est de ne pas te laisser perturber par l'attitude merdique de Liss. C'est juste sa façon de faire. Elle en reviendra.
Liss ? Pourquoi parlait-elle de Liss ? Mais il n'eut pas le loisir d'y réfléchir ; tout à coup, Galen et Sanjay les dominaient de toute leur hauteur. Galen transpirait et respirait fort, comme s'il avait fait plusieurs fois le tour des Murs en courant. Quant à Sanjay, le somnambule embrumé d'il y avait deux nuits avait laissé place à un vieux ronchon, l'image même de la bien-pensance paternelle.
— Tu fais quoi, là ? fit Galen.
Il plissait les yeux d'un air furibard, comme s'il essayait de la voir plus clairement.
— Tu n'as pas le droit de sortir du Sanctuaire, Maus. C'est interdit.
— Ça va, Gale, fit-elle en le congédiant d'un geste de la main. Rentre à la maison.
Sanjay s'interposa, l'épaule en avant, dressant au-dessus d'eux sa présence impérieuse, baignée de lumière. Sa peau semblait rayonner de réprobation paternelle. Il jeta un coup d'œil à Michael, rejetant sa présence d'un rapide froncement de ses épais sourcils, évacuant par cette simple expression tous les espoirs que Michael aurait pu nourrir de le voir reconnaître, même vaguement, les événements de l'autre nuit.
— Mausami, j'ai été patient avec toi, mais ma patience a des limites. Je ne comprends pas pourquoi il faut que tu fasses tellement d'histoires. Tu sais ce que tu dois faire.
— Je reste ici avec Michael. Si quelqu'un a quelque chose contre, il faudra qu'il règle ça avec lui.
Michael sentit un hérisson de glace se former au creux de son estomac.
— Écoute...
— Toi, le Circuit, ne t'en mêle pas, lança Galen. Et tant qu'on y est, qu'est-ce que tu fais ici avec ma femme ?
— Ce que je fais ?
— Ouais. C'était ton idée ?
— Pour l'amour du ciel, Galen, soupira Mausami. Je voudrais que tu t'entendes parler. Non, ce n'était pas l'idée de Michael.
Michael se rendit compte alors que tout le monde le regardait. Se retrouver au milieu de la scène, alors qu'il ne voulait qu'un peu de compagnie et d'air frais, ça ressemblait à un cruel caprice du destin. Le visage de Galen exprimait une humiliation cuisante. Michael finit par se demander s'il n'allait pas en venir aux mains avec lui. Il y avait quelque chose de vaguement inefficace dans son attitude. Il donnait l'impression d'avoir toujours une mesure de retard sur ce qui se passait autour de lui, mais Michael ne se laissait pas abuser : le gaillard faisait bien une douzaine de kilos de plus que lui. Sans compter, et pour tout arranger, que Galen devait avoir plus ou moins l'impression en cet instant de défendre son honneur. Tout ce que Michael savait des combats virils se bornait à quelques escarmouches enfantines au Sanctuaire, pour des enjeux dérisoires, mais il avait échangé assez de coups de poing pour savoir que ça aidait quand on y mettait du cœur. Ce qui n'était assurément pas son cas. Si Galen réussissait à viser assez juste pour lui flanquer une torgnole, il serait au tapis vite fait.
— Écoute, Galen, recommença-t-il. J'étais juste sorti faire un tour...
Mais Mausami ne le laissa pas finir.
— Ça va, Michael. Il le sait bien.
Elle tourna le visage pour le regarder. Elle avait les yeux bouffis et les paupières gonflées par les pleurs.
— On a tous un devoir à accomplir, hein ?
Elle lui reprit la main et la serra comme pour sceller un marché avec lui.
— Le mien, apparemment, est d'obéir sans faire d'histoires. Alors, pour le moment, c'est ce que je vais faire.
Galen se pencha pour l'aider à se relever, mais Mausami l'ignora. Toujours renfrogné, Sanjay avait reculé, les mains sur les hanches.
— Franchement, Maus, je ne comprends pas que tu le prennes si mal, dit Galen.
Mausami fit comme si elle ne l'avait pas entendu et se détourna des deux hommes pour jeter un coup d'œil vers Michael. Il était toujours assis, le dos à la Pierre. Dans le regard qu'elle lui lança, Michael sentit son humiliation, sa honte de devoir se soumettre aux ordres.
— Merci de m'avoir tenu compagnie, Michael, dit-elle avec un sourire triste. C'était bien, ce que tu as dit.
À l'Infirmerie, Sara attendait que Gabe Curtis meure.
Elle revenait juste de sa sortie à cheval quand Mar était apparue à la porte. Ça y était, lui avait dit Mar. Gabe gémissait, se débattait, il cherchait désespérément sa respiration. Sandy ne savait pas quoi faire. Sara pouvait-elle venir ? Pour Gabe ?
Elle récupéra sa trousse médicale et suivit Mar vers l'Infirmerie.
En franchissant le rideau, la première chose qu'elle vit dans la salle fut Jacob, maladroitement penché sur le lit où gisait son père. Il présentait une tasse de quelque chose devant les lèvres de Gabe qui étouffait, crachait du sang. Sara s'approcha rapidement et prit doucement la tasse de la main de Jacob. Elle fit rouler Gabe sur le côté – le pauvre homme ne pesait presque rien, il n'avait plus que la peau sur les os –, et de sa main libre elle prit sur la table roulante un haricot de métal qu'elle lui mit sous le menton. Encore deux hoquets rauques : Sara vit que le rouge vif du sang était tacheté de petites masses noires de tissus morts.
L'Autre Sandy sortit du recoin dans l'ombre, derrière la porte.
— Je suis désolée, Sara, dit-elle, les mains papillonnant nerveusement. Il a commencé à tousser comme ça, et je me suis dit que peut-être l'infusion...
— Tu laissais Jacob faire ça tout seul ? Mais qu'est-ce que tu as dans la tête ?
— Qu'est-ce qu'il a ? gémissait le gamin.
Il était debout à côté du lit, le visage crispé, bouleversé, impuissant.
— Ton papa est très malade, Jacob, dit Sara. Personne ne t'en veut. Tu as fait ce qu'il fallait, en l'aidant.
Jacob avait commencé à se gratter, enfonçant les ongles de sa main droite dans la peau à vif de son avant-bras.
— Je vais m'occuper de lui, Jacob. Je vais faire tout ce que je peux pour lui. Tu as ma parole.
Elle savait que Gabe faisait une hémorragie interne. La tumeur avait dû rompre quelque chose. Elle passa sa main sur son ventre, sentit la masse chaude du sang accumulé. Elle prit son stéthoscope dans sa mallette, le mit sur ses oreilles, écarta le tee-shirt de Gabe et ausculta ses poumons. Un râle humide, comme de l'eau secouée dans une boîte de conserve. Il n'en avait plus pour longtemps, et en même temps, ça pouvait durer des heures. Elle leva les yeux vers Mar, qui hocha la tête. Sara comprit pourquoi elle lui avait confié qu'elle était la préférée de Gabe ; elle comprit ce que Mar lui demandait de faire maintenant.
— Sandy, emmène Jacob dehors.
— Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse ?
Jets, qu'est-ce que cette femme avait dans la tête ?
— Ce que tu voudras.
Sara s'obligea à inspirer un bon coup, pour laisser retomber la pression. Ce n'était pas le moment de se mettre en colère.
— Jacob, je voudrais que tu sortes avec Sandy, maintenant. Tu peux faire ça pour moi ?
Dans ses yeux, Sara ne vit pas de réelle compréhension, que de la peur, et la longue habitude d'obéir aux décisions que les autres prenaient pour lui. Il suffisait de lui demander de sortir, et il le ferait.
Un hochement de tête peu enthousiaste.
— Bon, d'accord.
— Merci, Jacob.
Sandy emmena le garçon. Sara entendit la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer. Mar, assise de l'autre côté du lit, tenait la main de son mari.
— Sara, tu n'aurais pas... quelque chose... ?
Ce n'était pas un sujet qu'on abordait ouvertement. Les herbes étaient conservées dans la vieille glacière, à la cave, dans des bocaux rangés sur des étagères métalliques. Sara s'excusa et descendit chercher celles dont elle avait besoin – la digitale, ou queue-de-loup, pour ralentir la respiration ; les petites graines noires de la plante appelée datura pour stimuler le cœur ; les écailles brunes, amères, de la racine de tsuga pour engourdir la conscience – et les posa sur la table. Elle les réduisit dans un mortier en une fine poudre brune et la versa sur une feuille de papier qu'elle présenta au-dessus d'une tasse, afin de l'y transvaser. Elle rangea le tout, essuya la table et remonta l'escalier.
Dans la pièce de devant, elle mit de l'eau à bouillir ; la bouilloire était encore chaude et la décoction fut bientôt prête. Elle avait une vague couleur verte qui faisait penser à des algues, et une odeur amère, de terre. Elle l'emporta dans la salle.
— Ça devrait le soulager.
Mar hocha la tête et prit la tasse des mains de Sara. L'accord tacite stipulait que Sara se contentait de fournir les moyens ; elle était infirmière, elle ne pouvait pas faire le reste.
Mar regarda le liquide, dans la tasse.
— Combien ?
— Tout, si possible.
Sara se positionna à la tête du lit pour soulever les épaules de Gabe ; Mar mit la tasse devant sa bouche et dit à son mari d'aspirer le liquide. Il avait encore les yeux fermés ; il semblait complètement inconscient de leur présence. Sara avait peur qu'il n'arrive pas à avaler, qu'elles aient attendu trop longtemps, mais il prit une première, délicate gorgée de tisane, puis une autre, picorant régulièrement, comme un oiseau buvant dans une mare. Quand il eut fini l'infusion, Sara le rallongea sur l'oreiller.
— Ce sera long ? demanda Mar sans la regarder.
— Non. Pas long. Ça va vite.
— Et tu resteras. Jusqu'à ce que ce soit fini.
Sara hocha la tête.
— Jacob ne doit pas savoir. Il ne comprendrait pas, fit Mar en relevant le visage.
— Promis, répondit Sara.
Et puis, toutes les deux, toutes seules, elles attendirent.
Peter rêvait de la fille. Ils étaient sous le carrousel, dans cette prison de poussière au plafond bas, et la fille était allongée sur son dos. Elle lui soufflait dans le cou, et sa respiration sentait le miel. Qui es-tu ? pensait-il. Qui es-tu ?, mais les mots restaient piégés dans sa bouche, faisaient dedans comme un bouchon de laine. Il avait soif, tellement soif. Il aurait voulu rouler sur lui-même, voir ses yeux, mais il ne pouvait pas bouger, et ce n'était plus la fille qui était sur lui, c'était un virul, et ses dents s'enfonçaient dans la chair de son cou. Il essayait d'appeler son frère, mais aucun son ne sortait de sa bouche et il commençait à mourir, une partie de lui pensant : Comme c'est bizarre, je n'étais jamais mort avant. Alors voilà ce que ça fait.
Il se réveilla en sursaut, le cœur battant la chamade, tandis que le rêve se dissipait d'un coup, laissant dans son sillage une impression de panique, vague mais poignante, comme l'écho d'un cri. Il resta un instant sans bouger, prenant ses repères dans le temps et dans l'espace. Il se démancha le cou pour regarder par la fenêtre, au-dessus de sa couchette, et vit que les lumières étaient allumées. Il avait la bouche sèche comme un parchemin, et sa langue gonflée lui paraissait fibreuse ; il avait rêvé qu'il avait soif parce qu'il avait vraiment soif. Il farfouilla à la recherche de sa gourde, par terre, à côté de son lit de camp, porta l'embout à sa bouche et but.
Caleb dormait sur la couchette voisine. Dans la pièce obscure, Peter compta quatre autres hommes, qui ronflaient comme des sonneurs. Avec tout ce barouf, il ne s'était pas réveillé une seule fois. Depuis combien de temps n'avait-il pas dormi aussi profondément ?
Maintenant, couché dans le noir, il commençait à éprouver une certaine fébrilité, un sourd bourdonnement d'impatience qui semblait avoir trouvé une résidence permanente dans sa poitrine depuis son retour de la montagne. La chose normale à faire aurait été de se présenter sur la passerelle pour prendre son poste. Mais Soo lui avait bien fait comprendre qu'elle ne lui laisserait pas remonter la garde avant au moins quelques jours.
Il décida d'aller voir Tantine. Il ne lui avait pas encore dit pour Theo. Elle était probablement au courant, mais il tenait malgré tout à le lui annoncer en personne, même si ce n'était pas vraiment une nouvelle.
On arrivait parfois à l'oublier complètement, dans sa petite maison dans la clairière. « Ah, Tantine », disaient les gens quand son nom tombait dans la conversation, comme s'ils se souvenaient seulement à ce moment-là de son existence. À vrai dire, la vieille femme s'en sortait étonnamment bien sans trop d'aide. Peter ou Theo lui coupaient du bois, ou faisaient de petites réparations dans sa maison, et Sara l'assistait à l'Entrepôt. Mais elle n'avait pas besoin de grand-chose ; elle avait un grand carré de légumes et d'herbes dans le terrain ensoleillé, derrière sa maison. Elle réussissait à s'en occuper pratiquement toute seule. À l'exception du jardinage, qu'elle faisait assise sur un tabouret, elle passait le plus clair de son temps dans la maison, parmi ses papiers et ses souvenirs, l'esprit dérivant dans le passé. Elle portait trois paires de lunettes différentes dans un méli-mélo de cordons autour de son cou, les changeant en fonction de ce qu'elle faisait, et sauf en hiver, elle allait partout pieds nus. Selon tous les calculs, Tantine devait avoir près de cent ans. Elle avait été mariée, ou du moins c'est ce qu'on disait, et pas qu'une mais deux fois, mais comme elle n'avait jamais pu avoir d'enfant, sa longévité faisait l'impression d'une merveille de la nature futile, comme un cheval qui aurait su compter en tapant du sabot. Personne n'avait très bien compris comment elle avait survécu à la nuit de Ténèbres ; le tremblement de terre n'avait infligé que très peu de dégâts à sa maison, et au matin, on l'avait retrouvée assise dans sa cuisine, en train de boire une tasse de sa tisane notoirement horrible, comme si de rien n'était. Et elle avait simplement dit : « C'est peut-être juste qu'ils ne veulent pas de mon vieux sang. »
La nuit avait fraîchi ; les vitres de la maison de Tantine luisaient faiblement alors que Peter s'approchait. Elle prétendait ne jamais dormir, que la nuit et le jour, c'était du pareil au même pour elle et, de fait, Peter ne se rappelait pas l'avoir vue une seule fois autrement que debout et en train de faire quelque chose. Il frappa et, ne l'entendant pas répondre, poussa la porte.
— Tantine ? C'est Peter.
Dans les profondeurs, il entendit un froissement de papier et les pieds d'une chaise raclant le plancher.
— Peter, entre, entre !
Il pénétra dans la pièce. L'unique source de lumière était une lanterne dans la cuisine, un appentis cloué sur l'arrière de la maison. L'endroit était complètement encombré, mais propre, l'organisation des meubles et autres objets – les piles branlantes de livres, les bocaux de pierres et de vieilles pièces, divers trucs et machins qu'il ne pouvait même pas identifier – semblait non seulement réfléchie, mais dotée de l'ordre intrinsèque des choses qui occupent la même place depuis des dizaines d'années, comme les arbres d'une forêt. Tantine apparut sur le seuil et lui fit signe.
— Tu tombes bien. Je viens de faire de la tisane.
Elle venait toujours de faire de la tisane. C'était une décoction d'une mixture d'herbacées, certaines qu'elle faisait pousser, d'autres qu'elle se contentait de ramasser le long des chemins. Tout le monde l'avait vue, quand elle allait se promener, se pencher lentement, longuement vers le sol pour cueillir une herbe sans nom et se la fourrer droit dans le bec. Enfin, si boire l'infusion de Tantine était le prix à payer pour sa compagnie...
— Volontiers, répondit Peter. Je serai heureux d'en prendre un peu.
Elle effectua toutes sortes de manipulations avec ses lunettes, choisissant la bonne paire dans l'entrelacs de cordons passés autour de son cou. Ayant trouvé celles qu'elle cherchait, elle les mit sur son visage boucané, brun comme un gland – sa tête avait quelque chose de légèrement ratatiné par rapport au reste de son corps, comme si les rabougrissements physiques du grand âge partaient du haut et descendaient –, le repéra visuellement et lui dédia un sourire édenté, l'air de venir seulement de se convaincre qu'il était bien celui qu'elle pensait. Elle portait, comme toujours, une robe ample, à encolure large, faite d'un patchwork de bouts de tissu recueillis sur on ne sait combien de frusques au fil des ans. Ce qui restait de ses cheveux formait un nid de blancheur vaporeuse qui semblait moins pousser sur son crâne que flotter autour, et ses joues étaient criblées de tavelures, ni des taches de rousseur ni des grains de beauté, mais quelque chose entre les deux.
— Alors on va dans la cuisine.
Il la suivit tandis qu'elle s'avançait, en traînant ses pieds nus, dans un étroit couloir qui menait vers l'arrière de la maison. L'espace était occupé par une table de chêne qui laissait à peine la place de se retourner, et il y faisait une chaleur étouffante, à cause du poêle allumé et de la vapeur qui montait d'une théière en aluminium cabossée posée dessus. Peter sentit qu'il allait cuire dans son jus. Pendant que Tantine commençait à verser sa décoction, il ouvrit l'unique fenêtre de la pièce, laissant entrer un filet d'air, et prit une chaise. Tantine alla à l'évier, amorça la pompe, rinça deux chopes, les mit sur la table et posa la théière à côté, sur un dessous-de-plat en fer.
— Et à quoi dois-je cette visite, Peter ?
— J'ai de mauvaises nouvelles. Au sujet de Theo.
Mais la vieille femme écarta l'information d'un geste.
— Oh, dit-elle. Je suis au courant.
Elle s'assit en face de lui, étendit les jambes devant elle, remit sa robe en place sur ses épaules osseuses et versa la tisane dans les tasses à travers une passoire, tout en suçant l'intérieur de ses joues. Le liquide, d'une couleur jaunâtre qui évoquait l'urine, abandonna dans la passoire de petits fragments désagréablement biologiques, verts et bruns, pareils à des insectes écrasés.
— Comment c'est arrivé ?
Peter poussa un soupir.
— C'est une longue histoire.
— Je n'ai plus rien, que le temps d'écouter des histoires, Peter. Tant que tu veux bien les raconter, j'aurai des oreilles pour les entendre. Vas-y, la tisane est prête. Il ne faut pas que ça refroidisse.
Peter y plongea les lèvres. Le breuvage avait un vague goût de terre, et laissait un arrière-goût tellement amer qu'on croyait s'empoisonner. Il réussit à en avaler, par respect, une gorgée, qui lui incendia l'estomac. Sur la table, près de son coude, était posé son livre, celui dans lequel elle écrivait toujours. Son « livre de mémoires », comme elle disait : un gros volume cousu à la main, relié en peau d'agneau, dont les pages étaient couvertes de sa fine écriture. Elle écrivait avec une plume de corbeau et de l'encre faite maison. Elle fabriquait aussi son propre papier, en faisant bouillir de la sciure jusqu'à ce qu'elle obtienne une sorte de pulpe qu'elle étendait sur des carrés de vieux écrans de moustiquaire. Peter savait qu'elle travaillait dur quand il voyait des feuilles de ce matériau sécher sur un fil, derrière chez elle.
— Comment ça avance, l'écriture, Tantine ?
— Ça ne finit jamais. Tant de choses à mettre par écrit, fit-elle en lui offrant un sourire plein de rides. Et moi, je n'ai plus que du temps sur les bras. Tout ce qui s'est passé. Le monde d'Avant. Le train qui nous a amenés ici dans le feu. Terrence, Mazie et tous ceux-là. Tout ça, je l'écris comme ça me vient. Je pense que s'il n'y a personne d'autre pour le faire, qu'une seule vieille dame, eh bien, c'est ce qu'ils auront. Un jour, quelqu'un voudra savoir ce qui s'est passé ici, à cet endroit.
— C'est ce que tu crois ?
— Peter, je le sais.
Elle sirota une gorgée de sa décoction, fit un bruit de baiser avec ses lèvres décolorées et fronça les sourcils.
— Je reconnais que ça aurait mérité un peu plus de pissenlit.
Elle posa ses yeux sur Peter en plissant les paupières derrière ses lunettes.
— Mais ce n'est pas ça que tu me demandais, hein ? Qu'est-ce que j'écris là-dedans, hein, c'est ça ?
Son esprit était un peu comme ça : replié sur lui-même, établissant d'étranges connexions, replongeant dans le passé. Elle parlait souvent de Terrence, qui avait pris le train avec elle. Parfois, ça paraissait être son frère, parfois son cousin. Et il y avait les autres : Mazie Chou, un garçon appelé Vincent Gum, une fille appelée Sharise, Lucy et Rex Fisher. Mais ces errances dans le temps pouvaient être interrompues, à n'importe quel moment, par des intermèdes d'une lucidité surprenante.
— Tu as écrit quelque chose sur Theo ?
— Theo ?
— Mon frère.
Les yeux de Tantine dérivèrent un moment.
— Il m'a dit qu'il allait à la Centrale. Quand est-ce qu'il revient ?
Bon, donc elle n'était pas au courant. À moins qu'elle ait simplement oublié, les nouvelles se mélangeant dans son esprit avec d'autres histoires du même genre.
— Je ne crois pas qu'il reviendra, dit Peter. C'est ce que je suis venu te dire. Je suis désolé.
— Oh, tu ne vas pas te lamenter maintenant, fit-elle. Les choses que tu ne sais pas rempliraient un livre. C'est une blague, ça, hein : un livre ! Allez, bois ton infusion.
Peter décida de ne pas la bousculer. À quoi bon apprendre à cette vieille femme la mort d'une personne de plus ? Il absorba une nouvelle demi-gorgée de liquide. Il lui parut encore plus atrocement amer, si c'était possible. Il éprouva une légère nausée.
— C'est l'écorce de bouleau que tu sens. C'est pour la digestion.
— C'est très bon, vraiment.
— Non, ce n'est pas bon, mais ça fait du bien. Ça te nettoie les intérieurs comme une tornade blanche.
C'est alors que Peter pensa à l'autre nouvelle.
— Je voulais te dire, Tantine : j'ai vu les étoiles.
La vieille femme s'illumina.
— Eh bien, voilà !
Elle posa rapidement le bout d'un de ses doigts usés sur le dos de sa main.
— Enfin quelque chose de bien à se raconter. Alors, dis-moi, comment tu les as trouvées ?
Ses pensées retournèrent à ce moment sur le toit, allongé sur le béton à côté de Liss. Les étoiles tellement denses au-dessus d'eux qu'il avait eu l'impression de pouvoir les chasser de la main. Comme une chose qui se serait produite il y avait des années, les dernières minutes d'une vie qu'il aurait laissée derrière lui.
— C'est dur de mettre ça en mots, Tantine. Je n'ai jamais su.
— Eh bien, c'est un sacré truc.
Ses yeux, braqués vers le mur, derrière sa tête, parurent pétiller comme s'ils se souvenaient de la lumière des étoiles.
— Je ne les ai pas revues depuis que j'étais toute petite. Ton père venait ici juste comme tu fais maintenant, et il m'en parlait beaucoup. « Je les ai vues, Tantine », qu'il disait, et je lui disais : « Comment elles vont, Demo, hein, mes étoiles à moi ? » Et on avait tous les deux une jolie conversation au sujet des étoiles, exactement comme nous deux, tout de suite.
Elle finit son infusion et reposa sa chope sur la table.
— Pourquoi tu as l'air tellement surpris ?
Peter se sentit tout à coup démasqué.
— Il faisait ça ?
Un rapide froncement de sourcils, comme réprobateur ; mais ses yeux, toujours allumés d'une lumière intérieure, paraissaient le regarder avec amusement.
— Et pourquoi il ne l'aurait pas fait ?
— Je ne sais pas, réussit à dire Peter.
De fait, il ne savait pas. Mais il avait du mal à imaginer son père, le grand Demetrius Jaxon, en train de boire le bouillon d'onze heures de Tantine dans sa cuisine surchauffée, en parlant des Longues Chevauchées.
— Je n'avais jamais pensé qu'il en avait parlé à quelqu'un d'autre.
Elle eut un petit rire.
— Oh, ton père et moi, on parlait. D'un tas de choses. Des étoiles.
Tout ça était tellement troublant, se dit Peter. Plus que troublant : c'était comme si, en l'espace de quelques jours à peine – depuis la nuit où Arlo Wilson avait tué le virul dans les filets –, un principe fondamental du monde avait changé, mais que personne ne lui avait parlé de ce changement.
— Tantine, tu te souviens s'il t'a dit un jour avoir vu... un Marcheur ?
La vieille femme creusa les joues.
— Un Marcheur, hein ? Non, ça ne me dit rien. Theo a vu un Marcheur ?
Il s'entendit soupirer.
— Pas Theo. Mon père.
Mais elle avait cessé d'écouter ; ses yeux, braqués sur le mur derrière lui, regardaient très très loin à nouveau.
— Maintenant, Terrence, je crois qu'il m'a dit quelque chose à propos de quelqu'un comme ça, une Marcheuse. Terrence et Lucy. C'était une toute petite chose, toute petite. Il n'y avait que Terrence pour calmer ses pleurs, tu sais. Il y arrivait toujours.
Il n'y avait rien à faire. Quand Tantine partait comme ça, ça pouvait durer des heures, parfois des jours, avant qu'elle revienne au présent. Il lui enviait presque ce pouvoir.
— Bon, et qu'est-ce que tu voulais me demander ?
— Oh, rien, Tantine. Ça peut attendre.
Elle haussa ses épaules osseuses.
— Si tu le dis.
Un moment de silence passa. Et puis :
— Dis-moi une chose, Peter. Tu crois en Dieu tout-puissant ?
La question le prit au dépourvu. Elle parlait souvent de Dieu, mais elle ne lui avait jamais demandé s'il y croyait. Or il est vrai qu'en regardant les étoiles depuis le toit de la Centrale, il avait senti quelque chose, une présence derrière leur vaste immensité. Comme si les étoiles le regardaient, lui. Et puis ce moment, et le sentiment qu'il lui avait procuré, s'étaient enfuis. Ç'aurait été agréable de croire en quelque chose comme ça, se disait Peter, mais en fin de compte, il n'y arrivait tout simplement pas.
— Pas vraiment, admit-il, et il entendit le ton lugubre de sa voix. Je pense que ce n'est qu'un mot que les gens emploient.
— Ça, c'est une honte. Une honte. Parce que le Dieu que je connais, hein, il ne nous abandonnerait pas sans nous laisser une chance.
Tantine termina sa tisane, claqua les lèvres.
— Maintenant, tu réfléchis un peu à ça et puis tu me diras pour Theo, où il est parti.
La conversation semblait terminée. Peter se leva. Il se pencha pour lui déposer un baiser sur le sommet de la tête.
— Merci pour la tisane, Tantine.
— Quand tu veux. Tu reviendras me donner ta réponse quand elle te viendra. Et on parlera de Theo. On aura une bonne conversation. Et... Peter ?
Il se retourna sur le seuil de la cuisine.
— Juste pour que tu saches, dit-elle. Elle arrive.
Il en resta bouche bée.
— Qui ça, Tantine ? Qui arrive ?
Un froncement de sourcils digne d'une maîtresse d'école.
— Tu sais qui, mon garçon. Tu le sais depuis le jour où Dieu t'a rêvé.
L'espace d'un instant, Peter resta debout dans l'embrasure de la porte, muet.
— C'est tout ce que je dis pour l'instant.
La vieille femme eut un geste de la main comme pour le congédier, ou pour chasser une mouche.
— Vas-y, tu reviendras quand tu seras prêt.
— N'écris pas toute la nuit, parvint à dire Peter. Essaie de dormir un peu.
Un sourire creusa le visage de la vieille femme.
— J'ai toute l'éternité pour ça.
Il sortit dans la fraîcheur de l'air nocturne qui lui caressa le visage et sécha le film de sueur accumulé sous son pull dans la cuisine surchauffée. Il avait encore l'estomac en révolution à cause de la tisane. Il resta un instant immobile, à cligner des yeux sous les lumières. C'était bizarre, ce que Tantine avait dit. Mais elle n'avait aucun moyen de savoir, pour la fille. Vu la façon dont fonctionnait l'esprit de la vieille femme, toutes ces histoires empilées les unes sur les autres, le passé et le présent complètement mélangés, elle pouvait parler de n'importe qui. De quelqu'un qui était mort il y avait des années.
C'est à ce moment-là que Peter entendit les cris qui venaient de la porte principale, et que l'enfer se déchaîna.